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À Géraldine

Franco Fortini[1] explique Pétrole et tout le dernier Pasolini par le dialogue entre Pasolini et Morante. En fait, les deux écrivains partagent une philosophie de l’histoire dont l’expérience vécue est partie intégrante et qui amène, entre autres, à définir l’engagement politique sur des nouvelles bases et à repenser la responsabilité de l’intellectuel. Ils partagent un « culte » de la vie, un « amour [intelligent] de la réalité » qui ont poussé la critique à parler du caractère viscéral de leur écriture et qui leur ont valu l’étiquette de « populistes ». Tous les deux sont animés, presque obsédés par une haine de la petite bourgeoisie dont ils ont fait une critique féroce et lucide, marquée par le sentiment tragique d’appartenance à cette classe sociale qui fait aussi, chez eux, l’objet d’une compassion sans pardon. Pour les deux auteurs, l’adjectif d’« hérétique », que Pasolini avait choisi pour se décrire lui-même, est pertinent. Hors de toute orthodoxie littéraire et politique, Morante et Pasolini dérangent et parfois « scandalisent ».

Grâce à George Lukács, à Giacomo Debenedetti, à Nathalia Ginsburg, entre autres, Elsa Morante a été reconnue parmi les grands écrivains du XXe siècle. Ses premiers romans ont gagné les deux prix les plus importants de la critique italienne, le Viareggio et le Strega[2]. Mais la place d’Elsa Morante dans les histoires et dans les anthologies de la littérature a toujours été peu importante (sort qu’elle a partagé avec d’autres femmes écrivains, comme Anna Maria Ortese) et, en général, les différentes orthodoxies académiques et politiques ont sous-estimé la grande portée critique et innovatrice de son oeuvre. Comme je le montrerai plus avant, La Storia est sans doute le roman qui a le plus dérangé la critique.

En mai 1968, paraît Il mondo salvato dai ragazzini (Le monde sauvé par les gamins). Il s’agit d’un texte dans lequel la poésie, le théâtre, la prose s’entremêlent afin de produire un « roman historique » singulier : un texte qui s’écrit avec et dans l’Histoire, plutôt qu’un texte qui écrit ou représente l’Histoire[3]. Par exemple, au lieu de parler de la Deuxième Guerre mondiale, de la société qui en est issue, ou de créer un fond d’événements historiques contre lequel se découperaient les histoires des personnages, le texte de Morante prend les différents matériaux de l’Histoire — sacrée et profane — pour créer, à la manière d’une mosaïque, une allégorie qui met en question la conception dialectique de l’Histoire et invente un matérialisme dialogique, comme c’est le cas pour Pasolini. La soirée à Colone, en particulier, dans la deuxième partie, justement contemporain du film Oedipe Roi de Pasolini, révèle cette façon de procéder, comme nous le verrons mieux plus loin. Cette pièce de théâtre est peut-être le texte le plus significatif dans ce « manifeste, mémorial, essai philosophique, roman, autobiographie, dialogue, tragédie, comédie, documentaire en couleur, bande dessinée, clef magique, testament, poésie[4] ».

Après la guerre, en Europe, dans un contexte économique, social, politique, culturel qui privilégie l’ « irréalité », le seul choix valable (pour tout intellectuel engagé) est celui de l’écriture de la « réalité[5] ». Le terme « réalité » peut être lui-même mis en question et demande des précisions, mais je me limite, pour le moment, à dire que l’écriture de la réalité ne peut pas aboutir à une oeuvre générique, à une oeuvre littéraire « pure », elle s’inscrit plutôt dans l’expérience vécue, dans la vie, et produit, à son tour, de l’expérience historique. Dans son essai « Pour ou contre la bombe atomique », Elsa Morante avait opposé le poète /écrivain à l’homme de lettres, définissant le poète/écrivain comme « un homme qui prend à coeur tout ce qui arrive, sauf la littérature[6] ». Le poète a la tâche de s’opposer à « la laide invasion de l’irréalité[7] » en écrivant la « réalité ». Par exemple, en révélant que l’horreur de la bombe atomique fait partie intégrante de l’économie culturelle de la société contemporaine. « Notre bombe est la fleur, autrement dit l’expression naturelle, de notre société contemporaine, comme les dialogues de Platon le sont de la cité grecque ; le Colisée, des Romains de l’Empire ; les Madones de Raphaël, de l’Humanisme italien […][8]. » Le poète est la conscience de la réalité, il est celui qui ne se laisse pas faire et qui, par son écriture/action, devient exemple et réveille d’autres consciences à l’infini. Pendant les mêmes années, et avec presque les mêmes mots, Pasolini décrit la tâche du poète dans son projet pour le film La rabbia, réalisé en 1963 :

Qu’est-il arrivé dans le monde après la guerre et l’après-guerre? La normalité. Oui, la normalité. Dans l’état de normalité, les gens ne regardent pas autour d’eux : tout, autour d’eux, se présente comme « normal », privé de l’excitation et de l’émotion des années de l’urgence. L’homme tend à s’endormir dans sa normalité, il oublie de réfléchir sur lui-même, il perd l’habitude de se juger, il ne sait plus se demander qui il est.

C’est à ce moment qu’il faut créer, de façon artificielle, l’état d’urgence : ce sont les poètes qui s’en chargent. Les poètes, ces éternels enragés, ces champions de la rage intellectuelle, de la furie philosophique[9].

Mais, comme j’ai argumenté ailleurs[10], la figure politique du poète émerge chez d’autres auteurs : Elias Canetti, Kateb Yacine, Cheik Hamidou Kané, jusqu’à, tout récemment, Mahmoud Darwish et le commandant Marcos, pour n’en nommer que quelques-uns.

Dans la Note introductive au Monde sauvé par les gamins, Morante écrit :

À notre époque, le drame collectif, historiquement parlant, a pris une évidence et une extension sans précédent. Aujourd’hui il ne serait permis à aucun individu conscient de ne pas savoir. Les moyens de la science pratique placent même l’homme le plus commun, quotidiennement, en présence de toute l’innombrable misère et du massacre qui emplissent jusqu’à saturation le monde. […] Mais, face à ce spectacle qui devrait lui ouvrir la conscience, souvent l’individu et la collectivité font au contraire, peut-être par une réaction de malencontreuse défense, le choix opposé. […] Nos tribus contemporaines, l’une après l’autre, se font sujettes et esclaves du royaume de l’irréalité. Et la fonction du poète qui est d’ouvrir sa conscience et celle des autres à la réalité est aujourd’hui plus que jamais difficile (jusqu’à l’impossible) et pourtant plus que jamais urgente et nécessaire. Nul poète, aujourd’hui, ne peut ignorer la question désespérée, fût-elle inconsciente, des autres vivants. Plus que jamais la raison de sa présence dans le monde est de chercher une réponse pour lui et pour eux.

Ce livre veut être la représentation d’une semblable quête. En une série de poésies, poèmes et chansons, une conscience de poète, partant d’une expérience individuelle (l’Adieu de la première partie), à travers une expérience totale qu’on reconnaît aussi dans le passé millénaire et dans le futur confus (les poésies de la deuxième partie, et en particulier le poème en forme de drame La soirée à Colone) hasarde sa proposition de réalité commune et unique (chansons de la troisième partie)[11].

Encore une fois le dialogue avec Pasolini devient évident qui, en 1968-1969, réalise le court métrage La sequenza del fiore di carta (La séquence de la fleur en papier). Ce film dénonce l’ignorance du mal en tant que crime. Riccetto (Ninetto Davoli), candide et insouciant, parcourt les rues de Rome, une grosse fleur rouge en papier dans ses mains. Des images de guerre tirées des actualités politiques se superposent aux images de cette balade joyeuse. Le jeune sourit, il échange des mots avec les gens qu’il rencontre, il semble être en paix avec le monde dont il ne voit pas la violence, la cruauté, dont les images continuent de se superposer à celles de sa balade. La voix de Dieu, ou plutôt les voix de Dieu, hors-cadre, l’invitent à prendre conscience, à reconnaître le mal. L’innocence (comme ignorance du mal) est une faute dans un monde déchiré par la guerre ; il faut savoir. « Aujourd’hui il ne serait permis à aucun individu conscient de ne pas savoir », affirme Morante dans le passage reporté ci-dessus. Riccetto, incapable d’entendre les voix de Dieu et de voir au-delà de ce que sa naïveté, sa candeur lui laissent voir, doit être « exécuté »; il meurt tout en gardant la fleur dans ses mains. Stracci, dans La ricotta[12], un autre court métrage réalisé par Pasolini en 1962, expiait, lui aussi, son innocence. Sa faute n’était pas un non-savoir, l’ignorance du mal, mais plutôt celle de porter un autre savoir, d’avoir une connaissance inaccessible à la bourgeoisie qui le jugeait sans le comprendre, qui se moquait de lui et le poussait à mourir. Stracci « sait », mais d’une autre façon, d’autres choses ; c’est pour cela qu’il peut provoquer une révolution — « Pauvre Stracci, dit le réalisateur dans le film dont le rôle est joué par Orson Welles, crever a été sa seule manière de faire la révolution ». 

L’innocence de Stracci est un acte contre le Pouvoir, les institutions et, en particulier, les partis politiques (il suffit de penser à sa discussion avec « Jésus », un communiste qui lui reproche de donner son vote à la Démocratie chrétienne), qui sont toujours contre les misérables.

En 1968, Stracci ne pourrait plus exister. La « révolution anthropologique[13] » a eu lieu, accomplie par les médias et par l’économie de consommation. L’innocence n’est plus une autre façon d’être dans le monde, le savoir des « idiots », des « primitifs », mais devient un barrage à la conscience, une volonté d’ignorer le monde, d’ignorer les maux qui l’affligent et la corruption du Pouvoir. Les images de cette violence entrent partout, il n’y a pas une façon innocente de les laisser dehors : « Les moyens de la science pratique placent même l’homme le plus commun, quotidiennement, en présence de toute l’innombrable misère et du massacre qui emplissent jusqu’à saturation le monde », dit encore Morante dans le passage cité. Dieu, par ses voix multiples, interpelle Riccetto qui se promène insouciant parmi les bombes, les morts, tous les événements du monde qui habitent les journaux, les écrans, les bandes-son. Riccetto n’entend pas, n’écoute pas. Et pour cela il doit mourir. Le poète assume la douleur qui vient avec le savoir et la tâche de la partager. L’écriture est le lieu dans lequel elle accomplit sa mission et, en même temps, cette écriture est, avant tout, action.

Le « Je » qui se traduit en « devenir-femme »

Le sujet féminin, fragmenté et pluriel, est l’un des lieux où se produit la révolution de l’écriture morantienne, une écriture qui défie toute classification. La « conscience de poète » se révèle être, chez elle, un devenir-femme de la conscience et de la poésie. Presque toutes les parties du Monde sauvé par les gamins sont habitées par un sujet qui parle à la première personne, mais qui se déplace d’un personnage à l’autre, d’un âge à l’autre, d’un sexe à l’autre, un « je » qui est de plus en plus éclaté dans l’Histoire, un « je » pluriel, dynamique, polymorphe et multilingue. Au début, ce « je » est autobiographique, féminin, « et moi je suis ici, vivante[14] », qui dit des mots d’amour, de deuil et de désespoir dans Adieu, mais qui en même temps habite une écriture où les limites entre la femme-mère et le fils-amoureux sont floues, comme Garboli l’avait remarqué à propos du narrateur dans L’isola di Arturo (L’île d’Arthur) :

Celle d’Arthur n’est pas l’écriture d’un garçon, mais non plus celle d’un homme. Il s’agit d’une écriture ambiguë, supérieure à elle-même, une écriture de la mère et du fils ensemble…[15] 

Le « je » de La jolie carte du Paradis est indéfinissable : quelqu’un qui parle après sa mort, ou en rêve, qui n’a plus de corps, le corps, lui, est en bas, en train de redevenir poussière « avec le squelette réduit au simple sternum[16] ». Dans Le soir dominical, c’est un « je » qui n’est plus origine de l’Histoire, mais qui en est envahi. Le poème commence par une énumération d’horreurs : « Par la douleur des files de lits malades / et de tous les murs carcéraux / et des camps barbelés, des forçats et de leurs gardiens, / et des fours et des Sibéries et des abattoirs / et des marches et des solitudes et des intoxications et des suicides…[17] » — qui amènent à la douleur du sujet parlant, étant lui aussi partie d’un « corps innombrable » et qui, de l’intérieur de ce « corps innombrable de la douleur », « rejette la raison » pour passer son « dimanche avec la démence[18] ». La douleur constitutive de l’Histoire produit ce sujet nouveau, cette « conscience de poète », pleine de compassion et de colère.

Il s’agit aussi d’un moi qui se parle à soi-même en se divisant ; la partie à laquelle il/elle s’adresse est féminine : « Tu es toute ici. Et il n’y a rien d’autre[19]. » Dans La soirée à Colone, le moi s’éclipse dans ce que Morante appelle « une expérience totale ». Le choeur de la tragédie est composé « des voix monologuant », d’une « neuvaine discordante et décousue[20] » dont les discours viennent de tout lieu historique :

Les phrases fragmentées et répétées du Choeur sont reprises, en partie, dans des documentations de H.P., camps de concentration, discours politiques et militaires anciens et modernes etc. D’autres citations variées qu’on rencontre çà et là dans le Choeur ou qui sont prêtées à différents personnages du dialogue, viennent d’anciens chants aztèques, de Sophocle, d’un vieux blues de forçats, de l’Hymne des Morts hébreu, des Instructions aux recrues, de la Bible, des Veda[21].

Antigone et Oedipe sont, en même temps, personnages mythiques et contemporains, le père et la fille de la tragédie classique, mais aussi deux personnages appartenant à notre temps. Lui, 63 ans, propriétaire aisé, ancien combattant de la Deuxième Guerre mondiale en Afrique, affecté du « syndrome délirant paranoïde » et sa fille presque analphabète qui l’accompagne avec dévouement partout. Les deux temporalités ne sont pas disjointes dans le corps et dans l’histoire des deux personnages :

moi avec lui comme un rien

avons fait des kilomètres et des kilomètres

et des kilomètres

pasque papa mon bon m’sieur ! il est grand marcheur que

même s’il a ce défaut à les pieds[22] ça y fait rien

qu’après tout ce défaut m’sieur l’est point de nature que ç’a

été pour la décoration roïque de la patrie […]

qu’on en a fait des kilomètres et des kilomètres que mon

papa ma spliqué qui a naucun autre remède

pour l’anchienne infamité que lui est né

sous la persécution de Phébus[23] seigneur de la terre et du ciel[24].

Dans La rage du scandale, le « je » revient. Un « je » qui est « le point amer des oscillations entre les lunes et les marées[25] ». Ni homme ni femme, il devient « nous », « moi et toi », « nous deux » et encore « nous ». Il s’agit aussi d’un « je » qui se manifeste en s’adressant à l’autre, « je » par rapport à « tu » ; plus avant le sujet devient « il », l’« hôte », le « je » de l’hôte et ensuite un sujet impersonnel qui se trahit dans un déictique : « voici », évoquant la présence du sujet parlant à la première personne. Le sujet féminin réapparaît dans le neuvième texte de cette deuxième partie, La comédie chimique : « Et ainsi je redeviens fillette[26] » pour se traduire en « elle », à la troisième personne du singulier, dans le texte successif et finalement se laisser remplacer par « ils » à la toute fin.

Dans la troisième partie de l’oeuvre, le « je » qui parle, apostrophant les Rares Heureux et les Nombreux Malheureux, s’impose dans la première chanson. Il devient insensiblement un « nous » ; le « je / nous » habite le texte, mais il se dissout en une pluralité de voix discordantes, en donnant l’impression d’une polyphonie. Le « je » réapparaît : « Et je pourrais continuer à citer pendant encore cent mille pages[27] », mais, dans les interpellations, les faux dialogues, les apostrophes, il se présente comme un « je » éclaté. La polyphonie semble l’emporter sur l’unité.

Les autres chansons présentent des histoires racontées à la première personne : Simon qui raconte comment, « quand il était plus âgé », lui et son fils avaient aidé Jésus à porter la croix. Rufo, le fils de Simon, qui raconte le suicide de Judas et Carlotta, la petite aryenne qui raconte comment elle a désobéi aux ordres nazis. La chanson de Judas et des noces, comme dans un jeu de boîtes chinoises, introduit, par la voix de la radio clandestine, La chanson du Grand Opéra. Dans cette dernière, il n’y a pas de « je » et le sujet qui devient, en particulier dans son rapport à l’Histoire, aussi le sujet/thème du texte ne correspond plus à une personne. Il est action, toujours en train de se métamorphoser, d’échapper aux mailles du système de pouvoir, l’État « démocratique » qui essaye de le définir et de le supprimer. L’envoi final, énigmatique, nous ramène à un « je » qui reste ambivalent, qui ne propose pas de conclusion ni de solution, mais seulement l’énigme par l’ironie.Une des Leçons de Francfort[28] de Ingeborg Bachmann est consacrée au « je » de l’écrivain. Au XXe siècle nous sommes, écrit-elle, « en face d’un Je qui est déjà devenu suspect à lui-même[29] ». Elle prend comme point de départ de son analyse La coscienza di Zeno (Zeno Cosini) d’Italo Svevo. L’autre moment de transformation profonde sera celui incarné par Beckett.

La première transformation qu’a connue le Je réside en ce qu’il ne séjourne plus dans l’histoire; la nouveauté tient au contraire à ce que c’est l’histoire qui séjourne dans le Je. Ceci signifie la chose suivante : tant que le Je lui-même n’a pas été mis en question, tant qu’on le croyait capable de raconter son histoire, l’histoire, elle aussi, était garantie par le Je et le Je lui-même s’en trouvait également garanti en tant que personne. Mais depuis la dissolution du Je, ni le Je ni l’histoire, ni le Je ni la narration, ne sont plus garantis[30].

Toujours d’après Bachmann, Proust continue le travail pionnier de Svevo. Il ne confie pas à son « je »

 le rôle principal en tant que personne, et en aucun cas en tant que porteur d’action, il le lui confie en raison du talent qu’il a de se souvenir, il le lui confie en raison de cette seule et unique qualité et pour rien d’autre[31].

Le « je » de Proust est, d’après Bachmann, un « je » en devenir, mais il ne devient jamais une énigme pour lui-même, « il se fie à la compréhension qu’il a des choses[32] » et sa connaissance se donne comme la « somme » des expériences vécues, elle est totalisante.

Un Je énigmatique qui ne mène pas dans la profondeur des temps, mais dans le labyrinthe de l’existence, aux monstres de l’âme, est le Je qu’a créé un roman allemand, Fluß ohne Ufer (Fleuve sans rives) de Hans Henny Jahnn. [… L]e Je n’est pas une grandeur fixe, il est une énigme : c’est un Je qui se transforme sans cesse et dont on ne peut plus déterminer comment il fut ni qui il fut jadis, c’est un Je qui se répand à grands flots, qui périt et qui se renouvelle toujours dans une mer agitée; aussi les difficultés lui semblent-elles insurmontables[33].

Encore différente est la nature du « je » de Beckett, entre le superflu du langage et sa nécessité.

Ce n’est pas seulement la personnalité ou même l’identité, ni la constante de son être ou l’histoire, l’environnement et le passé qu’il a perdus, c’est son désir de silence qui menace d’éteindre, d’anéantir tout cela. Sa confiance dans le langage est détruite au point de rendre superflue la mise en question habituelle du moi et du monde. J’ai dit plus haut que le Je avait séjourné d’abord dans l’histoire qui l’entoure, puis, chez Svevo et chez Proust, que c’étaient les histoires qui séjournaient dans le Je, qu’il y avait ainsi eu une sorte de déplacement. Chez Beckett, on finit par en arriver à liquider les contenus tout court. […] Le Je de Beckett se perd à marmonner et même ce qu’il marmonne le remplit de soupçons, mais la pulsion de parler est néanmoins là et la résignation n’est pas possible[34].

Le « je » que j’ai essayé de retracer dans Le monde sauvé par les gamins s’inscrit dans cette recherche et aboutit à un « je » que j’ai aussi défini comme un devenir-femme.

Chez Morante, ce n’est pas exactement le « je » de Svevo et de Proust, ni celui de Jahnn, ni celui de Beckett, même s’il s’agit d’un « je » qui a des traits de tous ces autres « je », qui, quelque part, dialogue avec eux. Il ne « séjourne » plus dans l’histoire, mais il en est habité ; en général, il n’est pas « porteur d’action », mais, comme chez Proust, il a le talent de se souvenir; il devient, comme chez Jahnn, une énigme à lui-même et il s’approche de Beckett pour s’en éloigner par le choix d’une langue qui ne peut pas renoncer à la « mise en question du moi et du monde », comme cela s’avère surtout dans La Storia.

De quelle façon ce « je » pourrait-il se traduire en un devenir-femme ? Quand Gilles Deleuze parle, entre autres dans Dialogues, du devenir, il le situe du côté de la géographie. « Les devenirs, c’est de la géographie, ce sont des orientations, des directions, des entrées et des sorties[35]. »

Il ne faut pas penser en termes d’évolution, il ne faut pas privilégier le point de départ, ni d’arrivée, ni faut-il penser en termes essentialistes ou empiriques.

Il y a un devenir-femme qui ne se confond pas avec les femmes, leur passé et leur avenir, et ce devenir, il faut bien que les femmes y entrent pour sortir de leur passé et de leur avenir, de leur histoire[36].

De leur histoire et non pas de l’Histoire : elles en sortent pour en écrire une autre, faite aussi de corps, de silence, d’expériences vécues au quotidien. Une histoire qui rejette l’échelle de valeurs rangeant à différents niveaux les savoirs et les expériences. Tout est également objet de réflexion, il n’y a pas de phénomènes plus dignes que d’autres pour devenir matériau historique ; il n’y a pas d’objets privilégiés du savoir historique. Il s’agit d’une histoire qui sait inclure les silences, en faire matériau d’écriture tout en défiant le rationalisme abstrait du logos et de la représentation. Une histoire qui refuse la compartimentation de l’expérience, pour qui le politique est une réflexion critique sur tout, de la routine quotidienne à la philosophie, et pour qui le langage est une réalité complexe et matérielle. Ce sujet / devenir-femme est le lieu d’un autre mode de savoir qui se fonde sur l’intégration du rationnel et de l’irrationnel, du matériel et de l’intellectuel, du mythe et de l’Histoire ; qui revendique une intégrité de l’expérience à partir de laquelle il faut redéfinir les valeurs, l’action, le politique. Il s’agit d’un mode de savoir qui n’est pas, comme chez Stracci dans La ricotta, étranger à la grande tradition de la culture occidentale, mais qui l’a traversée pour en faire le lieu de rencontre avec d’autres cultures provenant de couches sociales et de pays différents.

La désobéissance des « Carlottine »

« La chanson finale de l’étoile jaune, dite aussi La Carlottina », conclut Le monde sauvé par les gamins. J’ai déjà esquissé une analyse de ce texte à partir de trois questions fondamentales : quelle temporalité nous propose-t-il ? Quelle subjectivité ? Quelle réalité[37] ? J’en arrivais à la conclusion que Le monde sauvé par les gamins met en scène la temporalité non linéaire de la mondialisation où la technologie — les médias, les moyens de transport — transforme notre imaginaire temporel et géographique. Des nouvelles réalités se créent à partir de la rencontre de lieux lointains, plongés dans des temporalités différentes (comme Trastevere et New York), lieux rapprochés soudainement par un coup de fil, une image télévisée, un article dans un journal. Dans cette temporalité, on repère, comme on vient de le voir, un sujet fragmenté et pluriel qui n’est plus garant de l’Histoire / histoire, qui ne peut plus la raconter, comme le dit Ingeborg Bachmann, mais qui en est envahi. Farfada, dans La chanson du Grand Opéra, est ce sujet en devenir qu’on s’acharne à figer (pour le punir ou pour en faire un monument) et qui échappe à toute tentative de l’apprivoiser. La réalité finalement serait le spectacle du Grand Opéra lui-même, qui ne se laisse pas organiser en une succession causale ou chronologique d’événements, qui résiste aux compartimentalisations que l’historiographie occidentale et les institutions ont voulu lui imposer et qui, constamment ou de façon intermittente, attire l’attention sur ce qu’on a essayé de cacher et de taire. Je voudrais maintenant m’arrêter sur la dernière chanson, celle de « la Carlottina », pour en faire ressortir toute la force.

Carlotta est une petite fille berlinoise de « race aryenne ». L’histoire dont elle est le protagoniste a lieu au temps quand « le roi des Allemands était un certain Hitler » dont la spécialité était de « toujours hurler dans tous les appareils radio » et aussi d’avoir « un corps sans os et sans entrailles, fait en sac pneumatique, raison pour quoi il vivait du vide[38] d’où s’expliquerait la dérivation du double vocable Aryens par lui lancé parmi les sujets du royaume, en qualité de titre honorifique[39]. » Un jour une affiche parut dans les rues de Berlin, dans laquelle le Führer ordonnait à tout individu de race non aryenne de se procurer « l’étoile jaune réglementaire à porter obligatoirement bien visible à la façon d’un insigne. » Cela « dans le but sacré de sauvegarder le pur sang aryen de l’immonde contagion juive ». Toute désobéissance de la part des Juifs devait être « immédiatement brisée[40] ».

Carlotta est frappée par le fait que la loi prévoit la désobéissance d’un seul côté : c’est la désobéissance des Juifs, mais pas celle des Aryens qui est prévue. Sa révolution sera d’inventer l’autre désobéissance et de porter elle, Aryenne, l’étoile jaune en devenant un exemple pour les autres qui feront de même jusqu’à ce que presque la totalité de la population porte l’insigne, la marque de la différence et « la guerre sera finie encore avant de commencer ». L’« ordinaire obéissance » est transformée par le geste de Carlotta en « une désobéissance extraordinaire[41] ».

Dans la tragédie Porcherie, écrite en 1966 et adaptée pour le cinéma en 1969, Pasolini thématise de façon tout à fait semblable la désobéissance. Le personnage de Julian défie l’ordre du père en lui désobéissant, mais aussi l’ordre « révolutionnaire » en se refusant de participer à « la première et peut-être unique marche allemande pour la paix[42] » et d’« aller à dix mille pisser contre le Mur[43] ». Son père est perdu devant l’attitude de Julian :

Les temps de Grosz et de Brecht sont loin d’être passés.

Moi, j’aurais pu être dessiné par Grosz

Comme un gros porc […]

Et Brecht pourrait très bien nous faire tenir

Le rôle des méchants dans une pièce où les pauvres sont les bons.

Mais Julian ?

Qu’est-ce qu’il attend pour engraisser comme un porc ?

Pour faire des cadeaux aux pauvres

En dansant avec eux un beau ballet tyrolien ?

Ou alors… pour me traiter de porc ?

[…] Et moi […] j’ai ce fils

qui n’est ni obéissant ni désobéissant[44].

Julian se réduit à un état de paralysie et de silence. Les formes de désobéissance institutionnalisées, prévues par le Pouvoir ne laissent aucune liberté d’action. L’immobilité et le silence de Julian, sa passion « immonde » jusqu’à sa résolution extrême de se laisser dévorer par les cochons, minent profondément la logique du pouvoir politique, économique, culturel et familier.

En revenant à Morante, mon hypothèse est la suivante : la merveilleuse fable de l’étoile jaune résume toute son activité littéraire. La seule exception serait, dans une certaine mesure, Le monde sauvé par les gamins. En d’autres mots, il ne s’agit pas pour elle de se situer du côté des avant-gardes, en subvertissant les règles de la tradition, par exemple, ni de se situer du côté de la tradition littéraire, d’obéir à son autorité, mais de désobéir là où la Loi n’a pas prévu la désobéissance et a du mal à l’apprivoiser et à l’institutionnaliser.

Mensonge et sortilège

Dans un livre important publié en 1993, à la suite d’un colloque dédié à Elsa Morante, les auteurs témoignent du manque de reconnaissance dont l’oeuvre et la personne ont souffert dans les milieux culturels et académiques italiens. Per Elsa Morante a pour objectif non seulement de rendre hommage et de rappeler le grand écrivain, mais, surtout, de permettre une relecture d’une oeuvre fondamentale du XXe siècle, comme Lukács l’avait dit à propos du premier roman d’Elsa Morante, sorti en 1948. Dans cette dernière partie de mon article, je vais me concentrer, justement, sur Mensonge et sortilège et sur La Storia, parus respectivement en 1948 et en 1974.

Dans Mensonge et sortilège, la désobéissance est un trait partagé par presque tous les personnages. Ils désobéissent sur plusieurs plans : soit à des interdictions sociales dans une société très rigide, soit à des interdictions d’une nature différente, plus sévères encore que les autres. En particulier, pour ce qui est du deuxième type d’interdiction, je pense à la défense d’aimer, comme un sort qui unit, tout en révélant leurs solitudes respectives, les personnages d’Anna, de Francesco et de leur fille Eliza. Anna n’a pas le droit d’aimer Eduardo, son cousin, qui appartient à l’aristocratie et qui ne voudrait jamais l’épouser. Elle ne cesse pas de l’aimer, même après les humiliations les plus atroces. Francesco n’a pas le droit d’aimer Anna qui l’épouse seulement pour qu’elle et sa mère survivent, mais qui le rejette et le méprise. Eliza non plus n’a pas le droit d’aimer Anna : son regard, son dévouement l’agacent ainsi que sa demande affective. Anna n’en veut pas de cette fille, même si elle en a besoin. L’amour total qu’Eliza voue à sa mère, qui lui interdit de l’aimer, incarne, à mon avis, le cas le plus frappant de désobéissance dans le texte. Lui correspond, dans l’écriture du roman, une désobéissance stylistique, un excès de matière, de détails, un style trop « littéraire » qui ont dérouté plusieurs lecteurs.

Anna ne peut pas aimer sa fille née d’un mariage sans amour et ressemblant trop à son père, mais Eliza vit dans la vénération de sa mère, prête à s’effacer pour rester près d’elle, à la défendre, à en être complice, à la servir, à la suivre partout. Jamais, d’un mot ou d’un geste, Anna manifeste de la tendresse pour Eliza, c’est plutôt de l’impatience et de l’intolérance, sinon de l’indifférence. Anna ne veut pas de l’amour de sa fille, comme s’il pouvait l’abaisser ou s’il l’agaçait : seulement Eduardo, le mythique cousin, a eu droit à son amour total, désespéré. À cette interdiction d’aimer sa mère, Eliza répond par une désobéissance qui va bien au-delà du fait de continuer de l’aimer et de tout lui pardonner : restée seule au monde, elle écrit l’histoire de la famille en la faisant entièrement tourner autour du personnage d’Anna et en se donnant le droit de dire et de professer dans la fiction cet amour qui lui a été interdit et, peut-être, d’inventer des raisons pour le manque d’amour de la part de sa mère.

Dans la société d’après-guerre, le roman est « agonisant[45] », il est « interdit » de le pratiquer, d’en reproduire les structures sans le transformer radicalement, de l’aimer. Alfonso Berardinelli dit dans son important essai « Le rêve de la cathédrale » : « le roman est une cathédrale élevée à la réalité avec le matériau du rêve[46] ». Il montre comment Mensonge et sortilège est avant tout un métaroman : un roman de souvenirs, une reconstruction du passé mais, en particulier, « ce dont on se souvient est la construction romanesque elle-même. »

Le roman est, pour ainsi dire, aussi l’évocation magique […] de l’archétype du Roman[47].

Tandis que Calvino a été un narrateur qui, en virtuose, évide le roman, jusqu’à en faire oublier l’existence précédente, Elsa Morante a, elle aussi en virtuose, construit le roman comme le moyen d’une méditation transcendantale sur le présent et comme exercice de mémoire rituel par rapport à la forme narrative centrale d’une tradition menacée. C’était à l’archétype narratif de rendre réels humainement, c’est-à-dire culturellement, les événements désagrégés de la chronique. Tous les niveaux et toutes les structures du style participent de cette nature d’archétype dans les romans d’Elsa Morante : des typologies des personnages, jusqu’à la syntaxe, et, parfois, au lexique. Des archaïsmes qui n’ont rien du calque ou de la greffe philologique : parce que, Berardinelli poursuit en citant Morante, la langue littéraire utilisée par l’écrivain […] est la langue dans laquelle une petite fille de dix ans, maladivement imaginative, transforme le drame petit bourgeois de ses parents en légende. Ce qui, par conséquent, se produit dans l’ensemble du roman, se produit, doit se produire, aussi dans la langue[48].

Le roman articule donc la perception du monde de la petite fille qui organise et raconte les personnes, les événements, les lieux, les objets, les rythmes, les temps, avec l’exagération, le sentimentalisme, le désespoir, les détails, la crudité, la lucidité impitoyable que son âge lui permet et auxquels il l’oblige. Dans « Les nouvelles questions linguistiques », Pasolini avait dit qu’Elsa Morante

met la grammaire en contact direct avec l’esprit […]. Elle prétend que la langue italienne existe et qu’elle est la langue que l’esprit lui a proposée en ce monde pour s’exprimer. Elle en ignore tous les éléments historiques, soit en tant que langue parlée qu’en tant que langue littéraire et elle en saisit seulement le caractère absolu[49].

Cette anhistoricité dont Pasolini parle est aussi une forme de désobéissance chez Morante : elle n’accepte pas la fiction historique de la langue nationale avec son apparente hétérogénéité et ses styles, du sublime au populaire : la langue italienne, dit encore Pasolini dans « Les nouvelles questions linguistiques », jusqu’aux années 1960, n’a jamais franchi les limites de la classe sociale de laquelle elle était issue, la bourgeoisie ; elle n’est jamais devenue langue nationale. Dans ce contexte, Morante choisit de ne pas choisir un style. L’absolu de sa langue est vraisemblablement la refonte du rapport entre la tradition et l’expérimentation, entre la littérature et la réalité, l’exploration d’un nouveau rapport à la réalité historique par la littérature contre les institutions.

Morante, comme ses personnages, désobéit à l’interdiction d’aimer, et d’aimer le roman. Son amour, comme celui d’Eliza pour sa mère, a le pouvoir de donner à son objet une nouvelle vie. Berardinelli cite un passage de Morante à propos de Mensonge et sortilège dans lequel elle dit que, comme Arioste l’avait fait pour les poèmes chevaleresques, elle avait voulu « écrire le dernier roman et tuer le genre » : « Je voulais écrire le dernier roman possible, le dernier roman de la terre, et, évidemment, aussi mon dernier roman[50]. » Elle voulait y mettre toute sa vie, mais aussi ce qui avait été la substance du roman du XIXe siècle : « les parents pauvres et les riches, les orphelines, les prostituées au coeur généreux[51] ». Pour ce faire, elle est restée à l’écart de toute orthodoxie, en particulier dans le cadre culturel italien : entre autres, celle des avant-gardes qui privilégiaient l’éphémère ainsi que l’innovation linguistique et celle du néoréalisme qui se mua, plus tard, en populiste et qui imposait un conformisme politique des sentiments et des valeurs auquel la langue devait s’adapter comme un outil facilement maniable. Morante, dit Berardinelli, « n’est jamais entrée en syntonie pacifique avec la culture littéraire italienne de son temps[52] ». Elle scandalise par ses romans, surtout Mensonge et sortilège et La Storia qui ramènent les différentes pratiques littéraires dans un creuset où de nouvelles expériences historiques deviennent possibles. Ce qui est particulièrement important et nouveau est qu’avec le travail de réflexion sur la production du texte il y a un travail sur la réception qui se fait.

[Le texte] déploie une pluralité de plans, d’épisodes et de développements narratifs concomitants et secondaires qui peuvent être considérés comme des relectures synoptiques de la tradition du roman ; de véritables encyclopédies des techniques et des thématiques romanesques précédentes[53].

Le grand public est l’interlocuteur privilégié de ces romans : ce public est habitué et accoutumé aux feuilletons, à la langue de la traduction, comme le précise le texte de Berardinelli, dans laquelle il a lu les écrivains français, anglais et russes[54], à la chronique et à la vie, dont les expériences continuent de se transmettre oralement surtout entre les femmes. Il est partie intégrante du texte.

La Storia

Dédié par l’entremise d’un vers du poète péruvien César Vallejo — « Por el analfabeto a quien escribo » — aux illettrés des années 1970 pour les sauver, peut-être, du sort de Riccetto dans La séquence de la fleur en papier, La Storia est un des romans contemporains qui ont suscité le plus de débats et qui ont vu le grand public et la critique aux antipodes. Le roman sort tout de suite en poche contre la pratique éditoriale habituelle. Elsa Morante avait exigé que son livre fût d’emblée disponible dans une édition populaire ; le titre complet est L’Histoire. Un scandale qui dure depuis mille ans. Dans la note introductive à la version américaine de La Storia, Elsa Morante écrit :

Dans cette phrase est déjà défini le sujet que le roman développera et orchestrera. Je ne présume pas que mon sujet annonce une nouveauté surprenante. Il s’agit plutôt d’une banalité. […] L’historiographie, n’importe combien elle explore, retrouve partout, sans arrêt, le même scandale. De loin ou de proche, chaque société humaine se révèle être un champ meurtri, dans lequel un petit groupe exerce la violence et une foule la subit. Mais le fait que ce mal est là depuis toujours ne lui donne pas le droit d’exister. […] Par ce livre, moi, qui suis née en un point d’horreur définitive (c’est-à-dire notre vingtième siècle) j’ai voulu laisser un témoignage documenté de mon expérience directe, la Deuxième Guerre mondiale, en l’exposant comme un échantillon extrême et sanglant de tout le corps historique millénaire. Voici donc l’Histoire, telle qu’elle est faite et que nous-mêmes avons contribué à la faire[55].

Parmi les textes critiques qui abordent le roman, celui de Marino Sinibaldi, « La Storia e la Politica », me semble particulièrement intéressant. Sinibaldi prend comme point de départ le débat qui se produit dans le quotidien de gauche Il Manifesto à la sortie du roman, auquel participent des personnalités du monde de la culture et de la politique, aussi bien que des lecteurs ordinaires. Au début des années 1970, dans un milieu socioculturel de profond renouvellement, mais aussi de crise — d’un côté, la victoire civile du référendum sur le divorce et le développement de la stratégie du « compromis historique » à la suite du coup d’État au Chili en 1973 ; de l’autre, le début du terrorisme — la gauche italienne s’aligne sur des positions rétrogrades qui révèlent les limites graves de la pensée soi-disant marxiste, en particulier son incapacité de « remettre en question ses certitudes avant leur écroulement[56] ».

Rossana Rossanda conclut le débat en revenant sur les leitmotiv des différentes critiques, tant sur le plan littéraire que sur le plan idéologique, par une « condamnation radicale » du livre qui « inspire un manque de confiance par rapport aux possibilités de changer l’histoire et de se battre[57] ». Sinibaldi explique que la contestation du roman tournait autour de quatre points principaux :

  1. Le choix éditorial a été perçu comme une sorte d’autopromotion de la part d’un écrivain qui profitait d’un discours politique pour mieux vendre son livre. Mais il s’agit en fait du premier acte de désobéissance qui suscite l’envie et l’incompréhension des pairs. Morante, comme je l’ai dit, exige que son livre sorte tout de suite en format poche. La désobéissance de quelqu’un qui se marginalise pour protester contre un système corrompu ou contre une forme de pouvoir est un phénomène connu…, mais cette désobéissance de l’intérieur du système n’était pas prévue ; elle dérange, elle n’est pas transparente.

  2. le choix stylistique et linguistique ; l’idéologie littéraire. Un roman qui se donnait comme but de « communiquer », de rejoindre le grand public, de l’émouvoir, ne tenait pas compte de la question même du roman, de sa crise, sinon de sa mort. Il ne s’agissait ni d’un grand roman bourgeois dont la crise du genre devait devenir partie intégrante du texte, ou sujet même de l’écriture, ni d’un roman d’avant-garde qui ose expérimenter sur les plans linguistique et stylistique. Le deuxième acte de désobéissance : il s’agit d’un auteur plus ou moins reconnu comme participant de l’empyrée littéraire, qui choisit de parler dans un langage trop élémentaire, de raconter des épisodes « insignifiants » selon le même rythme qui, dans le roman bourgeois, scande les événements importants, qui vise l’implication émotive des lecteurs, et qui trouble le paysage littéraire. Ce n’est pas l’obéissance à la grande tradition, ni la désobéissance noble des avant-gardes.

    La stratégie rhétorique de La Storia est, en effet, savante et très fine. Chaque chapitre du roman a pour titre une année : …1941, …1942, etc., sauf pour le premier et le dernier dont les titres sont : …19** parce qu’ils couvrent plusieurs années, respectivement avant et après la guerre. Les premières pages de tous les chapitres, imprimées en caractères plus petits, présentent la chronologie des principaux événements relatifs à la guerre. La suite présente la vie des personnages du roman. Cette vie racontée, avec ses contradictions, sa petitesse et sa grandeur, fonctionne comme un long exemplum ou, plus précisément, comme l’exemplification en philosophie qui rend l’abstrait concret, permettant à la pensée de devenir action. Dans un essai important, paru dans la revue VS en 1973, Pierre Ouellet parle justement de la nature de l’exemplification en philosophie :

    Les fictions exemplaires ne font pas qu’illustrer une idée, elles font faire l’expérience esthétique, sensitive et perceptive, des faits mêmes qui ont pu donner naissance à l’idée : elles font éprouver, par l’intermédiaire de situations et de personnages fictifs, les sentiments et les sensations euphoriques et dysphoriques, liées à une proposition générale que l’on souhaite confirmer ou infirmer[58].

    La Storia, dans ses parties romanesques, donne à voir et à éprouver l’horreur de la guerre pour que la compréhension de ce qui a été possible passe par l’expérience du lecteur et afin que les gens commencent à agir différemment. Pierre Ouellet rappelle le récit de la caverne, (Platon, La République, livre VII) qui a la fonction de faire comprendre aux disciples de Socrate la théorie des Idées et des Formes, mais qui a surtout la fonction de « leur faire faire le même apprentissage que celui du héros [du] récit[59] ». Morante, par son récit, fait faire à ses lecteurs l’apprentissage de la quotidienneté de la guerre : une stratégie qui vise à arrêter le scandale millénaire de l’histoire plutôt que d’inviter à la résignation comme la critique avait voulu.

  3. Le contenu et les valeurs, le type de message véhiculé. Une des raisons de réprobation de la part de la critique gauchiste était que La Storia n’avait pour protagonistes que des petits-bourgeois et des sous-prolétaires. Le prolétariat, donc l’élément positif de l’histoire, en était absent. Le troisième acte dedésobéissance est celui de se situer hors du manichéisme de la lutte de classe pour atteindre la masse qui avait été la base même du fascisme, non plus par la provocation ou l’affrontement, mais par l’amour.

    Personne connaît vraiment l’autre, s’il / elle ne l’aime pas. Chacun parmi tous les autres est connu seulement par celui qui l’aime. Et chacun parmi tous les hommes et toutes les femmes, chacun est extraordinaire, est un univers fabuleux, est, au fond, sans faute, innocent[60].

    L’amour d’Elsa Morante pour les opprimés n’exclut pas la lucidité critique, mais invite à une action politique beaucoup plus attentive à la complexité de tout être dans l’histoire. Il appartient, cet amour, au devenir-femme du politique dont j’ai parlé plus haut.

    Le projet d’écrire l’histoire en prêtant attention et écoute aux opprimés, à ceux pour qui il n’y a pas de place dans les manuels d’Histoire, se lie aussi à la tradition espagnole, incarnée dans le concept de « intrahistoria » de Unamuno[61] :

    L’histoire est le milieu des exploits humains et représente le fugitif, l’occasionnel, l’artificiel, le superficiel et le visible de la vie d’une personne. Appartient à l’histoire ce qui distingue et isole les hommes les uns par rapport aux autres, la narration des actions, les « castes historiques », les « nations historiques », les littératures et ce qu’elles ont d’historique et de mondain. La « intrahistoria » est le domaine des faits humains et représente ce qui est stable, permanent, spontané, profond et silencieux de la vie humaine. Ce qui met en communication et fond les hommes les uns avec les autres appartient à la « intrahistoria », les réalités et les oeuvres qui sont les plus proches des hommes parmi toutes celles qui composent leur existence : les actions silencieuses et quotidiennes ; la « caste intime » des gens, expression de ce qui chez chacun est véritablement humain ; les gens eux-mêmes par rapport aux « nations historiques » ; les langues qui unissent les hommes dans l’espace et le temps[62].

    Le poète, par son lien particulier avec la réalité matérielle et par son empathie, peut saisir la « intrahistoria ». L’histoire des opprimés d’Elsa Morante évoque l’« intrahistoria » d’Unamuno : le fond de la mer profonde et silencieuse sur laquelle tout se tient, opposé aux vagues mobiles et pleines d’écume qui en font la surface et, donc, l’histoire officielle. C’est vers le fond de la mer que le poète doit aller s’il veut arrêter le scandale qui dure depuis mille ans. Elsa Morante assume, dans ce roman pédagogique, la tâche d’aller écouter la masse silencieuse qui est la grande exclue de l’histoire officielle.

  4. Finalement, la critique accuse Morante d’un manque d’idéologie, ou d’une imprécision idéologique. Il s’agit du quatrième acte de désobéissance : la désobéissance à toute orthodoxie, dans l’acceptation comme dans le refus du système dominant : de droite, de gauche, anarchiste. En conclusion de son article, Sinibaldi soutient que la culture italienne, comme le montrait le débat sur La Storia,

    était prisonnière de deux préjugés gigantesques. Le premier est que le pessimisme implique l’acceptation de l’existant, le sentiment de ne pas pouvoir se battre, en somme, le refus de la politique. Une conception tragique de l’histoire et des limites de ce qu’on peut faire pour modifier le monde est plutôt utile à la définition des confins, des limites de la politique. […] Le deuxième préjugé […] concerne l’idéologie. En réalité, dans le roman d’Elsa Morante, il y a un sens de l’histoire, mais non pas une idéologie. Tant du point de vue stylistique et littéraire que politique, c’est un livre qui construit sa grandeur sur un radicalisme sans idéologie. Et cela était incompréhensible pour la culture de gauche de l’époque (et pas seulement pour elle). Ce qui n’est pas compréhensible, en d’autres mots, est que d’être sans idéologie, de se priver d’une vision du monde totalisante et rassurante n’est pas un moins mais un plus (plus radical, plus extrémiste, mais aussi plus vrai, plus fidèle à la tâche de vérité que l’écrivain, le poète […] se donne…)[63].

    Ce passage est très important pour comprendre le choix éthique et politique d’Elsa Morante. Le « pessimisme de l’intelligence » est nécessaire pour voir et écouter les besoins réels des gens, pour ne pas passer au-dessus de leurs têtes avec des utopies qui n’hésitent pas à perpétrer le scandale de l’histoire au nom de la libération des opprimés et de la transformation de la société.

La critique a beaucoup parlé de la « présence » de Simone Weil dans l’écriture d’Elsa Morante, en particulier dans La Storia. Les deux écrivains, par exemple, acceptent et défendent l’inexplicable dans l’Histoire, « expliquer la souffrance signifie la consoler ; elle ne doit donc pas être expliquée[64] ». Le sentiment tragique, dérivant de la renonciation à expliquer, semble être le prix nécessaire à payer pour qu’il y ait changement. Dans une entrevue à propos de la Shoah, Claude Lanzmann dit la même chose : la Shoah n’est pas une aberration de l’histoire, ce concept aiderait à l’expliquer et, quelque part, à l’accepter.

L’autre point très important que le passage de Sinibaldi soulève est celui d’un radicalisme sans idéologie qui jette une nouvelle lumière sur le travail très original que Morante fait sur et à partir de la langue. La langue, cette « langue absolue » dont parlait Pasolini à propos de Morante, devient, dans son oeuvre, le lieu principal du défi profond et constant à l’ordre établi. Dans « La résistance à la théorie[65] », Paul de Man montrait comment la résistance à la théorie était, en fait, une résistance au langage, à la rhétorique qui déconstruit les idéologies, fondées justement sur la confusion entre la réalité linguistique et la réalité « naturelle », en révèle les mécanismes pervers, qui bouleverse le canon littéraire et confond les frontières entre le discours littéraire et non littéraire. La résistance à la théorie est la résistance au système philosophique classique basé sur la priorité de la grammaire et sur le lien nécessaire entre la grammaire et la logique, d’où l’affirmation de la cognoscibilité du monde par le langage.

Chez Morante, les différents choix langagiers plus ou moins hérétiques véhiculent sa fondamentale et créative désobéissance qui a tant dérangé ses lecteurs, désireux de défendre la construction épistémologique sur laquelle se tiennent la modernité et la stabilité qui en dérive. Cette construction renvoie à la configuration classique du savoir, d’après laquelle le trivium est le modèle des sciences du langage et le quadrivium, celui des sciences non verbales, avec la logique comme pont entre les deux.