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Ce dossier pluridisciplinaire s’inscrit dans le cadre du cent cinquantenaire de l’insurrection algérienne de 1871. Il est composé de six articles écrits à partir de l’objectif commun de cerner les représentations, les interprétations et la mémoire de cet événement en France et en Algérie. Depuis ce point de vue fédérateur, les différents contributeurs du dossier analysent des oeuvres et des sources diverses, qu’il s’agisse de romans, de représentations théâtrales, de chroniques ou de recueils poétiques. La matière historique que constituent ces événements se résume ainsi. Pour la France en guerre, depuis des mois, contre les armées allemandes coalisées autour de la Prusse, l’année 1870 s’achève sur un bilan négatif. Après Sedan, la capitulation de Napoléon III et la chute du Second Empire, le gouvernement républicain a échoué à repousser les armées qui ont envahi une partie du territoire français et à débloquer Paris alors assiégé. L’armistice signé le 28 janvier 1871 met fin à des combats dans lesquels ont été engagés, notamment, des régiments de tirailleurs algériens. Au cours du printemps 1871, la guerre franco-allemande se prolonge dans des affrontements sur l’autre rive de la Méditerranée. Dans un contexte d’épidémies, de famine et d’endettement, le départ d’une partie de l’armée d’occupation vers la métropole en guerre, les défaites militaires face à l’Allemagne, la chute du Second Empire, l’installation de la République qui est réputée favorable aux colons avides de terres nourrissent une résistance face à la domination coloniale.

Appuyant la lutte du bachaga Mohamed El Mokrani qui est entré en guerre contre l’occupant le 16 mars 1871, le cheikh Ameziane El Haddad, qui dirige la puissante confrérie des khouans rahmaniyas, proclame le djihad pour libérer la Kabylie de l’envahisseur. Des environs d’Alger à la frontière tunisienne, les insurgés détruisent des fermes et des villages et ils attaquent différentes villes. L’envoi de renforts militaires pour réprimer l’insurrection fait basculer le rapport de forces en faveur de l’armée d’occupation. Après la mort de Mohamed El Mokrani, le 5 mai, et la demande de paix d’Ameziane El Haddad en juillet, la reddition des Zouara en septembre sonne le glas de l’insurrection. Dans un contexte où le traité de Francfort signé en mai 1871 a obligé la France à verser une indemnité de guerre de cinq milliards de francs-or et à céder l’Alsace et la Moselle à l’Empire allemand, la répression s’est accompagnée du versement d’une amende de guerre et d’une mise sous séquestre de terres qui seront revendues à bas prix. Elle s’est aussi traduite par des condamnations pour les chefs de l’insurrection qui ont été jugés comme des criminels de droit commun au cours de procès où les militaires des Bureaux arabes et la politique algérienne du Second Empire ont également été mis en accusation et tenus pour complices du soulèvement[1].

À partir d’oeuvres et de sources diverses, les articles réunis dans ce dossier étudient comment cette matière historique constituée d’un enchaînement de défaites – de la France face au nouvel Empire allemand, de la politique française en Algérie, de l’insurrection initialement déclenchée par Mohamed El Mokrani – a nourri les imaginaires, les représentations et les constructions identitaires de part et d’autre de la Méditerranée au cours du xixe et du xxe siècle. Cette étude se situe dans le prolongement de différents travaux. Les représentations françaises de l’insurrection kabyle de 1871 se comprennent dans le contexte de la défaite face à l’Allemagne dont le souvenir a hanté les années 1870 à 1914. Claude Digeon a ainsi montré comment l’inattendu vainqueur de la guerre de 1870-1871 est devenu constitutif de l’image que plusieurs générations d’intellectuels et d’écrivains français ont transmise de leur pays et de son destin[2]. L’un des propos du dossier est d’étudier les formes et les enjeux de productions françaises qui construisent une « réponse algérienne » à cette « crise allemande ». Dans cette perspective, le dossier aborde des oeuvres diverses à partir du cadre de réflexion de travaux récents de chercheurs anglais et américains. À l’instar de Todd Shepard, ceux-ci considèrent que l’Algérie colonisée est déterminante dans les représentations que la France a forgées d’elle-même[3]. Telle est également la conviction qui nourrit la série de travaux que le juriste Jean-Robert Henry a consacrée à l’étude de l’identité et de l’altérité telles qu’elles se formulent et s’inventent dans un réseau intertextuel de discours juridiques, politiques et romanesques inspirés par l’Algérie en situation coloniale[4].

Quant aux représentations de l’insurrection de 1871 sur l’autre rive de la Méditerranée[5], elles constituent un domaine à explorer en prêtant attention à leurs formes, à leurs modes de transmission et à leurs enjeux politiques et identitaires. En découvrant le palimpseste du printemps 1871 sous un événement qui a marqué l’année 1956 dans L’embuscade de Palestro, Raphaëlle Branche a récemment rappelé que ces représentations ont eu une présence active en Kabylie pendant la guerre d’indépendance[6], illustrant ainsi les commentaires de Mohamed Brahim Salhi et de Tassadit Yacine. Pour le premier, la mémoire de l’insurrection a nourri le mouvement national qui a mené les Algériens[7] « au recouvrement de leur souveraineté[8] ». Pour la seconde, la répression de 1871, qui succède à celles de 1849 et de 1857, a « favoris[é] la construction d’une Kabylie homogène[9] » plus encore que le lien ethnolinguistique.

Le dossier étudie en six articles la mémoire d’un soulèvement qui a marqué un tournant dans le processus de colonisation et dans les représentations de celui-ci. Abdelhak Lahlou et Idir Hachi ouvrent la réflexion en s’appuyant sur l’étude de poèmes kabyles recueillis dans différentes publications au xixe et au xxe siècle[10]. Abdelhak Lahlou invite à les lire comme le moyen pour les vaincus d’exprimer et de transmettre leur désarroi face à une défaite qui les a brutalement spoliés de leurs terres et qui a détruit leurs structures sociales traditionnelles. Idir Hachi prolonge cette analyse avec une lecture comparée de ce corpus poétique et des deux récits de l’insurrection publiés en 1891 et en 1901 par les officiers de l’armée d’Afrique que sont Louis Rinn et Joseph Nil Robin. Il montre que les poèmes kabyles sont bien plus diserts sur les terribles conséquences d’une insurrection assimilée à la fin d’un monde que sur les causes de celle-ci. Quant aux ouvrages de Louis Rinn et de Joseph Nil Robin, ils semblent réduire le soulèvement de 1871 à l’initiative du bachaga El Mokrani et du cheikh El Haddad. Cette perspective invite à les lire, non pas comme des chroniques factuelles, mais comme des discours qui, d’une part, disculpent le système colonial et occultent la société colonisée, et qui, d’autre part, s’énoncent dans un contexte spécifique d’affrontement entre le colonat et les élites militaires françaises. Définitivement affaiblies sur le terrain après 1871, celles-ci l’ont emporté dans l’historiographie où l’ouvrage de Louis Rinn est particulièrement influent.

Cette fracture française se retrouve aussi bien chez les écrivains qui transforment l’insurrection en matériau romanesque que chez les journalistes qui ont assisté à sa représentation théâtrale. Isabelle Guillaume compare ainsi trois auteurs – Adolphe Badin, Charles Baude de Maurceley, Hugues Le Roux – qui offrent le contexte de l’insurrection kabyle à des romans d’aventures historiques à la Walter Scott. Façonnant des versions divergentes, voire inconciliables, des événements, tous les trois prolongent l’insurrection kabyle avec une bataille historiographique qui est, avant tout, politique et ils réinventent, à leur manière, le destin de la France qui a traversé l’épreuve de « l’Année terrible ». Amélie Gregório poursuit le propos en étudiant l’adaptation théâtrale du roman historique Le Maître de l’heure signé par Hugues Le Roux sous l’angle de sa dramaturgie, de son renouvellement de l’imaginaire d’une Algérie vue désormais comme une « autre France » – selon le titre de l’adaptation –, et d’une réception qui atteste, elle aussi, que rejouer l’insurrection sur une scène parisienne, trente ans après les faits, reste une source de polémiques tout autant politiques qu’esthétiques.

En rassemblant pour les analyser des oeuvres de Louis Bertrand parues, pour certaines, à la Belle Époque, pour d’autres, pendant les années 1930, Peter Dunwoodie dissuade de faire de la Grande Guerre un tournant dans la représentation et dans la mémoire des événements de 1870-1871 et il invite à comprendre le rapport de la France à l’Algérie dans le cadre d’une relation triangulaire qui donne toute sa place à l’Allemagne victorieuse en 1870-1871. Il montre ainsi combien la pensée de Louis Bertrand, Lorrain devenu le chantre du colonat, a été nourrie par l’imaginaire de la Revanche et continûment hantée par le spectre d’une possible décadence nationale que l’auteur du Sang des races conjure en construisant les notions d’« Afrique latine », de « sens de l’ennemi » et de « peuple néo-français » offrant, sur la rive sud de la Méditerranée, l’exemple d’une régénération physique et intellectuelle. Jean-Robert Henry clôt le parcours en élargissant la réflexion à une période qui va du Second Empire au déclenchement de la guerre d’indépendance et en étudiant les ruptures et les continuités qui s’opèrent, à partir du moment charnière que constitue 1870-1871, dans un système de représentations juridiques, politiques et artistiques d’un rapport colonial traversé de dissonances et de contradictions. À l’utopie du « royaume arabe » rêvé par Napoléon III succède la chimère d’une « Algérie européenne » qui contrevient aux principes républicains au moment même où la République se réinstalle définitivement en France et qui est construite par et pour le principal vainqueur de l’insurrection de 1871 : le colonat.

Du côté des vaincus, qui sont aussi les exclus de la paradoxale « Algérie européenne », la résistance à l’occupation évolue au fil des décennies et se transforme en combat politique à partir de l’entre-deux-guerres sans que l’insurrection de 1871 disparaisse des mémoires des populations rurales sur lesquelles se sont appuyés les militants indépendantistes[11]. En mai 1945, le mot de passe d’un soulèvement programmé par la direction du Parti du peuple algérien en Kabylie est : « Mokrani »[12].

Jambiya du bachaga. Mohamed El Mokrani

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