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Introduction

Les Inuit du Nunavik ont commencé à exercer la fonction d’enseignant à l’école de leur communauté au début des années 1970 (Vick-Westgate 2002). On leur confiait alors l’enseignement de leur langue et de leur culture, ce qu’ils font encore aujourd’hui. Afin de répondre à l’exigence de qualification légale des enseignants inuit, leur formation a été initiée par la Commission scolaire du Nouveau-Québec et consolidée dans la mouvance de la signature de la Convention de la Baie James et du Nord Québécois en 1975, suite à laquelle la Commission scolaire Kativik fut fondée pour administrer les écoles des Inuit.

En 1984, les comités d’école des villages d’Ivujivik et de Puvirnituq ont invité l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue (UQAT) à collaborer à un projet de prise en charge du développement de l’éducation dans leurs communautés. Ces dernières souhaitaient instaurer une école contribuant au maintien de leur identité culturelle inuit tout en permettant aux élèves d’acquérir les connaissances et les compétences nécessaires à la vie dans la société contemporaine (Bergeron et Maheux 1999; Puvirnituq et Ivujivik 1995). À la demande des responsables inuit, la gestion de l’ensemble des activités se fait depuis en partenariat avec des formateurs universitaires. Elle se caractérise par le respect mutuel et un rapport d’interdépendance, consolidés au fil des ans (Maheux 2001; Maheux et Kenuajuak 1998). La composante prioritaire du projet est la formation des enseignants inuit directement dans les communautés. Elle fait appel à plusieurs langues: l’anglais est la langue commune de communication, les étudiants interagissent entre eux en inuktitut et les formateurs conçoivent les activités en français. La formation des enseignants est conçue en lien avec d’autres aspects du projet éducatif de l’école, soit le développement du curriculum scolaire en inuktitut ainsi que celui des relations de l’école avec la communauté.

Par ailleurs, au cours des 15 dernières années, la formation des enseignants au Québec a évolué dans ses orientations et objectifs. Elle est maintenant dispensée selon des exigences précises de professionnalisation qui amènent les enseignants inuit déjà en exercice à suivre une formation universitaire offerte au Nunavik. Les situations de pratique de formation impliquent donc la rencontre de deux perspectives culturelles: celle des enseignants inuit et celle des formateurs universitaires. Cet article propose une réflexion sur la formation d’enseignants inuit en exercice, au regard des orientations et standards de l’enseignement au Québec. Nos données proviennent de notre expérience de professeure lors de la formation des enseignants inuit à Ivujivik et Puvirnituq. Nous situerons d’abord le contexte historique et social de la scolarisation des Inuit. Suivra une section sur la formation et le travail de l’enseignant en général. Nous aborderons ensuite la formation et le travail des enseignants inuit. Enfin, nous présenterons une réflexion sur notre pratique de formation dans la perspective de la réussite scolaire des Inuit.

Contexte historique et social de l’éducation chez les Inuit

L’ouvrage historique d’Ann Vick-Westgate (2002) rappelle que lors des premiers contacts avec les nouveaux venus, les populations inuit du Nord du Québec vivaient en bandes d’environ 50 personnes composées de deux à cinq familles. L’éducation se faisait par mimétisme au sein des familles, les enfants apprenant de leurs parents et à leur propre rythme. Par exemple, un garçon montrait qu’il avait appris à chasser lorsqu’il tuait un animal; une fille était reconnue femme lorsqu’elle savait préserver la nourriture pour l’hiver. Cependant, la façon d’éduquer les jeunes inuit s’est dramatiquement modifiée lors de l’arrivée des missionnaires qui commencèrent à se rendre au Nord du 55e parallèle et à ouvrir des écoles à partir de 1850. Jusqu’en 1950, l’enseignement dépendait du missionnaire en poste. Dans ces écoles, les enfants apprenaient à fonctionner dans un monde non inuit, selon la perspective et les méthodes européennes. Par la suite, les enfants étaient retirés de leur famille, parfois pendant des années, pour être envoyés dans les écoles résidentielles, comme le relate Jack Cram:

En entrevue avec des étudiants inuit gradués, j’ai entendu, à maintes reprises, des récits personnels de la séparation forcée des enfants et de leurs parents, par les autorités scolaires dans le Nord du Canada au cours des années cinquante et soixante. «[…] Nous quittions pour aller à l’école à Chesterfield Inlet et ne revoyions pas nos parents pendant deux ans. Lorsque nous revenions à la maison, ma mère était très surprise. Elle pensait que j’étais décédée».[1]

Cram 1987: 114 in Vick-Westgate 2002: 44-45

Entre 1950 et 1960, le mode de vie des Inuit se transforme radicalement alors qu’ils passent du nomadisme au sédentarisme (Commission royale sur les peuples autochtones 1996). Parmi les causes de ce changement, notons surtout les politiques gouvernementales qui encourageaient l’établissement des familles dans les villages, mais aussi le déclin du commerce des fourrures, l’accès aux soins médicaux et les opportunités de travail occasionnel dans les communautés. Par la suite, deux systèmes scolaires se mettent en place. En 1962, le gouvernement canadien ouvre une école dans chaque village. La population inuit étant de tradition orale, la finalité de l’implantation de l’école dans les communautés est l’assimilation, au moyen, notamment, de l’interdiction de parler la langue maternelle, de l’instruction religieuse et de la dévalorisation du mode de vie autochtone, suivant en cela des procédés mis en place auprès d’autres populations autochtones. À partir de 1960, le Québec intensifie à son tour son implication dans l’éducation des populations du Nord. Les premières écoles québécoises ouvrent en 1963; en 1970, une école provinciale offrant l’enseignement en français et en inuktitut existe dans tous les villages (Vick-Westgate 2002).

Dans les deux systèmes, les écoles fédérales de langue anglaise et les écoles provinciales de langue française, les enseignants étaient des gens du sud qui connaissaient peu les Inuit. Ne disposant ni de programme scolaire, ni de bibliothèque, ils étaient mal équipés pour éveiller la curiosité des élèves à partir du point de vue du milieu de vie inuit et de son environnement. Puis, en 1975, la signature de la Convention de la Baie James et du Nord québécois «accorde aux collectivités inuit et cries du Québec une autorité considérable sur leurs affaires politiques, économiques et sociales même si le gouvernement continue d’avoir le dernier mot» (Dickason 1992: 404). Ce traité a notamment donné lieu à la création de la Commission scolaire Kativik et ainsi conféré aux Inuit du Québec les pouvoirs relatifs à l’administration de l’éducation primaire et secondaire sur leur territoire (Gouvernement du Québec 1976).

L’avènement de la scolarisation dans la vie des Inuit a donné lieu à des expériences particulières. Sans entrer dans le détail, on peut postuler que ces expériences scolaires vécues par les générations antérieures façonnent le rapport à l’école des élèves d’aujourd’hui. En effet, l’imposition de la scolarisation et l’implantation de l’école dans les communautés ont laissé des traces évidentes, encore manifestes au début de notre collaboration en 1984, comme le souligne Jean-Pierre Marquis (1989) dans une étude des difficultés des jeunes à poursuivre leurs études. L’auteur rapporte les propos d’un responsable de l’éducation à ce sujet:

Nous devons nous rappeler les propos tenus par Alashuak Amittu à Copenhague: «Nos jeunes vivent de la confusion et se posent un grand nombre de questions qui demeurent sans réponses. Quel est l’Inuk qui réussit: celui qui est instruit ou le chasseur? Pouvons-nous, de manière réaliste, être les deux à la fois? Si nous émigrons au Sud afin de nous scolariser et travailler, deviendrons-nous moins Autochtones? Nous pensons que seul les Inuit peuvent résoudre ce questionnement, par et pour eux-mêmes. Il est temps de clarifier cette confusion! Après tout, les étudiants sont ceux qui vivent le déchirement entre la tradition et l’école, entre le passé et le futur. Ils forment une génération qui travaille à obtenir le meilleur des deux mondes. Ainsi, en tant que leaders de la communauté, nous sentons qu’il est de notre devoir de trouver les réponses adéquates en ce qui concerne l’avenir de nos enfants».

Marquis 1989: 22

Ces questions sur la pertinence de la scolarisation se posent encore aujourd’hui et peut‑être de manière plus percutante, en raison du vide que génère la disparition accélérée des pratiques traditionnelles d’une part, et d’autre part, de la faiblesse du développement socioéconomique local qui ne propose que peu d’emplois rémunérés.

On ne peut non plus passer sous silence certaines particularités de la vie familiale des enfants et des jeunes des communautés inuit du Nunavik. Comparant la situation du Nunavik à celle du Québec, Duhaime insiste sur le fait qu’il existe

[…] des différences fondamentales entre la situation de cette région la plus septentrionale du Québec et l’ensemble de la province: croissance démographique rapide, revenus des particuliers inférieurs pour des familles plus nombreuses dans un contexte de prix à la consommation plus élevé, retards persistants dans l’état de santé, d’éducation et de logement. […] Le revenu personnel des habitants du Nunavik est aussi plus bas que celui des Territoires du Nord-Ouest et du Yukon.

Duhaime 2004: 2

De plus, un rapport de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (2007) a mis en évidence la situation de pauvreté et de négligence dont sont victimes plusieurs enfants du Nunavik. Or les familles constituent le premier milieu de vie et d’éducation des enfants et des adolescents qui sont les élèves de ces écoles. On postule donc que, dans les communautés du Nunavik comme dans tous milieux sociaux, les conditions de la vie familiale et communautaire affectent la fréquentation scolaire et la réussite des études des élèves.

Enfin, les données sur la scolarisation des populations autochtones du Canada affichent des différences marquées, tant au primaire qu’au secondaire, quant au nombre d’élèves qui terminent les cycles d’études obligatoires comparativement au reste de la population. Dans le cas des Inuit du Québec, 68% des Inuit âgés de 15 ans ou plus ont déclaré en 2001 avoir une scolarité inférieure au diplôme d’études secondaires, alors que ce taux était de 31,5% pour la population non autochtone (Gouvernement du Québec 2004). Pour les élèves de la Commission scolaire du Nunavik, les taux de diplomation des cohortes ayant débuté leurs études secondaires entre 1996 et 2000 inclusivement affichent, après sept ans d’études, des régressions récurrentes au fil des ans (Tableau 1). À titre comparatif, le taux de diplomation pour l’ensemble du Québec en 2007 était de 71,9% (Gouvernement du Québec 2008). L’évolution de la réussite des études secondaires semble donc stagner chez les Inuit du Nunavik.

Tableau 1

Diplomation des élèves de la Commission scolaire Kativik à l’enseignement secondaire après sept ans d’études, cohortes 1996 à 2000

Diplomation des élèves de la Commission scolaire Kativik à l’enseignement secondaire après sept ans d’études, cohortes 1996 à 2000
Source: Pour les cohortes de 1996, 1997 et 1998, données recueillies auprès des agents de recherche du Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport. Pour celles de 1999 et 2000, Gouvernement du Québec (2008).

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La formation et le travail de l’enseignant

Les orientations et les standards de la formation des enseignants au Québec ont été énoncés sous forme de compétences professionnelles par le Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport (MÉLS) qui les regroupe en quatre catégories: les fondements de la pratique, l’acte d’enseigner, le contexte social et scolaire de la pratique, et l’identité professionnelle de l’enseignant. Le rapport aux savoirs et à la culture ainsi que la compétence dans la langue d’enseignement[2] y constituent les compétences fondamentales de la pratique enseignante (Gouvernement du Québec 2001c). Les standards sus-mentionnés sont à la base des programmes de baccalauréat offerts par les facultés universitaires d’éducation. Un comité analyse, évalue et approuve chacun des programmes qui lui sont soumis (Gouvernement du Québec 2001c). À la suite de la réussite de son programme et de l’obtention du diplôme de baccalauréat en enseignement, l’étudiant obtient un brevet d’enseignement émis par le MÉLS.

Nous approchons ici l’enseignement dans la perspective du curriculum scolaire (Perrenoud 1994) et du processus de transposition didactique (Develay 1995) en contexte bilingue, voire trilingue et interculturel. Le concept de curriculum réfère aux aspects formels (les programmes officiels), réels (les savoirs enseignés en classe) et cachés (les apprentissages effectifs des élèves) des contenus d’apprentissage. Celui de transposition didactique réfère au processus de transfert des savoirs scientifiques et culturel en savoirs à enseigner, généralement consignés dans un document officiel. Ces derniers sont les contenus que l'enseignant fait apprendre à ses élèves.

Le travail de l’enseignant consiste essentiellement à faire apprendre des contenus culturels sélectionnés, interprétés et hiérarchisés par l’institution scolaire. Ces contenus sont décrits dans un programme d’études. Dans les sociétés occidentales, celui-ci est le résultat d’une première phase de transposition didactique du patrimoine scientifique reconnu et valorisé en savoirs à enseigner (Develay 1995). Ce travail est effectué par des groupes d’experts et de praticiens sous la responsabilité des autorités ministérielles lors de l’élaboration du curriculum formel ou programme d’études officiel. Ils présentent le contenu culturel à transmettre à l’école, et de ce fait, les standards de la réussite scolaire. Le programme d’études au primaire et au secondaire est la référence institutionnelle de l’enseignant. Au Québec, ces documents sont édités en français et en anglais. Ainsi, le document intitulé Programme de formation de l’école québécoise (Gouvernement du Québec 2001a; 2001b) constitue la référence formelle pour le primaire. La deuxième phase du processus de transposition didactique prend place au palier local, dans le contexte de l’école communautaire, milieu de pratique de l’enseignant. Elle relève de sa compétence à s’approprier et interpréter le programme d’études pour concevoir, préparer, organiser, piloter et évaluer des activités d’apprentissage à l’intention de ses élèves.

La formation des enseignants inuit

Le parcours scolaire des élèves inuit du Nunavik comprend l’apprentissage de l’inuktitut, leur langue maternelle, ainsi que des savoirs traditionnels. L’inuktitut est la langue d’enseignement au préscolaire et au premier cycle du primaire (1ère et 2e années). Aux deuxième et troisième cycles du primaire, de même qu’au secondaire, l’enseignement se fait en français ou en anglais — selon le choix des parents — mais le programme d’études prévoit la poursuite de l’apprentissage de la langue et des savoirs culturels inuit. L’enseignement de l’inuktitut et en inuktitut exige l’embauche d’enseignants inuit. Généralement non qualifiées pour l’enseignement selon les règles en vigueur, ces personnes n’ont d’autre choix que de s’engager dans une démarche de formation initiale à l’enseignement tout en occupant leur fonction d’enseignant[3].

La formation des enseignants inuit s’inscrit dans le cadre général de la formation des enseignants au Québec tout en privilégiant une approche interculturelle qui en permet la contextualisation. Le processus de formation des enseignants inuit prend la forme d’une séquence de programmes de certificats: 4340 — Enseignement au préscolaire et au primaire en milieu nordique I[4] (UQAT 2002a); 4740 — Enseignement au préscolaire et au primaire en milieu nordique II; 4840 — Développement de la pratique enseignante en milieu nordique[5] (UQAT 2002b). La réussite successive des trois programmes mène à l’obtention d’un grade de baccalauréat ès art. Cette stratégie a été décidée en collégialité par les partenaires inuit et universitaires lors de l’évaluation du programme initial au début de l’année 2002 (UQAT 2002a). Dispensés dans le cadre d’un régime d’études à temps partiel, les programmes de formation visent à amener l’étudiant à acquérir et perfectionner des connaissances fondamentales et professionnelles en privilégiant leur mise en relation avec des situations de pratique. Tout en ayant conscience de leurs différences culturelles, les formateurs non inuit doivent donc soutenir le développement d’une pratique d’enseignement adaptée à la culture inuit de la part de leurs étudiants (da Silveira et al. 2002).

La formation est ici un processus de soutien à la médiation des savoirs par des étudiants faisant usage d’au moins deux langues, dont la première est l’inuktitut, et héritiers de deux cultures, l’une de tradition orale et l’autre émanant de la société québécoise et canadienne englobante. Les langues de la formation sont au nombre de trois: français, anglais et inuktitut. Le formateur universitaire conçoit les contenus de formation dans sa langue usuelle, le français, pour ensuite les expliciter et les communiquer en anglais. Des personnes ressources inuit travaillent avec le formateur à l’interprétation et à la traduction du contenu en inuktitut (da Silveira et al. 2002: 169). Un travail de développement des concepts spécifiques au contenu de cours et de la terminologie requise en inuktitut est alors amorcé. Le formateur et la personne ressource coréalisent l’activité en classe avec les étudiants, qui s’approprient les contenus de formation en inuktitut et contribuent à l’enrichissement de la terminologie dans cette langue. Enfin, les étudiants réalisent leurs travaux en inuktitut ou en anglais, et occasionnellement, en français. Les documents produits en inuktitut seront par la suite traduits en anglais, langue véhiculaire commune à la majorité des locuteurs. Finalement, l’évaluation des étudiants est réalisée en collaboration avec les assistants inuit (Maheux et al. 2004: 113)[6]. Une illustration d’une séquence interactive de formation est présentée au Tableau 2.

Notre pratique de formatrice a permis la prise de conscience et l’observation d’une réalité incontournable: la préoccupation de l’identité culturelle inuit transcende et est inhérente à la démarche des étudiants, tant dans leur cheminement individuel que de groupe. Ainsi, des références aux deux cultures en présence émanent de toute activité de formation. Nous avons dû tenir compte de cette réalité et l’inscrire dans une approche didactique différente de celle habituellement mise en oeuvre dans les programmes de formation universitaire. En effet, la situation de formation revêt ici une grande complexité: des partenaires appartenant à deux cultures, dont l’une est forcément dominante, communiquent dans une langue seconde, tout en revendiquant une égalité de statut, dans une incontournable relation d’interdépendance. De plus, si l’on réfère à Ogbu (1992) qui distingue «minorité volontaire»[7] et «minorité involontaire»[8], une minorité involontaire considère (consciemment ou non) les différences culturelles comme des marqueurs d’identités à maintenir et non pas comme des barrières à traverser. Ces peuples ont l’impression que l’apprentissage du cadre de référence de la société dominante (programme scolaire) leur fera perdre leur identité et leur sens de la communauté. Par conséquent, les jeunes qui performent à l’école et agissent comme des «blancs» aux yeux des membres de la communauté ont mauvaise réputation au sein de celle-ci. Contrairement aux minorités volontaires, les membres d’une minorité involontaire ne veulent pas ou ne peuvent pas dissocier l’expression d’attitudes associées à la majorité, ainsi que les performances académiques, de l’assimilation identitaire. Ils ressentent une grande pression à agir comme un blanc (Ogbu 1992: 10, italiques dans l’original). Les enseignants inuit doivent donc composer avec cette pression que leur impose leur identité professionnelle tout en maintenant et consolidant leur identité individuelle et collective inuit.

Tableau 2

Exemple du processus de formation et des langues utilisées lors d’un cours.

Exemple du processus de formation et des langues utilisées lors d’un cours.
Source: UQAT (2009a) avec quelques modifications.

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Discussion

Rappelons d’abord que les enseignants inuit du Nunavik reçoivent une formation à temps partiel dans leur communauté qu’ils n’ont pas quittée pour poursuivre des études postsecondaires. Ils ont été admis dans un programme de certificat de formation à l’enseignement sur la base de leur expérience de travail avec des élèves[9]. De plus, ils possèdent les savoirs de leur propre culture transmis selon les modalités et les codes de la tradition orale dont ils sont les héritiers (Maheux 2008) et pour lesquels ils ont élaboré un matériel didactique en inuktitut (Maheux et Simard 1994). Comme tout enseignant, les enseignants inuit du Nunavik ont pour mandat de transmettre un patrimoine culturel à leurs élèves. Cependant, à la différence de la majorité des enseignants, les contenus de référence, savoirs à enseigner et pratiques sociales, appartiennent à deux univers culturels: celui de la société englobante (Gouvernement du Québec 2001a, 2007) et celui souhaité par leur communauté et leur nation afin de maintenir l’identité culturelle inuit[10]. Nous proposons ici une réflexion sur notre pratique de formation d’enseignants qui tente de concilier les standards des compétences professionnelles et les particularités du contexte culturel inuit.

Jean Lave (1997), dans la foulée de ses travaux sur la cognition située, fait état de deux courants de formation des étudiants: celui de l’acquisition et celui de la pratique. Le premier implique que les savoirs à transmettre sont culturellement bien définis par le formateur et que les étudiants les intègrent à leurs schémas culturels propres. Dans le deuxième modèle de cognition, les apprentissages sont le résultat de l’engagement des étudiants dans une communauté de pratique. La connaissance est générée à travers les relations qui se développent entre les personnes impliquées et le contexte dans lequel l’activité se déroule (Lave 1997). Bien que notre travail de formatrice prenne en compte le courant de l’acquisition, il trouve un écho significatif dans celui de la pratique. Les relations et interactions entre étudiants, ainsi qu’entre étudiants, formateurs et personnes ressources inuit, se développent et se construisent en rapport avec des savoirs spécifiques. En ce sens, le courant de la formation par la pratique trouve un complément pertinent dans les travaux de Charlot (1997) qui précise qu’en situation d’apprentissage, les étudiants établissent des «relations de savoirs» et construisent ainsi leur «rapport au savoir». Dans le contexte inuit trilingue et biculturel, l’expérience nous apprend que, dans chaque situation de formation, l’apport et le traitement des connaissances nouvelles peuvent modifier ou recadrer la compréhension des étudiants. Ils contribuent ainsi au développement de leurs connaissances et leurs compétences professionnelles à l’enseignement.

L’expérience nous apprend aussi que, pour atteindre les objectifs de formation, il faut une méthode de travail pertinente et efficace impliquant la préparation d’un plan de cours qui anticipe la démarche d’appropriation des savoirs par les étudiants inuit. Par exemple, on prévoit la traduction en inuktitut des nouveaux concepts présentés. Clairement identifiées par le formateur et la personne ressource inuit, les structures du contenu de formation sont à la fois rigoureuses, eu égard aux standards de formation, et souples afin de permettre les ajustements nécessaires en cours de dispensation de l’activité aux étudiants. La démarche didactique des étudiants requiert leur implication dans des productions individuelles, tout en en favorisant d’autres en groupe parce que plus fécondes et significatives selon le concept de «communauté d’apprentissage» (Martin-Kniep 2004). Les réalisations et productions concrètes, par exemple la conception d’une activité ou d’un projet suivis d’une mise à l’essai, ainsi que l’analyse réflexive d’une action, sont des activités significatives et efficaces. La démarche privilégiée d’appropriation conceptuelle et d’application des connaissances acquises se fait dans des situations de résolution de problème, ou de mise en pratique, et dans l’interaction entre pairs.

La stratégie de formation prévoit le soutien nécessaire à l’accomplissement de ces démarches qui se déroulent en deux ou, de plus en plus fréquemment, trois langues, selon la langue seconde des étudiants[11]. La langue étant le principal vecteur de la formation, la traduction permet l’appropriation des concepts ou encore la compréhension et la mise au point des démarches de travail en équipe en inuktitut. Pour les étudiants de langue seconde française, on observe que le recours à cette dernière est de plus en plus nécessaire pour compléter leur compréhension du contenu de formation. En plus de l’inuktitut, certains étudiants disent devoir utiliser aussi l’anglais pour vraiment comprendre une notion ou un concept, ce qui met en évidence le besoin de mieux saisir la dynamique des rapports entre les langues en situation de formation.

Une activité de formation, habituellement un cours de trois crédits, comporte aussi l’évaluation de l’appropriation des savoirs tout au long de son déroulement ainsi qu’à son terme. Il apparaît pertinent que l’évaluation des acquis de formation s’inscrive dans un dialogue entre le formateur et les étudiants, individuellement, en petites équipes de travail et en grand groupe. L’évaluation constitue une des clefs privilégiées de la construction du rapport aux savoirs en générant une prise de conscience de l’état de leur compréhension. L’observation du cheminement de l’appropriation des concepts informe le formateur de l’évolution de la démarche de formation des étudiants vers l’atteinte des objectifs visés. Elle lui fournit des indices quant aux ajustements à apporter à la démarche et aux activités de formation.

Un dernier constat concerne l’écart entre le degré de littératie observé chez les étudiants et les attentes habituelles du formateur à cet égard. Ainsi que nous l’avons mentionné plus haut, la population inuit du Nunavik affiche un niveau de scolarité inférieur à celui de la population québécoise et canadienne. Même les enseignants inuit en formation n’ont pas eu accès aux études collégiales. Ayant été acceptés dans le programme universitaire sur la base de leur expérience de travail avec les élèves, la réussite de leur formation, selon les standards établis, pose cependant des défis particuliers aux formateurs et à l’institution universitaire (Maheux et al. 2005a). Du point de vue des formateurs, il y a un décalage entre les acquis de formation préalables des étudiants et leurs standards institutionnels de référence. De plus, l’investissement requis de la part des formateurs s’avère en partie hors norme: la formation exige plus de temps et de disponibilité, et demande des stratégies de travail novatrices par rapport à une activité dispensée dans les cadres universitaires habituels. Enfin, le contexte bilingue, ou trilingue, ainsi que la distance géographique entre le lieu de formation (la communauté nordique) et le campus universitaire semblent amplifier la distance culturelle préexistante entre les étudiants et le formateur.

Des interfaces novatrices et des espaces de médiation culturelle doivent donc être créés pour atteindre les objectifs de formation (Maheux et al. 2005b). Malgré les obstacles, l’expérience de formation nous enseigne que celle-ci peut être concluante: les étudiants s’approprient les savoirs prévus et construisent leur rapport au savoir. Ce dernier comporte une compréhension des phénomènes éducatifs et le développement de stratégies pouvant améliorer leur pratique d’enseignement. Ainsi, les étudiants développent, en les mettant à l’essai avec leurs propres élèves, de nouvelles aptitudes à résoudre des problèmes et à réaliser des projets.

Conclusion

En guise de conclusion, notre discussion sur la formation des enseignants inuit nous amène à soulever deux pistes de réflexion. La première réfère à la scolarisation de base des élèves inuit et la deuxième à un enjeu spécifique de la formation des enseignants. Notre présence continue de plus de 20 ans dans les communautés du Nunavik pour y former des enseignants nous a permis d’observer certaines difficultés inhérentes au processus de scolarisation antérieur aux études postsecondaires. Ainsi nous avons noté des indices d’une rupture possible dans le cheminement scolaire des élèves pendant le cours primaire, soit au moment du passage d’un enseignement en inuktitut à un enseignement en langue seconde, le français ou l’anglais. Ceci soulève le questionement suivant: est-ce que les contenus d’apprentissage acquis en inuktitut au cours des premières années de scolarisation sont pris en compte dans la poursuite des acquisitions en langue seconde, tant au plan du curriculum formel que réel, ou existe-t-il une rupture de la progression des apprentissages lors de la transition? Quelles sont les conditions et les actions à mettre en oeuvre pour améliorer la continuité du processus d’apprentissage, la progression et la réussite de la carrière scolaire des enfants et des adolescents en lien avec le développement de leur identité inuit?

La seconde piste de réflexion découle en partie de la précédente et met en question la formation des enseignants, eu égard à la carrière scolaire de leurs élèves que l’on sait interrompue précocement pour la grande majorité. En quoi les contenus des programmes de formation des enseignants peuvent-ils contribuer à l’amélioration de la réussite éducative et scolaire, notamment la construction identitaire, des élèves des communautés inuit? Pour y répondre, il serait pertinent d’approfondir le modèle d’intégration de théories en éducation issues de la science occidentale d’une part, et de la vision holistique des Premiers Peuples d’autre part, développé par Stuhldreier et Ford (2009).