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Introduction

Les extrémités emblématiques des Amériques qui voisinent avec les pôles sont incarnées notamment par la Terre de Feu au sud, l’Alaska, les Territoires du Nord-Ouest ainsi que les faux jumeaux du Nunavut, du Nunavik et du Nunatsiavut au nord. Ces destinations géographiques symboliques qui invitent l’Occident au voyage sont inexorablement médiatisées par des panoramas de confins immaculés. Mais si, parce qu’elle dispense de traductions linguistiques, l’image est l’un des plus puissants leviers d’attraction touristique internationale aujourd’hui — la carte postale, la vitrine des médias et des sites Internet —, peut-on pour autant considérer qu’il y ait «réciprocité d’image» avec ceux qui vivent là? La tradition orale des Peuples autochtones, ici les Inuit, foisonne en effet d’images mentales de l’environnement, relayée par les images «papier» au XXe siècle puis numériques, permettant des représentations des paysages «du dedans» (Eber 1998; Nungak et Hendrie 1998) visibles aux côtés de celles des médias occidentaux.

À l’heure éthique où les démarches de consultation, de participation des communautés locales, sont devenues incontournables dans les projets d’aménagement touristique ou de conservation, la photographie peut-elle devenir un dénominateur commun permettant d’échanger autour de l’immatériel, à savoir la perception et la représentation du paysage par les Inuit eux-mêmes? Ceci d’autant que le Nunavik[1] est fondé sur un système de co-gouvernance où la société inuit siège au sein d’institutions québécoises et inuit pour s’administrer. Il reste que les dimensions de la nature, de l’environnement et du tourisme ne sont pas encore traduites en images par les Inuit alors qu’elles sont au coeur des guides touristiques et portails Internet du Nunavik.

Par le biais de deux concours photographiques menés auprès de deux communautés du Nunavik sur le thème de leur paysage préféré, nous verrons ce que recouvre la notion d’imagibilité inuit aujourd’hui. Nous montrerons ensuite comment elle peut être partie prenante du processus d’aménagement en tant qu’outil participatif, avec l’exemple des parcs nationaux du Québec et, plus spécifiquement, du projet de parc national Tursujuq (le plus vaste au Québec) sur la côte est de la baie d’Hudson.

Imagibilité du paysage et société: être et avoir

L’objectif premier de la présente étude réside dans la connaissance et l’intérêt de la représentation des paysages du Nunavik par les Inuit eux-mêmes (qui représentent 90% de la population de ce territoire), leurs propres images au regard de celles produites par l’Occident (Joliet 2010). Nous cherchons donc à comprendre les valeurs, attachements et projections que les Inuit traduisent par la photographie, un médium iconographique en essor au Nunavik (Joliet 2012b).

Dans le contexte géographique, la notion d’«imagibilité» désigne ce qui fait force d’image (mentale et/ou restituée) d’un territoire: la signification silencieuse que suscitent les composantes et le cadrage de l’image du territoire, ainsi que le pouvoir que cette dernière établit dans son rapport aux autres images produites (Brody 1998). Néologisme forgé par Kevin Lynch en 1960, le concept d’imagibilité connaît un déploiement dans le champ des sciences sociales qui portent sur les représentations et pratiques de l’espace et du paysage. Les paysages disposant d’une bonne imagibilité présentent «une forte aptitude à se présenter aux sens de l’observateur d’une manière aiguë et intense» (Lynch 1960: 11, notre traduction). Mais Lynch concentre ses études sur les caractères physiques des lieux visuellement perceptibles, et reconnaît lui-même ne pas traiter de certaines composantes qualitatives relevant de la perception et de la représentation de l’environnement comme «la signification, la force d’expression, l’agrément pour les sens, le rythme, le caractère stimulant, l’ambiguïté» (ibid.: 12).

Nous adopterons donc ici une définition de l’imagibilité qui inclut ces composantes «manquantes» nécessaires à notre étude, soit la faculté d’un caractère physique saillant du paysage à susciter une image chez l’observateur, se faisant l’écho d’une signification particulière (pratique, émotionnelle, culturelle) dont nous chercherons à comprendre les usages, les valeurs et l’intensité associée. Nous n’adoptons pas la méthodologie des cartes mentales développée par Lynch pour identifier l’espace vécu urbain (restitution en deux dimensions), mais nous mobilisons l’outil photographique (en trois dimensions) pour explorer l’imagibilité inuit des paysages naturels. L’imagibilité a pour corrélat la notion de visibilité, consistant à donner à voir, car «rendre visible, montrer, produire une image est une construction sociale […] qui équivaut à véhiculer une signification, à produire une vision du monde» (Facciolli 2007: 12).

Notre étude sur ce qui retient l’attention des Inuit dans la représentation de leurs paysages vécus est motivée par le postulat que l’émerveillement est le premier pas vers le respect de l’environnement et donc des actions menant à le valoriser, à le protéger. Éprouver la beauté des paysages suscite fierté[2] et attachement, soit le sentiment d’«être» et d’«avoir» pour une société qui peut dès lors se reconnaître positivement dans son cadre de vie. «La beauté est quelque chose de virtuellement là, depuis toujours, un désir qui jaillit de l’intérieur des êtres, ou de l’Être, qui, plus qu’une figure anonyme et isolée, se manifeste comme présence rayonnante et reliante, laquelle incite à l’acquiescement, à l’interaction, à la transfiguration» (Cheng 2010: 31). Labussière (2009: 501) corrobore cette faculté «reliante», rassembleuse, de la beauté des paysages qu’il assimile à une clé de compréhension de l’adhésion des populations locales à un projet: «En privilégiant l’entrée esthétique, nous souhaitons comprendre comment les opérations d’aménagement peuvent être informées par des données sensibles, relatives à des vécus singuliers difficilement généralisables et objectivables».

Les expressions de l’identité des habitants d’un lieu se retrouvent dans le paysage sous la forme associée de certains éléments. Deux niveaux d’identification s’emboîtent, collectif et individuel: «l’identité nous», coïncidant avec les paysages d’un «être nous» et «l’identité je», à laquelle correspondent les paysages d’un «être soi» (Bigando 2008: en ligne). «Ces différents niveaux dessinent une sorte de gradient de l’implication de l’être habitant en tant qu’il habite (dans) le paysage» (ibid.). Par conséquent, d’un même cadre de vie émanent des réalités plurielles, et par là-même des beautés plurielles, au sein d’une même culture: «Le réel n’existe pas comme un “en-soi” autonome, source d’une vérité unique et transcendantale; seules les réalités contextuelles construites adviennent et sont vraies pour les acteurs qui les organisent» (Lussault 2003: 39). Ceci suppose donc l’existence de canons esthétiques différents selon les observateurs, qui trouvent à s’incarner dans des portraits de nature culturellement distincts.

Dans le cas des Inuit du Nunavik, ils ne sont pas encore pleinement les auteurs des représentations photographiques «visibles» ou «données à voir». Et ce, contrairement à ce qui est écrit dans l’introduction du volet touristique du Plan Nord[3] par le Premier Ministre du Québec: «Au nord du 49e parallèle québécois, les paysages et les milieux naturels et patrimoniaux ont traversé les époques, et les populations en ont façonné les images, devenant les acteurs d’un espace nordique parmi les plus fascinants du monde» (Jean Charest in Tourisme Québec 2011: 3). D’ailleurs, certains artistes inuit du Nunavik et du Nunavut dénoncent la discordance qui existe entre leurs propres images et les représentations allochtones, réfutant «l’injonction paysagère» du modèle dominant de la carte postale ou du site Internet qui leur est étrangère (Bertho 2011). Cette dissonance représentative entre l’image de soi-même par d’autres cultures et l’image occidentale qui en est donnée (Bandyopadhyay 2005) ne fait qu’accroître la volonté des Inuit à montrer leur propre réalité. Comme le déclare le réalisateur inuk Zacharias Kunuk: «Les livres que vous lisez, les films que vous voyez, sont faits dans le Nord à partir d’un point de vue du Sud. Je n’ai rien contre les cinéastes ou les auteurs de livres du Sud; à chaque fois que je les lis ou les vois, il y a toujours une erreur. Je veux simplement donner ma version du récit» (in Phillips 1996: en ligne, notre traduction).

De même, les clichés de Yaaka Yaaka, photographe de Kangiqsujuaq (Nunavik), surprennent car «ses photographies représentent de nombreux détails, notamment des couleurs claires et un calme ambiant que très peu auraient associé à l’Arctique [du point de vue occidental]» (Rogers 2010: en ligne, notre traduction). Ceci d’autant plus que «dans les discours et les représentations [occidentales], le Nunavik n’est pas au Québec» (S. Rituit in Dupré 2010: 21). À l’instar de Zacharias Kunuk, Yaaka Yaaka confirme: «Je ne sais pas si mes photographies sont uniques, mais je pense qu’un Inuk qui photographie son propre territoire et sa population procure une perspective unique sur sa culture […] De plus en plus d’Inuit achètent des appareils photo, impriment leurs propres images et prennent des photographies pour eux-mêmes, ce qui est un grand progrès car ils étaient jusque-là seulement vus à travers le regard du photographe blanc» (in Rogers 2010, notre traduction). En effet, la démarche du native image making engage la perception individuelle de l’auteur dans l’acte de photographier: faire (produire) sa propre photo, c’est choisir le sujet mais également le cadrage (Faccioli 2007: 16). En termes de paysage, étendue vaste, cette notion est essentielle et de facto sélective. Découpé dans le panorama, il y a donc le «hors champ» et le «dans le champ». À la fois objet, écriture et résultat, la photographie restitue des fragments de réalité à un moment précis (Garrigues 2000).

Méthodologie

La photographie constituant un médium en plein essor face aux prises de vues occidentales qui dominent les représentations du Nunavik, nous avons retenu comme support d’analyse les représentations du paysage des Inuit. Ce sont les photographies prises par les habitants du territoire[4] qui constituent le corpus de cette étude, et non des photographies des paysages du Nunavik prises par le chercheur ou autre acteur allochtone qui seraient soumises à des Inuit afin de recueillir leurs propres critères par photo-élicitation (par ex., Facciolli 2007; Hatt 2010; Luginbühl 1989). La méthodologie s’inscrit dans le protocole de photovoice (Bennett et Dardean sous presse; Wang 1997) en ce sens qu’elle repose sur la photographie des habitants du lieu eux-mêmes en tant que langage propre (Tsinhnahjinnie 2002), qu’elle associe le discours à l’image et procède à un feedback. En revanche, elle s’en distingue par l’absence d’un échantillon représentatif en amont (ou groupe de travail dont la participation est désignée), car notre intérêt de recherche porte autant sur la nature de l’échantillon spontané mobilisé que sur le contenu des photographies de paysage produites.

Pour ce qui est du corpus iconographique étudié, deux expériences photographiques des paysages du Nunavik par les Inuit ont été organisées pour cette étude. Il y a d’un côté l’oeil local et amateur avec une vocation de souvenir pour le cliché, et de l’autre l’oeuvre artistique et professionnelle du photographe inuk Yaaka Yaaka avec une vocation esthétique de la prise de vue. Comme il le dit: « J’aime prendre des photos pour leur beauté. Oui, c’est de l’art, je considère cela comme une forme d’art» (in Rogers 2010: en ligne, notre traduction). Dans la perspective du projet de parc national Tursujuq, deux communautés inuit concernées par ce futur développement ont été interrogées sur la localisation et la nature de leurs préférences paysagères. Deux concours photographiques ont été organisés à Umiujaq et Kuujjuarapik en 2009 et 2011. Au total, une centaine de photographies de paysages réalisée par les habitants du lieu a été collectée et constitue le corpus inuit étudié.

Quelle médiation avec les habitants inuit d’un parc national?

Après avoir démontré l’enjeu de l’imagibilité inuit des paysages, le second objectif de cette étude consiste à envisager la possibilité de sa prise en compte dans les processus d’aménagement touristique et de préservation, notamment celui des parcs nationaux au Nunavik. Telle est l’ambition du volet touristique du Plan Nord du Québec, qui stipule que: «La stratégie touristique repose sur une approche qui accorde la primauté aux acteurs, aux compétences et aux ressources du milieu» (Tourisme Québec 2011: 9). En effet, l’enjeu de l’imagibilité des paysages par les habitants eux-mêmes fait directement écho à celui du tourisme: une invitation au voyage attractive, permettant aux visiteurs et aux Inuit de se rencontrer in situ à travers leurs regards respectifs. Les cinq parcs nationaux prévus à l’horizon 2020 sont devenus les «cinq raisons» touristiques d’aller au Nunavik, et ils cristallisent ainsi des points de rencontres stratégiques.

Avant toute discussion sur le processus participatif de Parcs Nunavik, il est nécessaire d’expliquer dans quel contexte local il se déroule. En effet, le Nunavik est un territoire autochtone façonné par une trajectoire coloniale, faisant de lui aujourd’hui l’«hypercentre d’un questionnement civilisationnel» (Canobbio 2009: 13). Ainsi, la Convention de la Baie James et du Nord québécois (1975) lui a conféré un statut particulier. Depuis, ce territoire est géré en co-gouvernance, et donc marqué par la présence d’instances décisionnelles mixtes inuit et québécoises (l’Administration régionale Kativik et la Société Makivik), avec des jeux de rôles politiques, économiques et culturels complexes.

Dans le domaine des parcs nationaux, le Ministère du Développement Durable de l’Environnement et des Parcs (MDDEP) du Québec est doté d’un Service des Parcs qui assure la programmation et la planification des parcs en partenariat avec Parcs Nunavik, l’organisme qui en assurera la gestion par la suite. Cette structure spécifique aux parcs du Nunavik est une émanation de l’Administration régionale Kativik, qui assure la gestion, la protection et la réalisation d’activités de mise en valeur de tout parc nouvellement créé au Nunavik.

Parcs Nunavik est constitué de trois équipes: son siège social à Kuujuaq et ses deux antennes sur les lieux des parcs nationaux ouverts, Kangiqsujuaq (Pingualuit) et Kangiqsualujjaq (Kurrurjuaq) (Mireille Boulianne, com. pers. 2012). Au total, un effectif paritaire de 28 personnes, dont 14 Inuit. Au niveau des équipes de gestion délocalisées sur les sites de parcs nationaux ouverts au public, six des sept employés sont Inuit, occupant le poste de direction, deux postes administratifs, et incluant trois gardiens de parc. Au siège de Kuujjuaq, deux des neuf postes sont occupés par des Inuit, dont le poste exécutif de directeur des Ressources naturelles, environnement, territoires et parcs, et une technicienne administrative. On constate donc une parité entre Inuit et Eurocanadiens dans l’effectif de Parcs Nunavik, avec une délégation totale pour la gestion des parcs sur site, mais une représentation modérée au plan décisionnel au siège. Malgré cette «parité», force est de constater que l’essentiel des photographies des plaquettes touristiques et des sites Internet ont été produites par des non-Inuit, alors que les centres d’interprétation tendent de plus en plus à devenir un creuset commun qui attire la contribution photographique des habitants.

Un parc national est un projet occidental de territoire qui réside dans la création d’un écrin de paysage spécifique: «Des parcs pour protéger les beautés incomparables du Nunavik. […] Les parcs favoriseront l’essor du tourisme en facilitant l’accès aux attraits naturels les plus spectaculaires de la région» (Association Touristique du Nunavik 2009: en ligne). Bien qu’ils soient le plus souvent assortis de préoccupations écologiques, reste que le choix de la création d’un parc national repose sur des archétypes paysagers, justifiant le fait qu’ils soient ainsi soustraits au mode d’aménagement du territoire classique pour s’inscrire sous un régime de patrimonialisation spécial: «Un parc national, dans tous les pays du monde, consiste avant tout en un statut juridique de protection d’un site naturel, ou bien d’un élément culturel envisagé dans sa dimension esthétique et paysagère» (Depraz 2008: 133). Propos confirmés par le Service des parcs du Ministère du Développement Durable au sujet des parcs nationaux du Nunavik: «les paysages constituent l’une des raisons d’être de ces territoires protégés[5]» (Tardif 2011a: 13). Ainsi, à l’horizon 2020, cinq panoramas du Nunavik seront désormais désignés comme «parcs nationaux», circonscrivant cinq paysages estimés emblématiques pour le gouvernement du Québec (Figure 1). Les parcs des Pingualuit (un impact météoritique) et Kuururjuaq (la rivière et les Monts Torngat) sont déjà ouverts au public, tandis que Tursujuq (les cuestas du lac Guillaume-Delisle et le double impact météoritique du lac à l’Eau Claire) et Ulittaniujalik (le pic Pyramides) sont susceptibles d’ouvrir leurs portes à l’été 2013. Le projet de parc national de la Baie-aux-Feuilles est encore à l’étude.

Le paysage est donc fondateur de parcs nationaux et, au sens large, un «levier de développement de l’industrie touristique» (Paquette 2007: 46). Cette synergie paysage-tourisme met ainsi en vis-à-vis des visions et des usages culturels différents du territoire, soit le paysage vécu de ceux qui y habitent et le paysage du voyage des visiteurs. Qu’est-ce qui est beau pour qui? Pourquoi et comment? Que cela implique-t-il au moment de la création d’un parc national? Nous verrons quelles sont les étapes de médiation auxquelles sont conviés les Autochtones au Nunavik, notamment comment et à quel niveau ils participent à un projet de parc national, et ce que leurs clichés révèlent.

Depuis que le concept de développement durable est devenu un principe mondial d’action, la participation citoyenne est un leitmotiv omniprésent dans les discours politique: «La participation constitue la modalité la plus efficace pour l’intégration de tous ceux qui forment la communauté politique. […] C’est l’utopie d’une communauté qui n’abandonne pas son autonomie entre les mains de ceux qu’elle désigne pour les représenter» (Bevort 2002: 16-17). La prise en compte de l’avis des populations dans les opérations d’aménagement et d’environnement est inscrite par le législateur à différentes échelles: internationale[6], européenne[7] et nationale. Dans cette dynamique qui suscite un véritable engouement, précisons que la démarche n’est pas nouvelle au Québec où de nombreuses expériences de médiation ont été déjà développées (Buggey 2010; Domon 2009; Le Floch et Fortin sous presse).

On observe un large panel de démarches participatives, la plupart du temps classées selon le degré d’implication de la population et des acteurs en présence. Force est de reconnaître que pour les acteurs de l’aménagement, les initiateurs donc, la «participation» désigne plus une enveloppe (et/ou une caution morale) dont «l’objectif principal est de chercher à convaincre en faisant valoir la forme – “notre attitude est la transparence” – comme le fond – “nous détenons la bonne information”» (Le Floch et Fortin sous presse: 4). Parfois même, «le taux de non-participation est arrangé par certains comme un substitut de participation authentique. Leur véritable objectif n’est pas de permettre aux gens de participer ou de conduire des programmes de planification, mais de permettre aux acteurs d’éduquer ou de “soigner” les participants» (Arnstein 1969: 217, notre traduction).

Cela dit, face aux intentions participatives de la gouvernance durable, on observe de grandes variations dans les mises en oeuvre et les définitions de l’action participative à travers le monde (Cornvall 2008). Nous reprenons ici le classement des démarches participatives selon le degré d’implication de la population et des acteurs en présence, autrement dit à partir de formes de médiation allant du plus asymétrique au plus symétrique. L’information est le premier niveau, considéré comme participatif puisqu’à des fins pédagogiques, les informations et clefs de compréhension sont transmises aux administrés qui font la démarche d’en prendre connaissance, parfois dans le but de «ménager les susceptibilités» (Le Floch et Fortin sous presse: 4). À un second niveau, la consultation permet à l’administration de recueillir l’avis de la population, dont elle ne tient pas forcément compte. Ainsi, on peut caractériser la consultation comme un échange ascendant, asymétrique, telle l’enquête publique visant à faire émerger l’intérêt commun ou, à tout le moins, les aspirations dominantes. À un troisième niveau, la concertation est une association des différentes parties dans un processus d’échange coopératif avancé. Elle vise un dialogue dans les deux sens et repose sur une écoute réciproque dans le but de faire émerger un consensus. Au quatrième palier, la participation, véritablement symétrique, appelée également co-construction ou partenariat, vise la coproduction de connaissances ou l’établissement conjoint du cadre décisionnel, allant jusqu’à la décision elle-même. L’expertise d’usage de la population locale est ici questionnée et valorisée à chaque étape du processus décisionnel. Pour terminer, l’empowerment, cadre dans lequel les autorités appliquent les décisions prises par les citoyens, culmine au sommet de l’échelle de la participation.

Figure 1

Carte du Nunavik indiquant le périmètre des réserves et des parcs nationaux du Nunavik, le parc Tursujuq étant le plus vaste

Carte du Nunavik indiquant le périmètre des réserves et des parcs nationaux du Nunavik, le parc Tursujuq étant le plus vaste
(source: Parcs Nunavik 2012).

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Au regard de ces différents degrés d’implication de la population locale, quelle est la participation de celle-ci au processus de création d’un parc national au Nunavik? Une médiation oui, mais à quels niveaux du dossier et comment? Si l’intérêt de ces cinq vastes opérations de paysage offre des opportunités participatives au Nunavik, comment le MDDEP et Parcs Nunavik organisent-ils cette sollicitation auprès des habitants et qu’en résulte-t-il? Y a-t-il un recours à la photographie de ces derniers dans le processus?

Au Québec et au Nunavik donc, plusieurs étapes jalonnent la création d’un parc national (Tardif 2011a, 2011b, 2012a, 2012b). En termes sémantiques, on relève dans le dispositif qu’il est question de «consultation» et de «collaboration», et non de «concertation», ni de «participation».

Le développement et la gestion des parcs au Nunavik se font toujours en consultation et en collaboration avec les communautés concernées. Les agents locaux de liaison veillent à ce que les communautés soient tenues au courant de toutes les étapes de développement de chacun des projets de parcs et à ce que les connaissances locales soient transmises aux planificateurs de parcs de l’Administration régionale Kativik (ARK). De plus, des groupes de travail mis sur pied par l’ARK s’assurent que les représentants élus municipaux et les personnes intéressées aient la possibilité de contribuer à la prise de décisions concernant les projets de parcs avoisinants.

Parcs Nunavik 2012b: en ligne

Le projet initial d’un parc national est d’abord validé au préalable par l’administration du Nunavik dans le cadre de la Convention de la Baie James et du Nord québécois (CBJNQ), ainsi que dans celui des accords Sannarutik de 2002. Après avoir reçu l’accord des habitants des communautés concernées, il est porté par le Service des Parcs du MDDEP qui le soumet à consultation interministérielle dans le but de s’assurer de sa faisabilité. Primo, savoir si le territoire désigné peut être soustrait à d’autres usages tels que l’exploitation des ressources naturelles et, secundo, s’assurer que le milieu régional est bien demandeur.

La première étape consiste donc à consulter les communautés. Si la consultation est positive, s’ensuit la formation d’un groupe de travail mixte (coproduction de connaissances et relais local auprès de la population), dont le premier mandat consiste à délimiter l’aire d’étude et solliciter un toponyme local pour le Parc. La seconde étape qui préside à la création d’un parc national consiste en l’étude du terrain concerné. À la demande du MDDEP, un état des connaissances est réalisé par Parcs Nunavik en collaboration avec les membres du Service des Parcs (inventaires bibliographique et de données de terrain) et du groupe de travail local (Parcs Nunavik 2012a). Comme l’indique Parcs Nunavik (2012b: en ligne): «l’ARK est chargée de recueillir l’information concernant les milieux physique, naturel et humain pour chaque territoire à l’étude, en collaboration avec les aînés, les chasseurs, les citoyens concernés et les scientifiques». Différentes rencontres et temps d’échanges, relais d’information auprès de la population, sont organisés pour s’assurer que le projet est acceptable, notamment la localisation des sites ainsi que les axes de fréquentation privilégiés. À ce stade, les échanges relèvent du langage verbal et cartographique, généralement en anglais. Le document officiel est trilingue, restitué en anglais, en français et en inuktitut. Sur la base de cet état des connaissances, vient ensuite l’étape opérationnelle de planification avec le plan directeur provisoire, élaboré conjointement par le MDDEP et l’ARK (Parcs Nunavik). Ce plan propose une première formulation des limites du parc, de son plan de zonage et de son concept d’aménagement.

Ce pré-projet est alors présenté et soumis à la population par voie de consultation. Conformément à la Loi sur les Parcs, les audiences publiques consistent à «connaître l’opinion de la population» (ibid.). Les acteurs du parc présentent le projet (information), et toute personne ou association peut, d’une part, présenter un mémoire sur un sujet (validé néanmoins par le Service des Parcs du MDDEP), et d’autre part s’exprimer (consultation) afin que les avis divergents soient pris en considération. «À la lumière des résultats de l’audience, le Ministre peut demander au service des parcs d’ajuster le périmètre du futur parc, ou encore de modifier son zonage ou son aménagement, afin d’en accroître son acceptabilité sociale» (Tardif 2012a: 11). C’est ainsi que les audiences publiques du parc Tursujuq (juin 2009) ont accepté en 2012 la revendication d’intégrer les chutes Nastapoka.

À la demande de la Commission de la qualité de l’environnement Kativik et conformément à la CBJNQ, une étude d’impact social et environnemental est rédigée. Celle-ci est confiée à une expertise extérieure aux parties, et n’est donc pas réalisée par les Inuit. Sur le même principe que le plan directeur provisoire, cette étude est présentée à la population locale dans le cadre d’audiences publiques, où se rejoue le duo information-consultation (les deux étapes de consultation sont généralement groupées en une audience publique unique). Enfin, pour entériner le projet de parc, le MDDEP reprend les rênes pour sceller la décision par deux décrets gouvernementaux, l’un pour adopter le règlement qui établit le parc, l’autre pour intégrer le précédent au Règlement général sur les Parcs (Tardif 2012a: 11).

Le processus de création d’un parc national au Nunavik comprend donc la constitution de groupes de travail mixtes (participation désignée) très en amont, des enquêtes pour guider et alimenter un état des connaissances (point de vue interne) et une étude d’impact (point de vue externe), l’un et l’autre soumis à la consultation du grand public lors d’audiences (participation spontanée). Au stade de la gestion du parc, les clés sont remises aux mains des Inuit et l’on constate leur forte implication sur site, notamment dans la conception du centre d’interprétation des parcs (Mireille Boulianne, com. pers. 2012). Dans ce processus d’investigation auprès de la population, qu’il s’agisse des enquêtes ou des audiences publiques, on remarque également que les étapes de consultation sont majoritairement établies sur le mode cartographique et du langage verbal. À des fins touristiques, que peut donc apporter le langage non verbal des photographies des habitants du lieu, encore inexploitées dans ce processus participatif?

La participation des habitants à «l’image paysage»

Afin d’envisager la médiation entre acteurs d’un parc national et habitants de l’endroit du point de vue de la perception des paysages et par l’intermédiaire du langage photographique, nous présenterons l’expérience menée dans le cadre du parc national Tursujuq (Joliet 2012a, 2012b). Cette expérience a été développée parallèlement au processus officiel de la création du parc, de manière autonome. Dès le départ, les élus et les habitants des deux communautés inuit concernées par le projet ont bien perçu cette initiative comme extérieure au processus officiel, avec un positionnement neutre qui offrait un espace d’expression. Cette initiative a été développée au moment des premières audiences publiques du parc Tursujuq où a été exposé le document de l’état des connaissances en juin 2009 à Umiujaq et Kuujjuarapik. Elle a consisté en deux concours photographiques intitulés «Quel est mon paysage préféré?», portant sur un périmètre bien plus vaste que celui du parc, permettant ainsi de voir si les préférences paysagères se situaient à l’intérieur ou à l’extérieur du parc.

Le mode «concours» a été retenu pour plusieurs raisons. Tout d’abord parce qu’il fallait collecter les données iconographiques auprès des habitants en facilitant la participation individuelle à résultat collectif. Ensuite, parce que les concours (ou contest en anglais) sont une pratique très répandue et populaire au Nunavik, induisant bien sûr la motivation financière mais aussi la dimension ludique. Enfin parce que le mode concours définit de lui-même un échantillon spontané de participants motivés par la question de la beauté de ses paysages.

Le premier concours s’est déroulé d’août 2009 à août 2010 à Umiujaq, et d’août 2010 à août 2011 à Kuujjuarapik. Sur le temps d’une année, chacun de ces concours a été relayé par la rencontre avec les élus, des annonces radio traduites en inuktitut par les habitants et des articles dans la presse régionale (Makivik Magazine et Nunatsiaq News). Chaque participant a pu soumettre une photographie de son choix, et donc parfois plusieurs clichés par famille. La sélection de chacun pouvait consister à extraire une photographie existante de son album personnel, ou bien à faire un cliché pour l’occasion. La soumission de chaque cliché était validée par une fiche de référence où l’auteur devait, outre son état civil, mentionner le site de la prise de vue sur une carte et expliciter en une phrase les raisons de sa préférence paysagère. Ce temps de réception devait être bref, afin de favoriser la participation des habitants glissée entre les autres activités de leur journée.

En vue d’organiser un prix du jury et un prix du public, deux jurys ont été organisés pour sélectionner les lauréats (et initier des filtres d’appréciation sur les clichés): l’un avec les acteurs du projet national (MDDEP, Parcs Nunavik), le garant culturel inuit (Institut Culturel Avataq) auxquels s’ajoutaient deux membres inuit, photographes. Ceci dans le but d’impliquer les parties prenantes dans les préférences paysagères des habitants. Le second jury était constitué des habitants eux-mêmes, participants ou non, chargés de décerner le Prix du public. Par conséquent, ce stade préparatoire des données a concerné un public inuit et impliqué un jury mixte. En termes de résultats quantitatifs, 63 photographies ont été soumises à Umiujaq (15% de la population de la communauté) qui est le village riverain du parc, et 32 photographies à Kuujjuarapik (moins de 5% de la population de la communauté) qui est distant de 100 km de la limite sud du parc, mais concerné par une fréquentation traditionnelle de ses paysages et qui deviendra une des deux entrées du parc national.

Sur le plan du contenu, ce corpus est apparu comme un «paysage “kaléidoscope” dont l’animation participante a révélé certaines interactions, entre objets ou éléments et des usages et des pratiques» (Paradis et Lelli 2010: en ligne). Ce kaléidoscope a été analysé à deux niveaux (Joliet 2012b). Tout d’abord l’analyse de la localisation géographique des préférences, qui a mis en évidence des sites emblématiques par leur récurrence (Figure 2), à savoir un attachement profond aux plages des villages (le référent maritime), à l’accès nord du lac Guillaume Delisle dominé par ses hautes falaises, ainsi qu’aux chutes de la rivière Nastapoka. À l’inverse, la non-représentation du rocher qui a donné son nom à Umiujaq («qui ressemble à un bateau»), de l’accès maritime du lac appelé le Goulet, de l’ancien poste de traite et du village, ou encore de la moitié est du parc autour du lac à l’Eau Claire, témoigne d’un certain désintérêt.

L’analyse qualitative des motifs paysagers[8] privilégiés par les habitants révèle que ce sont uniquement les scènes de nature qui font paysage. A contrario, les villages ne font pas «paysage», n’étant jamais représentés. Toutefois, on remarque que les activités anthropiques figurent dans les images de paysages (Figure 3), comme les campements, les bateaux, les quatre-roues[9] ou les séchoirs à poissons, ce qui atteste d’une vision socialisée de la nature (Descola 2005; Therrien 2007). D’un côté, on observe un attachement particulier aux forces de la nature, où l’échelle monumentale et la temporalité géologique des éléments du milieu apparaissent comme une expression de l’identité inuit ancestrale, telles que la grandeur des falaises du lac Guillaume-Delisle et des chutes de la Nastapoka (Figures 4 et 5). De l’autre côté, on constate une temporalité fugitive (Figures 6 et 7). Le goût pour les mouvements dans le paysage, celui de la lumière (arc-en-ciel, couchers de soleil) et de l’eau (miroir ou vive), des états de la neige, de la météorologie (nuages) et des saisons (végétation) attestent également d’une identification personnelle et collective aux changements perpétuels qui régissent et mettent en scène leur univers de vie quotidien (Antomarchi à paraître; Collignon 1996).

Sur le plan de la participation, on peut noter une forte implication des habitants (à Umiujaq surtout) avec un taux de participation relativement élevé. Dans le cas de l’effectif restreint de Kuujjurapik et Whapmagoostui (deux villages au même endroit), nous pensons que leur éloignement du parc ainsi que la double composition autochtone inuit et cri se sont avérés des facteurs limitatifs. Au demeurant, les autres niveaux de participation du public se sont avérés un échec de mobilisation: l’élection du Prix du public et le feedback consécutif aux concours ont été très peu suivis. Cet échec est sans doute attribuable à la non-rétribution financière de ces niveaux de sollicitation, sachant que les enquêtes, les groupes de travail, les concours au Nunavik obtiennent presque officiellement des rétributions aujourd’hui. Par contre, la réussite que constitue le nombre de photographies proposées peut être attribuée à la motivation pécuniaire des prix. Mais il reste que les Inuit, en élisant l’un d’entre eux, votent surtout contre les autres. Ceci d’autant que l’avis de la minorité a chez les Inuit un sens opposé à celle qui prévaut en Occident: ce n’est pas la majorité qui prime; l’opinion individuelle prévaut (Martin 2003).

Figure 2

Carte localisant les clichés des habitants d’Umiujaq montrant la sélection des sites paysagers à l’intérieur ou à l’extérieur du périmètre du parc national Tursujuq

Carte localisant les clichés des habitants d’Umiujaq montrant la sélection des sites paysagers à l’intérieur ou à l’extérieur du périmètre du parc national Tursujuq

Les photographies se concentraient autour du village avec des cônes visuels tournés vers la Baie d’Hudson et l’accès nord du lac Guillaume Delisle, sur le site des chutes de la Nastapoka. Aucun cliché ne fut pris à l’est de cette partie du parc non fréquentée par les Inuit.

(source: Joliet 2012: 53)

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Figure 3

La nature socialisée. Photo: courtoisie de Mina Esperon.

La nature socialisée. Photo: courtoisie de Mina Esperon.

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Figure 4

La monumentalité des falaises du lac Guillaume-Delisle. Photo: courtoisie de Julia Tukalak.

La monumentalité des falaises du lac Guillaume-Delisle. Photo: courtoisie de Julia Tukalak.

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Figure 5

La grandeur des chutes de la Nastapoka. Photo: courtoisie de Mary Ann Tukalak.

La grandeur des chutes de la Nastapoka. Photo: courtoisie de Mary Ann Tukalak.

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Figure 6

Soleil couchant sur paysage avec premières neiges. Photo: courtoisie de Karula Sala.

Soleil couchant sur paysage avec premières neiges. Photo: courtoisie de Karula Sala.

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Figure 7

L’importance des ciels et de la lecture des nuages. Photo: courtoisie d’Annie Tookalook.

L’importance des ciels et de la lecture des nuages. Photo: courtoisie d’Annie Tookalook.

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Discussion

Compte tenu du fait que cette étude a été menée parallèlement au processus officiel de création du parc national Tursujuq, qu’aurait pu apporter ce témoignage photographique? À quel niveau de participation? Dans cette section, nous discuterons des limites d’ordre général liées au processus de participation en tant que tel, ainsi que des limites et des perspectives d’ordre iconographique.

Au terme de cette expérience photographique participative menée auprès des habitants parallèlement au processus officiel de création du parc national Tursujuq, plusieurs observations sont possibles. En premier lieu, le caractère parfois obligé de la consultation qui exige une disponibilité du public: aujourd’hui la population n’est plus simplement autorisée à accéder à toutes les informations d’un projet, mais désormais sollicitée pour s’impliquer. Or cette proposition est parfois perçue comme une obligation, «participez, c’est un ordre!» (Blanchet 2001: en ligne). On observe effectivement que la population n’est pas toujours motivée pour jouer un rôle et trouver du temps pour participer (ibid.). Si la possession de l’appareil photographique n’est pas un problème compte tenu du bon taux d’équipement des Inuit, la question du temps à consacrer à la prise de vue et à la soumission des photos se pose rapidement. On assiste à des réticences pour manque de temps ou de motivation; la mise en jeu d’un prix peut permettre de stimuler l’investissement.

Les personnes occupées s’avèrent les moins nombreuses à trouver le temps pour venir s’exprimer. Notre expérience soulève également la question de l’âge des participants, et celle de la diversité des catégories socioprofessionnelles qui ont exprimé leur point de vue. Constamment, la question de la représentativité se noue aux démarches participatives. «Dans la plupart des démarches de consultation et de planification participantes, il arrive souvent que, pour des raisons pratiques, les voix d’un petit nombre deviennent celles qui en représenteront d’autres, qu’elles soient les communautés pauvres ou “indifférenciées”. Ceci amène à la question plus vaste de la représentation et de la voix» (Cornvall 2008: 277, notre traduction). Blanchet (2001: en ligne) l’atteste en remarquant que: «La participation de tous est souvent difficile car la voix de certains est prépondérante, hommes/ femmes, vieux/ jeunes, intellectuels/ paysans ou chasseurs». Toutefois, il nous semble essentiel de rappeler l’aménité sociale qu’apporte le processus de concertation et de médiation, car au-delà d’une quête de la représentativité homogène des participants, c’est la spontanéité de l’échantillon qui prévalait dans notre recherche.

La question de l’échelle du projet est déterminante et peut s’avérer un second facteur limitatif. Les dispositifs participatifs sont plus difficilement réalisables sur des territoires vastes, les habitants se sentant moins concernés d’une part, et les dimensions se prêtant plus à des documents de planification qu’à un «paysage vécu» d’autre part. Souvent considérée comme un idéal du projet participatif, la co-construction est jusqu’ici toujours réalisée sur des projets à petite échelle (sentiers d’interprétation, aménagements urbains, écolodge ou éco-quartiers) et se heurte de fait, lors d’expériences à des échelles plus vastes, à deux restrictions essentielles. La première est celle des principes constitutionnels de la démocratie représentative et de la légitimité de l’élection: ce sont les élus qui représentent l’intérêt commun et qui, à ce titre, prennent les décisions. La seconde restriction qu’impose la grande échelle est le manque d’impact direct des décisions prises sur la vie des administrés, ce qui entraîne des difficultés de mobilisation des participants. En matière de projet territorial, les enjeux sont autres; on se situe dans une vision prospective sur le long terme, un acte de planification plus qu’un assemblage de sites paysagers. Ce type de concertation entraîne des démarches plus lourdes, un surcroît de temps pour les différentes étapes de participation des acteurs et de la population (Blanchet 2001; Zirari 2006). La troisième limite est celle de l’opposition de principe, résumée par le phénomène «NIMBY» (Not In My Backyard, «Pas chez moi, pas dans ma cour», notre traduction) qui consiste à rejeter le projet par défense de principe de l’intérêt personnel, en excluant celle de l’intérêt commun.

Enfin, à ces facteurs limitatifs s’ajoute la dimension culturelle pour interpréter les images. La notion de démocratie participative occidentale ne coïncide pas telle quelle avec celle de l’organisation communautaire qui régit le monde inuit (Martin 2003) ou encore d’autres peuples autochtones (Deroche 2008). Le contexte culturel des démarches de médiation s’avère déterminant quant à leur mise en place et leurs résultats, ainsi que l’ont constaté Blanchet (2001) au Togo, Zirari (2006) au Maroc et Bandyopadhyay (2005) en Inde. A fortiori la représentation photographique, qui n’est pas traditionnelle pour les Inuit, cristallise une saisie du monde spécifique. Or la cosmologie inuit repose sur une imbrication étroite entre les hommes et leur environnement qui relève de la corporéité (Antomarchi 2012; Collignon 1996; Therrien 2005). L’interprétation des motifs paysagers doit donc être menée conjointement à l’équation touristique, avec la nécessité de s’accorder, car les «offres de séjour [du nord québécois] sont extrêmement prometteuses, mais ne répondent pas toujours aux aspirations des hôtes» (Blangy et al. 2010 : 69). «Conjointement» ne signifie pas nivellement culturel; «cette reconnaissance de nation à nation signale que le dialogue est possible non pas tant parce qu’il y a eu métissage des points de vue, mais bien parce que chaque groupe s’est investi dans l’entretien de ses propres frontières» (Desbiens 2009: 8).

Pour en appeler à la population locale lors d’un projet touristique, nous soulignons donc l’intérêt de questionner l’image, de procéder à un concours, afin que se mobilisent ceux qui se sentent investis. Il s’agit d’une incitation participative à développer en amont du projet, en même temps que la création du groupe de travail local (échantillon représentatif). Les résultats de l’imagibilité inuit des paysages du parc Tursujuq mériteraient de figurer dans l’état des connaissances, d’orienter le plan directeur d’aménagement ainsi que le périmètre du parc. Pour finir, le kaléidoscope paysager présenté par les Inuit pourrait figurer sous forme de diaporama dans les centres d’interprétation, constituant ainsi une approche attractive pour les visiteurs, le regard de l’Autre sur l’Ailleurs.

Conclusion

L’imagibilité inuit qui se met en place au Nunavik tend de plus en plus à être à la fois objet d’étude et d’enjeu identitaire, en ce qu’elle renvoie de visibilité pour soi et à l’Autre. Autrement dit, deux réalités se superposent sur un même territoire, ici sur des paysages à partager dans le périmètre de parcs nationaux arctiques. L’image a quelque chose qui semble transcender les obstacles linguistiques, tel un dénominateur commun, une évidence. Or, le choix des images de paysages par les Inuit révèle les raisons et les désirs d’«être» et d’«avoir» de leur société.

La photographie se présente donc comme un outil participatif intéressant. La création de données ainsi que leur analyse dans le parc Tursujuq a permis d’aborder la perception et la représentation des habitants de deux communautés concernées par le projet (Umiujaq, Kuujjuarapik-Whapmagoostui). Elle a mis en image les sites emblématiques du périmètre envisagé. Par les lieux et les motifs photographiés, on peut lire la signification d’un territoire désiré. Celle-ci peut amener les acteurs à en modifier les contours, à visiter les lieux des portraits, à rehausser sa toponymie. L’imagibilité inuit peut également servir de levier participatif à de nombreux projets d’aménagement touristique ou de conservation en cours dans le cadre du Plan Nord actuel.