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Depuis une trentaine d’années, l’intérêt pour la frontière séparant la littérature et l’histoire est indéniable. Cet objet complexe a été abordé de part et d’autre de la limite disciplinaire, tantôt à partir des humanités[1], tantôt à partir de la littérature[2]. Certaines publications témoignent encore plus directement de cette porosité de la frontière entre littérature et histoire en faisant intervenir des spécialistes issus des deux disciplines[3]. La question demeure néanmoins ouverte dans la mesure où il s’agit d’un problème insoluble. Si « l’imagination a une capacité de déchiffrement de l’histoire[4] », une telle lecture du passé doit affronter des écueils éthiques et esthétiques dans la saisie et l’interprétation auxquelles elle procède, soulignant la difficulté inhérente à l’appariement du véridique et du vraisemblable. Les démarches de narrativisation faisant très souvent appel à la mémoire (exprimée de première main ou prise à distance), le problème éthique s’en trouve complexifié d’autant que la mise en récit soulève également la question de la fidélité au réel (ou, au contraire, son éloignement).

Mémoires, histoires et vérités. Le clin d’oeil à Paul Ricoeur est évident. Notre dossier s’intéresse cependant moins à la contribution de la littérature à la phénoménologie de la mémoire[5] qu’à l’exploration de certaines zones grises liées à la mise en récit de l’histoire et de la mémoire. L’enjeu se situe dans l’interrogation véritative donnée aux analyses, ou pour l’exprimer avec plus d’acuité, dans l’étude de la problématisation esthétique effectuée par la mise en récit contemporaine d’un passé, qu’il soit historiquement avéré ou inventé, proche ou lointain. Le titre de ce dossier assume ainsi pleinement la difficulté posée par l’usage pluriel des trois termes.

Les articles que nous avons réunis abordent la mémoire selon deux conceptions distinctes et complémentaires : d’une part sous l’angle de la capacité (comme dans l’expression « avoir mémoire de ») ; d’autre part sous l’angle du processus (comme dans l’expression « faire mémoire de »). Dans les deux cas, la dimension narrative occupe un espace central dans la transmission des expériences (entendu que, de l’autre option, le silence, nous ne pouvons rien dire). En découlent les questions liées à ces « deux grandes classes de discours narratifs [que sont] le récit de fiction et l’historiographie[6] », dont les problèmes semblent de moins en moins spécifiques à mesure qu’augmente la porosité de la frontière disciplinaire, notamment depuis la parution de Temps et récit[7]. En outre, la pluralité des mémoires se retrouve également dans la variété de ses vecteurs, de ses objets et de ses archives, de ses sujets et de ses témoignages. D’où la complexité plurielle de l’histoire – dans son écriture comme dans son saisissement événementiel, ce que la langue allemande distingue à l’aide des termes Geschichte et Historie, et la langue anglaise avec history et story. Car si l’« Histoire [comme history] est un spectacle[8] », c’est une fois le rideau tombé que l’histoire (comme story) s’écrit en se montrant critique à la face même des ambitions qui l’habitent. Pluralité de récits, certes, mais aussi confrontation de l’historiographie par la littérature, autant dans la fonction que dans les formes classiquement associées à la première que la seconde n’hésite pas à adopter. Enfin, comment (et pourquoi) parler des vérités ? Du point de vue discursif, l’on n’a plus à rappeler que la parole ne coïncide ni avec la pensée ni avec l’expérience (intérieure autant qu’extérieure) qu’elle cherche à décrire. C’est ce qui rend aussi fondamental ce que Catherine Coquio désigne comme le « problème éthique de la vérité » : « Division de la vérité, obsession de la vérité : deux faces d’un même mal[9]. » En l’absence d’absolu, le relativisme et ses doutes assiègent la transmission de l’expérience, ce qui place la vérité dans l’ordre du souhait, d’un horizon inatteignable.

Nous faisons nôtre la conception selon laquelle « la littérature contemporaine s’établit dans la conscience aiguë que le passé n’est jamais donné mais recomposé, reconfiguré à distance[10] ». Les oeuvres se constituent alors comme une action affrontant les problèmes éthiques qui se posent devant elles – par exemple ceux relatifs à la fidélité de la mémoire ou à la saisie d’une expérience vécue par un autre que soi. Les réseaux des possibles explorés par la littérature reposent ainsi sur une dialectique ouverte qui permet de pluraliser la notion de vérité et de faire appel à une diversité de mémoires et de discours.

La mémoire propre reste insuffisante pour celle ou celui qui tente de raviver les souvenirs d’autrui – une situation complexifiée par le passage du temps, lorsque l’écrivain tâche de rendre compte de personnes et d’expériences survenues à des décennies, voire à des siècles de distance. La subjectivité de la posture auctoriale constitue alors une force d’interrogation du monde, assortie d’une double réflexion, qui touche simultanément au quoi dire ? et au comment le dire ? Ces deux questions touchent elles-mêmes aux fondements éthique et esthétique engagés dans la représentation du réel (ou plutôt d’un réel). Et si la littérature prend davantage de libertés que l’histoire par rapport au passé que l’une et l’autre décrivent, elle peut cependant porter une certaine caution événementielle, attestant une certaine véracité de l’événement ; la littérature se fait ainsi assaut contre la frontière – selon une assertion de Kafka tant de fois citée. L’oeuvre se présente comme un questionnement éthique et esthétique quant à sa capacité à explorer le réel ou la vérité. Or l’exploration de la vérité dans ses particularités est précisément ce qui lève le voile sur la pluralité potentielle des vérités.

Une mémoire qui aspire à la vérité se pose comme garante d’une certaine expérience de la réalité. On parlera à cet égard d’une fidélité de la mémoire, décrite par Paul Ricoeur comme une « requête de vérité », qui conférerait une « grandeur cognitive » à la mémoire[11]. Le revers de cette fidélité, l’oubli, n’en ouvre pas moins un certain nombre de pistes quant aux aspects éthiques et esthétiques de l’investissement discursif de l’expérience temporelle en général, mais aussi de l’expérience humaine en particulier. On admet certes une dimension plurielle à la mémoire. L’interrogation de sa portée véritative soulève néanmoins un lot de questions relatives à sa capacité diachronique (dans l’appréhension d’un vécu complexe inscrit dans la durée) et à la transmissibilité des souvenirs qui l’habitent. Tout un pan de la littérature contemporaine investit précisément cette brèche ouverte dans la recomposition du réel par une réflexion sur les capacités du langage à représenter les expériences humaines passées – ne rechignant pas au passage à insister sur les dangers qu’une telle entreprise comporte. Pour ce faire, elle peut par exemple recourir à l’archive et au document afin de soutenir ses conjectures – assoyant d’autant sa portée véritative face à l’histoire, exploitant les angles morts de cette dernière et s’exposant en retour à sa critique.

Aussi la vérité est-elle vue de manière circonspecte par une littérature consciente de ses limites et soucieuse d’en explorer le tracé et la valeur ; l’usage et les définitions mêmes de fiction, récit, roman et romanesque (entre autres) se trouvent alors bousculés par l’ambiguïté véritative d’oeuvres qui réfléchissent à leurs dimensions historiques et sociopolitiques tout comme à leur inscription dans le monde. Et en un sens, ces oeuvres littéraires jouent un rôle complémentaire à celui de l’histoire, par l’investissement de pans méconnus ou qu’elles jugent mal ou insuffisamment saisis par l’historiographie, se donnant une tâche mémorielle qui vise au bout du compte à ralentir l’oubli. Or comme le rappelle Patrick Boucheron, cette tentative de ralentissement « est la tâche la plus banale, mais aussi la plus impérieuse, des historiens[12] » et, à cet égard, les moyens pris par l’écrivain peuvent parfois s’apparenter à une tâche d’historien – dans la recherche d’archives et de documents, dans le rapport au témoignage et, plus largement, dans une démarche historiographique qui en vient à flouter les frontières. D’où la sympathie qu’affichent ouvertement certains historiens envers la littérature, allant parfois jusqu’à développer eux-mêmes une pratique littéraire, parallèle à leur travail universitaire (pensons à Boucheron justement, ou à Ivan Jablonka).

Nous présentons sept études qui portent sur la capacité qu’a la littérature de penser les modalités aléthiques des discours sur la mémoire, de déplacer un certain nombre de frontières et d’enjeux thématiques et formels quant à la capacité représentationnelle du langage et quant à la mémoire comme expérience mitoyenne du passé et du présent. Notre dossier examine des pratiques littéraires contemporaines conscientes des ambiguïtés et des contradictions qu’elles soulèvent dans leurs représentations du passé, dans leur saisissement de la mémoire et dans leur investissement de différentes formes d’histoire – histoire de l’art, histoire nationale, histoire familiale, histoire fictionnalisée, histoire sublimée ou détournée. Ces rapports complexes à l’histoire expliquent les recours fréquents au document et à l’archive chez des auteurs qui nous ont habitués à penser l’archive autrement, à nous méfier de sa fonction véritative, préférant parfois la trafiquer ou en fabriquer une qui soit fictionnelle mais vraisemblable. Si les oeuvres analysées dans ce dossier adoptent d’autres stratégies, elles n’en scrutent pas moins avec acuité nos conceptions de l’histoire, de la mémoire et de la vérité, encourageant une lecture plurielle de chacun de ces concepts.

La frontière qui sépare la fiction et l’histoire nourrit l’hypothèse principale de « Fragilités de la frontière. Léonard et Machiavel de Patrick Boucheron ». Cet article de Robert Dion situe l’histoire et la réflexion sur celle-ci au coeur de son analyse. Il existe, aux yeux de l’historien Boucheron qui s’engage en littérature, une fictionnalisation légitime de l’histoire dans la mise en scène d’une hypothétique rencontre entre Léonard de Vinci et Machiavel, « fantasme d’une rencontre au sommet entre génies ». Robert Dion décrit une « poétique de l’histoire » qui n’invalide en rien « le régime de véridicité de l’écriture ». On ne peut certes pas confondre vérité littéraire et vérité historique, mais quel serait leur meilleur point de rencontre ? Peut-être est-il à nouveau préférable de rester sur la frontière, comme le propose Robert Dion, reprenant une assertion de Boucheron (tirée de son analyse du controversé Jan Karski de Yannick Haenel) évoquant la « faiblesse de la frontière délimitant les différents régimes de vérité[13] ». Il existe une autre frontière à explorer, entre l’histoire et la mémoire sollicitée à partir de formes gnomiques. De nombreux auteurs contemporains usent de formes littéraires plus anciennes (l’aphorisme ou la maxime) dans lesquelles ils voient un véhicule idéal de recherche de vérité(s). Robert Dion remarque que Boucheron les « multipli[e] vers la fin d[e son] livre » et fait surgir « une nature de l’histoire seulement exprimable dans une forme à la fois datée et inaltérable, […] porteuse d’une mémoire qui semble paradoxalement échapper à l’emprise du temps ». Dans son traitement de l’archive, l’historien Boucheron qui s’est fait romancier s’engage dans une entreprise aléthique ; il laisse les archives s’infiltrer dans son écriture, sans pourtant produire un récit d’archives.

L’histoire peut apparaître de manière plus indirecte dans une oeuvre : le récit (parfois convenu, il est vrai) que propose l’histoire de l’art est l’une de ces manières. « Mémoire, vérité et archive dans La petite danseuse de quatorze ans de Camille Laurens » de Pascal Riendeau fait valoir la réflexion historique qui préside à la démarche de Laurens. Une réalité méconnue se cache dans l’ombre de La petite danseuse de quatorze ans, la célèbre sculpture de Degas dont la jeune modèle, Marie Van Goethem, est demeurée dans les marges de l’histoire. Pour mieux connaître et mieux comprendre celle qui est tombée dans l’oubli, mais dont la représentation est visible dans plusieurs grands musées, Camille Laurens – romancière qui privilégie habituellement l’imagination – a composé un ouvrage hybride, entre l’essai et la biographie. Son entreprise relève autant d’un parcours à travers diverses mémoires que d’une nouvelle forme d’exploration : la recherche de vérité sur la vie de la petite danseuse et la recomposition du réel doivent, l’une et l’autre, selon Pascal Riendeau, passer par une exploration des archives. En effet, elles seules sont capables de procurer un surcroît de vérité ou de réel à l’oeuvre de Laurens qui récuse la fiction sans toutefois proposer, pas davantage que Patrick Boucheron, un véritable récit d’archives.

La mémoire se comprend donc aussi quand elle est comparée à l’archive. Dans « Le spectre de l’événement. Mémoire et vérité problématiques dans L’ordre du jour d’Éric Vuillard », Eric Chevrette s’intéresse à l’historicité événementiale parce que l’événement se constitue comme une borne historique, mémorielle et véritative. C’est d’abord l’événement lui-même qu’il convient d’apprécier en insistant sur l’importance de la présence d’un sujet éthique dans la narration, puisque sans ce sujet, « l’événement se perd dans les méandres de l’histoire ». La portée véritative de la mémoire peut aisément se transformer en piège pour les auteurs de fictions qui aiment bien arranger les faits, transformer les événements. Mesurer cette portée représente un défi considérable. Or le rapport de Vuillard à la fiction reste plus ambivalent dans son traitement de la réunion secrète du 20 février 1933 et des jours ayant précédé l’Anschluss en mars 1938. Vuillard choisit précisément d’écrire un récit – genre plus souple, aux conventions moins certaines, favorisant plus aisément le passage de l’histoire vers la fiction. Il recourt lui aussi aux formes gnomiques afin de mieux traduire la portée véritative de son expérience littéraire, oscillant entre les formes populaires (les dictons) et savantes (les maximes). Eric Chevrette précise que dans L’ordre du jour, la vérité de l’événement l’entraîne plutôt du côté d’« une certaine vérité de l’expérience ». Il ne suffit donc pas toujours d’étudier la représentation d’un événement historique survenu à un moment précis. La mémoire documentaire ou la connexion entre mémoire et archive se produit par la « saisie discursive de l’événement ».

Les romans contemporains qui cherchent à imaginer autrement les événements historiques valorisent la relation tendue entre littérature et histoire, entre récit historique et fiction, entre éthique et esthétique. Dans « Narration et mémoire. Lecture comparée de Les bienveillantes et de L’art français de la guerre », Alex Demeulenaere montre que cette tension s’accroît quand des romanciers comme Jonathan Littell et Alexis Jenni, réactivant des moments historiques liés à la guerre, donnent la parole à un bourreau et soulèvent de ce fait des questions éthiques et esthétiques qui projettent le roman hors de son territoire habituel. Le roman historique, de ce point de vue, réussit à créer une polémique autour du droit de parole dans la fiction : le récit du bourreau nazi nous entraîne-t-il inévitablement sans filtre dans un univers immoral ? Sans trancher le débat, Alex Demeulenaere explique que le roman sert aussi à explorer les lignes de faille, à écrire ce qui serait inconcevable ailleurs. Les représentations de la mémoire (et de l’oubli) transforment notre rapport à l’histoire. « La fiction romanesque met ainsi au jour le problème structurel de la construction mémorielle », affirme Alex Demeulenaere, lorsque le vécu historique passe par une narration relevant d’une mémoire individuelle et non de la mémoire collective, soulignant de la sorte la tension persistante entre l’individu et le groupe. Se joue à nouveau ici le rapprochement (plutôt que l’éloignement) entre vérité romanesque et vérité historique. En ce sens, Alex Demeulenaere reprend la distinction que Jonathan Littell, dans un entretien avec Pierre Nora[14], établit entre la vérité romanesque qu’il veut atteindre et la vraisemblance qui lui semble plus limitée.

Tara Collington suggère de repenser la frontière entre fiction et histoire dans une perspective différente de celle de Robert Dion, en s’inspirant de la réflexion de Walter Benjamin. Dans « “Brosser l’histoire à rebrousse-poil”. L’affaire Pauline Dubuisson revisitée », elle étudie deux biographies récentes, la première de Jean-Luc Seigle, la seconde de Philippe Jaenada, qui se penchent sur le procès criminel de Pauline Dubuisson en 1953. En jetant un nouvel éclairage sur le contexte historique de cette époque, elles permettent de mieux comprendre pourquoi un fait divers associé à la supposée collaboration d’une jeune fille avec les Allemands ne semble pas vouloir disparaître ni cesser de fasciner le public français. Les conflits entre la mémoire personnelle et la mémoire collective se manifestent de façon éclatante dans l’étude de Tara Collington, qui expose la manière dont les deux biographes s’imposent une tâche ardue et problématique d’un point de vue éthique : reconstruire la mémoire individuelle de la personne biographiée dans le but de corriger ou de rectifier ce qui s’est imposé dans la mémoire collective depuis des décennies. Mais le passage du temps complexifie la reconstruction des souvenirs d’autrui. De quelle mémoire parle-t-on alors ? Tara Collington constate, chez Seigle et chez Jaenada, le même souci à l’égard de l’événement et de l’expérience, le même désir d’accéder à la vérité (jamais dévoilée dans le cas de Pauline Dubuisson), parce qu’ils cherchent, eux aussi, à éviter de confondre vérité et vraisemblance.

L’article d’Alex Demeulenaere traite de romans sur la guerre narrés par des bourreaux, celui de Kathryne Fontaine, « L’histoire et la mémoire à l’aune du “fait avéré” dans la fiction de guerre contemporaine », place la guerre au centre de son étude à partir de positions narratives variées. Les trois oeuvres analysées (Zone de Mathias Énard, Incendies de Wajdi Mouawad, Les événements de Jean Rolin) ont en commun de faire parler la guerre en adoptant la perspective de personnages dramatiques qui l’ont vécue (les victimes : Incendies), d’un narrateur romanesque qui l’observe (un ex-soldat : Zone) ou la commente (un témoin : Les événements), parfois avec une distance surprenante. Ces fictions de guerre, réelle ou inventée selon les cas, nous obligent à repenser le rapport entre la vérité littéraire et la vérité historique, entre la mémoire et l’histoire, entre la littérature et la fiction, en insistant sur les processus mémoriels. L’Histoire est comparée aux histoires que l’on se raconte ; les faits avérés se mêlent à la fiction ; la mémoire plurielle – devenue Mémoire chez Énard – peut se trouver porteuse d’« une dimension universelle et sacrée ». En discutant la place de la guerre dans l’histoire, Kathryne Fontaine approfondit la question de la mémoire dans ces trois fictions qui multiplient les interrogations sur les diverses modalités aléthiques de l’écriture ou de la parole. Zone offre des « versions non officielles de l’histoire » ; Incendies met en scène une « “mémoire de l’oubli” » (Jean-François Hamel), tandis que dans Les événements, les codes du récit de guerre changent.

L’histoire, enfin, peut se distinguer par son absence apparente. L’extinction de l’humanité signifie-t-elle la fin de l’histoire, du moins la fin de l’histoire conçue par cette espèce ? Celle-là disparaîtrait avec celle-ci. Pourtant, dans « Oublier l’espèce humaine. Le périple de la mémoire dans Le dernier monde de Céline Minard », Andrée Mercier expose la façon dont le protagoniste du roman de Minard, présenté comme « le dernier homme », n’oublie pas si facilement l’importance de l’histoire. En documentant minutieusement ses activités, il parvient à créer son histoire fondatrice et laisse derrière lui un précieux document : un carnet incomplet, impossible à reconstituer intégralement. Tout document ne constitue pas une archive, mais il peut le devenir. L’article d’Andrée Mercier fait apparaître un autre type d’archive – appelons-le « archive d’un futur hypothétique » – qui se rapproche du topos du manuscrit trouvé, si commun dans la littérature du xviiie siècle. La tension entre l’individu et le groupe prend une tonalité singulière quand l’individu (et plus précisément le dernier humain) interagit avec des groupes d’animaux aux caractéristiques parfois étonnamment proches des nôtres. En concevant le projet romanesque d’une mémoire qui ne participerait pas de l’anthropocentrisme, Céline Minard illustre une des façons les plus originales de repenser la signification du souvenir. Comment le dernier homme peut-il réellement exister si les autres animaux semblent déjà avoir oublié l’existence des humains ? Andrée Mercier montre « comment se déploie et comment se redéfinit la mémoire au fil de la trame narrative », par l’observation du dernier représentant de l’espèce humaine qui se remémore progressivement des événements qu’il n’a pourtant pas vécus.

Les oeuvres étudiées dans ce dossier explorent donc la vérité dans sa pluralité sans proposer de réponses définitives aux questions qu’elles ont soulevées au passage – des questions d’ordre éthique et esthétique qui font partie intégrante des textes. L’historiographie et la littérature contemporaines trouveraient là un point de convergence qui les réconcilie dans leur lutte contre un oubli irrémédiable.