Corps de l’article

« À publier d’urgence » : c’est par ces mots que Dominique Aury, déjà lectrice chez Gallimard mais pas encore auteur d’Histoire d’O[1], résumait à l’automne de 1950 l’impression que lui avait faite le manuscrit anonyme d’un énorme roman intitulé Les deux étendards et qu’elle venait de dévorer, si l’on en croit la rumeur, en une seule nuit. Cause gagnée en apparence (quelques mois après, le livre paraissait effectivement), mais en apparence seulement. Car un demi-siècle plus tard, tout se passe en fait comme si ce roman n’avait jamais existé et comme si son auteur, le journaliste, critique de cinéma et ancienne vedette de la collaboration Lucien Rebatet, n’avait jamais été un écrivain. Étrange paradoxe : dans un monde où nul n’ose plus nier le génie de Céline, où il est de bon ton de s’intéresser à Drieu, où Brasillach lui-même, pourtant romancier de second ordre, bénéficie d’une espèce de reconnaissance, Les deux étendards, qui ont enthousiasmé tant de bons esprits (depuis George Steiner jusqu’à Étiemble en passant par un Paulhan qui savait tout de même ce qu’était la littérature), sont victimes d’une situation éditoriale et critique qui les fait ignorer de l’immense majorité du lectorat. Et le nom même de leur auteur ne peut être prononcé sans susciter l’indignation obligatoire qui aussitôt clôt le débat, confortant le mur de silence qui entoure l’oeuvre : Rebatet ou la figure de l’opprobre par excellence.

Il l’a, il est vrai, bien cherché. C’est qu’au-delà d’un passé collaborationniste, certes particulièrement voyant, mais qu’il partage avec tant d’autres qui ont su par la suite se dédouaner, il est entré en littérature de façon fracassante à l’été de 1942 par un violent pamphlet pronazi dont l’aura sulfureuse ne s’est par la suite jamais effacée : Les décombres. Et il n’y a pas de doute que son destin s’est noué là, comme il l’a d’ailleurs toujours su : homme de culture, meilleur critique de cinéma de sa génération, historien de la musique, romancier de première force au moins pour Les deux étendards, il demeure à jamais l’auteur de ces trop fameux Décombres. Et c’est l’image forgée par ce livre en effet parfois ignoble, mais que personne aujourd’hui n’a lu, qui occulte jusqu’à l’existence du romancier ou, pire encore, laisse croire qu’il n’y aurait aucun intérêt à le lire. Situation exactement inverse de celle de Céline dont Bagatelles pour un massacre et surtout L’école des cadavres ne sont assurément pas des livres moins scandaleux, mais dont le génie s’était déjà largement imposé sur la scène littéraire dès avant sa chute catastrophique dans le délire antisémite.

L’esthète et le critique

Rien pourtant dans la première partie de la vie de Rebatet ne semblait le vouer à connaître un jour ce destin de mouton noir. Né en 1903 à Moras‑en‑Valloire dans la Drôme, fils d’un notaire républicain, mais d’ascendance maternelle cléricale et réactionnaire, il fut comme tant d’autres un élève des Pères et c’est son séjour comme interne au collège des Maristes de Saint‑Chamond qui, sans doute, a façonné sa personnalité de façon décisive. Il y apprend en effet cette haine du christianisme dont il ne se départira jamais en même temps que l’amour de la poésie que lui enseigne la lecture, plus ou moins clandestine, de Baudelaire, de Verlaine ou de Rimbaud. Naît alors en lui l’idée, au demeurant si bien partagée parmi les jeunes bourgeois de sa génération, que la littérature et l’art seuls donnent sens à la vie. Et c’est pourquoi importent peu au fond les détails de sa biographie dans les années qui suivent : étudiant parisien en philosophie pionnant pour gagner sa vie ou agent d’assurances besogneux, il est alors un bohème avant tout, fasciné par le monde nocturne de Montparnasse et dont la vie véritable est intellectuelle et artistique. Vie dont on devine aisément que, dans un tel contexte, elle ne sacrifiait guère aux valeurs du traditionalisme, était au contraire agressivement moderne. Non que Rebatet méprise le trésor de l’art occidental : sa dilection pour les opéras de Mozart ne se démentira jamais et il comptera ses innombrables visites au Louvre parmi les meilleurs moments de sa vie. Mais comme il le dira dans Les deux étendards : « La guerre avait contraint les hommes à des travaux de géants. Ils se retrouvaient avec des instruments si nouveaux et si puissants dans les mains qu’ils imaginaient venu le temps de réinventer le monde[2] ». De là ses choix, qui sont de rupture quand ils ne sont pas de défi : c’est à Matisse, à Picasso et aux « expressionnistes juifs[3] » que lui semble confié le flambeau de l’art vivant, comme la littérature des temps nouveaux, génialement inaugurée par un Proust qui venait à peine de mourir, lui paraît jouer sa vraie chance dans l’aventure surréaliste (il s’essaiera d’ailleurs à l’écriture automatique). Mais plus que tout, c’est la musique qui nourrit ce goût profond pour la modernité : communiant depuis l’adolescence dans le culte de Wagner, tenant à l’époque (avec presque toute l’avant-garde) l’art debussyste pour un moment admirable mais dépassé, il suit avec passion la dérive contemporaine du chromatisme wagnérien vers l’atonalisme, tout en saluant du même mouvement l’immense apport d’un Stravinski dans les rythmes et les timbres. On comprend que des années plus tard, évoquant la joie qu’il avait eue à vivre sa jeunesse « dans un tel âge du monde », il se soit écrié : « Hosanna à ce siècle vivace et généreux[4] ». Sentiment qu’il résumera encore dans son grand roman d’une phrase fulgurante et qui dit tout : « Nous avions Rimbaud pour Ezéchiel[5]. » Rimbaud, le véritable Dieu du surréalisme et l’icône alors de toute modernité.

C’est donc très naturellement qu’à l’aurore des années 1930, Rebatet va trouver sa voie dans la critique d’art. Il entre en effet à L’Action française pour y tenir, dans un premier temps, la rubrique des concerts. C’est le début d’une carrière en un sens paradoxale puisqu’elle va l’amener à se faire le défenseur de l’art moderne dans les colonnes d’une presse maurrassienne vouée jusqu’alors à l’exaltation de tous les traditionalismes, à ce qu’il nommera plus tard « l’esthétique mistralienne ou néo-classique de la maison », merveilleusement adaptée selon lui aux « moeurs des Jeunes Filles Royalistes, à leurs virginités quadragénaires[6] ». Il est vrai que son entrée au quotidien monarchiste avait été le fait du hasard et qu’elle n’avait revêtu à peu près aucune dimension idéologique. Sans doute éprouvait-il une certaine sympathie pour un mouvement qui lui semblait marqué du sceau de l’anticonformisme et dont les orientations pouvaient flatter en lui l’aristocratisme du bohème et de l’esthète. Mais ce n’en serait pas moins une erreur d’interpréter son entrée dans la presse maurrassienne en termes politiques, la cause en étant plutôt à chercher dans le souci des responsables du journal de rajeunir leur équipe en s’adressant à des jeunes gens talentueux (au nombre desquels on comptait par exemple Brasillach). Quoi qu’il en soit, Rebatet va s’imposer en quelques années comme un des premiers critiques d’art de la capitale, multipliant les chroniques très au-delà de L’Action française et dans les domaines les plus divers : musique, peinture contemporaine (à La revue universelle), littérature (à Radio magazine) et surtout cinéma, sous le pseudonyme vite célèbre de François Vinneuil.

Il faut s’arrêter un instant à cette dernière activité, car on peut dire sans exagération que François Vinneuil, premier visage public de Lucien Rebatet, en a sans doute été aussi le meilleur. C’est en février 1930 qu’il inaugure à L’Action française cette rubrique nouvelle, en avril 1932 qu’il y joint la chronique du film à Je suis partout, hebdomadaire fondé depuis peu et représentatif d’une droite intellectuelle d’esprit maurrassien, mais loin alors du brûlot politique qu’il devait devenir. Ces dates ne sont pas indifférentes. Rebatet entame sa carrière de critique de cinéma à l’heure où le système français de production, naguère le premier du monde, connaît une crise profonde et où le septième art lui-même, bouleversé par l’apparition récente du parlant, connaît un problème de définition souvent vécu comme une question de vie ou de mort (nombreux sont ceux, et non des moindres, qui croient que la disparition du muet signifie la fin de l’art de l’écran). Sur ces deux points, l’intervention de Rebatet — ou plutôt celle de François Vinneuil — revêt une portée indéniable. D’une intégrité reconnue, imperméable aux interventions occultes qui transformaient trop souvent la critique de cinéma en une publicité déguisée, il ne cesse de dénoncer un système de production à la fois faible et corrompu qui, à la différence de ce qui se passait en Allemagne ou aux États-Unis, constituait un véritable obstacle à la création. Mais surtout, l’ensemble de ses chroniques révèle une réflexion sur l’esthétique du film qui le situe en la matière au tout premier rang et dont l’importance historique est considérable puisque, vingt ans plus tard, elle exercera encore son influence sur les Cahiers du cinéma et la Nouvelle Vague. Rebatet part du constat que le bilan du cinéma, surtout en France, « a cessé d’être encourageant du jour où le film doué de la parole a conquis le droit de cité[7] » ; et il ne fait pas faute d’appeler les cinéastes à retrouver « la cadence purement visuelle de jadis » en leur rappelant à quel point l’image peut être « d’une foudroyante brièveté, d’un prodigieux rayonnement[8] ». Opinion partagée, on l’a dit : un Chaplin regrettera publiquement l’assassinat par le film sonore de l’art séculaire de la pantomime et ne consentira (et encore) à tourner un véritable parlant qu’en 1940 avec Le dictateur. La position de Rebatet, toutefois, est notablement différente : s’il constate la réalité de la crise esthétique ouverte par la disparition du muet, ce n’est pas pour adopter une attitude passéiste. « Personne, note-t-il, ne songe plus à nier les enrichissements apportés à l’écran par la musique, les bruits, la voix ». Mais ce qu’à ses yeux il faut éviter à tout prix, c’est que l’image devienne la simple servante de la parole, ce qui reviendrait à abandonner toute ambition esthétique propre à l’écran et à ouvrir la voie à l’exploitation par le cinéma du pire matériau dramaturgique, comme on ne le voyait que trop dans le cinéma français. À cet égard, les mots dont il use disent tout : selon lui, les enrichissements apportés par le parlant tiennent certes à la musique (il est vrai qu’elle accompagnait déjà le film muet) mais aussi à la voix (ce qui ne veut pas dire au dialogue) et aux bruits. C’est dans une dialectique de l’image et de la bande son dans sa totalité que Rebatet voit donc le salut de l’art de l’écran — voie qu’exploraient à l’époque de trop rares films comme Le testament du Docteur Mabuse de Lang, dont il dira précisément qu’il était « un des huit ou dix hommes d’Europe qui soient à leur place naturelle dans le cinéma ». En quoi il se montrait fidèle à lui-même : pas plus qu’en musique ou en littérature il ne rêvait à un impossible retour au passé, s’efforçant au contraire de définir les conditions stylistiques d’un cinéma de l’avenir, comme Wagner avait jadis ouvert la route à la musique de l’avenir. Et il apparaissait ainsi, bien qu’il n’en ait nulle part affiché la prétention, comme un véritable théoricien du septième art, soucieux de tracer les contours d’une esthétique proprement filmique, capable de sauvegarder à l’âge du parlant les admirables conquêtes du muet. De là son goût pour le film américain[9], dont le génie visuel ne s’était jamais démenti. De là surtout son affirmation plus d’une fois réitérée que le film existe (ou n’existe pas) par sa seule mise en scène et que le cinéaste en est donc de plein droit le véritable auteur. Modernité d’une esthétique : vingt ans plus tard, les Cahiers du cinéma[10] et la Nouvelle Vague ne diront pas autre chose[11].

L’adhésion au fascisme

C’est pourtant cet homme de culture, ce tenant sans réserve de toutes les aventures de l’art moderne qui allait devenir le symbole même de la compromission avec le nazisme d’une partie importante de l’intelligentsia française. Rupture et reniement si importants qu’il est tentant, comme on l’a fait, d’y voir une espèce de mystère. Mais encore faut-il s’entendre : si l’on veut parler de l’adhésion sans limite à une doctrine qui se donnait alors pour révolutionnaire, du sacrifice de la culture à l’exigence politique, alors la dérive de Rebatet n’a rien de mystérieux. Elle est au contraire tristement banale puisqu’elle n’est qu’un des innombrables visages de l’illusion totalitaire qui s’est emparée d’une grande partie des intellectuels européens en ces années tragiques de la première moitié du XXe siècle.

Les faits, ici, parlent d’eux-mêmes. Il ne faut pas trop donner d’importance à un héritage familial en partie maurrassien, d’abord parce qu’il n’empêche pas Rebatet de demeurer longtemps étranger, ou à peu près, à la chose politique, ensuite parce qu’on sait bien que le maurrassisme a pu mener les hommes de sa génération aux choix et aux aventures idéologiques les plus divers. Autrement décisive semble avoir été chez lui une haine de son milieu et du conformisme bourgeois dont l’ensemble de ses écrits ne cessera de témoigner avec éclat. Héritage du mépris artiste du siècle précédent pour le bourgeois philistin, manifestation peut-être d’une véritable haine de soi, et d’ailleurs fort bien partagée dans la génération de l’entre-deux-guerres, cette haine aurait pu le mener au communisme ; ce qui l’en détourna, ce fut sans doute un certain dandysme intellectuel (comme ce fut le cas pour Drieu, ou Aragon du temps qu’il parlait de Moscou la gâteuse) et aussi probablement, sur la réalité de l’U.R.S.S., un savoir qui demeurait à peu près inaccessible à ceux de ses contemporains qui avaient choisi la gauche, en ces temps où chaque camp s’employait d’abord à dissimuler les crimes des siens. Mais cette hostilité intransigeante au communisme, dont Rebatet ne se départit jamais, n’allait lui laisser d’autre issue que l’engagement dans le camp du fascisme dès lors que l’urgence du politique s’imposerait à lui et que le régime républicain, identifié d’ailleurs dès l’origine à cette bourgeoisie tant honnie, lui apparaîtrait de surcroît comme engagé irrémédiablement dans la voie de l’impuissance et de l’abaissement. Or ce constat, Rebatet le fait (ou croit le faire) au milieu des années 1930 quand, face au volontarisme et aux succès claironnés des régimes totalitaires, la IIIe République a l’air décidément incapable de relever les multiples défis de l’époque. De là son adhésion progressive à l’idée d’une révolution fasciste qui lui semble l’ardente nécessité de l’époque, adhésion dont on peut suivre les manifestations de plus en plus voyantes dans les colonnes d’un Je suis partout devenu de son côté un journal de combat. À partir de là, les étapes de son entrée en politique allaient en quelque sorte de soi : lutte contre un Front populaire tenu pour pur processus de dissolution et dont la dimension réformatrice est absolument méconnue, développement d’un antisémitisme de plus en plus obsessionnel, affirmation face à l’Allemagne d’une position pacifiste dès avant la crise de Munich. Aux approches de la Deuxième Guerre mondiale, Lucien Rebatet, naguère exclusivement critique d’art, s’est ainsi mué en un journaliste politique de premier plan — et aux sympathies fascistes clairement affirmées.

Son attitude pendant l’Occupation, dès lors, était prévisible. Nationaliste de stricte observance jusqu’à la défaite, il tire vite les conséquences de celle-ci : persuadé que l’Allemagne a pour sa part accompli cette révolution fasciste qui lui semble la seule voie du salut, il appelle à une collaboration complète au nom d’une espèce d’internationalisme dont il ne tarde pas à penser que les gens de Vichy ne veulent à aucun prix par réaction, comme il le dira bientôt, « non point de Français mais de bourgeois ». Il va donc se rallier aux groupes parisiens partisans de la collaboration totale et être de ceux qui, dans la capitale occupée, vont relancer Je suis partout pour le mettre au service de cette cause. Attitude extrémiste assumée comme en manière de défi et que la guerre germano-soviétique allait encore exaspérer dans la mesure où, pour Rebatet, elle donnait au conflit mondial toute sa logique : d’un côté, l’alliance de la réaction bourgeoise avec la barbarie soviétique, de l’autre, l’espérance incarnée par une révolution fasciste européenne et populaire. Que Vichy prétende se tenir à l’écart d’un tel conflit, voilà qui n’était pas supportable. Et c’est ainsi que Rebatet se jeta dans la mêlée en publiant à l’été de 1942, au fort de l’offensive allemande en Russie, son fameux pamphlet Les décombres, geste irrémédiable qui allait sceller définitivement son destin.

Car le paradoxe de ce livre foisonnant (et d’ailleurs très inégal), c’est que la cible principale n’en est pas tant la gauche, politique ou intellectuelle, que la droite pétainiste qu’un préjugé superficiel aurait pourtant pu tenir pour le propre camp de Rebatet — ce qui lui vaudra de rester presque complètement isolé quand viendront pour lui les temps difficiles. L’ouvrage traite successivement des années de déclin de la IIIe République et de la marche vers la guerre, de la campagne de 1940 vue à travers l’expérience de l’auteur lui-même et, enfin, de Vichy ainsi que de la situation de l’Europe en cette troisième année de conflit (c’est là, bien entendu, que l’appel à la collaboration, lancé en manière de conclusion, retentit avec le plus de force). Or, si la République, sa politique étrangère incohérente, les partis de gauche, le briandisme ou le Front populaire y sont l’objet des attaques que l’on pouvait attendre, les cibles sur lesquelles l’auteur s’acharne avec la délectation la plus visible n’en sont pas moins ce que la droite traditionnelle vénérait le mieux : catholicisme institutionnel, figures et totems de la réaction et, par-dessus tout peut-être, caste militaire ou généraux de jésuitière (l’expression « ganache militaire » est récurrente dans le livre[12]). C’est ainsi qu’au-delà des pages burlesques décrivant l’invraisemblable confusion de l’armée française, la part du livre consacrée à l’année 1940 vaut peut-être surtout par le récit du bref passage de Rebatet dans les services de renseignements, poste d’observation privilégié qui lui permet de brosser un tableau peint au vitriol de la sottise et de l’arrogance des hauts cadres de l’armée. Mais le coeur de cette polémique contre ce qu’on aurait pu croire le milieu politique naturel de Rebatet se situe indéniablement dans le chapitre intitulé « Au sein de l’inaction française », texte décisif qui, plus que tout autre, consomma sa rupture avec la majeure partie de la droite intellectuelle — et bien au-delà des années de l’Occupation.

C’est que dans ces pages virulentes, Rebatet ne s’attaquait pas seulement aux reculs perpétuels du mouvement maurrassien, au contraste entre ses appels récurrents à l’action et une frilosité confinant à l’immobilisme devant les occasions réelles : il s’en prenait à la personne même de Maurras que, secrétaire de L’Action française, il avait pu quotidiennement approcher durant de longs mois et dont il trace un portrait rien moins que flatté. Il en ressort en effet l’image d’un soi-disant révolutionnaire qui ne l’était guère qu’en paroles (particulièrement savoureuses sont les pages où on le voit occuper la soirée du 6 février 1934 à corriger un poème provençal), d’un prétendu meneur d’hommes prisonnier d’un milieu réactionnaire qui n’était guère qu’un cabinet des Antiques, d’un journaliste incapable de livrer sa copie dans les délais, rendant ainsi son journal inapte à diffuser à temps ses mots d’ordre. Or, aux yeux de Rebatet, les conséquences d’un tel état de choses ont été graves, à la mesure de l’influence que Maurras et L’Action française ont exercée. Car, d’une part, cette inaction maurrassienne a contribué à celle de l’ensemble des groupes nationalistes, pourtant instruments possibles d’une révolution fasciste à la française, mais auxquels L’Action française fournissait sans cesse d’excellentes raisons de ne pas agir ; et, d’autre part, le prestige usurpé de Maurras a maintenu la prédominance du mouvement qu’il dirigeait, empêché le développement de groupes qui eussent été autrement dynamiques, maintenu en vie des dogmes néfastes comme celui d’un antigermanisme de principe qui, au moment où Rebatet lançait Les décombres, ne pouvait évidemment lui apparaître que comme un obstacle et une dérision. En effet, ce n’est pas l’analyse intellectuelle de Maurras que Rebatet remet en cause ; bien au contraire, ce qu’il reproche au fondateur de L’Action française, c’est d’avoir contribué à désarmer ceux qui auraient pu tirer les conséquences de ses propres principes et d’avoir ainsi poussé la France de 1942 dans l’impasse mortelle d’une politique réactionnaire et archaïque, hostile en fait à toute révolution fasciste européenne. Logique profonde d’une attitude : la haine de la bourgeoisie possédante et du conformisme intellectuel liait indéniablement ce nouveau Rebatet à l’esthète avant-gardiste des années 1920. Mais cette fois, elle le précipitait tout droit dans l’illusion totalitaire.

Le délire antisémite

Rien cependant dans tout cela — mis à part, bien entendu, le succès, qui ne se pardonne pas — n’aurait suffi à justifier la réputation irrémédiablement sulfureuse qui, très vite, s’empara du livre au point d’en faire un texte quasiment à part, sorte de condensé de toutes les turpitudes du nazisme à la française ou de la collaboration. Car après tout, dans son combat contre la République ou le conservatisme attentiste de Vichy[13], Rebatet ne disait rien que vingt autres n’aient écrit de leur côté : talent de polémiste mis à part, son pamphlet ne faisait que tirer les conséquences les plus radicales du mythe de la révolution fasciste européenne et il n’était pas le seul dans ce cas. Mais ce qui a fait des Décombres ce livre à jamais inexpiable et de Rebatet lui-même un écrivain désormais tabou, c’est la violence ostentatoire d’un antisémitisme qui, conjugué à un engagement politique particulièrement voyant dans les colonnes de Je suis partout, allait le transformer en bouc émissaire rêvé. Inutile en effet d’ergoter : même s’il est vrai qu’il faut replacer les choses dans leur contexte et que Rebatet à l’époque ignorait tout de la Shoah, Les décombres n’en restent pas moins un livre atrocement antisémite, où plusieurs passages donnent littéralement la nausée (celui par exemple où Rebatet, visitant Vienne au lendemain de l’Anschluss, dit sa joie d’y lire la peur dans les yeux des Juifs). Un tel antijudaïsme laisse loin derrière lui celui qui s’était si bien banalisé dans la société française d’avant-guerre, contaminant jusqu’à un Giraudoux ; et il n’a pas grand-chose à voir non plus avec l’antisémitisme d’État qui était la doctrine officielle de L’Action française. Il y a là autre chose et des motifs assurément plus profonds.

Ici encore, les antécédents familiaux qu’il est arrivé qu’on invoque n’expliquent à peu près rien. Car le Rebatet des années 1920, l’amateur d’art et le critique, ne manifestait aucune espèce d’antisémitisme : admirateur passionné d’un Proust dont la judéité était un trait essentiel, il célébrait en peinture — on l’a déjà dit — ceux qu’il nomme les « expressionnistes juifs » (au nombre desquels il faut assurément compter Chagall). Et dans le domaine du cinéma, s’il se peut qu’il n’ait pas su que Lang était demi-juif, comment croire qu’il ait pu ignorer les origines d’un Lubitsch, dont il ne cessera pourtant de chanter les louanges ? Il est vrai que ce fut le cinéma qui lui offrit pour la première fois l’occasion de tenir des propos dans lesquels on peut soupçonner de l’antisémitisme, quand il se fit l’écho des réactions négatives du milieu professionnel français devant l’arrivée massive de techniciens allemands fuyant le régime nazi et dont beaucoup étaient juifs : encore n’est-ce pas certain, sans compter qu’alors on était déjà au fort des années 1930. En réalité, si le Juif devint progressivement pour lui une figure essentiellement répulsive, cela tint d’abord à deux causes clairement inscrites dans le temps : à l’association qui se fit dans son esprit entre dissolution sociale et judéité (il suffit de songer ici au Front populaire, à la figure emblématique et honnie de Léon Blum) ; et surtout peut-être à ce qu’il se persuada, comme Céline l’affirmait de son côté, que le parti de la fermeté devant Hitler (parti qu’il voyait comme celui de la guerre, du renouvellement de l’holocauste de 1914) était inspiré avant tout par les Juifs cherchant à faire de la France l’instrument de leur revanche sur l’Allemagne nazie.

Mais quelque importantes qu’elles aient pu être, ce sont là raisons de circonstances : pour qu’il les ait accueillies si aisément, il faut bien qu’il en ait eu de plus profondes, sans lesquelles les autres n’auraient pu produire leurs effets. À cet égard, il importe de ne pas sous-estimer l’influence d’un Léon Bloy, dont Rebatet rappellera qu’à l’époque où il composait Les décombres, il le lisait encore « par larges tranches[14] ». Question de style, bien entendu, et on peut penser sans grand risque d’erreur que c’est en partie à Bloy qu’est due la violence langagière de ses diatribes antisémites. Mais au-delà de la maîtrise stylistique du polémiste, le chrétien illuminé qu’était Bloy donnait du destin juif une explication qui, repensée dans une tout autre perspective (comme il advient fréquemment dans les constructions idéologiques), offrait à Rebatet des matériaux de choix pour bâtir à son usage une interprétation délirante de l’Histoire, du genre de celles qui accompagnèrent si souvent les entreprises totalitaires du XXe siècle. On sait que pour Bloy, les Juifs sont « forcés par Dieu » à l’ignominie[15] du fait de leur rôle dans la Passion du Christ et que l’instrument de cette ignominie est l’Argent, désormais leur « serviteur unique », auquel ils se sont enchaînés si « férocement » qu’ils ont exigé « qu’il travaillât pour leur service[16] » ; on sait aussi qu’aux yeux de l’auteur du Salut par les Juifs, ils ont ainsi créé la société moderne, façonné le monde à l’image de leur propre destin et, par là, « diaboliquement abaissé le niveau de l’homme[17] » — surtout, bien entendu, « en ce dernier siècle » dominé par les puissances financières et qui, secrètement, porte donc leur marque. Mystère à la fois historique et religieux que, naturellement, l’athée Rebatet ne songe nullement à rejouer tel quel ; mais chez lui comme chez Bloy, le destin d’Israël n’en va pas moins prendre son sens dans une perspective qui lie indissolublement Faute juive originelle et espérance d’un Salut pour le monde. Car c’est bien d’Histoire qu’il s’agit en l’occurrence, et d’Histoire seulement (même si elle est mythique) puisque l’antisémitisme de Rebatet n’est en fait nullement biologique — et c’est même une des surprises du lecteur des Décombres que de voir ce livre si partisan de la collaboration ne pas adopter pour autant la pseudo-science raciale des nazis (on y trouve une seule allusion — et visiblement peu enthousiaste — à la « raciologie »). En réalité, pour Rebatet, si le Juif incarne l’abaissement de l’humain, c’est pour des raisons historiques et culturelles[18] : c’est qu’il s’est identifié depuis ses lointaines origines palestiniennes à ce qu’on pourrait nommer une culture du pilpoul[19], c’est-à-dire de la spéculation sans frein conduite jusqu’au pur verbiage, au détriment à la fois du principe de réalité, de tout ordre intellectuel véritable et aussi de tout ordre social légitime : car cette manipulation obsessionnelle d’objets symboliques s’est étendue naturellement à l’argent, simple signe conventionnel à l’origine, mais devenu pour le Juif facteur de spéculation avant qu’il n’en fasse, par une dérive mortelle aux sociétés dans lesquelles il vit, le plus sinistre des instruments de pouvoir.

Il y a donc bien chez Rebatet un véritable mystère d’iniquité dans le destin juif ; comme chez Bloy, pour qui le crime d’Israël, meurtrier du Christ, valait comme explication de la déchéance moderne tout en étant une pièce essentielle de la Rédemption chrétienne, l’histoire juive selon Rebatet donne la clé de l’abaissement du monde contemporain, en même temps que sa compréhension véritable ouvre la voie à l’espérance d’un Salut. Naturellement, ce salut n’a rien de religieux puisqu’il est conçu au fond en termes nietzschéens : ce que Rebatet attend de l’éradication de l’influence juive, c’est bel et bien une révolution dionysiaque des valeurs. Car, avec la plupart de ses contemporains, il interprète à contresens (c’est-à-dire en faisant de lui un antisémite) un Nietzsche dont il ne cesse de se proclamer le disciple ; et il accepte aussi, au point de la mettre au coeur de sa pensée, la critique nietzschéenne du christianisme, descendance à ses yeux et simple variante du fait juif et donc source de la décadence moderne aux côtés du judaïsme lui-même. On comprend aisément qu’une telle sotériologie, à peu près aussi lucide quant à l’Histoire réelle que celle de Bloy quand il disait attendre les Cosaques ou le Saint-Esprit, ait pu pousser Rebatet dans la voie d’un hitlérisme qui, lui-même, prétendait volontiers se définir en termes nietzschéens. C’est elle en tout cas qui le sépare radicalement du tout-venant des antisémites, adeptes souvent du racisme biologique et qui ne voyaient rien au-delà de la haine. L’antisémitisme de Rebatet, certes indiscutable et plus d’une fois ignoble, n’en est pas moins d’une autre nature, dans la mesure où il n’existerait littéralement pas en dehors du discours de salut qui le fonde entièrement. Dérive criminelle certes, mais qui porte la marque de ces années noires du XXe siècle avec leurs folies totalitaires, leurs contrefaçons monstrueuses des millénarismes religieux du passé. Céline en somme, plutôt qu’Eichmann : la haine du Juif et l’évangile nietzschéen constituent chez Rebatet un délire idéologique, un égarement d’homme de pensée. Et qui, avec quelques autres, clôt monstrueusement le cycle des gnoses politiques inauguré naguère par le XIXe siècle, en héritage et en substitut d’un christianisme déclinant.

Un roman d’initiation ?

C’est si vrai que cette perspective est la seule qui permette réellement de comprendre le grand oeuvre de Rebatet, c’est-à-dire cet immense roman qui, en référence à Ignace de Loyola, s’intitule Les deux étendards[20]. Lui-même a prétendu le contraire, naturellement, et affirmé qu’il n’y avait pas le moindre rapport entre cette extraordinaire histoire d’amour et ses récentes prises de position politiques. Et on l’a même vu insister sur le fait que la mise en chantier d’un tel livre, en pleine période d’Occupation, était une façon pour lui de prendre ses distances avec l’actualité, de revenir à la seule chose qui comptât, c’est-à-dire à l’art. Mais il avait, de toute évidence, grand intérêt à soutenir cette thèse. Et quant au fait qu’il n’y ait pas dans Les deux étendards un seul mot de politique[21], depuis quand faut-il qu’un récit se démasque ouvertement pour livrer son véritable sens ? Pour ne citer que cet exemple, les romans d’amour que Kundera écrivit du temps qu’il était Tchèque ne sont-ils pas aussi (ne sont-ils pas surtout) des romans politiques ?

Il est vrai pourtant qu’en pénétrant dans Les deux étendards, on se sent à mille lieues de tout débat politique et c’est bien l’idée que, dès l’origine, en avait donné le prière d’insérer : « Michel est un garçon de vingt ans, ancien élève des Pères, ardent, intelligent et pauvre, qui débarque à Paris dans les années 1920 pour y terminer ses études ». Roman d’apprentissage alors, dans la droite ligne de l’éternelle histoire des Rubempré ? Pas seulement. Le même texte précise que le jeune héros « découvre Paris : musique, peinture, théâtre, littérature ». Nous avons compris : Michel est une figure de l’auteur et cette ébauche de roman d’apprentissage est aussi un moyen pour Rebatet de ressusciter dans l’espace romanesque les choix et les enthousiasmes artistiques de sa jeunesse — formule d’ailleurs courante dans la pratique romanesque de la première moitié du XXe siècle et notamment dans ce qu’on pourrait nommer la littérature NRF. Seulement Les deux étendards ne s’en tiennent pas là et, au bout d’une centaine de pages, le récit connaît une péripétie absolument foudroyante qui va changer du tout au tout la nature du livre. Lisons encore une fois ce qu’écrit de Michel le prière d’insérer : « Son ami Régis, demeuré à Lyon, lui apprend qu’il veut devenir prêtre, et même Jésuite, et en même temps qu’il aime une jeune fille nommée Anne-Marie. Quand Régis entrera au séminaire, Anne-Marie commencera son noviciat dans un ordre féminin ». Voilà donc posées les données d’un autre roman, qui très vite abandonne Paris et le récit d’apprentissage pour Lyon, ses places et ses rues, sa bourgeoisie, ses prostituées ou ses jésuites, et qui déroule sur plus de mille pages une intrigue qui se termine dans la tragédie. Car Michel, bien entendu, tombe éperdument amoureux d’Anne-Marie et quand, sur l’ordre de son directeur, Régis a rompu avec elle, il entreprend à la fois de la conquérir et de la délivrer du christianisme. Il y parvient mais, marquée à jamais par l’empreinte chrétienne, la jeune fille refuse au bout du compte le bonheur païen et sensuel qu’elle avait pourtant découvert avec lui. Et comme l’écrit pour finir la quatrième de couverture : « Régis et son Dieu triomphent, mais sur les ruines de tout bonheur humain ».

Dans tout cela, quel rapport avec l’écrivain fasciste, avec l’auteur universellement vilipendé des Décombres ? Aucun, semble-t-il, d’autant plus qu’on n’ignore pas que l’intrigue du roman est autobiographique et qu’elle renvoie non pas à une époque politisée de la vie de l’auteur, mais bien à sa première jeunesse : Régis n’est autre que François Varillon, alors proche ami du romancier, qui devait effectivement devenir jésuite et fut même, après avoir participé à la Résistance, un des fondateurs de Témoignage chrétien (ce qui, soit dit en passant, fait avec la figure politique de Rebatet un contraste assez saisissant). Quant à Anne-Marie, on sait aujourd’hui qu’il s’agissait de la future poétesse Simone Chevallier et que l’histoire de ses amours avec François Varillon, telle que la raconte le livre, est exacte dans ses grandes lignes, et même dans la plupart de ses épisodes (comme la nuit d’extase platonique que connaissent les deux amants mystiques sur la colline de Brouilly et que le récit évoque, non sans quelque ironie, dans un chapitre intitulé « Le Dieu des clairs de lune »). Il est donc vrai que le roman reproduit dans leurs traits essentiels les événements tels qu’ils se déroulèrent, sauf toutefois sur un point, mais qui se révèle absolument décisif : si Anne-Marie cède à Michel dans Les deux étendards, où sa découverte de la sensualité nous procure d’ailleurs quelques-unes des plus belles pages du livre, il semble bien qu’il n’en ait pas du tout été de même dans la réalité et que l’amour du jeune Rebatet n’y ait guère été payé de retour. Vanité d’un homme qui prend sa revanche dans son roman de l’échec amoureux subi dans la vie ? Ce n’est pas impossible et, à ce qu’on sait, c’est bien ainsi que l’interpréta Simone Chevallier quand elle lut le livre. Mais il faut être aveugle pour ne pas voir que cette modification essentielle du donné biographique obéit aussi à une autre nécessité et que c’est même elle, et elle seule, qui donne au roman sa véritable dimension.

C’est que l’amour, dans Les deux étendards, est bien autre chose que l’amour. Et l’appel profond des forces de la vie, à la hauteur duquel Anne-Marie se révèle en définitive incapable de se maintenir, n’y désigne pas autre chose que la tension irrépressible vers cette révolution nietzschéenne des valeurs dont on a vu qu’elle était pour Rebatet la seule voie du salut. Dimension du livre que le narrateur souligne d’ailleurs en termes impossibles à méconnaître au moment crucial de son récit où l’héroïne va céder au désir de Michel : « Voici leur jour nuptial, les noces secrètes des solitaires, de ceux qui ont secoué les lois, abattu les dieux, des vagabonds, des solitaires, des artistes, hors de l’obscénité des familles […][22]. » On croirait lire Zarathoustra et on comprend dès lors que ce soit dans le christianisme que s’enracine à la fin du roman l’échec irrémédiable de cet appel du désir — ce même christianisme dans lequel Nietzsche voyait l’héritier de l’aliénation religieuse apportée par le judaïsme sacerdotal et le grand responsable de la décadence des sociétés européennes modernes. De là vient que cette religion honnie remplisse une grande partie du livre et qu’elle y montre un visage où le ridicule le dispute sans cesse à l’odieux. Elle y est d’abord une intenable mythologie dont les preuves et arguments sont sans cesse tournés en dérision par un Michel qui, dans le seul but de délivrer Anne-Marie de l’empreinte chrétienne, ne cesse de dévorer les ouvrages d’exégèse ou de philologie – le roman se faisant du coup l’écho de toute la critique biblique libérale du début du siècle, ce qui se révèle au demeurant une inépuisable source de comique. Mais elle y est aussi un odieux instrument d’oppression ou d’hypocrisie sociale, même et surtout si elle revêt le masque de la charité envers ce que l’apprenti jésuite Régis appelle benoîtement de « sales quartiers ». D’où les figures qui incarnent cette détestable religion : Régis lui-même, d’un conformisme parfait malgré ses constants appels à l’héroïsme, refusant d’admettre toute critique d’un christianisme qui est pour lui refuge et confort, incapable de se hausser à la hauteur de l’amour d’Anne-Marie que par lâcheté il sacrifie ; et plus encore divers jésuites, dont surtout le père Rollet, directeur de conscience de Régis comme d’une grande partie de la bourgeoisie lyonnaise. La mythologie de Rebatet, en somme, est complète : un christianisme aliénant, culminant dans l’hypocrisie et la lâcheté sacerdotales, héritier de toutes les tares du judaïsme dont il descend ; et en face de lui la tension nietzschéenne vers une révolution des valeurs, celle-là même qui s’accomplit fugitivement dans la révélation amoureuse qui éclaire quelques-unes des plus belles pages du livre, mais se trouve brisée au bout du compte par l’empreinte indélébile de ce même christianisme.

On comprend dès lors que, tout au long du récit, l’appel dionysiaque ne cesse de retentir pour balancer le conformisme bourgeois ou chrétien — et pas seulement par l’entremise de l’extase érotique. Ce n’est pas en effet dans le seul souci de faire la chronique réaliste d’une vie d’étudiant parisien que Rebatet conduit Michel, surtout au début du livre, de lectures en expositions et plus encore en concerts. Bien entendu, on l’a dit, le romancier saisit là l’occasion de tirer, par les goûts de son héros, un bilan de ce que furent alors les vraies et les fausses valeurs de l’art ; et cela nous vaut de loin en loin, notamment lorsque Michel se rend à tel ou tel concert, quelques-unes des plus belles pages de ce genre si typique de la littérature du premier XXe siècle qu’est le discours romanesque sur la musique. Mais en réalité les choses vont bien plus loin et ce n’est pas un hasard si c’est Wagner qui est l’objet privilégié de ces moments du livre (avec notamment des lignes inoubliables sur Tristan) : nul n’ignore, en dépit de sa rupture avec Nietzsche, qu’il demeurait le musicien nietzschéen par excellence et, pour Rebatet, l’immersion dans cette musique valait à la fois comme analogue ou substitut de l’appel du corps (que métaphorise justement l’appel du cor dans Tristan) et comme engagement dans l’aventure de l’art moderne. De là vient aussi que Stravinski soit le seul musicien à jouer dans Les deux étendards un rôle presque égal à celui de l’auteur de la Tétralogie : Stravinski, l’homme qui, après Wagner précisément, avait donné le coup d’envoi de la musique moderne, mais aussi le compositeur de cette fête païenne qu’était Le sacre du printemps et le serviteur par excellence des rythmes du corps — autrement dit de l’appel à la liberté dionysiaque.

Impossible dès lors de tenir Les deux étendards pour autre chose qu’une espèce de roman d’initiation, une reprise du donné autobiographique en termes d’idéologie, au-delà même de sa densité romanesque. La fin du livre le montre bien, d’ailleurs, et c’est là surtout que les affirmations de Rebatet tendant à nous faire croire que son récit n’avait rien de politique apparaissent pour ce qu’elles sont : une simple manoeuvre défensive. Après qu’Anne-Marie a rompu avec Michel, en effet, celui-ci revoit une dernière fois Régis, alors sur le point d’entrer à la jésuitière ; et ce dernier, un temps déstabilisé par la certitude que lui assène son interlocuteur qu’Anne-Marie « est perdue », ne tarde pas à se ressaisir : le visage fier et respirant « la certitude », il lance pour finir à Michel : « Oui […] Mais moi, je lui laisserai un souvenir lumineux ». Dernier mot qui résume le livre et en donne la vraie dimension : car ce refus hypocrite de reconnaître la vérité des faits dit tout sur une religion qui, pour Rebatet, n’est que mensonge ou conformisme social et qui, à côté du judaïsme dont elle descend, s’est faite la servante de l’argent, a marqué le monde moderne de sa charité pipée, de cet humanitarisme conservateur qui en est le dogme hypocrite. Qu’une telle religion n’en prétende pas moins au monopole du lumineux, voilà qui est à la lettre insupportable ; et quand en cette fin du livre elle lui a en somme volé Anne-Marie, Michel est prêt sans le savoir pour la tentation fasciste.

Conclusion qu’on tirera aussi, en un paradoxe qui n’en est pas un, des caractères stylistiques du livre. Car dans son projet d’ensemble, le roman est un pur produit du classicisme NRF et il n’est littérairement pas surprenant que Gallimard en ait été l’éditeur. Quand elle le veut bien, la langue n’y déroge jamais et nombreux y sont les passages où s’entend en quelque sorte la voix de Gide, dans l’économie des moyens et la pureté néoclassique du style. Entre vingt citations possibles, voici par exemple Michel après sa rupture avec Anne-Marie (laquelle se trouve coïncider avec la mort de son père) :

Il était parti avec une simple valise, dix jours après les funérailles de son père. Il avait passé deux mois et demi à Paris, complètement solitaire, entre la mort de l’amour et la mort par le cancer, bougeant à peine d’une noire chambre de la rue du Dragon où il était tombé le premier soir, dormant parfois vingt heures d’affilée, puis ne dormant plus de quatre jours[23].

Voix lancinante d’un narrateur occulte, pureté d’un vocabulaire où quelques mots seuls apportent la touche concrète qui est signe de modernité, rigueur et maîtrise de la prosodie : dans le champ littéraire de l’époque, tout cela avait un sens et c’était une définition possible du grand roman, de celui qui visait à la reconnaissance esthétique en même temps qu’il s’essayait au portrait d’une société — ce que fait précisément Rebatet dans la partie du livre où Michel apprend à connaître Paris. Mais à l’intérieur même de cette épure stylistique, de ce dessin d’ensemble qui est comme le continuo du livre, l’écrivain loge tout autre chose : un véritable baroque célinien, l’usage de tous les registres de la langue à commencer par l’argot et, par-dessus tout peut-être, une crudité récurrente à la mesure de la présence d’Éros dans le récit. Car dans Les deux étendards, l’amour s’exprime sur tous les registres et si l’analyse du sentiment amoureux (selon une formule classique du roman français) n’est nullement étrangère à Rebatet, le lecteur retient surtout les nombreux passages érotiques qui sont ressentis comme autres sans que la perfection littéraire en soit moindre. Et il retient plus encore, en la matière, la variété des tons et des styles : violence et souvent grossièreté des passages traitant de la sexualité adolescente (y compris l’onanisme), poésie étrange du moment où Michel apprend d’Anne-Marie qu’elle a été lesbienne[24], évocation sans réticence ni pudeur de la première nuit d’amour entre les deux héros. Or ce serait une erreur de croire que ces traits purement littéraires sont sans rapport avec l’appel à la subversion des valeurs qui, à la lumière de Nietzsche, informe l’ensemble du roman. Le classicisme d’ensemble était affaire d’époque et aussi de positionnement dans le champ littéraire : en l’adoptant, Rebatet revendiquait pour lui le magistère du grand écrivain, l’héritage de ce statut privilégié qui remontait au XIXe siècle. Mais les défis du style, l’usage de l’argot, la crudité de la dimension érotique disent autre chose. Ils sont dans le roman signe de rupture, de la volonté non seulement de dire le vrai, mais aussi de traduire dans tous ses registres l’appel dionysiaque de la vie. Les deux étendards, décidément, ne sont étrangers au destin politique de Rebatet que pour un regard superficiel.

Une illusion du passé ?

Il est de fait, cependant, que cette dimension du roman ne fut guère perçue à l’époque (quelques-uns, néanmoins, ne s’y trompèrent pas) et que ceux qui plaidèrent pour le livre le firent en dépit de la personnalité de son auteur. Les avatars vécus par celui-ci ne les y aidaient évidemment pas : on sait qu’ayant fui en Allemagne au moment de la Libération, il fut ensuite condamné à mort, puis gracié et qu’il acheva Les deux étendards en prison. On sait aussi que le roman fit l’objet d’une véritable conspiration du silence dont les effets ne sont certainement pas épuisés et à laquelle, aujourd’hui encore, contribue notamment l’absence de toute édition de poche. La carrière d’écrivain de Lucien Rebatet n’était pourtant pas achevée : en 1954 il publiait, toujours chez Gallimard, un deuxième et assez bref récit intitulé Les épis mûrs, histoire d’un jeune musicien de génie tué durant la Première Guerre mondiale et au total assez réussi, mais qui n’est en un sens qu’une ébauche, les éléments de ce qui aurait dû être une immense architecture s’y laissant aisément deviner. Ce livre tentait en effet une aventure que certains chapitres des Deux étendards n’avaient fait qu’esquisser, celle d’un roman qui, en partie au moins, tirerait sa matière de considérations purement musicales : Thomas Mann l’avait fait dans Le Docteur Faustus (et aussi Romain Rolland), mais la logique d’une telle démarche était au fond celle d’un livre-monde et on en est loin avec Les épis mûrs. Reste un récit mené de main de maître, selon une esthétique curieusement beaucoup plus proche du néoclassicisme NRF que l’était celle des Deux étendards et aussi, à bien lire le texte, ce qu’on ne peut interpréter que comme de véritables repentirs de l’auteur sur le plan politique : c’est d’un Juif que le héros, Pierre Tarare, reçoit sa première initiation au monde magique de la musique et, surtout, l’évocation au vitriol de la sottise et de l’inhumanité de la Guerre mondiale (sur laquelle se clôt le livre) vaut évidemment réflexion sur ce péché originel de l’Europe dont étaient sortis les totalitarismes.

Étrangement, le destin de romancier de Rebatet allait s’arrêter là : y contribua sans aucun doute le relatif échec public des Deux étendards (roman auquel il tenait infiniment) et aussi la reprise de sa carrière de journaliste dans le courant des années 1950 qui, jusqu’à un certain point, allait refaire de lui une figure de la presse parisienne, mais sans lui permettre pour autant de rompre avec une marginalité dont il ne devait au fond jamais sortir (son influence au cinéma sur la Nouvelle Vague, par exemple, devait demeurer occulte). L’exception fut le succès qu’il devait rencontrer en 1969 en écrivant, à la suite d’une commande, la remarquable somme intitulée Une histoire de la musique, laquelle fut effectivement un triomphe intellectuel aussi bien qu’éditorial. Encore faut-il, à la réflexion, nuancer quelque peu la portée de ce triomphe : d’abord parce que cette réussite même acheva d’occulter Les deux étendards, comme Rebatet n’a cessé de le relever avec amertume ; ensuite parce que si cette histoire de la musique s’est imposée au point que nul n’a songé, à propos de ce livre, à revenir sur le passé politique de l’auteur, c’est aussi qu’au-delà de ses immenses qualités (notamment stylistiques), ce gros ouvrage était dans l’air du temps, jugeait des compositeurs à l’aune essentiellement de leur modernité. Rebatet apparaissait ainsi, paradoxalement, comme l’historien selon le coeur du domaine musical (son livre se terminait par l’éloge de musiciens comme Boulez, Berio ou Xenakis) et ce positionnement ne fut évidemment pas une des moindres causes de son succès. Il est vrai qu’avec cette démarche critique, c’était au fond à sa vieille recherche d’une musique de l’avenir qu’il revenait, renouant par là avec son avant-gardisme des années 1920. Mais il n’y en avait pas moins un cruel paradoxe, à bien prendre les choses, dans ce succès rencontré tout à la fin de sa vie : cette modernité institutionnelle qui, pour le coup, s’emparait de lui, assurait à l’esthète et au critique une revanche tardive, c’était bien elle qui, en même temps, maintenait ferme l’occultation de son grand oeuvre romanesque. Et qui donnait les mots d’ordre d’une époque où le Nouveau Roman occupait toutes les avenues et où Les deux étendards, toute considération politique mise à part, pouvaient donc être tenus (devaient sans doute être tenus) pour esthétiquement obsolètes.

À l’heure où cette page est tournée, faut-il donc relire Rebatet ? Oui, mille fois oui. D’abord parce que se détourner de lui revient à donner encore et toujours des gages à ce conformisme institutionnel aujourd’hui harassé mais qui, au long de presque deux générations, a entrepris de faire croire que Robbe-Grillet ou Duras étaient plus importants que Giono, ou Céline, ou Aragon. Ensuite parce que de ce passé d’une illusion que fut dans l’Europe du XXe siècle l’histoire des totalitarismes, il n’est peut-être pas de meilleur moyen de prendre connaissance que de suivre un itinéraire comme le sien. Car de la dérive fasciste, il demeure sans doute, dans la littérature française, le représentant le plus pur : plus que Drieu, en tout cas, qui ne cessa de flotter, et avec une bien autre force d’écriture que Brasillach. Encore faut-il le lire pour ce qu’il est, prendre en compte ce que l’ignorance et la paresse intellectuelle tiennent pour énigme insoluble : la chute dans le totalitarisme fasciste, puis dans l’ignominie antisémite, d’un critique remarquable par sa liberté d’esprit et sa capacité à penser l’art moderne. De cette prétendue énigme à laquelle événements et contexte offrent bien entendu plus d’une explication, c’est néanmoins l’écriture romanesque qui offre la véritable clé. À cet égard et même si Rebatet n’a pas écrit, à la manière du Roman inachevé, de livre de retour sur le passé, Les deux étendards demeurent un chemin d’accès privilégié à cette crise de l’esprit du siècle dernier parce qu’effectivement, ce furent de véritables mythologies délirantes qui se mirent alors à l’oeuvre et que l’écriture romanesque est peut-être la mieux placée pour les dire (surtout sans doute quand elle prétend n’en pas parler). Oui, il faut relire Rebatet ; et plus que tout, naturellement, Les deux étendards qui, à supposer même qu’on veuille en négliger la considérable portée historique, demeure en langue française un des grands textes romanesques du XXe siècle. Comme le disait autrefois Ducasse sous le masque du Comte de Lautréamont : Allez-y voir vous-mêmes, si vous ne voulez pas me croire.