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Peu d’Inuit ont été militaires et encore moins ont publié leur biographie. C’est pourtant le cas d’Eddy Weetaltuk (1932-2005), un Inuk né sur une des îles Strutton de la baie James. Après 15 ans passés dans l’armée canadienne, il retourne en 1974 dans sa communauté de Kuujjuarapik (Nunavik) et rédige ses mémoires en anglais. L’année d’après, il envoie son manuscrit au Musée de l’Homme du Canada (aujourd’hui Musée canadien des civilisations) afin qu’il soit publié mais rien ne sera fait à cet égard. Trente ans plus tard, il réussit à obtenir que son manuscrit lui soit renvoyé et tenta à nouveau de le faire publier. Le travail de révision du manuscrit se fit avec l’aide du sociologue Thibault Martin qu’Eddy Weetaltuk connaissait déjà.

Le résultat est un livre où le narrateur raconte son enfance dans un milieu inuit traditionnel, ses années au pensionnat oblat de Fort George, sa vie de militaire, dont sa participation à la Guerre de Corée comme opérateur de mortier et ses séjours en Allemagne, ainsi que son retour au Canada. Après la conclusion, Thibault Martin signe deux textes: un racontant l’histoire du manuscrit et l’autre sur l’expérience d’Eddy Weetaltuk dans le contexte de la participation des Autochtones aux guerres canadiennes. Ce dernier chapitre présente aussi les injustices du gouvernement canadien envers les vétérans autochtones et leurs familles.

Le début du titre du livre, «E9-422», vise à indiquer au lecteur que durant les années 1930 à 1960, plutôt que d’apprendre à écrire leurs noms, le gouvernement canadien assignait des identifiants numériques aux Inuit vivant dans le Nord, qu’ils devaient porter sur eux sous forme de petites plaques circulaires (Alia 1994). Le «E» pour «Est» (de l’Arctique canadien)[1], le «9» la région et le reste des chiffres, le numéro de l’individu. Eddy Weetaltuk mentionne les numéros de ses parents et ajoute un laconique: «C’était comme cela en ce temps-là», mais on sent bien qu’il est cynique. L’enfance de l’auteur est particulièrement intéressante car elle se passe le long de la baie James, un territoire que l’on associe habituellement aux Cris. Rupert Weetaltuk, le père d’Eddy, fréquentaient d’ailleurs des familles cries de la région et avait appris à deux trappeurs cris comment chasser les bélugas[2] (p. 35). Weetaltuk précise que ces baleines passaient l’hiver à la baie James et étaient alors chassées de la même façon que les phoques, en trouvant les ouvertures dans la glace où elles allaient respirer[3].

Dans cette première partie de l’autobiographie, on apprend aussi que le grand-père d’Eddy, George Weetaltuk, avait été le guide de Robert Flaherty lors des expéditions qu’il avait faites à la baie James et la baie d’Hudson d’abord comme prospecteur puis pour les repérages du film Nanook of the North. Pour le remercier, Flaherty lui avait donné une goélette et des outils. George Weetaltuk utilisait ces derniers pour construire des canots qu’il vendait aux différents postes de traite de la Compagnie de la baie d’Hudson de la région. La qualité de ses canots lui valut une très bonne réputation (p. 68).

Eddy Weetaltuk se souvient que pendant son enfance la nourriture manquait fréquemment; trois de ses soeurs sont mortes durant des périodes de famine, et la tuberculose frappait plusieurs Inuit. Il avoue même: «Mon désir de fuir la faim et la pauvreté sont sans doute la cause de mes longues aventures autour du monde» (p. 26). L’été de ses 7 ans, Eddy Weetaltuk et sa famille allèrent à Eastmain et il y apprit l’alphabet en allant à la maternelle avec des enfants cris pendant un mois. C’était un oblat qui leur enseignait et Weetaltuk décida même de se convertir au catholicisme alors que sa famille était anglicane. Il est fort probable que les oblats l’influencèrent, d’autant plus qu’ils invitèrent son père, qui accepta, à envoyer Eddy et son frère David étudier à l’école St. Theresa de Fort George à la baie James (pp. 44-45). À l’ère de la Commission de vérité et réconciliation du Canada où des milliers d’Autochtones témoignent des terribles sévices qui leur furent infligés lors de leur séjour forcé dans des pensionnats, il est étonnant de réaliser que l’expérience de Weetaltuk à celui de Fort George fut positive. Il y apprit le cri avec ses amis, l’anglais et le français à l’école où il termina sa 8e année. C’est d’ailleurs au pensionnat en 1945 qu’il réalisa que les Japonais avaient «des traits semblables à ceux des Inuit» et s’interrogea sur eux, se demandant même s’ils parlaient sa langue (p. 115).

Weetaltuk pensait partir pour poursuivre ses études mais le directeur de l’école lui dit que les Inuit n’étaient pas autorisés à quitter le Nord. Toutefois, un frère oblat avec qui il se lia d’amitié l’encouragea à aller dans le Sud. Déterminé à suivre ses conseils, il partit deux ans après avec des jeunes Blancs dont le père travaillait pour la Compagnie de la Baie d’Hudson à Vieux-Comptoir (Old Factory). Persuadé que les Inuit ne pouvaient s’engager dans l’armée, Eddy Weetaltuk devint Eddy Vital, le fils d’un Canadien français de Winnipeg qui avait épousé une Inuk des îles Strutton. Avec cette nouvelle identité, il put s’engager dans l’armée canadienne qui recrutait de nouveaux soldats pour la Guerre de Corée.

Pendant son entraînement, la jeune recrue de 20 ans prit l’habitude de boire de l’alcool comme ses camarades et elle fut initiée aux prostituées. À son arrivée au Japon, Weetaltuk fut surpris que les Japonais aient l’air amical, surtout après leur défaite lors de la Seconde Guerre mondiale, et il trouvait même que les sonorités du japonais ressemblaient à sa propre langue, l’inuktitut[4]. Lors du voyage en train les amenant à leur camp, Weetaltuk décrit aussi une scène où un soldat canadien pointe une jeune femme sur le quai à un Japonais en lui donnant un dollar et a une relation sexuelle devant tout le monde avec les sifflements et applaudissements de ses compagnons. La jeune japonaise leur crie alors «Vous êtes tous pareils!» et Weetaltuk commente: «Je me disais qu’au Canada, un tel acte aurait été passible de prison et je pensais avec amertume que certaines personnes profitent d’être dans un pays étranger pour faire des choses qu’elles n’auraient jamais osé imaginer chez elles» (p. 158). L’accès aux prostituées par les soldats sans que la police locale n’intervienne est pourtant qualifiée par Weetaltuk d’«adaptation des Japonais à l’occupation» (p. 163). En fait, la plupart des soldats «dépensaient leur paie en bière et en femmes» et découvraient «les plaisirs de l’amour à l’endroit même où l’érotisme avait été érigé en art» (p. 166). Même une fois en Corée, hors de portée de l’ennemi, «on aurait dit qu’encourager les soldats à se soûler faisait partie de l’effort de guerre» et quelques dollars suffisaient à payer une prostituée (p. 181). Bien qu’avouant avoir été choqué de réaliser qu’une fillette de 8 ans était obligée de se prostituer (p. 184), dès son retour au Japon pour une permission, il continua à passer son temps dans des bars et bordels. Il avouera plus tard: «Je réalise que nous traitions les Japonaises comme si elles avaient été de la viande. La guerre nous avait transformés en prédateurs entraînés pour tuer des hommes et chasser des femmes» (p. 196).

Faisant allusion à de nombreuse prostituées japonaises qui semblaient amoureuses d’un de leurs clients canadiens, Weetaltuk devait bien réaliser l’inégalité de leurs rapports puisqu’il ajoute: «le sexe était leur seul espoir, la seule façon de s’en sortir» (p. 201). Le fait d’être un Inuk donna-t-il à Weetaltuk une perspective différente de l’armée et de la guerre? Force est de constater que non, il se comportait comme beaucoup de soldats s’évadant dans l’alcool et le sexe. Mais son expérience avec les prostituées japonaises lui fera faire un parallèle avec les jeunes femmes inuit qui fréquentaient des ouvriers venus travailler aux chantiers du complexe hydroélectrique de la baie James dans les années 1970 et 1980. «Aujourd’hui, lorsqu’on se promène dans le village, on peut voir plusieurs jeunes aux traits métissés. […] Parfois, je me demande s’il n’y a pas au Japon quelqu’un avec du sang inuit dans les veines. […] Ce qui me console, c’est qu’au moins ce bébé n’aura pas eu à faire face au racisme à cause de ses traits américains. Voilà une autre bonne chose d’avoir été un Inuit au Japon» (p. 226).

Après son retour au Canada, Weetaltuk fut envoyé en Allemagne où il tomba amoureux de Clara, une grande blonde aux yeux bleus. Il lui cacha ses origines, vécut avec elle mais n’osa l’épouser de peur qu’elle soit déçue en le suivant dans le nord canadien et qu’elle réalise à quel point le milieu d’où il venait était pauvre (p. 267). De retour au pays, Weetaltuk resta dans l’armée jusqu’à la fin des années 1960, ne se sentant «pas prêt à retourner vivre à la dure chez les Inuit» et ne sachant pas s’il se trouverait un bon emploi dans le civil (p. 284). Il suivit une formation de cuisinier dans l’espoir d’obtenir un transfert à la base militaire de Grande-Baleine mais, n’y étant pas assigné, il quitta l’armée. L’autobiographie de Weetaltuk se conclut avec son retour à Grande-Baleine et la réalisation «que nous sommes responsables de notre propre destinée, et qu’il faut accepter son sort sans pour autant baisser les bras» (p. 310), ce qui résume fort bien sa propre vie. Retourner au Nunavik a dû être très important pour lui puisqu’il termine par un souhait, celui que son «histoire aidera les jeunes Inuit à trouver l’inspiration et la force de conserver leur culture, car c’est la seule façon de ne pas perdre son âme» (p. 311).

L’histoire d’Eddy Weetaltuk étant si unique, il ne serait pas surprenant qu’elle devienne un jour le sujet d’un film même si un documentaire a été réalisé à son propos par Martine Breuillard en 2006. Thibault Martin nous dit qu’Eddy Weetaltuk voulait faire de son livre un best-seller (p. 318) et aurait souhaité qu’il soit publié dans plusieurs langues (Martin 2010: 1). Il est à espérer que le livre sera bientôt disponible dans sa version originale en anglais et traduit en inuktitut afin qu’un plus vaste public y ait accès.