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En 1957, dans la revue Cité libre, la journaliste Adèle Lauzon s’indigne de « l’inégalité des sexes [qui] se manifeste dans les relations amoureuses » et affirme que « [l]e mariage est […] le théâtre de prédilection de la guerre des sexes[1] ». Déconstruisant le présupposé de l’infériorité naturelle des femmes et contestant la subordination des épouses canadiennes-françaises, Lauzon adhère à un certain discours politique préfigurant le féminisme matérialiste ouest-européen et nord-américain des années 1970 : les discriminations subies par les femmes existent non seulement dans la sphère politique et juridique, mais également dans la vie privée et l’intimité. Sous le mariage couvent des enjeux de pouvoir et la division sexuelle du travail.

La prise de position de Lauzon n’est pas isolée dans son époque. Au Québec, dans les années 1950, la fiction produite par les femmes et s’inscrivant dans la sphère légitimée du champ littéraire accorde une place importante à la conjugalité malheureuse et au versant sombre de l’amour hétérosexuel. Au rebours de la fiction sentimentale de grande consommation, qui fait du mariage l’objectif ultime des personnages féminins (mais qui, paradoxalement, en esquive la représentation[2]), romans et nouvelles regorgent d’amers constats sur la situation amoureuse, maritale et sexuelle des femmes, et montrent sans relâche des couples mal mariés, voire haineux. Bien que l’amour ait été considéré comme le « catalyseur et le générateur de la littérature des femmes[3] » au moins jusqu’aux années 1960, bien que l’après-guerre soit considéré comme l’âge d’or du récit sentimental au Québec, plusieurs oeuvres des années 1950, pourtant contemporaines de romans comme Nuit divine, Marjolaine, la garce ou Cendrillon et son beau prince[4], vont dans une direction sensiblement différente. Elles dévoilent la pluralité des pratiques d’écriture des femmes durant cette décennie charnière.

Simone Bussières, Lucile Vallières, Olivette Lamontagne, Marie-Anne Guy, Lyse Longpré et Adrienne Choquette (de même que Claire Martin, Charlotte Savary et Reine Malouin dont il sera ici question) sont quelques-unes des autrices qui envisagent le mariage comme le lieu de l’appropriation, de la dépendance et de l’aliénation des femmes ; elles usent de formules hyperboliques pour exposer la détresse de leurs protagonistes. Dans leurs oeuvres aujourd’hui oubliées pour la plupart, le mariage est décrit comme un « vaste camp de concentration[5] », comme une « bauge » qui transforme les épouses en « immobile[s …] statue[s][6] », et la sexualité maritale est vue comme une « rançon inévitable[7] ».

C’est à cette critique de la conjugalité que je m’intéresserai. Je me pencherai sur un motif ayant, dans la fiction, un impact considérable sur le cours de la relation maritale : la nuit de noces. Plusieurs mariages de la fiction des femmes des années 1950 s’amorcent sur une nuit décevante, voire traumatique, pour le personnage féminin. Neuf romans et nouvelles[8] font à ma connaissance état d’une nuit ratée, ce qui n’est pas anodin dans la production littéraire de l’époque, qualifiée d’instable et de « chaotique » par certaines observatrices[9]. En effet, le champ littéraire des années 1950 subit encore les contrecoups de l’après-guerre (le nombre de publications est donc limité) et la menace de la censure est constante. Pourtant la présence récurrente de la nuit de noces, nouvelle dans l’histoire de la prose narrative des femmes au Québec, montre bien que ce corpus est plus cohérent qu’on aurait jusqu’ici pu le croire, et que les grands thèmes qui le traversent sont proches de ceux abordés dans la fiction des années 1960[10].

Moment d’entrée rituelle dans l’hétérosexualité, symbole consacré du passage « dans le monde des adultes[11] », la nuit de noces devrait signer le climax de la relation romantique, le triomphe de l’amour après une longue période d’attente. C’est sur ce triomphe que repose justement la fiction sentimentale populaire. Or dans la prose narrative des femmes, peu d’attention est accordée à l’expression de l’amour et du désir. Pas de séduction, pas de jouissance, pas d’intimité épanouissante, même à mots couverts : lorsqu’elle est montrée, la nuit de noces est plutôt cette « matrice d’où peuvent jaillir tous les maux qui briseront l’institution même du mariage[12] ». Les images de violence et de détresse supplantent largement les descriptions érotiques ; la nuit est représentée comme le prélude à l’anéantissement des femmes.

Certes, l’époque impose ses contraintes et les autrices disposent de très peu de marge de manoeuvre pour représenter le désir et le plaisir sexuels, a fortiori féminins : dans le Québec des années 1950, toute représentation de jouissance est susceptible d’être taxée de pornographie et de faire l’objet d’un scandale. Pour sauver la morale catholique, la nuit de noces devrait être absolument malheureuse, ou alors mentionnée de manière furtive et allusive. On imagine mal une initiation sexuelle réussie dans un contexte culturel où l’éducation sexuelle est encore déficiente, où la virginité féminine est glorifiée et où l’activité sexuelle des femmes est intimement liée à la reproduction. Cela dit, même si le clergé continue de prescrire une morale sexuelle rigide à la population canadienne-française, « des pratiques et des représentations nouvelles de la sexualité liées aux avancées de la modernité[13] » se répandent progressivement. Entre autres transformations, le plaisir sexuel des femmes mariées est tranquillement reconnu comme une clé dans la poursuite d’une union heureuse[14]. Cette aspiration au plaisir a-t-elle à voir avec la transformation qui s’opère dans l’imaginaire des romancières et des nouvellistes ? Comme le résume l’historienne Anne-Claire Rebreyend, la place grandissante du plaisir dans les discours sociaux du xxe siècle a eu pour effet d’entraîner une diminution de la tolérance face aux situations de violences sexuelles[15]. Cette moindre tolérance peut-elle expliquer, dans l’après-guerre canadien-français, l’intérêt des écrivaines pour des scènes de traumatismes sexuels ? Il y a tout lieu de poser la question et d’interroger la description méticuleuse, dans les oeuvres, des implications négatives de la nuit de noces.

Je m’intéresse ici plus précisément à trois textes traversant la décennie : « La portion congrue », tirée du recueil Avec ou sans amour (1958) de Claire Martin, Isabelle de Frêneuse (1950) de Charlotte Savary et Cet ailleurs qui respire (1954) de Reine Malouin. Ces trois oeuvres (une nouvelle, un roman de moeurs politiques, un roman du terroir) me semblent exemplaires pour étudier la nuit de noces. D’une part, les textes de Martin, Savary et Malouin permettent de montrer la présence du motif à travers leur diversité même : le motif investit des oeuvres aux caractéristiques génériques et esthétiques différentes, ce qui est bien le signe de son importance pour l’époque. D’autre part, les trois textes ont en commun de présenter la nuit de noces comme un moteur guidant l’ensemble de l’intrigue, et non pas comme un ressort narratif accessoire. Les heures et les jours suivant la cérémonie nuptiale sont présentés comme le tournant, voire l’élément déclencheur, du récit conjugal dévastateur.

Suivant Laure Adler dans Secrets d’alcôve, je constate donc que la nuit de noces s’apparente davantage à un « viol légal[16] » qu’à une scène d’amour. En étudiant la littérature française de la fin du xixe et du début du xxe siècle, Adler a identifié un scénario dominant régissant la mise en fiction de la nuit de noces, « dont les composantes principales sont l’horreur, la douleur, la violence[17] ». Ces composantes sont au coeur des trois textes ici étudiés : Martin, Savary et Malouin insistent chacune à sa façon sur le dégoût, la meurtrissure et le désenchantement vécus par la protagoniste, dont le destin est radicalement bouleversé à cet instant précis de sa vie. Dans les trois oeuvres, différents indices textuels révèlent une relation fondée sur la brutalité et la contrainte, et, pour le lectorat d’aujourd’hui, une rupture du consentement sexuel. Dans « La portion congrue », le corps de la protagoniste paraît pour toujours brisé par l’exercice de la sexualité ; dans Isabelle de Frêneuse, la protagoniste est menacée d’internement (et donc, de mort symbolique) par son mari ; dans Cet ailleurs qui respire, l’extrême violence de la scène de nuit de noces annonce le dépérissement et la mort de l’épouse.

Fait intéressant, pour expliquer le traumatisme de l’initiation sexuelle, les trois oeuvres ont en commun de tordre subtilement le scénario d’une éducation sexuelle féminine déficiente. Le cliché de la jeune épouse bourgeoise qui, ignorant tout de la sexualité, est horrifiée au moment du premier coït, est absent de « La portion congrue », Isabelle de Frêneuse et Cet ailleurs qui respire. En laissant de côté l’inconnu de la sexualité, les trois autrices proposent une critique de l’institution du mariage et des inégalités auxquelles les femmes font face en se mariant. L’« entrée » dans la sexualité est effrayante pour les personnages féminins puisqu’elle annonce leur subordination au mari et à leur fonction reproductive – subordination dont la fiction sentimentale populaire de la même époque parle peu[18].

Pourtant, les autrices restent fidèles à certaines conventions de la fiction sentimentale, comme le désir de faire triompher la romance hétérosexuelle ou l’expression de la souffrance féminine au nom de cette romance. La critique qu’elles énoncent est indissociable de la reprise de codes sentimentaux précis (la maladie d’amour chez Martin, la « conjonction finale » chez Savary et la quête absolue d’une conjugalité heureuse chez Malouin). Les trois oeuvres établissent ainsi des ponts avec l’imaginaire sentimental populaire en même temps qu’elles sont influencées, à divers degrés, par l’émergence des pensées féministes libérales. Cette fascinante interaction permet de déceler chez les autrices un désir de mêler les codes littéraires traditionnellement dévolus aux femmes à de nouvelles thématiques et d’assurer l’acceptabilité sociale de leurs oeuvres.

Je fais l’hypothèse que le motif de la nuit de noces, mobilisé par les trois autrices pour être remis en question, préfigure certaines revendications féministes entourant le contrôle du corps et de la sexualité : aujourd’hui disparue de la fiction, la nuit de noces constitue, dans l’histoire de la littérature des femmes au Québec, une porte d’entrée vers la politisation des violences sexuelles. Sa représentation permet de dévoiler – et partant, de dénaturaliser – les contraintes corporelles et les traumatismes vécus par les personnages féminins : la douleur et la brutalité représentées traduisent potentiellement un désir d’aimer autrement, de vivre sa sexualité autrement. En tant qu’événement traumatique, la nuit de noces témoigne de la redéfinition à venir du pacte conjugal et de la revendication d’une plus grande autonomie sexuelle.

« La portion congrue » : la chute dans la sexualité

Nouvelle liminaire du premier livre de Claire Martin, « La portion congrue » annonce en quelques pages les grands thèmes qui guideront l’autrice tout au long de sa carrière : « l’accent » est mis « sur les contrastes des liens amoureux, paradoxalement proches de la haine, de la vanité, de l’égoïsme[19] ». Valérie, la protagoniste, s’est mariée sans passion : le mariage est présenté dès les premières lignes du texte comme une fiction dont l’amour est absent. Valérie est intéressée moins par la conjugalité (on ne sait d’ailleurs rien de son mari, qui n’est jamais nommé) que par tout ce qui entoure les célébrations nuptiales : la jolie robe, « le bouquet et le diadème[20] ». Valérie vit dans un « univers […] de cérémonie et de rêve[21] », un peu comme le décrit Simone de Beauvoir dans le second tome du Deuxième sexe : se comparant durant l’enfance « aux princesses et aux fées des contes[22] », les femmes déchantent, voire sont « épouvant[ées] » au moment des premières expériences érotiques[23]. La nuit de noces apparaît ainsi comme un moment de scission avec l’imaginaire sentimental.

Pour Valérie, le désintérêt initial concernant la vie sexuelle conjugale (« Elle n’avait pas beaucoup pensé à la nuit » ; « PC », 3) transforme l’entrée rituelle dans la sexualité en scène de violence :

Elle n’avait pas prévu que ce tout petit homme pût être tyrannique, exigeant, libidineux, qu’il pût lui imposer son approche quand et comment il le voudrait.

Ah ! le voyage de noces avec cet acharné ! Les belles robes neuves déchirées, les boutons qui sautaient, les agrafes qu’il arrachait ! Ah ! l’horreur des gestes de l’amour et surtout des organes de l’amour avec leur double et même leur triple emploi. Sans excepter la bouche qui sert, aussi, non seulement à manger mais à vomir.

« PC », 3

La sexualité est imposée, la chorégraphie sexuelle est synonyme d’« horreur » et le mari est « acharné » : plus encore qu’un moment d’initiation sexuelle « désappareill[é][24] » de l’amour, la nuit de noces est assimilée à une agression. Elle est entrevue comme un rite douloureux où la dimension matérielle de la conjugalité se substitue brutalement à différentes rêveries juvéniles (le « bouquet », le « diadème »).

Remarquons pourtant que la naïveté initiale de Valérie ne s’accompagne pas d’un manque évident d’éducation sexuelle. Le texte ne fait pas mention d’une ignorance pouvant susciter un état de frayeur et de dégoût au moment de la nuit de noces ; la phrase « Elle n’avait pas beaucoup pensé à la nuit » suggère plutôt une indifférence. Le scénario de l’oie blanche apeurée par la brutalité de son mari est ainsi en partie détourné. Valérie sait qu’il y aura une nuit, mais porte son attention sur autre chose. Ce qui la surprend, c’est l’acharnement sexuel du mari, pas la découverte même de la sexualité.

Dans une étude consacrée à la pratique nouvellistique de Claire Martin, Michel Lord s’intéresse à l’esthétique de la chute qui imprègne plusieurs textes[25] ; les chutes des personnages, littérales ou symboliques (chutes dans les escaliers, écrasements d’avion, mais aussi sentiments de vide, etc.), métaphorisent les désillusions et les séparations amoureuses. Prolongeant sa réflexion, je vois dans la nuit de noces une chute inaugurale : au lieu de tomber en amour, Valérie tombe dans la sexualité à son corps défendant. Les vêtements « déchiré[s] » et les « agrafes […] arrach[ées] » traduisent la rudesse de la première relation sexuelle : l’image dévoile une douleur hyperbolique au moment des premiers coïts, comme si, pour le dire avec Beauvoir, l’initiation hétérosexuelle atteignait la femme « jusque dans l’intérieur d’elle-même[26] » et meurtrissait son corps tout entier.

Par extension, la relation maritale se transforme en assaut contre le corps féminin et est appelée à se détériorer. La nuit de noces agit en effet comme moteur de la violence conjugale et du désir d’anéantissement de l’autre. Ainsi, le conjoint de Valérie la frappe puis tente de l’assassiner : « Il avait essayé de la pousser, mais elle s’était prestement agrippée à la rampe. Emporté par son élan, il avait piqué une tête jusqu’au bas des marches » (« PC », 5). Tout se passe comme si l’avilissement physique vécu au début du mariage devait à tout prix se poursuivre dans le temps et prendre de nouvelles formes. Même si c’est l’époux qui meurt accidentellement après avoir voulu pousser Valérie au bas de l’escalier, le mariage est envisagé par Martin comme un espace dangereux pour les femmes à une époque où elles sont frappées d’incapacité juridique une fois mariées. Autrement dit, dans « La portion congrue », l’entrée traumatique dans la sexualité transformerait pour toujours la conjugalité en espace de cruauté.

De là s’installe dans la chaîne d’événements un effet de répétition. Le veuvage de Valérie, a priori l’occasion d’une renaissance et d’un désir de recommencement, annonce vite un nouveau traumatisme corporel, une nouvelle chute. Alors qu’elle cherche à effacer les séquelles de la violence conjugale et de la sexualité traumatique en « décrassa[nt] » son corps (« PC », 5) et en purifiant son espace (elle s’installe « au rez-de-chaussée, dans des meubles neufs, vierges » ; « PC », 5), Valérie se découvre un désir soudain pour Casimir, un homme qui « lui avait pincé la fesse, y avait appliqué une grande claque sonore, puis […] était parti, sans même la regarder au visage » (« PC », 2). On voit ici reconduit l’un des grands tropes de la fiction sentimentale, celui de l’amour et du désir qui font souffrir les femmes : Valérie désire Casimir malgré la violence qu’il lui inflige. Elle en tombe amoureuse alors même qu’il se comporte mal avec elle.

À force de désirer cet homme qui la fuit et ne la désire pas en retour, elle en vient à s’annihiler dans l’attente, devenant « tous les jours plus hagarde, plus décharnée, la peau jaune et l’orbite noire » (« PC », 7). Le corps se transforme en « réceptacle privilégié du sentiment[27] » et emprunte à la fiction sentimentale ce que Pascale Noizet a appelé le « topos de la maladie d’amour[28] » : différents symptômes (l’incapacité à s’alimenter convenablement, l’absence de sommeil adéquat, la présence de cauchemars) forcent le personnage à admettre son désir et son amour. Or ces symptômes ont un effet coercitif puisqu’ils rendent Valérie responsable de son auto-annihilation : « [L]’amour est d’ordre instinctuel puisqu’il se manifeste en priorité par une expression corporelle qui ne peut être raisonnée[29]. » Valérie serait en quelque sorte fautive de tomber amoureuse de Casimir après avoir été menacée de mort par son mari.

De ce jeu avec l’imaginaire sentimental populaire surgit une critique, précisément parce que la maladie d’amour ne précède pas la réunion du couple. Noizet a bien observé, dans ses travaux, que la réunion du couple constitue « l’incontournable destinée » de l’héroïne sentimentale, la solution ultime à son dépérissement corporel[30]. De son côté, Martin montre au contraire que Valérie est condamnée à revivre les coups reçus durant la première union, à voir son corps rudoyé de nouveau. Fatalement, il y aurait dans cette relation mortifère le prolongement du corps à corps suivant la cérémonie nuptiale. Ici, ce n’est plus la logique conjugale destructrice qui saccage le corps féminin, mais bien les effets de l’amour lui-même : Valérie se ferait violence après avoir été violentée. Elle s’abîme de nouveau, « tombe de haut[31] » et est replongée dans une série de blessures corporelles. La triade désir-amour-sexualité est alors consciemment posée par Martin comme dévastatrice. Le corps languissant et l’attente patiente d’un homme qui n’est pas intéressé réactivent les traumatismes de la nuit de noces et de la tentative d’assassinat. De la nuit de noces à cet amour non payé de retour, les chutes littérales et symboliques ont pour effet de briser le corps féminin à répétition, de ritualiser son dépérissement. Martin montre paradoxalement que l’entrée traumatique dans l’hétérosexualité constitue un tournant dans l’histoire de Valérie et rend impossible toute relation épanouissante subséquente : « [A]u sens littéral comme au sens initiatique du terme », la nuit de noces crée « une coupure[32] ». C’est par la réactivation du topos de la maladie d’amour que « La portion congrue » détaille les mécanismes condamnant une femme mariée à vivre une vie amoureuse et sexuelle marquée par la contrainte et le désarroi.

Isabelle de Frêneuse : la menace de la disparition

Isabelle de Frêneuse, protagoniste du premier roman de Charlotte Savary, est mariée à Pierre Davoine, politicien arriviste. Isabelle de Frêneuse plutôt qu’Isabelle Davoine ou Madame Pierre Davoine : le choix du titre indique déjà un malaise vis-à-vis du statut d’épouse. Savary s’emploie à poser, à répétition, l’échec de l’union entre Isabelle et Pierre, à remonter aux sources de cet échec, à dévoiler leurs relations extra-conjugales consommées ou fantasmées, à faire planer la possibilité de leur divorce, puis, dans une surprenante volte-face, à présenter leur réconciliation dans les toutes dernières pages du roman. Tout en empruntant à la forme sentimentale (l’intrigue est en fin de compte une série de violentes disputes menant à une « conjonction finale »), Isabelle de Frêneuse est un plaidoyer pour le droit au divorce et une dénonciation des lois et coutumes qui briment les femmes et les condamnent au mariage. Suivant les travaux d’Élise Salaün, on peut avancer que l’institution du mariage y est présentée comme un « rempart contre les débordements érotiques, devant la passion brute[33] », mais aussi, paradoxalement, comme une prison dont il faut à tout prix s’affranchir. La toute fin du texte sauve la morale catholique et rachète la transgression de l’héroïne adultère en ramenant subitement l’harmonie au sein du couple, mais une faille s’est immiscée dans le texte : l’institution du mariage craque de partout.

Médecin accusé d’avoir pratiqué un avortement, le père d’Isabelle s’est suicidé en provoquant un accident de voiture, entraînant également la mort de son jeune fils. Éprouvant une douleur incommensurable à la suite de ce double deuil, la mère a reçu un diagnostic de maladie mentale et a été internée. Isabelle et sa soeur Catherine font alors face à l’opprobre général, et subissent les railleries et les mesquineries de leur entourage. Réponse à cette tragédie familiale, le mariage est posé comme une voie de secours pour fuir le scandale et « se soustraire à l’ennui, à la médiocrité, à la méchanceté surtout » (IF, 48). Isabelle épouse Pierre « par lassitude d’une vie impossible, écrasante » (IF, 10) et « s’uni[t] à une position sociale » (IF, 11). Pierre, lui, voit dans le manoir des Frêneuse un précieux patrimoine pour soutenir ses ambitions politiques. Comme dans « La portion congrue », le désenchantement conjugal n’est pas provoqué par un manque de connaissances sur la sexualité ou par une éducation sexuelle déficiente. Le texte évoque clairement, quoique sans description graphique, un premier rapport sexuel prénuptial dans la voiture de Pierre. Bien qu’une seule relation n’équivaille pas, tant s’en faut, à une grande expérience de la sexualité à deux, il reste que le choix narratif de ne pas présenter Isabelle comme une jeune vierge totalement innocente au moment de son mariage n’est pas fortuit : le personnage ne ressent pas de grande frayeur, n’est pas happé par la surprise au moment de sa nuit de noces. De nouveau, l’enjeu est, semble-t-il, ailleurs. L’union est une transaction, voire une obligation et, partant, un désastre annoncé :

Isabelle tord entre ses doigts son drap brodé, comme cette nuit-là elle s’est cramponnée à la toile rude du lit de fer à pommeaux de cuivre. La vraie nuit de noces d’Isabelle n’a été qu’une brutale et douloureuse étreinte dans un décor vulgaire. Les âmes en étaient absentes. Quelques semaines plus tard, dans un palace de Toronto où ils passeront trois jours après leur mariage, la jeune femme revivra, comme un roman d’amour deux fois manqué, une décevante lune de miel. Car, pitié ou calcul, Pierre Davoine a épousé Isabelle de Frêneuse alors qu’il aurait pu l’abandonner, la rejeter comme un jouet brisé, la laisser au ruisseau où vont fatalement les filles sans argent, sans famille et sans appui.

IF, 48

« Doigts » qui « tord[ent] », « cramponn[ement] », « brutale et douloureuse étreinte » : la nuit de noces est de nouveau une scène initiatique exprimant l’échec de la relation qui commence et dévoilant les contraintes corporelles auxquelles s’expose passivement le personnage féminin. En plus de dévoiler le mépris de Pierre pour Isabelle, les images du « jouet brisé » et du corps abandonné « au ruisseau » sont annonciatrices des confrontations conjugales à venir, voire laissent planer une menace : s’il s’est gardé de rejeter Isabelle au moment du mariage, Pierre pourrait à tout moment changer d’avis. Au lieu d’être un moment de rencontre, la nuit de noces annonce une potentielle répudiation.

Comme dans « La portion congrue », elle constitue du reste le prologue d’une relation maritale fondée sur le désir de faire disparaître l’autre. Virulentes disputes, déshumanisation et menaces physiques déterminent entièrement le lien qui unit Isabelle à Pierre. Tout au long du récit, le corps d’Isabelle est sous tension, ce qui n’est pas sans rappeler les gestes et attitudes corporelles durant la nuit de noces : de la même manière qu’elle se « cramponn[ait] » et « tord[ait] entre ses doigts son drap brodé » au moment de son mariage, Isabelle « serre les lèvres », les dents, les doigts, a les « nerfs crispés », « avale péniblement », fronce les sourcils, sent le sang qui « bat violemment à ses tempes » et « se mord les lèvres pour les empêcher de trembler » (IF, 13, 38, 128, 12, 14, 37, 165, 130). Cette description du corps tendu, presque hystérique, trouve justement son écho dans les remarques intimidantes de Pierre. Celui-ci multiplie les accusations de folie à l’endroit d’Isabelle et menace de la faire interner : il répète que la folie de la mère d’Isabelle serait « héréditaire » (IF, 15), croit qu’Isabelle serait « une demi-folle, une créature dont il croyait avoir eu raison à jamais » (IF, 157), avertit qu’il lui « réserve [l’asile d’aliénés] pour […] plus tard » et qu’« elle ne perdra rien pour attendre » (IF, 163). Plus encore, la narration établit de nombreux parallèles entre Isabelle et Antoinette, l’épouse d’un autre politicien fréquentant les mêmes cercles mondains. Antoinette joue le rôle de double mortifère d’Isabelle. Les deux femmes ont en commun de vouloir changer de vie, d’être profondément malheureuses en ménage et d’avoir épousé un homme pour échapper à une situation familiale contraignante. Leurs gestes (prise de médicaments, explosions de colère, plaintes incompréhensibles aux yeux de leur entourage) se répondent tout au long du livre. Alors même que se multiplient les allusions à la maladie mentale d’Isabelle, Paul, un ami du couple, évoque la mort prochaine d’Antoinette, qui, suicidaire, « ne se ratera pas toujours » (IF, 58). Antoinette est la « folle » qui disparaît à la place d’Isabelle. Sous les menaces de Pierre, Isabelle craint de sombrer dans le délire et d’être internée, mais ne perd jamais pied ; c’est plutôt Antoinette qui succombe à sa détresse. La menace d’abandon au moment du mariage prend néanmoins tout son sens : Isabelle serait bel et bien ce « jouet brisé » dont il faudrait se débarrasser et qu’il faudrait abandonner « au ruisseau ».

Dans « La portion congrue », Valérie était menacée de mort dans les escaliers ; dans Isabelle de Frêneuse, Isabelle pourrait à tout moment disparaître à l’asile. Tant chez Martin que chez Savary, la relation maritale devient ainsi affaire de vie ou de mort – littérale ou symbolique. Cette insistance sur la possibilité de l’anéantissement constitue la meilleure manière de montrer que le mariage empêche les femmes d’aimer librement : Savary critique l’emprisonnement dans la sphère domestique et « l’indissolubilité du lien conjugal » (IF, 165). La menace d’internement reconduit par ailleurs le traumatisme sexuel. La souffrance physique de la nuit de noces trouve son écho dans le fantasme de Pierre de faire disparaître Isabelle.

Cette critique s’immisce dans le roman malgré son happy end. La réconciliation entre Isabelle et Pierre, inattendue, voire invraisemblable, est bien le signe d’une proximité avec certains tropes de la fiction sentimentale populaire. Aux disputes et aux trahisons succède « le mystère de l’amour » qu’Isabelle choisit de poursuivre pour accéder à la paix intérieure (IF, 241-242). On se trouve devant une trame reprenant le traditionnel « je le déteste longtemps pour mieux l’aimer passionnément ». L’héroïne qui a voulu partir pendant deux cent cinquante pages découvre dans les derniers moments du récit tout l’amour qui la retient à son époux. La tension est ainsi palpable entre l’appartenance au genre sentimental et l’expression d’un discours féministe revendiquant d’autres possibilités pour les femmes – comme si l’une n’allait pas sans l’autre, et comme si l’intrication des registres donnait encore une fois sa forme à l’oeuvre.

Cet ailleurs qui respire : l’appropriation du corps

Roman de la terre dont la visée édifiante et colonisatrice est explicitement posée dès les premières lignes, Cet ailleurs qui respire s’ouvre paradoxalement sur une cassure dans la trame narrative du terroir et une situation de « discontinuité[34] » : Charles et Diane Rodier, nouvellement mariés, devraient hériter de la terre paternelle, mais en raison de la tyrannie du père, Eugène, ils choisissent de rompre tous les liens familiaux, de s’installer en Abitibi et de cultiver leur propre terre. Autrement dit, ils créent une nouvelle filiation. Les grands tropes sentimentaux s’invitent dans l’intrigue, dans la mesure où la conjugalité respectueuse et heureuse est posée comme la quête principale du couple Rodier ; Diane et Charles sont beaux, presque sans défauts et faits l’un pour l’autre : leur histoire d’amour « tisse toute la chaîne narrative[35] ».

L’univers romanesque de Malouin reconduit par ailleurs une somme de valeurs conservatrices en plus de s’accrocher à un ordre ancien, ce qui, à première vue, fait contraste avec la portée plus contestataire de « La portion congrue » et d’Isabelle de Frêneuse. Néanmoins, les enjeux textuels entourant l’initiation sexuelle permettent de rapprocher Cet ailleurs qui respire des textes de Martin et de Savary.

Je me concentrerai ici sur la première partie du roman, qui est consacrée à la représentation de la violence subie par Marthe, épouse d’Eugène et mère de Charles, rompue depuis toujours à un épuisant travail domestique et battue sans relâche. L’histoire conjugale de Marthe et d’Eugène s’enchâsse dans celle de Diane et de Charles, et est présentée comme une tragédie à réparer pour établir le bonheur amoureux du jeune couple. Malouin reprend à gros traits, pour mieux le déconstruire, le motif de l’épuisement des femmes qui a investi le roman du terroir. À travers une narration manichéenne, voire caricaturale, elle insiste sur l’assujettissement du corps de Marthe. Si Marthe lave frénétiquement les planchers et accomplit une somme surhumaine de tâches domestiques, c’est justement pour que le lectorat s’indigne de son sort. Son épuisement se double de lourds traumatismes : un retour en arrière montre que Charles, enfant, a « trouvé sa mère évanouie, un filet de sang au coin de la bouche[36] ». La violence d’Eugène, homme abusif et dominateur doté d’une « voix autoritaire » (CA, 28), d’une « volonté tyrannique » (CA, 30) et d’un goût pour le « despotisme » (CA, 28), est exacerbée par la narration jusqu’à paraître ontologique : le personnage est présenté comme un « détraqué » (CA, 38).

On ne doit donc pas se surprendre que la violence patriarcale au coeur de la détresse de Marthe prenne initialement forme dans une nuit de noces traumatique. Ici, l’entrée dans la sexualité est présentée comme un meurtre symbolique :

La lueur tragique qui passait parfois dans les yeux de sa femme le réjouissait, elle lui rappelait l’inoubliable nuit de leurs noces où il s’était fait un point d’orgueil d’humilier sa pudeur de jeune épousée, de la torturer par sa bestiale avidité, de réduire cette matière vivante en une loque lamentable. Jamais Marthe ne lui avait donné plus de bonheur qu’en ces heures si douloureuses pour elle. Sa souffrance lui avait procuré tellement plus de jouissance que ses caresses. Chez Marthe, cette inhumaine confrontation avait tari d’un coup la source de son amour et tué à jamais son désir d’affection. Lui se délectait au contraire du supplice que, par la suite, il lui infligea, il savourait l’impitoyable force douloureuse qui les consumait sans jamais les unir.

CA, 39

On retrouve, poussée à l’extrême, la tentative d’anéantissement au coeur de « La portion congrue » et d’Isabelle de Frêneuse : une fois de plus synonyme de brutalité physique, la nuit de noces constitue le prétexte tout désigné pour déshumaniser Marthe. Plus encore que dans les textes de Martin et de Savary, la relation conjugale est entrevue comme une situation de domination absolue. Remarquons que la nuit est narrée du point de vue de l’homme-bourreau, dont la jouissance naît précisément de l’emprise et de la possession sexuelles ; la perspective narrative témoigne déjà d’une forme de pouvoir. Dans le besoin de « torturer », de transformer l’autre en « loque lamentable » et de « tu[er] à jamais son désir d’affection » surgit une violence d’autant plus grande qu’elle est reconnue et assumée, voire revendiquée. Ce besoin insatiable de pouvoir est donc au coeur du ratage de la nuit de noces : comme Martin et Savary, Malouin ne dit rien d’un quelconque manque d’éducation sexuelle pour expliquer la terreur et le désarroi ressentis par Marthe. Eugène est présenté comme l’unique responsable de la tragédie conjugale. Du reste, comme chez Martin et Savary, la nuit de noces détermine le cours de l’histoire maritale. Marthe sera pour toujours « dévêtue de tout désir, défaite de toute justice » (CA, 46). Catalyseur d’une humiliation permanente et d’une sexualité brisée à tout jamais, la nuit de noces annonce déjà la mort du personnage féminin.

Cette humiliation constitue du reste le noeud d’une association entre le corps des femmes et la terre à posséder, autre grand motif de la littérature du terroir. Pour cultiver la terre familiale de père en fils, il faut briser le corps des femmes et assurer leur obéissance à tout prix. Il faut faire taire l’amour : « Est-ce que la maison des Rodier était vivante ? On y peinait lourdement, sans répit, mais est-ce qu’on y aimait, est-ce qu’on y vivait ? » (CA, 26) Ainsi, le récit de la nuit de noces se double d’une description méticuleuse de la soif de destruction du personnage masculin : « Déchirer la terre, lui arracher le fruit de ses entrailles, tuer les bêtes, éventrer le sol par les labours servaient [sic] ses instincts » (CA, 38). Cette dernière image rappelle les « agrafes […] arrach[ées] » des robes de Valérie dans « La portion congrue » : la terre est « éventrée » au même titre que le corps féminin est brutalement pénétré. L’analogie avec la terre constitue la manière toute désignée de souligner que Marthe est dépossédée de son propre corps. D’où la nécessité, pour Diane et pour Charles, de s’établir sur une autre terre afin de faire vivre leur amour.

Valérie était menacée de mort dans les escaliers ; Isabelle était menacée d’internement ; Marthe meurt au terme de la première partie du roman. Exténuée par les abus d’Eugène et victime d’une syncope, elle succombe à la violence après quarante ans de mariage. Son corps qui s’« esquint[e] » (CA, 26), qui n’« exist[e] que pour la douleur et par la douleur » (CA, 46) et qui fait penser « aux corps sages préparés pour l’étroitesse du cercueil » (CA, 28) dévoile une appropriation entière qui ne peut conduire qu’à la mort. Une fois de plus, le corps traîne le traumatisme de la nuit de noces : la brutalité initiale d’Eugène se prolonge, au fil des ans, dans les ordres et le travail incessant. De la nuit de noces à la mort dans la soixantaine, le corps ploie sous une série de situations déshumanisantes.

Or l’insistance sur la méchanceté, voire la folie, du personnage masculin laisse penser que Malouin cherche à critiquer subtilement la conjugalité dévastatrice. La solidarité qui s’installe entre Marthe et Diane permet d’envisager une forme de réparation à la relation traumatique. Lorsque Marthe tombe malade, Diane prend sa défense au péril de sa propre vie. Eugène la frappe au ventre alors qu’elle est enceinte, ce qui provoque une fausse couche, laquelle métaphorise à la fois un échec et un désir de recommencement : là où le mariage de Marthe aura été cruel, celui de Diane sera heureux – et agira comme vengeance. Ajoutons qu’Eugène disparaît entièrement de la narration après la mort de Marthe et n’est donc pas en mesure d’empêcher ce renouveau. Malgré le conservatisme de l’intrigue, il y a le désir de remettre de l’amour dans la conjugalité et de racheter la filiation brisée par la violence domestique. La mort de Marthe permet curieusement à Charles et Diane de développer une relation maritale fondée sur le respect mutuel – bien qu’elle demeure asymétrique et reconduise des rôles genrés traditionnels. L’amour de Charles et de Diane, qui se double du défrichage d’une terre abitibienne et du désir de fonder une famille unie, vise à donner une voix, une place plus positive au personnage féminin. En dernière analyse, la relation amoureuse triomphe de toutes les violences passées, ce qui permet de nouveau un mélange entre l’imaginaire sentimental et une critique du mariage.

« La portion congrue », Isabelle de Frêneuse et Cet ailleurs qui respire montrent la menace qui pèse sur les personnages féminins : dès la nuit de noces, la sexualité maritale devient pour elles un haut lieu de danger. Dans les trois textes, l’initiation sexuelle constitue le moment où est posé le pouvoir masculin, et où les femmes sont assimilées à des objets passifs plutôt qu’à des sujets agissants. Pour le lectorat d’aujourd’hui, la nuit de noces représentée dans ces oeuvres est, plus qu’un moment de désenchantement, une atteinte au consentement sexuel ; les personnages féminins sont lourdement marqués par le traumatisme vécu à ce moment précis de leur vie.

Toutefois, on peut se demander si l’insistance sur la brutalité des personnages masculins n’est pas aussi, pour les autrices, une stratégie pour revendiquer de nouveaux scénarios sexuels à une époque où les changements sociaux, politiques et culturels se multiplient à grande vitesse. Il s’agit potentiellement d’une manière de « déjouer les scénarios préétablis du désir[37] » et d’exiger que les femmes puissent résister, dans la mesure de leurs moyens, à la passivité sexuelle commandée par l’ordre hétéronormatif. Frappe en effet à la lecture des trois oeuvres la nécessité de penser autrement le mariage et l’hétérosexualité. Dans la foulée des pensées féministes émergentes de l’époque, les autrices détaillent, sans les dénoncer explicitement, les injustices et les violences au coeur de la vie des femmes ; Martin et Savary ont un discours contestataire un peu plus affirmé tandis que Malouin a, elle, une position plus conservatrice. En insistant sur l’aliénation des personnages féminins, la fiction des années 1950 apparaît comme un laboratoire où peuvent commencer à s’exprimer des frustrations et des désirs de changement. Par ailleurs, c’est l’intégration des tropes sentimentaux qui rend cette expression possible. Tout en s’abreuvant de formes sentimentales traditionnelles, les autrices construisent une « grammaire de l’amour[38] » plus critique. La plasticité des formes sentimentales leur permet d’écrire sur les inégalités de l’amour, et de les renverser subtilement. À bien y regarder, l’amour n’est donc pas tout à fait « le problème second, le problème parent pauvre[39] » de la prose narrative des femmes de la décennie 1950. Il est au contraire au coeur de mutations dont les écrivaines des décennies suivantes s’empareront avec un joyeux désir d’insurrection.