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Né au tournant du XXe siècle, Pierre Bost a publié plus d’une vingtaine de titres entre 1923 et 1945, dont deux furent primés : Homicide par imprudence (1924), son premier roman, reçut le Prix des Amis des lettres françaises, tandis que Le scandale (1931), son roman le plus ambitieux[1], fut distingué par le prix Interallié. Dès les années 1920, l’oeuvre de Bost reçut un accueil très chaleureux, plusieurs voyant en lui un romancier de grand avenir. La critique fut unanime à souligner l’originalité et la qualité d’observation psychologique de l’oeuvre. Pourtant, de cette oeuvre qui a été presque entièrement publiée chez Gallimard, aucun titre n’a jamais été réédité. Il est vrai que Bost a complètement cessé d’écrire au milieu des années 1940 pour se consacrer au cinéma, écrivant avec Jean Aurenche les scénarios et dialogues de dizaines de films. Bost signera son dernier scénario pour Bertrand Tavernier (L’horloger de Saint-Paul), un an avant sa mort en 1975 ; le cinéaste lui rendra hommage en adaptant son roman Monsieur Ladmiral va mourir (1945) sous le titre Une journée à la campagne (1984). Si plus personne ne lit Bost aujourd’hui, ce qui tient presque du scandale, pour reprendre le titre de son roman, il est clair qu’il avait renoncé à écrire et, par conséquent, que lui-même semble n’avoir rien fait pour maintenir ses livres sur le marché. À la fin du Scandale, le héros refuse de continuer à se prendre au sérieux et choisit dorénavant de « faire semblant », de « jouer le jeu » de la vie. Bost aura peut-être, en cessant d’écrire, souscrit à l’attitude de son personnage.

Dans cet article[2], je voudrais montrer à la fois l’influence qu’ont pu avoir les oeuvres de Balzac et de Proust sur l’écriture de Bost et l’assimilation particulière qu’il en a fait. Car l’intérêt ici n’est pas seulement de mesurer les ressemblances, mais aussi d’essayer de comprendre comment ces écrivains ont pu aider Bost à devenir lui-même, à trouver sa manière, d’une part, et de voir comment notre connaissance des romans de Balzac et de Proust nous permet de mieux lire les romans de Bost, d’autre part. L’empreinte de Proust, qui a été la grande révélation de l’écrivain, est visible dès ses premiers écrits. Pour cette raison, je commencerai par aborder le rapport de Bost à Proust dans un texte de jeunesse, À la porte. Puis, je traiterai de la présence de Balzac chez Bost, essentiellement dans Le scandale, qui se donne à lire comme une version de l’entre-deux-guerres d’Illusions perdues.

Proust et l’analyse

Je ne crois pas qu’il soit nécessaire d’insister sur l’influence de Proust sur la génération de l’après-guerre. Elle a été immédiate, profonde et durable. Dans un entretien avec Paul Guth, Bost confiait : « Il n’y a vraiment qu’un type qui m’ait épaté littérairement, oui, esthétiquement. C’est Proust[3]. » Aussi n’est-il pas étonnant que le premier texte qu’il écrive, à vingt-et-un ans, soit à l’enseigne de Proust : « On trouvera dans À la porte l’influence éclatante de Proust », écrit Louis Martin-Chauffier dans sa présentation du récit de Bost[4]. Il faut dire un mot du contexte de publication d’À la porte. Ce récit, publié quatre ans après sa rédaction, inaugurait la collection du « Conciliabule des Trente » dirigée par Martin-Chauffier. À la porte est d’ailleurs précédé d’une « Introduction générale au Conciliabule des Trente », dans laquelle Martin-Chauffier donne l’esprit de sa collection. La présentation de Bost par Martin-Chauffier relaie cette introduction, celui-ci situant Bost et les jeunes écrivains dans le sillage de Proust. Martin-Chauffier apporte toutefois la nuance suivante, qui paraît capitale :

Le plus grand bienfait qu’ils doivent à Proust, c’est d’avoir, non pas suscité mais éclairé leur vocation, en lui présentant son objet. Il ne leur donne rien, il les fait se trouver. C’est le plus beau don que puisse faire à ses cadets un écrivain, et le seul qui ne soit pas nuisible. Aussi le plus désintéressé : car les traces visibles s’en effacent aussitôt, et la plupart de ceux qui l’ont reçu oublient vite leur dette, justement parce qu’elle n’est point pesante. On dira que Proust n’est pas suivi parce qu’il n’est pas imité. Sans lui pourtant, nous eussions été autres[5]

Aux yeux du critique, Bost apparaît justement comme l’un de ceux qui ont le mieux su mettre à profit l’enseignement proustien sans s’y soumettre, comme celui qui a finalement tiré de la Recherche une « révélation sur soi » plus qu’il n’a subi son influence :

Dans sa première oeuvre, encore incertain de lui-même, il se soumet — faute de mieux — aux formes de l’analyse proustienne, Mais, dès lors, où voit-on qu’il lui ait pris sa substance ? Toute la richesse psychologique enclose dans cette petite étude est vraiment un apport nouveau[6].

Martin-Chauffier a tout à fait raison, et il est vrai que, dans ce premier texte, Bost se manifeste déjà par la singularité de son regard sur les choses. Les livres suivants donneront raison au critique, qui avait d’ailleurs l’avantage de les connaître, puisque entre la rédaction et la publication d’À la porte, Bost devait publier trois romans et un recueil de nouvelles, le consacrant comme l’un des romanciers les plus originaux et les plus prometteurs de sa génération. Bost lui-même, du reste, revendiquait sa liberté d’écriture. À Robert Bourget-Pailleron, il affirme au sujet de Proust, en 1934 :

Je ne suis aucunement son disciple et n’ai jamais cherché à l’imiter. Mais il m’a donné une révélation. J’ai senti en le lisant que la recherche à laquelle il se livrait, cet inventaire psychologique à la fois si menu et si profond, était, pour tout ce qui touche à la peinture des moeurs, l’essentiel du roman. Mon ambition, quand j’écris, est de marcher sans cesse à la découverte, d’arriver, par la peinture des âmes, à la connaissance d’un milieu[7].

À la porte s’offre donc à la fois comme un apprentissage de l’écriture sous l’égide de Proust et comme la manifestation évidente d’un véritable tempérament de romancier. Il faut préciser que ce n’est pas le Proust chroniqueur du monde que Bost retient pour son bien, mais l’analyste des instants fugitifs et des développements subtils de la conscience. Nulle intrigue dans À la porte, mais l’étude d’une conscience par elle-même, qui s’analyse dans ses moindres mouvements. Les premières pages rappellent irrésistiblement la « théorie » de la mémoire involontaire que Proust développe dans « Combray ». Il y aurait beaucoup à dire sur les rapports entre le texte et son intertexte. Une étude détaillée permettrait de bien distinguer l’originalité de Bost et de faire pressentir l’oeuvre à venir. Je me contenterai de commenter essentiellement l’incipit d’À la porte, qui est probablement ce que Bost doit le plus à Proust.

Le récit commence ainsi : « La porte fut refermée sur moi. L’escalier large offrait les marches d’un enfer et tout mon corps déjà penché m’invitait à descendre ; je savais que chaque degré m’exilait, repoussait derrière moi la muraille précieuse où le seul trésor s’abritait[8]. » Ce trésor, c’est une jeune fille dont le narrateur est profondément amoureux. Descendant l’escalier, il découvre que le bruit de la porte évoque un bruit antérieur : celui d’une autre porte qui s’était refermée sur son amour. Mais il faudra plus de cinq pages au narrateur pour établir le lien entre les deux bruits et pour comprendre, dans cette répétition, que c’est le sort de son amour tout entier qui s’est joué. Nous comprenons donc qu’il faut aussi entendre au figuré ce qui arrive au narrateur : quand il descend l’escalier, c’est surtout en lui-même qu’il s’enfonce ; et son corps qui se penche est pareil au corps mal éveillé des torpeurs du sommeil du narrateur proustien dans les premières pages de la Recherche : « Mon corps, trop engourdi pour remuer, cherchait, d’après la forme de sa fatigue, à repérer la position de ses membres pour en induire la direction du mur, la place des meubles, pour reconstruire et pour nommer la demeure où il se trouvait[9]. » Le corps est le premier dépositaire de la mémoire. Il ressent, il goûte (l’épisode de la madeleine chez Proust) ou il entend (le bruit de la porte chez Bost). Chez Bost, le corps aussi est premier : le narrateur entend un bruit, il descend l’escalier, et chaque marche sur laquelle il pose le pied marque un « degré » de plus dans l’effort de mémoire qui est fait pour retrouver le sens et la vérité de ce bruit : « Mon oreille, car ce souvenir était un bruit, après avoir pris connaissance, reconnu, comparé et classé, venait de jeter un bruit nouveau dans le grand magasin des souvenirs[10]. » Puis il s’interroge : « Quel était ce bruit qui venait de s’évanouir et laissait derrière soi comme une résonance muette qui m’appelait à marcher sur sa trace[11] ? » Il cherche :

Je sentis en moi un mouvement ébauché, mes muscles, mes nerfs, mon sang, poussaient mon corps immobile à une autre attitude ; et cette machine subtile sut me faire comprendre assez en quelle posture elle me voulait pour qu’aussitôt, et sans avoir bougé, je me sentisse tout entier replacé en cet instant du passé où mon corps avait été pour la première fois disposé comme je sentais qu’il voulait être à nouveau. C’est seulement quand ce fourmillement m’eut éveillé et conduit que je connus le souvenir. Alors seulement je pensai à l’instant du passé ; jusqu’alors je travaillais à le faire naître à nouveau. Mon corps tourmenté dressait le décor unique où le souvenir pourrait s’ordonner, se reconnaître soi-même, se dévoiler enfin à moi. Et quand je fus placé, par le geste intérieur de tout mon être, en l’état où j’avais été lorsque j’entendis le son dont le souvenir enfin conquis, venait de s’arrêter soudain, alors mon oreille entra en scène, acteur principal à qui les autres ont préparé la place, et j’entendis à nouveau le bruit que je cherchais, faisant son entrée dans le vaste et hermétique palais du souvenir. Tout mon corps entendit ; j’entendis ; je me souvins[12].

J’ai cité longuement, pour qu’on voit bien la patience de l’écriture, et volontairement un passage qui est très proche de Proust. À la porte est pourtant d’une autonomie certaine en raison de la qualité intrinsèque de l’écriture et d’une maîtrise psychologique habilement nuancée.

Du reste, dès après cet incipit, le récit déjà se démarque de l’intertexte proustien, il n’en conserve plus que le plaisir de l’analyse et la complexité des sentiments qu’inspire la souffrance amoureuse. Il y a dans ces pages une certaine préciosité dans l’analyse dont Bost se départira plus tard, de même qu’il apprendra à rendre les nuances psychologiques avec une plus grande économie d’écriture. Un passage du récit semble métaphoriser cet apprentissage de l’écriture. Le narrateur s’est isolé à la campagne un certain temps pour essayer en vain d’oublier son amour. De retour, il se rend chez celle qu’il aime pour lui faire comprendre, avec toutes les nuances du sentiment, combien il pensait à elle sans le savoir. Après l’avoir bien écouté, elle lui répond :

Ce que vous dites est très vrai ; pourquoi voulez-vous en plus qu’on le comprenne ? Si vous m’aviez dit seulement : « Je n’ai pas gardé de mon voyage un souvenir très riche », j’aurais à peu près compris dans cette petite phrase ce que vous avez dit plus longuement ; et ce que j’aurais compris n’aurait pas été beaucoup plus expliqué non plus ; et pourtant j’aurais bien compris, n’est-ce pas[13] ? 

La remarque est tout aussi fine que pleine d’humour et d’esprit, et Bost apprendra rapidement par la suite à dire sans trop expliquer. En fait, c’est comme si, dans le travail même d’écriture de ce premier récit, il en avait compris les écueils en les formulant, le texte comportant alors sa part d’autocritique, ce qui d’ailleurs s’accorde tout à fait avec le léger humour de l’écriture. Et si l’on se trouve à dire mieux les choses en en disant moins, sans doute est-ce, comme le dit encore la jeune fille au narrateur, parce que « vous parlez trop bien de cela pour ne pas le déformer un peu[14] ». De tels passages montrent, dans tous les cas, que l’éducation sentimentale se double d’une éducation littéraire, dont la lucidité est égale à la compréhension que le narrateur, à la manière du narrateur de la Recherche de Swann, cherche à avoir de sa souffrance. Car outre l’incipit de « Combray », c’est évidemment à Swann qu’on pense dans ces pages de Bost, où d’ailleurs le héros évoque le souvenir de Gilberte Swann et peut-être même celui d’Odette de Crécy par les références à la peinture (on sait que Swann retrouvait dans le visage d’Odette le visage aimé d’un portrait de Botticelli) :

J’essaie de vous saisir et vous fuyez ma poursuite ; vous êtes la Victoire de Samothrace quand vous marchez, la Sainte-Anne de Vinci si vous souriez, la Sainte-Cécile de Van Heyck si vous êtes au piano, un Titien si vous me regardez sans rire, l’Enfant Rieur si une phrase de moi vous a plu. Et je vois encore en vous toutes les femmes en diverses attitudes, et vous êtes Madame de Rênal dans la tristesse, Mathilde de la Môle dans la passion, Gilberte Swann si vous êtes coquette[15]

La référence proustienne est donc un point de départ pour Bost, qui s’émancipera rapidement de son modèle. Homicide par imprudence, que Bost rédige après À la porte, réalise déjà pleinement cette émancipation et mérite le jugement de Bernard Barbey, considérant Homicide comme « le premier livre d’une vocation qui paraît incontestable ». Et le critique de préciser que « ce livre nous apporte par surcroît tant de nouveau sur des régions du coeur où il reste beaucoup à découvrir. Je pense surtout à ces états de demi-conscience amoureuse, d’autant plus difficiles à peindre qu’ils se modifient à chaque instant…[16] » Écrivain prolifique, Bost va, d’oeuvre en oeuvre, peaufiner sa manière, qui le conduira, à la fin des années 1920, vers un roman plus social, de son propre aveu plus mature, vers une forme romanesque qui va naturellement concilier Proust et Balzac.

Il faut dire aussi qu’Alain, maître admiré de Bost au lycée Henri IV, va favoriser le passage vers Balzac par la publication, en 1937, de son ouvrage Avec Balzac. Si Balzac était son grand auteur, Alain prônait, contre le naturalisme qui n’offre de la réalité qu’une seule dimension et des « inventaires sans perspective où chaque objet est à son tour centre, comme sont les pièces d’un musée[17] », un romanesque de la « métaphore » et de la conscience à la manière de Proust. Il n’est pas étonnant, dans ces conditions, que Bost ait dédié à Alain la préface de son récit À la porte. Dans ce texte, Bost milite pour le dépassement de ce qu’il appelle « l’âge ingrat », où la révolte et la transgression des règles se font au mépris de la maturité de l’art. De la jeunesse, précise Bost, « [g]ardons […] la matière et non pas la forme[18] ». C’est exactement ce qu’il fera dans Le scandale, dont je traiterai bientôt. Bost souscrit ainsi à l’enseignement d’Alain, qui voulait que le roman inscrive « ce passage d’enfance à maturité[19] ».

Balzac et la chronique

Ce roman de la maturité, Bost en puise les leçons notamment chez Balzac. Mais je voudrais, avant de poursuivre dans cette voie, contextualiser l’écriture du Scandale dans le climat littéraire de son époque, et rappeler plus particulièrement les liens qui unissent Proust et Balzac, afin de mieux faire voir ce que nous pouvions espérer de l’écriture de Bost.

Si Mauriac pouvait écrire en 1923 : « Notre génération de romanciers est la première qui ne soit pas née sous le signe de Balzac ; elle écrit sous le signe de Proust et de Freud[20] », il n’en est pas moins vrai que le roman des années 1930 allait opérer une sorte de retour au naturalisme, à Balzac et à Maupassant en particulier, notamment chez des écrivains qui devaient se situer dans la mouvance populiste défendue par André Thérive et Léon Lemonnier. Traitant de la psychologie de l’inconscient qui avait envahi la nouvelle narration des années 1920, Michel Raimond concluait justement : « Le roman de l’après-guerre a été marqué par les efforts d’une nouvelle psychologie dont les risques et les limites apparaissaient mieux vers 1930. […] Il fallait prendre des leçons chez Balzac[21]. »

Ces leçons de Balzac, du reste, Proust le premier les avait suivies. Il est vrai que Proust a pu trouver bien des défauts à Balzac, mais outre que ce sont souvent les défauts de ses qualités, il fallait bien que l’auteur de Jean Santeuil puisse saisir ces défauts pour être en mesure d’assimiler son modèle. Proust reproche principalement à Balzac d’expliquer au lieu de suggérer :

S’il se contente de trouver le trait qui pourra nous faire comprendre comment est la personne sans chercher à le fondre dans un ensemble beau, de même il donne des exemples précis au lieu d’en dégager ce qu’ils peuvent contenir. […]. Ainsi, au lieu de se contenter d’inspirer le sentiment qu’il veut que nous éprouvions d’une chose, il la qualifie immédiatement[22].

Ce jugement nous indique par défaut dans quel sens Proust cherchera son propre style. Ce qui ne signifie pas pour autant que Proust lui-même n’aura pas cédé à « l’explication » balzacienne (pensons à la jalousie de Swann), au contraire ; de sorte que Nathalie Sarraute, par exemple, pourra à son tour reprocher à Proust ce qu’il critiquait chez Balzac :

Qu’il y ait entre la conversation et la sous-conversation le plus léger décalage, qu’elles ne se recouvrent pas tout à fait, et aussitôt il intervient, tantôt avant que le personnage parle, tantôt dès qu’il a parlé, pour montrer tout ce qu’il voit, expliquer tout ce qu’il sait, et il ne laisse au lecteur d’autre incertitude que celle qu’il est forcé d’avoir lui-même, malgré tous ses efforts, sa situation privilégiée, les puissants instruments d’investigation qu’il a créés[23].

Dans les années 1920, nombreux sont les critiques qui, comme Albert Thibaudet, voyaient très bien ce que Proust devait à Balzac. Outre son pastiche de Balzac, Jean Santeuil se présentait, avant la Recherche, comme un roman de formation dont l’écriture avait été directement inspirée par Balzac. Depuis certaines pièces des Plaisirs et les jours[24] (1896) jusqu’à la Recherche, en passant par Contre Sainte-Beuve, commencé vers 1908, et Jean Santeuil, écrit au tournant du siècle, l’écriture de Proust aura été une éducation littéraire à l’enseigne balzacienne. Vers 1907, l’assimilation du modèle est à peu près chose acquise, note Jean-Yves Tadié ; restera à Proust à mieux préciser sa manière : « La phase d’assimilation est donc terminée [vers 1907], à laquelle succède celle de l’imitation, dans les pastiches, et celle de la recréation, déjà commencée dans Jean Santeuil, et poursuivie dans la Recherche[25]. » C’est surtout « l’admirable invention[26] » par Balzac du retour des personnages. Cette idée que célèbre Proust lui aura permis « d’unifier sa description sociale, de rendre sensibles la durée, le vieillissement, le temps qui forme et transforme les êtres[27] ». On comprend aussi comment on aura pu non seulement le comparer à Balzac, comparaison qui n’était pas pour déplaire à Proust, mais aussi le poser en équivalent à l’auteur des Illusions perdues dans le XXe siècle. Dès l’après-guerre, Édouard Henriot notamment pouvait affirmer ce qui est rapidement devenu depuis un poncif littéraire : « Proust joue dans notre histoire contemporaine le rôle que Balzac a joué dans l’histoire précédente[28]. »

Globalement, il faudrait dire que Proust a, d’une part, paru tenir, à sa manière, le rôle qu’a pu être celui de Balzac aux yeux de ses pairs et de la postérité naturaliste, et qu’il a, d’autre part, réinvesti l’innovation balzacienne en lui donnant une nouvelle portée esthétique. Aussi est-ce presque autant par le lien qui le maintient à Balzac que pour la finesse de l’analyse psychologique et la qualité si particulière de son style que Proust a pu acquérir une si grande notoriété auprès de la génération de l’après-guerre. Car si Proust est à coup sûr un modèle pour cette génération, Balzac reste un maître ; avec Stendhal et Flaubert, il est cité comme la principale influence littéraire en 1924[29]. De la sorte, « le retour à Balzac » ne pouvait être qu’une manière de réinscrire la psychologie proustienne dans le cadre social d’une nouvelle époque.

Nombreux sont les romanciers de l’époque qui cherchent à renouveler le roman français en s’inspirant à la fois de Balzac et de Proust, sans pour autant que ce soit par la peinture des milieux mondains. C’est le cas d’Emmanuel Bove, par exemple, d’ailleurs très proche ami de Bost. Si les premiers romans de Bove, Mes amis et Armand, sont clairement marqués par la psychologie nouvelle en ce qu’ils réalisent, de façon tout à fait exceptionnelle, la nécessité d’un style qui suggère au lieu d’expliquer (auquel cas d’ailleurs, par-delà Proust, il faudrait remonter au moins à la préface de Maupassant à Pierre et Jean), Bove s’orientera, à partir de La coalition (1927), et plus encore avec un roman comme Le beau-fils (1934), vers un idéal romanesque redonnant au milieu social une complexité qui faisait défaut dans ses premiers textes. Bove aussi a voulu faire concurrence à l’état civil, rêvant « de créer indistinctement des êtres purs et vicieux, de transporter le lecteur dans une humanité, réduite évidemment, mais aussi complète que celle que nous voyons autour de nous[30] ». Mais ce projet balzacien, c’est en pensant à la psychologie proustienne que Bove cherche à le réaliser[31].

En ce qui concerne Bost, la marque de Balzac sur son écriture est aussi évidente que celle de Proust. Pour la plupart, les références à Balzac sont précises dans ses textes de fiction. Dans « Un goujat », une nouvelle publiée en 1930, Bost met en scène un personnage qui est l’auteur de romans, de poésies et d’une étude sur Balzac qui n’ont jamais été publiés. Alexandre Foc, qui se croit plus de génie que tous les écrivains célèbres, juge que ceux-ci sont indignes de la connaissance de ses écrits. Après avoir insulté par lettre dix-sept de ces écrivains célèbres, il accepte de rencontrer l’un d’eux, qui lui a proposé un rendez-vous. L’écrivain souhaiterait lire les écrits de Foc, et surtout l’étude sur Balzac, mais le jeune homme s’emporte parce que celui qu’il méprise ose partager son admiration pour Balzac :

Cet homme aimait Balzac ! Il n’avait aucun talent, il était un écrivain méprisable, et pourtant il osait bien aimer Balzac ! Alexandre allait se dresser, protester ; il s’aperçut tout à coup qu’il n’en avait pas le droit, que Balzac ne lui appartenait pas en propre, comme il l’avait cru longtemps, l’ayant découvert seul[32].

Ayant quitté l’écrivain, Alexandre Foc retourne à ses manuscrits, puis écrit une histoire inspirée de ce qu’il vient de vivre et intitulée « Dix-sept goujats ». Il se passe donc peu de chose dans cette nouvelle, sinon ceci : parce que les écrivains célèbres admirent Balzac[33], Alexandre Foc n’a d’autre choix que de retourner à son silence. Il méprisait d’avance ces écrivains ; leur admiration pour Balzac ne pouvait que renforcer son désir de s’isoler, de s’exclure. Entre le début et la fin, il sera passé de la position du goujat à celle de « victime » des goujats, le « nom sacré[34] » de Balzac les séparant à tout jamais.

Bost traite sa nouvelle avec une ironie légère, à laquelle l’admiration pour Balzac semble échapper. Balzac n’est ici que l’étalon. Les écrivains célèbres aiment Balzac ; le jeune homme de la nouvelle génération aussi. Cette nouvelle a été publiée durant les années de rédaction du Scandale (1929-1930), roman qui « dialogue » avec le Balzac du Père Goriot et surtout d’Illusions perdues. Par exemple, Pierre Silvanès, l’un des personnages de premier plan du Scandale, se sert d’une comparaison avec Le père Goriot pour rendre compte du nombre de lettres qui rentrent dans la composition d’un journal[35]. Simon Joyeuse, le héros du Scandale, est un jeune provincial qui habite à Paris une pension du type de celle de la veuve Vauquer. Et débouchant sur la place Saint-Michel, il reprend le cri de Rastignac : « Place Saint-Michel, à nous deux [36] ! »

Outre ces références ponctuelles, Le scandale apparaît globalement comme un roman de formation qui est construit sur le modèle d’Illusions perdues. Lucien de Rubempré et Simon Joyeuse, venus de la province, vont se heurter à l’ingratitude de Paris. Tandis que Lucien était « destiné aux spéculations les plus élevées des sciences naturelles[37] », Simon vient à Paris pour faire des études de médecine. Mais tous deux finiront dans le journalisme. Ces personnages ont aussi, parmi d’autres, un ami qu’ils tiennent pour un frère ; mais si Lucien a laissé David Séchard derrière lui, à Angoulême, Simon fait à Paris la connaissance de Pierre Silvanès, un provincial comme lui. Formellement, Bost procède donc comme Balzac, suivant un modèle de construction de ses personnages qui est de forme « binaire », pour reprendre le mot de Balzac[38] ; ce modèle permet de marquer des oppositions, de suggérer un rapport de tensions, avec une efficacité immédiate : Rastignac vis-à-vis de Lucien de Rubempré, celui-ci vis-à-vis de David Séchard, etc. Chez Bost, Simon et Pierre sont à la fois si bien complémentaires et opposés qu’il paraît évident qu’il faut lire leur nom à la lumière de celui qui est désigné, dans le Nouveau Testament, comme Simon-Pierre. Il y aurait là, à partir de l’ambiguïté tendue des relations entre les deux amis, tout un travail, sans doute assez complexe, à réaliser sur ce rapport intertextuel dans Le scandale[39].

Mais le canevas du roman oppose aussi Simon Joyeuse et Antoine Blon, dont la femme, Reine Cézard[40], devient la maîtresse de celui-là. Personnage important dans Le scandale, Blon est surtout le héros d’un roman antérieur de Bost, Crise de croissance (1926). Blon et sa femme sont d’ailleurs les seuls personnages de Bost qui reviennent dans un autre roman ; que ce roman soit Le scandale ne fait qu’ajouter aux multiples clins d’oeil balzaciens de l’oeuvre. Ce personnage d’Antoine Blon permet à Bost d’articuler dans son roman une autre composante du romanesque balzacien, à savoir la réussite sociale par la femme — celle d’un autre idéalement. Henri Clouard parle d’une « sorte d’Éducation sentimentale adaptée à notre temps » à propos du Scandale[41]. Si la référence est certainement trop appuyée, puisque le malaise des personnages domine de beaucoup le motif de l’éducation sentimentale, il est vrai que c’est sans doute sur l’amour que compte Simon Joyeuse, à la fin, pour supporter la vie. Tandis que chez Balzac on réussit par les femmes[42], chez Bost on accepte de ne pas réussir du tout ; il reste pourtant quelque chose de l’enseignement balzacien dans la volonté de Simon d’obtenir les faveurs de la femme d’Antoine Blon. En fait, pour bien comprendre le motif amoureux, nous devons nous rapporter non pas à Flaubert ici mais bien à Balzac, comme en témoigne la réflexion de Simon dans le passage suivant :

Dans sa nouvelle vie, il le sentait bien, il n’entrait que lentement, péniblement, il n’était pas encore assuré de lui-même, et il avait besoin de Reine, comme s’il l’avait attendue depuis toujours, derrière Lucienne, derrière Mariette. Ne pouvais-je donc commencer à vivre que le jour où j’aimerais, où je serais aimé[43] ?

Cet extrait nous ramène à la plainte de Lucien de Rubempré à la suite de la mort de Coralie, qui survient au terme de sa déconfiture parisienne : « Par qui serais-je aimé ? se demanda-t-il[44]. » Moment essentiel du roman de Balzac, sans doute, et tout autant chez Bost, puisque la mort de Pierre Silvanès fera comprendre à Simon que sa relation avec Reine ne pourra être qu’éphémère (la mort ravit non seulement les hommes, mais aussi l’amour). D’autre part, cette interrogation angoissée de Simon Joyeuse semble devoir se lire en fonction de son ambition balzacienne au début du roman (« Place Saint-Michel, à nous deux ! »), comme la face victorieuse (l’ambition) et la face sombre (l’amour) d’un même désir. Dans sa longue introduction à Illusions perdues dans l’édition de la « Bibliothèque de la Pléiade », Roland Chollet avait déjà établi un tel parallèle judicieux entre l’ambition de Rastignac et l’échec de Lucien de Rubempré :

À la célèbre apostrophe de Rastignac à Paris du haut du Père-Lachaise, correspond dans une scène crépusculaire calquée pas à pas sur cette page du Père Goriot, le déchirant : « Par qui serais-je aimé ? » de Lucien, qui est toute une destinée, l’inversion, le changement de signe, dans une formule littéraire exceptionnellement réductrice, de l’ambition de Rastignac[45].

Concernant le traitement du personnage féminin chez Bost, il faut encore ajouter qu’il emprunte à Balzac la volonté moralisatrice. Si Le scandale est heureusement exempt de développements moraux trop appuyés, Bost présente Crise de croissance, qui est dédié à sa femme, comme un « [r]oman pour les jeunes filles », où il ne se prive pas de poser en éducateur : « Refuse de croire que l’homme soit un être rare et subtil. Sache que s’il s’applique à le dire, et s’il y réussit, c’est grâce seulement aux tromperies du langage ; sache comprendre que l’homme n’est pas sur la Terre un pouvoir séparé.[46] » Et de même que Balzac fait le portrait de madame de Bargeton « pour faire comprendre sa liaison avec Lucien[47] », Bost fera celui d’Antoine Blon pour que le lecteur saisisse dans quelles dispositions d’esprit il séduit Reine Cézard. Car Antoine Blon a « un frère jumeau : le vingtième siècle. […] Antoine Blon, qui eût été romantique en mil huit cent trente et bohème en mille neuf cent, fidèle au hasard qui l’avait fait vivre un peu plus tard, était égoïste tout cru[48]. »

Dans cette perspective, à la manière de Balzac, Bost a cherché, dans Le scandale, à faire un portrait d’époque[49], mais cette fois-ci avec une visée de plus grande envergure et fort de moyens narratifs mieux maîtrisés que dans Crise de croissance. Dans sa préface à la première édition de la première partie d’Illusions perdues, Balzac disait traiter « le jeune homme du XIXe siècle sous une face nouvelle : […] la grande plaie de ce siècle, [le] journalisme[50] ». À Balzac, Bost allait emprunter la peinture du milieu journalistique, que lui aussi connaissait très bien, essayant à sa façon, à partir de cet horizon social privilégié, de rendre compte d’un nouveau « mal du siècle ». Bost n’entre pas aussi profondément dans les méandres des intrigues journalistiques ; il se contente parfois de les suggérer, rarement il les décrit[51]. Et si le manque d’argent est un problème pour Simon Joyeuse, Bost ne décrit pas les difficultés des transactions financières du milieu. En revanche, Bost recourt aux termes techniques de la composition et de l’impression, quand il ne se limite pas à nous faire savoir que Pierre Silvanès maîtrise toujours de mieux en mieux tout ce vocabulaire. Pourtant, le milieu des journalistes est plus qu’une toile de fond ou un certain contexte, il devient rapidement le lieu de la rivalité entre Simon et Pierre, un peu comme les journalistes des Illusions perdues mettent en jeu leur ambition et leur orgueil dans la lutte que se livrent les journaux d’obédience romantique et les journaux qui sont au service des idées libérales. L’ambition de Lucien de Rubempré prend une forme décisive lorsqu’il est parvenu à régner dans la profession. La question se pose autrement chez Bost : c’est moins l’ambition de Simon Joyeuse que l’envie d’être à la place de son ami que permet de développer le contexte journalistique.

Dans un sens, les romans cernent avant tout un tempérament (l’ambition de Lucien) ou un certain ordre de sentiments (la jalousie tourmentée de Simon). Les milieux sociaux apparaissent ainsi comme le prétexte à faire voir un certain type chez Balzac, à cerner un malaise chez Bost. D’ailleurs, Lucien de Rubempré et Simon Joyeuse aboutissent au journalisme malgré eux, parce qu’ils n’ont plus d’argent. Simon Joyeuse, qui n’est pas encore dans le milieu mais qui songe à son ami Pierre, secrétaire de rédaction, est « hanté par cette idée que c’est le journalisme qui doit sauver les jeunes gens sans travail[52] ». Étienne Lousteau, qui introduira Lucien dans le milieu, lui offre cette leçon :

Où, comment et par quoi gagner mon pain, fut une question que je me suis faite en sentant les atteintes de la faim. Après bien des tentatives, après avoir écrit un roman anonyme payé deux cents francs par Doguereau, qui n’y a pas gagné grand-chose, il m’a été prouvé que le journalisme seul pourrait me nourrir[53].

Il faudrait ajouter ici que Pierre Silvanès va tenter les démarches pour introduire son ami, puis l’initier au travail lorsque Simon sera enfin nommé rédacteur. Mais l’amitié peut être traître. Comme l’écrit Balzac : « Nous sommes tous amis ou ennemis selon les circonstances[54]. » Si Lousteau, devenant « l’ennemi juré de Lucien[55] », va définitivement le perdre, car « il savait où blesser à mort le poète d’Angoulême[56] », Simon aura une responsabilité morale et physique immédiate dans la mort de Pierre, dont il finira par prendre la place au Fauteuil. Lucien échoue certainement, mais Simon ne réussit qu’en apparence : nulle ambition dans le poste qu’il accepte à la fin, plutôt une sorte de résignation : l’on est aussi bien ici qu’ailleurs.

Aussi Le scandale montre-t-il ce que pouvaient être les Illusions perdues exactement cent ans plus tard, puisque le roman de Balzac se passe sous la Restauration. Avec Le scandale, René Lalou notait que « Bost […] refaisait un livre dont chaque époque doit permettre une version originale : les Illusions perdues[57] ». De la même façon que Marcel Prévost pouvait écrire, dans sa présentation d’Armand de Bove paru en prépublication dans un numéro de la Revue de France, que le héros de ce roman était « un Rastignac modèle 1926, moins élégant, mais, somme toute, point pire que l’autre[58] », nous pouvons dire que Simon Joyeuse, croisement de Rastignac et de Lucien de Rubempré, apparaît comme une figure exemplaire du désarroi de l’après-guerre. Le personnage type de l’après-guerre n’est plus le héros balzacien avide et ambitieux, mais l’antihéros qui souvent n’a plus la force ou le courage de ses ambitions. Les années 1920 marquent l’ère du personnage aboulique, que, en un certain sens, pouvait incarner Antoine Blon dans Crise de croissance[59]. Cela est déjà moins vrai à partir des années 1930, où il s’agit non plus de constater la faillite de l’ambition mais d’en interroger le motif — ce qui annonce déjà l’existentialisme.

Le narrateur des Illusions perdues écrit que « le fait vient trop souvent démentir la fiction à laquelle on voudrait croire, pour qu’on puisse se permettre de représenter le jeune homme autrement qu’il n’est au dix-neuvième siècle ». Or, cette « “ Société ” réveille [son] ambition dès le matin de la vie[60] ». À Paris, Rubempré, avide de gloire, de pouvoir et d’argent, fera tout pour réussir ; il y parviendra brièvement, avant de déchoir. Bost prend le revers de Balzac : il ne s’agit pas de réussir, ou plutôt il s’agit de montrer que réussir n’a aucun sens, ne donne aucun sens à la vie, puisque la vie n’en a pas : Bost délaisse Balzac et annonce l’existentialisme. Époque des « temps médiocres », selon un critique commentant la parution du Scandale[61]. Si Simon en vient à ce constat, c’est principalement en raison de la mort accidentelle de Pierre à la fin du roman, à moins qu’il ne s’agisse, pour reprendre le titre du premier roman de l’auteur, d’un « homicide par imprudence » à la charge de Simon. Pour bien comprendre le passage du modèle balzacien à celui du tragique existentialiste, on doit montrer comment Bost trace la trajectoire de son personnage.

Dans le premier chapitre, Simon Joyeuse aspire très vaguement à des études de médecine ; il fait la rencontre de Pierre Silvanès, étudiant comme lui. En principe, sa vie paraît déjà jouée : il terminera ses études, deviendra le premier membre de la famille Joyeuse à parvenir aux professions libérales et apportera « à sa famille l’honneur qu’elle attendait[62] ». Toutefois, Simon n’a pas du tout l’ambition qu’on lui prête. Dans le deuxième chapitre, un an a passé : retour des deux amis à Paris après des vacances auprès de leurs familles respectives. Mais Pierre Silvanès revient à Paris avec un poste de direction d’un journal que lui a soudainement offert une connaissance de son père, Hugo Lorraine. La vie de Simon bascule à ce moment précis, car il ressent la nouvelle vie de Pierre comme une « trahison ». Trahison envers qui et quoi ? Envers Simon et les valeurs familiales qui se rattachent aux études qu’il vise. Simon abandonne ses études, dépense tout l’argent qui devait défrayer ses frais d’inscription à la faculté, se met en ménage, quelques semaines, avec une ouvrière. Dès lors, Bost construira son personnage strictement en fonction de cet événement, de cette espèce de « traumatisme originaire » qu’aura été ce qu’il ressent comme une trahison ; Simon n’aura de cesse d’agir non plus pour lui-même mais contre l’autre. Bost donne à voir cette dynamique à la fois par l’entremise de la jalousie de Simon, de la mesquinerie trouble de ses sentiments ainsi que de ses gestes et par l’entremise du désir de Simon d’être comme Pierre, d’être à la place de Pierre. À la suite d’une hémorragie cérébrale provoquée en partie par Simon, Pierre décède subitement. Cette mort confirme à Simon ce que, depuis le début, cherchaient à lui faire comprendre Hugo Lorraine et Antoine Blon, respectivement le patron et un collègue de Pierre, à savoir qu’il ne sert à rien de prendre la vie trop au sérieux et qu’il faut « pouvoir vivre sans grandeur[63] ». Au début, Simon se demande « comment vivre ? », en proie à un tel désarroi qu’il dépense tout son argent parce qu’il croit que cela lui permettra soudainement de vivre intensément et de profiter de « quelques heures de libre puissance[64] » ; et cette interrogation angoissée lui est dictée en partie par le fait que Pierre lui apparaît comme « le grand homme » de province à Paris[65]. Mais c’est dans l’allusion au cri de révolte de Rastignac (« Place Saint-Michel, à nous deux ! ») que Simon va développer sa théorie du « comment vivre[66] ». Observant la fontaine de bronze de la place Saint-Michel, Simon voit les autres autour de lui (tel polytechnicien, telle infirmière, tel « mendiant ignoble », etc.) comme des hommes de bronze, dont il se démarquerait par sa volonté de vivre et d’être différent. L’idée des « hommes de bronze » témoigne de l’inertie de l’être humain et de la banalité de sa vie, cependant que lui, Simon Joyeuse, aspire à être vivant. La discrimination opérée par Simon Joyeuse, qui est somme toute du même ordre que celle à laquelle se livre le jeune auteur de la nouvelle « Un goujat » à l’endroit des écrivains célèbres, annonce ainsi le partage qu’établira Antoine Roquentin entre sa personne, qui a découvert la contingence, et les Salauds. En cela, Le scandale est bien le livre d’une époque, et Simon Joyeuse, le personnage d’une génération (entre Marcel et Roquentin[67]), comme Lucien de Rubempré apparaît comme une victime de l’étanchéité des classes sociales et, sous l’impulsion de l’admiration du modèle conquérant offert par Napoléon, d’une volonté d’exception qu’il est incapable d’assumer.

En revanche, à la suite de la mort de son ami, Simon comprendra qu’il n’est pas plus vivant que « les hommes de bronze[68] » et qu’il vaut mieux dorénavant, tant qu’à être une sorte de mort-vivant (puisque nous sommes mortels), « faire semblant, faire comme si… Jouer le jeu, comme Pierre avait voulu le jouer[69] » :

[T]out cela, tout cela et le reste, ce scandale nécessaire et criminel, dont les responsables sont aussi les victimes, ce scandale qu’on doit accepter parce que c’est cette catastrophe même qui permet de vivre, tout cela ce n’est plus qu’une énorme, une sinistre rigolade, qui ne mérite même pas qu’on se sauve dans la mort[70].

Si le scandale, c’est la condition mortelle de l’être humain, il faut bien voir ici que Simon en prend conscience à partir de la mort d’un ami dont il se sent responsable : « malheur à l’homme par qui le scandale arrive ! » rappelle Bost en exergue à son roman. La déchéance morale de Simon ne peut pas être plus vertigineuse : il est bien vrai qu’il n’aura « plus droit qu’à un courage de prisonnier[71] ».

Ainsi Bost se sert-il de Balzac pour mieux faire ressortir sa propre réflexion. Par la comparaison, le destin de Simon Joyeuse acquiert un relief que lui donnent les aspirations et le sort de Lucien de Rubempré. À partir d’expériences communes (au premier rang le milieu des journalistes parisiens, le désarroi du provincial à Paris et les rapports complexes de l’amitié), Lucien de Rubempré et Simon Joyeuse incarnent deux moments clés dans l’évolution des sensibilités. À cet égard, on pourra recevoir Le scandale comme un document qui vise à « enregistrer l’échec psychologique des lendemains de la “grande guerre”[72] ». Ce roman exprime d’ailleurs un très net conflit de générations[73]. Antoine Blon dit à Simon : « Je me suis toujours juré que je ferais mon possible pour mettre en garde la jeunesse contre les conseils de la vieillesse[74]. » C’est au sein d’un conflit analogue que se trouve embourbé l’ambitieux Lucien, qui choisit son camp entre les romantiques et les libéraux selon ce que lui inspirent les circonstances. Le contexte social dans lequel évolue Lucien est également tributaire de la guerre et de « l’exemple de Napoléon, si fatal au dix-neuvième siècle par les prétentions qu’il inspire à tant de gens médiocres[75] ». Quand Lucien affirme que « les hommes doivent être des moyens entre les mains des gens forts[76] », il donne forme malgré lui à une ambition qui va le perdre. Bost renverse cette perspective, faisant choisir à son héros le parti des quelques-uns qui vont accepter de jouer le jeu parmi tous ceux qui vont se prendre au sérieux :

Antoine Blon me le disait encore ce soir-même : le monde est composé de pauvres bougres, qui ne sont que de pauvres bougres, et des autres, qui s’arrangent pour tirer leur soixante-dix ans le mieux possible. Vue ainsi, la question devient lumineuse. Il s’agit d’être parmi les autres. Bien sûr ! Quant à savoir si on a autre chose à faire qu’à passer le temps le mieux possible, ça n’est même pas une question. Et puis, si j’ai, par hasard, quelque chose à faire, tant pis[77] !

L’épopée napoléonienne témoigne d’une ambition ; la Première Guerre mondiale aura fait prendre conscience moins d’une ambition que de la défaite de la raison et du pouvoir d’autodestruction des civilisations, ce que Valéry avait bien saisi : au bout, c’est la mort, collective ou individuelle, rien n’y change.

On comprend donc que, chez Balzac, on perd ses illusions en raison des règles de la société parisienne, alors que chez Bost, ce sont des conditions existentielles (le scandale) qui font tomber les illusions. Il y aura eu, depuis Balzac et la Restauration, une érosion toujours plus grande du cloisonnement des classes sociales et de l’idée de « l’homme d’exception », de telle façon que les possibilités du romanesque changeront radicalement dans l’après-guerre. Dans son étude sur la crise du roman français dans le premier quart du XXe siècle, Michel Raimond observe pertinemment que « [l]a crise du roman renvoie à une crise des romanciers ; et celle-ci à une crise morale, intellectuelle et spirituelle[78] ». Tandis que

[l]es romanciers du XIXe siècle avaient bénéficié de circonstances sociales exceptionnelles : Julien Sorel dans les salons du Marquis de la Môle, Lucien Chardon dans le salon de Mme de Bargeton, bref, des hommes nouveaux confrontés à une société aux survivances prérévolutionnaires, cela constituait une source de conflits romanesques admirables. Mais le romancier de l’après-guerre voyait fondre — du moins le prétendait-il — les distinctions sociales, en même temps que les notions morales[79].

La remarque est on ne peut plus juste, et il est évident que si le critique balzacien des années 1920 reprochait à Proust et à ses épigones d’écrire des romans sans action et sans conflit, c’est simplement que le lieu du conflit s’était déplacé : il n’était plus centré sur le héros dans sa relation au milieu, mais sur le héros vis-à-vis de lui-même, le conflit était devenu tout intérieur après avoir été essentiellement extérieur. C’est en tout cas exactement ce que montre un roman comme Le scandale, qui du coup délaisse la description réaliste afin d’intégrer la vision subjective du personnage (voir par exemple le troisième chapitre d’Un scandale, où l’errance nocturne de Simon est bien plus près du désarroi des personnages de Dostoïevski, dont les contradictions apparentes avaient d’ailleurs séduit Proust, que de l’aplomb des héros balzaciens).

Au-delà des références littéraires

On voit finalement que Bost, entre Balzac et Proust, était bien de son temps. Il a fait toutefois un usage particulier de ses lectures, allant jusqu’à imiter Proust dans son premier texte, À la porte, et à écrire Le scandale, le plus ambitieux de ses romans et aussi son « préféré[80] », en gardant en tête Illusions perdues. Jusqu’à la fin, peut-être, il devait songer à Balzac : l’incipit de La Haute-Fourche, un récit patriotique rédigé sous pseudonyme durant l’Occupation, rappelle irrésistiblement l’effet de rétrécissement graduel de la perspective narrative dans les premières pages du Père Goriot, où nous passons d’un regard global sur la pension Vauquer située dans le cinquième arrondissement à Paris aux détails les plus particuliers de ses personnages et du mobilier. Après avoir situé « ce pays aux arbres magnifiques » où se trouve le château de la Haute-Fourche, le narrateur de Bost focalise successivement sur la route elle-même qui a donné son nom au château, le parc du château, deux fenêtres du château qui brillent dans la nuit, les tables qui se trouvent dans l’une des pièces éclairées, les objets qui sont sur les tables, enfin le personnage qui se tient dans la pièce. Mais si Balzac s’attarde longuement, Bost réalise ce zoom en trois pages[81].

Balzac et Proust offrent une certaine filiation, à tout le moins les premières balises essentielles de l’écriture de Bost ; et, sans doute parce qu’il faut saisir ces balises en fonction de l’écrivain lui-même en apprentissage d’écriture, doit-on plutôt dire : Proust et Balzac, voire de Proust à Balzac, puisqu’il apparaît que Bost a fait un chemin inverse à celui qu’impose la chronologie de l’histoire littéraire. Il fallait peut-être qu’il ait admiré Proust pour découvrir qu’il devait aussi méditer Balzac. Dans sa préface à son récit de jeunesse, Bost disait : « C’est un âge qu’il faut traverser ; ce premier récit où le personnage central dit : “ je ” il faut l’écrire, puis le rejeter de soi en lui donnant forme d’objet, forme de livre ; c’est ainsi seulement qu’on apprendra à écrire d’autres choses[82]. » Il était donc logique que Bost commence par faire du Proust ; mais il était aussi nécessaire qu’il en vienne à faire une oeuvre de maturité, une oeuvre dans laquelle les personnages sont confrontés aux responsabilités de la vie sociale. En somme, aller vers Balzac après s’être alimenté chez Proust, passer d’un récit au « je » d’une cinquantaine de pages (À la porte) à un roman de quatre cents pages (Le scandale), c’est bien réaliser sur le plan esthétique l’éthique du dépassement de l’âge ingrat. Dans ces conditions encore, il ne pouvait y avoir pour Bost de littérature sans le dépassement même des références littéraires (la maturité, c’est aussi l’acquisition de sa propre manière), pas plus qu’il ne saurait y avoir d’approche complète de Bost sans ce dépassement. Si ces références sont commodes pour l’histoire littéraire parce qu’elles traduisent l’horizon intellectuel d’une époque, il ne faudrait pas qu’elles éclipsent la profonde originalité et l’autonomie de l’oeuvre de Bost.