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Pourquoi restaurer les histoires vermoulues et poudreuses du moyen âge, lorsque la chevalerie s’en est allée pour toujours, accompagnée des concerts de ses ménestrels, des enchantements de ses fées, et de la gloire de ses preux ?

Gaspard de la nuit, IV, 8.

Nous savons quelle influence la Renaissance a pu avoir sur les écrivains romantiques en général, et sur Alfred de Musset en particulier. Dans un article où il étudie la fascination de l’auteur de Lorenzaccio pour cette période, intitulé simplement « Musset et la Renaissance[1]  », Frank Lestringant précise cependant que Musset ne limita jamais sa préférence à une seule époque :

Dans l’impossibilité qu’il éprouve à coïncider avec lui-même, il lui faut plusieurs siècles de référence où se projeter en arrière, sous des défroques d’emprunt[2].

Plus qu’un réservoir de « sources » littéraires, les siècles passés deviennent alors pour lui une sorte de « miroir autoscopique[3]  » dans lequel il cherche à se reconnaître lui-même.

Or, en parcourant son oeuvre, nous constatons que, coincé entre l’Antiquité romaine et la Renaissance qui constituent, avec le XVIIIsiècle, les époques référentielles privilégiées de l’auteur, le vaste Moyen Âge fait plutôt figure de parent pauvre malgré sa dizaine de siècles : quelques allusions à Dante, dans Le poète déchu pour évoquer la « perle » que constitue à ses yeux l’histoire de Françoise de Rimini[4], dans un vers de « Dupont et Durand » où l’auteur de Ladivine comédie se retrouve en compagnie de Schiller, de Goethe et de Shakespeare[5], ou dans un autre de « Don Paez » qui évoque la descente aux enfers[6]  ; quelques-unes à Ossian[7], le nouvel Homère des poètes romantiques que l’on peut, d’une certaine manière, rattacher à l’époque médiévale[8]  : il est légitime, en suivant Léon Lafoscade[9], de retrouver chez Musset une « atmosphère ossianique » qui se combine bien avec le goût « gothique » de l’époque, comme dans certains passages de La coupe et les lèvres qui évoquent les farouches chasseurs et les rudes paysages du Tyrol[10], ou dans les vers de « L’oubli des injures », un poème posthume datant peut-être de 1832[11]. Ajoutons également une pièce de 1830 que Lafoscade ne pouvait connaître lorsqu’il rédigea son ouvrage sur Musset, puisqu’elle ne fut révélée qu’en 1914 par Maurice Allem : La quittance du diable. L’action située en Écosse, entre landes et châteaux hantés, fut imaginée par un auteur « encore imprégné de l’idéal romantique : moyen âge, satanisme, style flamboyant, amour opposé aux conventions sociales[12]  » caractérisent cette oeuvre de jeunesse. 

En réalité, de tous les écrivains du Moyen Âge — et encore s’agit-il là pour l’Italie d’un Moyen Âge bien tardif, très proche de la Renaissance du Quattrocento[13]  —, c’est très certainement Boccace (1313-1375) qui laissa les traces les plus visibles dans l’oeuvre de Musset. Deux poèmes des Poésies nouvelles, « Silvia[14]  » et « Simone[15]  », sont directement adaptés de récits de l’écrivain italien, que le poète respecte à la lettre : le schéma des histoires est repris avec précision, jusque dans la longueur relative de chacune des séquences narratives. Si Musset a été inspiré par ces deux nouvelles, c’est qu’elles lui permettaient de traiter le thème de l’amour passion, et surtout de valoriser le rôle des personnages féminins[16]. Deux pièces de théâtre tirent aussi directement leur sujet du Décaméron : Carmosine (d’après la septième nouvelle de la dixième journée) et La quenouille de Barberine (neuvième nouvelle de la deuxième journée) ; je reviendrai plus loin sur ces deux pièces.

Mais c’est à peu près tout, du moins en ce qui concerne les évocations directes ou implicites des grands textes de la littérature médiévale ; rien ou presque sur la production française, dont, il est vrai, une grande partie restait encore à redécouvrir en ce début de XIXe siècle : si la littérature médiévale sort de l’ombre depuis plusieurs décennies, grâce aux travaux menés par des érudits du XVIIIe siècle — et l’on pense, en particulier, à la publication dans les années 1750 des Mémoires sur l’ancienne chevalerie de Sainte-Palaye —, l’accès aux sources elles-mêmes reste encore difficile. Alors que quelques passionnés comme Hugo et Nodier ne se privent pas d’aller consulter directement les manuscrits dans les bibliothèques, le grand public devra encore souvent attendre pour se procurer des éditions fiables des textes. Le Moyen Âge est pourtant bien présent dans l’esprit de Musset — comme dans celui de bon nombre de ses contemporains —, et ce, depuis la plus tendre enfance de l’écrivain[17]. Mais ce n’est pas dans les manuels d’histoire, ni dans les manuscrits médiévaux, ni même dans le « genre troubadour » pourtant très en vogue au début du siècle qu’il est allé le chercher. Le Moyen Âge de Musset, c’est avant tout un monde imaginaire qu’ils se sont créé, son frère Paul et lui, à travers les histoires merveilleuses qu’ils lisaient et qu’ils prenaient un grand plaisir à rejouer. Les deux enfants tentent tout d’abord d’assouvir leur soif d’évasion dans les contes des Mille et une nuits : « Notre appétit du merveilleux, écrit Paul, ne se contenta pas de les relire plusieurs fois ; nous voulûmes les jouer comme des comédies[18]. » Nous sommes en 1818, Alfred a huit ans. Les deux enfants vont ensuite dévorer tous les romans de chevalerie qui leur tombent sous la main :

Parmi les livres de mon grand-père Desherbiers, je trouvai un jour la légende des quatre fils Aymon. Cette lecture me plongea dans une rêverie profonde. Un monde nouveau s’ouvrit à moi : celui de la chevalerie. Au premier mot que j’en dis à mon frère, il s’enflamma. Nous demandâmes à grands cris des romans. On nous donna la Jérusalem délivrée. Nous n’en fîmes qu’une bouchée. Il nous fallut le Roland furieux, et puis Amadis, Pierre de Provence, Gérard de Nevers, etc. Nous cherchions les prouesses, les combats, les grands coups de lance et d’épieu ; quant aux scènes d’amour, nous n’en faisions point cas et nous tournions la page quand les paladins se mettaient à roucouler[19].

C’est donc bien plus grâce à des romans sur le Moyen Âge qu’à la lecture d’ouvrages du Moyen Âge que Musset se constitue une « culture » médiévale. Il y mêle allègrement les récits fantaisistes de la Bibliothèque bleue ou de la Bibliothèque universelle des romans[20] de Tressan et Paulmy, qui connut son heure de gloire à la fin du XVIIIsiècle, aux aventures épiques imaginées par l’Arioste et le Tasse, tous deux vivant au XVIe siècle[21]… Les épopées médiévales, réinventées par les deux auteurs italiens du Roland furieux et de la Jérusalem délivrée, donnent à ce jeune lecteur une image très particulière du Moyen Âge, de la féodalité et de la chevalerie : dès son enfance, Musset se constitue ainsi un monde irréel où le héros embroche sans sourciller une dizaine d’ennemis à la fois sur sa lance, où l’ardeur guerrière d’une Bradamante ou d’une Clorinde n’a rien à envier à celle des plus farouches défenseurs de la foi et où les fées aux beautés envoûtantes séduisent les preux chevaliers et les attirent dans leurs îles pour y adorer le Dieu Amour…

Cette imagerie merveilleuse est importante pour comprendre l’oeuvre de Musset. Elle joue un rôle dans la création de plusieurs personnages féminins dont l’archétype pourrait être la fée Morgane[22] ou son avatar que connaît peut-être encore mieux l’auteur, l’Armide de La Jérusalem délivrée qui refuse de libérer le chevalier Renaud. Cet archétype de la femme qui emprisonne par amour détermine la Belcolore de La coupe et les lèvres, dont la passion exclusive tuerait lentement le héros Frank si celui-ci ne parvenait à s’échapper[23], comme la Béatrice du Fils du Titien à laquelle, par amour, le peintre sacrifie son génie. Ailleurs, dans La confession d’un enfant du siècle, c’est Mélusine qui surgit du néant, sous l’apparence de la femme-serpent Marco[24], charme Octave et l’emporte dans son antre.

Les fées du Moyen Âge n’ont bien sûr pas toujours ces connotations mortifères : elles symbolisent aussi l’amour spontané, juvénile et un peu fou, rejoignant alors dans l’imaginaire de l’auteur leurs ancêtres de l’antiquité, les nymphes de la mythologie[25]. Voici par exemple comment Octave, dans La confession, se figurait ces personnages :

J’avais crayonné mille fois de ces têtes si poétiquement folles, si inventrices dans leur audace, de ces maîtresses têtes fêlées qui vous décochent tout un roman dans une oeillade, et qui ne marchent dans la vie que par flots et par secousses, comme des sirènes ondoyantes. Je me souvenais de ces fées des Nouvelles Nouvelles, qui sont toujours grises d’amour, si elles n’en sont pas ivres[26].

La représentation imaginaire des « êtres faés » ne se limite pas à l’univers insouciant des amours libres, voire libertines, comme dans les Cent nouvelles nouvelles, ce recueil anonyme de contes du XVsiècle qu’apprécie Octave. Elle recoupe, chez Musset, un autre rêve, celui d’une pureté idéale où l’amour à la fois physique et spirituel entre deux êtres reconstituerait l’unité parfaite de l’androgyne originel. Dans La confession d’un enfant du siècle, l’amour d’Octave pour Brigitte dépasse le sentiment commun. Il traduit aussi une quête religieuse de l’autre, dans un désir de retrouver l’amour du divin que les contemporains de Musset ont perdu depuis Voltaire, comme nous l’explique le célèbre chapitre II qui ouvre le roman. C’est pourquoi la première partie du livre s’achève sur un éloge du couple légendaire du XIIsiècle, Héloïse et Abélard[27]  : cette histoire d’amour médiévale, relayée par Rousseau, devenue mythique, symbolise en effet dans l’imaginaire collectif la fusion parfaite d’éros et d’agapè, qui est pour Musset le stade absolu de l’union des êtres qui s’aiment. C’est aussi pourquoi Octave, en lisant le journal de son père disparu, rend un vibrant hommage à celui-ci en lui attribuant les vertus d’un véritable chevalier :

Ô homme juste ! m’écriai-je, homme sans peur et sans reproche ! quelle candeur dans ton expérience ! Ton dévouement pour tes amis, ta tendresse divine pour ma mère, ton admiration pour la nature, ton amour sublime pour Dieu, voilà ta vie […][28].

L’oeuvre dramatique de Musset reflète souvent cet univers médiéval imaginaire, qui se confond si bien avec celui des contes merveilleux. Une pièce comme Fantasio, qui nous présente une princesse enfermée dans une « cage dorée », un mariage arrangé pour sauver le royaume d’une guerre et un bouffon du roi « bossu et presque aveugle[29]  », multiplie les références aux contes de fées[30]. Les répliques des personnages elles-mêmes mettent l’accent sur un univers irréel, un monde factice comparable à un décor de théâtre :

Comme ce soleil couchant est manqué ! La nature est pitoyable ce soir. Regarde-moi un peu cette vallée là-bas, ces quatre ou cinq méchants nuages qui grimpent sur cette montagne. Je faisais des paysages comme celui-là, quand j’avais douze ans, sur la couverture de mes livres de classe[31].

Dans les paroles du Fantasio qui évoque son enfance, ce sont bien les souvenirs de l’auteur qu’il faut chercher, une fois encore : un peu plus loin, c’est à ses « chères Mille et une Nuits[32]  » que le personnage songera.

Et l’on pourrait en dire autant de deux autres pièces, La quenouille de Barberine et Carmosine, dont l’intrigue se trouve déjà dans le Décaméron de Boccace (le sujet de la première inspira également Bandello et Shakespeare, qui en fit Cymbeline). La quenouille de Barberine place les personnages en Bohême et en Hongrie, sous le règne de Mathias Corvin (1443-1490). C’est la seule pièce de l’oeuvre qui situe ainsi explicitement son action à l’époque médiévale. Elle garde, elle aussi, l’empreinte des lectures de jeunesse : la scène 2 du premier acte, l’une des plus longues de la pièce, est constituée essentiellement du récit que fait le chevalier Uladislas de ses exploits surnaturels devant un auditeur ébahi. Ce Matamore développe longuement les clichés narratifs du genre : au cours de la dernière guerre contre les Turcs, il rencontre dans une forêt profonde une princesse égarée à la beauté irréelle qu’il sauve de trois brigands à l’issue d’« un combat des plus sanglants » ; la jeune fille lui accorde immédiatement ses faveurs, mais elle est promise au pacha de Carmanie, et son père la fait surveiller par 60 eunuques et par le géant Molock. Grâce à un talisman, le valeureux chevalier parvient cependant à s’infiltrer dans le château, où il se débarrasse aisément du géant en le lançant dans la mer. Les 60 eunuques ayant absorbé un breuvage soporifique, il ne reste plus au héros qu’à enfermer les femmes du château et à se rendre dans la chambre de la princesse… Tous ces épisodes se succèdent dans la bouche du conteur à un rythme effréné et burlesque. Mais c’est surtout l’intrigue principale de la pièce que nous retiendrons, qui développe cet amour idéalisé dont il était question plus haut : Barberine, objet d’un pari entre son mari Ulric et Astolphe de Rosemberg, qui prétend être capable de la séduire, manifestera une fidélité à toute épreuve pour son époux, et la reine, figure absolue de la souveraine du Moyen Âge, célébrera à la fin la victoire de la vertu féminine en sanctifiant Barberine :

nous irons nous-même visiter votre comtesse chez elle […] afin qu’on sache que le toit sous lequel habite une femme chaste est aussi saint que l’église, et que les rois quittent leurs palais pour les maisons qui sont à Dieu[33].

Quant à la pièce intitulée Carmosine, dont les personnages sont également un roi et une reine de contes de fées accompagnés de pages, d’écuyers et de demoiselles d’honneur, elle nous présente la jeune héroïne éponyme se mourant d’un amour impossible pour le roi Pierre. C’est la reine Constance elle-même, autre figure idéalisée de la Dame, qui fera comprendre à Carmosine quelle est la route à suivre[34].

Ces valeurs, qui fondent le Moyen Âge merveilleux tel que le voit Musset, trouvent leur expression directe dans l’art de l’époque : celui-ci se réalise dans l’accomplissement du sentiment religieux qui pousse l’artiste vers des hauteurs depuis inégalées :

Autrefois le temple des arts était le temple de Dieu même. On n’y entendait que le chant sacré des orgues ; on n’y respirait que l’encens le plus pur ; on n’y voyait que l’image de la Vierge, ou la figure céleste du Sauveur, et l’exaltation du génie ressemblait à une de ces belles messes italiennes qu’on voit à Rome, et qui sont, même aujourd’hui, le plus magnifique des spectacles. Au seuil de ce temple était assis un gardien sévère, le Goût ; il en fermait l’entrée aux profanes, et, comme un esclave des temps antiques, il posait la couronne de fleurs sur le front des convives divins dont il avait lavé les pieds.

Une sainte terreur, un frisson religieux devaient alors s’emparer de l’artiste au moment du travail ; Dante devait trembler devant son propre enfer […][35].

Époque de communion totale entre un peuple, ses artistes, le roi et Dieu, tel peut alors apparaître le Moyen Âge aux yeux du poète du XIXe siècle[36]  :

Regrettez-vous le temps […]

Où tous nos monuments et toutes nos croyances

Portaient le manteau blanc de leur virginité ?

Où, sous la main du Christ, tout venait de renaître ?

Où le palais du prince, et la maison du prêtre,

Portant la même croix sur leur front radieux,

Sortaient de la montagne en regardant les cieux ?

Où Cologne et Strasbourg, Notre-Dame et Saint-Pierre,

S’agenouillant au loin dans leurs robes de pierre,

Sur l’orgue universel des peuples prosternés

Entonnaient l’hosanna des siècles nouveaux-nés[37]  ?

L’univers médiéval de Musset, qui trouve sa source dans les lectures enfantines des romans de chevalerie, s’élabore donc aussi autour d’une quête artistique de la sincérité. L’artiste du Moyen Âge, dans la version idéalisée que nous présente le poète romantique, n’a pas à chercher son sujet : il exprime directement sa ferveur religieuse et construit ainsi une oeuvre où le fond et la forme, l’intention et la réalisation se trouvent dans une adéquation parfaite. Dans ce monde spirituel où la vertu du guerrier s’accomplit dans l’amour absolu de la Dame, où le couple d’amants se confond dans l’adoration de Dieu, celui qui veut créer trouve sa place naturelle dans la contemplation et l’expression du divin : le Moyen Âge ne connaît pas le doute existentiel.

La vision du Moyen Âge que développe Musset dans « Rolla », on le voit, participe largement de l’enthousiasme romantique, dans les années 1830, pour l’époque médiévale. Elle ne comporte rien, apparemment, qui semble s’opposer à cet engouement.

Comment comprendre alors que, dans la première des Lettres de Dupuis et Cotonet, parue dans la Revue des deux mondes du 15 septembre 1836, Musset s’attaque violemment à la fascination qu’exerce le Moyen Âge sur ses contemporains ? Le passage en question se situe presque à la fin de cette lettre. Les deux provinciaux, qui ne peuvent comprendre ce qu’est le « romantisme » et en perdent le sommeil, s’adressent en désespoir de cause à un jeune clerc, défenseur de la nouvelle littérature, que le langage stéréotypé et le raisonnement borné ridiculisent totalement. Puis c’est à un grave magistrat, M. Decoudray, qui « porte habit marron et culotte de soie », que les deux amis demandent des explications. Dans une longue tirade satirique, celui-ci leur retrace l’historique de cette fascination pour le Moyen Âge. Voici donc, d’après lui, quelle est la situation en 1836, consécutive à la révolution de Juillet :

Enfin, un matin, on le [le Moyen Âge] planta là ; le gouvernement lui-même passait de mode, et la révolution changea tout. Qu’arriva-t-il ? Roi dépossédé, il fit comme Denys, il ouvrit une école […] et au moment où on le croyait tué, il monta en chaire, chaussa ses lunettes, et fit un sermon sur la liberté. Les bonnes gens qui l’écoutent maintenant ont peut-être sous les yeux le plus singulier spectacle qui puisse se rencontrer dans l’histoire d’une littérature ; c’est un revenant, ou plutôt un mort, qui, affublé d’oripeaux d’une autre époque, prêche et déclame sur celui-ci ; et pour parler de république, d’égalité, de loi agraire et du divorce, il va chercher des mots et des phrases dans le glossaire de ces siècles ténébreux où tout était despotisme, honte et superstition[38].

Que penser de cette attaque en règle contre les partisans du Moyen Âge ? Certes, nous ne pouvons affirmer que le personnage qui s’exprime soit totalement le porte-parole de Musset — un peu plus loin, d’ailleurs, Cotonet avoue avoir été « choqué de la violence » du magistrat —, mais le développement de son discours, la place qu’il occupe dans l’ensemble de la lettre et la pertinence des arguments font nettement pencher la balance en sa faveur, surtout si l’on compare ses propos avec ceux que tient juste avant le jeune clerc ridicule. Par ailleurs, en utilisant le bon sens provincial de Dupuis et Cotonet, qui sont loin d’être aussi naïfs qu’on pourrait le croire à première vue, cette lettre dans son ensemble tourne en dérision l’école romantique[39]. Sous le langage fortement allégorisé et métaphorique du magistrat Decoudray se cachent bien les idées de Musset, dont nous pouvons entrevoir alors ce qu’il pensait de ce retour aux temps moyenâgeux, tellement revendiqué par son époque. Le point de vue développé par le personnage fait passer insensiblement de l’idéologie du moment à la production littéraire : c’est cette relation logique qui s’établit dans le discours de Decoudray, qui peut nous permettre de cerner la position de Musset.

La critique se situe tout d’abord sur le plan idéologique. Ce que Musset a saisi avec beaucoup de pertinence, c’est le changement d’attitude très surprenant, dans les années 1830, qui voit la bourgeoisie libérale utiliser le Moyen Âge comme époque de référence pour illustrer ses idéaux politiques. Ce que l’on qualifierait de nos jours de « récupération » procède en effet d’une évolution inattendue des idées, qu’il convient de rappeler brièvement. Depuis la publication en 1727 de l’Histoire de l’ancien gouvernement de la France, par le comte de Boulainvilliers, se développe une théorie sur les origines franques de la noblesse française, qui justifie les privilèges par la victoire de Clovis sur le peuple gaulois : des vainqueurs descendraient les nobles, des vaincus, le tiers état. Cette théorie dite « germaniste », revendiquée par l’aristocratie pendant tout le XVIIIe siècle, conçoit une forme idéale de pouvoir où le souverain, au cours des Champs de mars ou de mai, légiférait en compagnie des représentants naturels de la nation. Alors que cette conception très partisane de l’histoire avait toujours servi les intérêts de la noblesse, elle se retrouve, au début du XIXe siècle, à la suite notamment de Madame de Staël et de Benjamin Constant, au service de l’idéologie bourgeoise et des défenseurs d’une république modérée ou d’une monarchie constitutionnelle :

Dans l’ivresse de la victoire de juillet 1830, la doctrine germaniste revue et corrigée par la bourgeoisie revêt un caractère quasi officiel. Dans cette perspective progressiste, on n’en finit plus, sous la Monarchie de Juillet, d’interpréter les événements révolutionnaires et démocratiques du Moyen Âge à la lumière de « l’éclair de Juillet » 1830. […] En privilégiant les documents relatifs aux états généraux de l’ancienne France, les pièces relatives à l’état social des roturiers et surtout à l’affranchissement des communes médiévales, Augustin Thierry[40] entend démontrer que les Trois Glorieuses ne sont pas une simple péripétie politique, un accident heureux de l’histoire, mais le dernier acte d’un combat séculaire entamé par les cités du XIIsiècle, les légistes du XIVe, enfin relayé par la Révolution de 1789[41].

Musset, lui, ne peut accepter cette récupération idéologique du Moyen Âge. S’il s’est forgé par ses lectures d’enfance, comme on l’a vu, une image merveilleuse de cette époque, il sait aussi parfaitement que la réalité n’a pas grand-chose de commun avec cet imaginaire littéraire, ni avec la vision politique idéalisée qui est celle d’une partie de ses contemporains. La vérité, elle est dans les murs, dans les pierres, dans ces vestiges d’une époque trouble qui sont parvenus jusqu’à nous, comme le déplore Octave à la fin de La confession d’un enfant du siècle :

Florence est triste ; c’est le moyen âge encore vivant au milieu de nous. Comment souffrir ces fenêtres grillées et cette affreuse couleur brune dont les maisons sont toutes salies[42]  ?

Si Florence est triste, c’est que ses pierres gardent la trace concrète du temps passé ; elle n’est pas un décor imaginaire, ni le produit d’une création poussée par un idéal religieux. Elle exhibe encore, comme autant de symboles de l’oppression, ses fenêtres grillées et ses pierres sombres. De même, dans un de ses tout premiers poèmes, écrit en 1828 selon le frère de l’auteur et intitulé simplement « Stances », Musset, tout en faisant partager son amour de jeunesse pour les vieilles pierres et les monuments gothiques, ne peut s’empêcher, par une suite de personnifications, d’insister sur l’aspect un peu morbide de ce passé qui refuse de disparaître complètement :

[…] Vieilles églises décharnées

Maigres et tristes monuments,

Vous que le temps n’a pu dissoudre,

 Ni la foudre,

De quelques grands monts mis en poudre

N’êtes-vous pas les ossements[43]  ?

Cette évocation d’abord tendre du « noir moutier », de l’« austère monastère », des « rosaces » et des « voûtes gothiques » s’accompagne donc d’un sentiment d’anachronisme insistant dans tout le poème, comme si le Moyen Âge n’était plus qu’une bizarrerie un peu macabre dans le monde contemporain. On peut alors comprendre pourquoi, dans la quinzième Revue fantastique, intitulée La fête du roi, Musset rend curieusement hommage à Louis XI, qu’il imagine en train de pousser un soupir plein d’espoir :

Oui, un soupir pour un temps meilleur, un sanglot soulevé par la rage contre une féodalité destructrice qui tuait tout, avilissait l’homme en l’abâtardissant[44].

S’il faut, en effet, reconnaître un seul mérite à ce roi autoritaire et sanguinaire — dont Musset souligne par ailleurs la férocité et celle de son bourreau Tristan[45]  —, c’est bien celui d’avoir lutté contre le pouvoir de la noblesse et d’avoir créé l’État-nation. Mais Musset nous rappelle surtout que ce règne marque en réalité la fin du Moyen Âge, la fin d’une époque brutale et despotique : Louis XI ferme la parenthèse du Moyen Âge féodal, que Charlemagne avait ouverte. C’est en tout cas ce que l’auteur nous explique dans un court fragment retrouvé par Maurice Allem, écrit à une date inconnue :

Aux premiers âges du monde, la force domina. Elle domina le premier rang au temps des Paladins, jusqu’à ce que Charlemagne, ayant compris la voix du siècle, posa [sic] la pierre d’un temple nouveau ; sur les ruines de la force, une nouvelle domination s’élança ; les fils de ceux qui avaient été forts, opprimèrent par les droits du sang. Le couperet du bourreau de Louis XI porta les premiers coups aux nobles ; celui de Robespierre les acheva. Le sang avili se tut : la domination de l’or l’avait remplacé[46].

Domination par la violence dans les premiers âges ; domination par la naissance ensuite ; domination par l’argent enfin : l’époque intermédiaire que constitue le Moyen Âge s’inscrit simplement dans un processus historique se contentant de changer les critères du rapport de force. Telle est la réalité des faits d’après Musset, bien loin, on le voit, de l’imagerie merveilleuse véhiculée par les légendes, et bien loin aussi du rôle que ses contemporains attribuent au Moyen Âge : dans son appréciation idéologique de cette époque — car là, c’est la raison qui parle, et non plus le coeur —, l’auteur de « Rolla » est resté très voltairien.

Si l’on a tort d’idéaliser le Moyen Âge, d’en faire politiquement une époque de référence, que dire alors de tous ces écrivains qui emboîtent le pas à la politique en sacralisant à leur tour les temps médiévaux ? Les romantiques se font ainsi les porte-parole de l’idéologie du moment : sous la Restauration, la nouvelle école qui se cherche fut d’abord religieuse, monarchiste, et donc passéiste. Croyant faire preuve d’originalité, elle se réfugie dans le « sombre » Moyen Âge qu’elle veut mettre au goût du jour, sans se douter un instant de la stérilité de l’entreprise :

Que pouvait-on écrire ? Comme le gouvernement, comme les moeurs, comme la cour et la ville, la littérature chercha à revenir au passé. Le trône et l’autel défrayèrent tout ; et en même temps, cela va sans dire, il y eut une littérature d’opposition. Celle-ci, forte de sa pensée, ou de l’intérêt qui s’attachait à elle, prit la route convenue et resta classique ; les poètes qui chantaient l’empire, la gloire de la France ou la liberté, sûrs de plaire par le fond, ne s’embarrassèrent point de la forme. Mais il n’en fut pas de même de ceux qui chantaient le trône et l’autel ; ayant affaire à des idées rebattues et à des sentiments antipathiques à la nation, ils cherchèrent à rajeunir, par des moyens nouveaux, la vieillesse de leur pensée ; ils hasardèrent d’abord quelques contorsions poétiques, pour appeler la curiosité ; elle ne vint pas, ils redoublèrent. D’étranges qu’ils voulaient être ils devinrent bizarres, de bizarres baroques, ou peu s’en fallait[47].

Réflexions d’une grande lucidité, de la part d’un auteur qui se moque des travers de sa propre jeunesse par la bouche de son personnage, le magistrat Decoudray, toujours lui. Car il ne faut pas s’y tromper : l’argumentation paradoxale, qui fait de la nouvelle école une école du passé, n’en est pas moins convaincante. Le recours au Moyen Âge, de la part d’une jeunesse royaliste, fut sous la Restauration le signe le plus visible de ce que l’on pourrait qualifier en effet d’attitude réactionnaire.

Que se passa-t-il ensuite ? Au moment où le romantisme amorce son virage républicain, il devrait, logiquement, abandonner aussi son goût du « gothique ». Or, il n’en est rien : les romantiques, une fois encore, sont emportés par le vent de l’idéologie du moment. Tandis que le « germanisme » réinterprété cautionne les aspirations libérales et que Michelet inclut le Moyen Âge dans sa vision progressiste de l’histoire, Hugo publie en 1831 Notre-Dame deParis, roman de la « réflexion philosophique sur la transition en histoire[48]  » :

Notre-Dame de Paris […] constitue […] une réflexion de Hugo sur son propre temps considéré dans le miroir du Moyen Âge à son couchant : de même que l’agonie du Moyen Âge en 1482 est grosse des révolutions futures, de même les barricades des Trois Glorieuses en Juillet 1830 sont porteuses d’un « avenir radieux », encore flou mais certain. Dans l’attente de la Renaissance qui se profile à la fin du règne de Louis XI, Hugo décrit également en pointillés la promesse de la République[49].

Christian Amalvi, l’auteur de ces lignes, rappelle que le Moyen Âge de Hugo est une étape de « la marche irréversible de l’Humanité vers la liberté et la démocratie[50]  ». Avec Hugo, ce sont de nombreux romantiques qui effectuent leur conversion politique tout en gardant le Moyen Âge comme époque de référence. L’attitude d’Aloysius Bertrand, par exemple, est tout aussi caractéristique. On sait que la rédaction des poèmes de Gaspard de la nuit s’échelonne sur une dizaine d’années, de part et d’autre de la révolution de Juillet, et témoigne d’une constance de l’inspiration médiévale chez ce « surréaliste dans le passé[51]  », comme le nomma plus tard Breton. En 1828, Bertrand assure à Dijon la direction du Provincial, éphémère journal en prise directe avec les idées nouvelles venues de Paris, comme son nom ne l’indique pas. C’est d’ailleurs là que Musset publiera son tout premier texte, le poème « Un rêve », sorte d’hallucination érotico-macabre bien dans l’air du temps. Ce journal a été créé pour défendre la cause « du Roi, de la Charte et des honnêtes gens » ; il obtient les éloges, qu’il s’empresse de publier, de personnalités de tout premier plan comme Hugo, Nodier, et même Chateaubriand. Mais en 1831, c’est un autre journal que dirige le Dijonnais, Le Patriote de la Côte d’Or : il y défend vigoureusement ses convictions républicaines…

Trop dépendants de l’idéologie, les écrivains se trompent autant sur les buts que sur les moyens qu’ils veulent se donner. Et c’est sur un plan esthétique que la critique de Musset va se développer, de manière tout aussi sévère :

La manie des ballades, arrivant d’Allemagne, rencontra un beau jour la poésie monarchique chez le libraire Ladvocat, et toutes deux, la pioche en main, s’en allèrent, à la nuit tombée, déterrer dans une église le moyen âge, qui ne s’y attendait pas[52]. Comme pour aller à Notre-Dame on passe devant la Morgue, ils y entrèrent de compagnie ; ce fut là que, sur le cadavre d’un monomane, ils se jurèrent foi et amitié. […] [Le Moyen Âge] nourrissait et élevait une quantité de petites chauves-souris, de petits lézards, de grenouilles, à qui il apprenait le catéchisme, la haine de Boileau, et la crainte du roi[53]. [I]l commença à régner ostensiblement. Toute la journée on lui taillait des pourpoints, des manches longues, des pièces de velours, des drames et des culottes. […] Mais le public est de chair et d’os, et qu’en pense-t-il ? De quoi se soucie-t-il ? Que va-t-il voir et qu’est-ce qui l’attire à ces myriades de vaudevilles sans but, sans queue, sans tête, sans rime ni raison ? Qu’est-ce que c’est que tant de marquis, de cardinaux, de pages, de rois, de reines, de ministres, de pantins, de criailleries et de balivernes ? La restauration, en partant, nous a légué ses friperies[54].

Voici en effet qu’une littérature, qui se prétend nouvelle, vient clamer haut et fort qu’il faut se replonger dans le Moyen Âge, qu’il faut redécouvrir les mystères gothiques, la puissance élégante des ogives et le charme d’une époque oubliée. Le fameux « pittoresque » s’installe, on recherche le détail authentique, la précision d’un costume de théâtre. Ce souci de « réalisme » historique est à l’opposé des conceptions esthétiques de Musset, qui se manifestent au contraire, dans la plupart des créations de l’auteur, par le flou spatio-temporel, même dans Lorenzaccio, le plus « historique » de ses drames[55]. Les dramaturges veulent voir renaître ces temps mystérieux, que l’on croyait profondément enfouis sous trois siècles de renaissance artistique et intellectuelle, de raison classique et de progrès philosophique. Mais comment être assez naïf pour croire que c’est en faisant apparaître sur les planches un roi dans ses habits anciens que l’on va ressusciter l’esprit de cette époque ? Comment peut-on imaginer qu’en allant tous les soirs se recueillir en haut des tours de Notre-Dame, à l’heure où meurt « Phoebus le blond[56]», on finira par s’imprégner des valeurs sacrées de l’artiste du Moyen Âge, comme le pense un « romantique » dans une des Revues fantastiques :

— Quelle belle chose que Notre-Dame ! dit en grelottant l’homme au manteau, qui en sa qualité de romantique se croyait obligé d’aller le long des balustrades, lorgnant les piliers et flairant les ogives[57].

On l’aura compris, c’est bien surtout Hugo et sa conception du « drame », une fois encore, qui sont visés lorsque Musset s’attaque à ce retour du passé sur les planches, qui s’accompagne pour lui de toute une « friperie » ridicule. Incompréhension ou mauvaise foi ? Hugo n’a jamais prétendu que la « couleur locale » devait se limiter au pittoresque :

Ce n’est point à la surface du drame que doit être la couleur locale, mais au fond, dans le coeur même de l’oeuvre, d’où elle se répand au dehors, d’elle-même, naturellement, également, et, pour ainsi parler, dans tous les coins du drame, comme la sève qui monte de la racine à la dernière feuille de l’arbre. Le drame doit être radicalement imprégné de cette couleur des temps[58].

« Radicalement », c’est-à-dire qu’elle irradie depuis la racine, qu’elle n’en constitue pas simplement le feuillage, l’ornementation. Et dans les « Notes » ajoutées à la préface, il précise :

Mais, dira-t-on, le drame peint aussi l’histoire des peuples. Oui, mais comme vie, non comme histoire. Il laisse à l’historien l’exacte série des faits généraux, l’ordre des dates, les grandes masses à remuer, les batailles, les conquêtes, les démembrements d’empires, tout l’extérieur de l’histoire. Il en prend l’intérieur. Ce que l’histoire oublie ou dédaigne, les détails de costumes, de moeurs, de physionomies, le dessous des événements, la vie, en un mot, lui appartient […] mais il faut se garder de chercher de l’histoire pure dans le drame, fût-il historique […][59].

Hugo n’a jamais dit non plus que l’art en général ni le théâtre en particulier pouvaient prétendre reproduire la nature, ni la véracité historique. L’art doit rester avant tout une illusion de la réalité, comme il l’explique dans son célèbre exemple du Cid : pour que la pièce reproduise fidèlement les événements passés, il faudrait non seulement que le personnage ne s’exprime pas en vers, qu’il parle en espagnol et non en français, mais surtout qu’il soit Le Cid lui même. Le réalisme appliqué à l’art conduit donc rapidement à l’absurde. On sait également que si Hugo voyage, en proie au « démon ogive », comme disait Nodier, c’est dans un souci louable de réhabiliter les vieux monuments menacés de destruction. À plusieurs reprises, il s’est insurgé contre la disparition du patrimoine architectural en lançant des cris d’alarme, comme son « Guerre aux démolisseurs[60]  ! », ou comme la note ajoutée à la huitième édition de Notre-Dame de Paris, en 1832[61].

Est-ce cela que Musset trouvait condamnable ? Certainement pas, mais on ne saurait comprendre exactement ce qu’il reproche à Hugo — et ainsi à toute l’école romantique — si l’on perd de vue que l’auteur de « Rolla » n’a jamais cru, en définitive, que l’art puisse être autre chose que l’expression d’un moment et d’une sensibilité individuelle. Le temps n’est plus où l’artiste remplissait son rôle de médiateur entre Dieu et les hommes. Nulle valeur transcendantale de l’art chez Musset, nulle « mission du poète », nulle quête religieuse dans la création littéraire. Comme dans les autres domaines, Musset ne cesse d’exprimer son scepticisme en la matière[62]  : ce retour aux sources médiévales qui exacerbe l’esprit religieux du romantisme ne pouvait manquer de l’irriter et d’accentuer le sentiment de sa propre différence.

Musset s’oppose donc sur de nombreux points fondamentaux à ce mouvement d’enthousiasme collectif pour l’époque médiévale. Si les maîtres du romantisme se plongent dans l’univers gothique, l’élève se doit alors de prendre ses distances — et il a la même attitude par rapport à l’orientalisme, cette autre mode du romantisme[63]  — en utilisant son arme favorite : la dérision.

Les « Stances » des Premières poésies qui, on l’a vu, détournent le sentiment d’amour pour les vieilles pierres en montrant ce que celui-ci a d’incongru, ne peuvent s’empêcher de se terminer par une image fantaisiste construite autour d’une triple rime sautillante :

Oh ! que j’aime, aux voûtes gothiques

 Des portiques,

Les vieux saints de pierre athlétiques

Priant tout bas pour les vivants !

Cette image des « saints de pierre athlétiques » portant sur leur dos, dans un zeugma simplement suggéré, le poids de la voûte et les malheurs du monde, fait penser au long chapitre du « Vol arrière » dans Le lotissement du ciel de Blaise Cendrars, où sont énumérés les différents records de lévitation des saints. Un autre poème des Premières poésies, intitulé « Le lever », joue aussi sur le mélange des registres et sur l’effet burlesque produit. Le contexte médiéval y est nettement marqué : il s’agit d’un départ pour la chasse, avec « piqueurs », « faucons », « écuyers » et « pages » ; il y est question de « pourpoint », de « têtes chaperonnées » et d’« arbalète ». Mais on retiendra surtout la bouffonnerie de l’avant-dernière strophe, que le choix de l’hexasyllabe dans chaque sizain, par sa légèreté, contribue à préparer :

Allons mon intrépide,

Ta cavale rapide

Frappe du pied le sol,

Et ton bouffon balance,

Comme un soldat sa lance,

Son joyeux parasol[64].

Quant à la dernière strophe, elle semble oublier totalement qu’il devait s’agir d’un départ pour une occupation noble, la chasse, le poète ne songeant plus qu’à emporter la belle « [c]omme un enfant qui dort ».

Les formes poétiques médiévales sont soumises à la même distanciation ironique : si Musset compose bien quelques ballades à ses débuts, dont la célèbre « Ballade à la lune », c’est plus pour imiter Hugo que par une volonté de retourner aux sources. On pourra toujours trouver, en cherchant bien, quelques rondeaux parmi ses Poésies nouvelles, comme le « Fut-il jamais douceur de coeur pareille… [65]  », le poème adressé à Madame G. un peu plus loin[66] ou celui qu’il dédie « À Madame Cne T.[67]  », Caroline Tattet, l’épouse de son ami Alfred. Mais c’est encore, en général, pour prendre ses distances par rapport au genre : l’un des rondeaux cités chante non l’amour courtois pour une femme idéale, mais une passade « sans lendemain » avec une certaine Manon ; un autre nous vante les mérites d’un « pâté chaud » « dans son assiette » et, après avoir loué la beauté de la maîtresse de maison ou celle du pâté, on ne sait au juste, se termine par un jeu de mots, le poète n’ayant pas, lui, « l’esprit » « dans son assiette ». C’est aussi la longueur des titres qui caractérisait certains ouvrages médiévaux, en particulier les oeuvres de dérision elles-mêmes, que Musset aime parodier, comme dans ce poème intitulé « Complainte historique et véritable sur le fameux duel qui a eu lieu entre plusieurs hommes de plume très inconnus dans Paris, à l’occasion d’un livre dont il a été beaucoup parlé de différentes manières, ainsi qu’il est relaté dans la présente complainte (Air de la “complainte du Maréchal de Saxe”) ».

Mais la raillerie ne peut durer qu’un temps, et il faut penser aussi à proposer des voies nouvelles. On se souvient de cet apologue de l’homme qui a détruit sa maison pour en construire une nouvelle, à la fin du deuxième chapitre de La confession d’un enfant du siècle : « [O]n vient lui dire que les pierres manquent et lui conseiller de reblanchir les vieilles pour en tirer parti […] Ou je me trompe étrangement, ou nous ressemblons à cet homme[68]. » Ce qu’il reproche aux fervents admirateurs du Moyen Âge, on l’a vu, c’est bien justement d’essayer de « reblanchir » les vieilles pierres, avec toutes les connotations que nous pouvons associer à ce verbe.

Ce que va proposer Musset est alors assez inattendu. En 1838, il rencontre l’actrice Rachel, avec laquelle il aura une brève liaison et conçoit le projet de lui écrire une tragédie. Le 1er novembre 1838, il fait paraître un article important dans la Revue des deux mondes, intitulé « De la Tragédie. À propos des débuts de Mlle Rachel [69]  ». Il constate que le public revient à la tragédie classique et prétend que la mort du romantisme est déjà célébrée. Deux ans après la première des Lettres de Dupuis et Cotonet, l’auteur a perdu de sa virulence, mais n’en affirme pas moins nettement ses conceptions sur le théâtre. S’il admet que le « genre romantique » a connu un succès indéniable, avec ses « maîtres et ses chefs-d’oeuvre », il consacre néanmoins l’essentiel de l’article à la tragédie, dont il retrace l’historique. Ses remarques sur les conditions de la mise en scène au XVIIe siècle et sur ce qui a changé à son époque sont particulièrement intéressantes. Mais, surtout, il envisage « les motifs qui doivent nous faire tenter une autre voie ». S’agirait-il d’un genre mitoyen, « à demi dramatique, à demi tragique », un genre qui assouplirait les règles sans les éliminer totalement ? Ce serait là une conception bâtarde, trop contraignante pour les « indépendants » comme Shakespeare, trop souple pour les puristes comme Racine. La troisième voie est donc ailleurs : il faut concevoir une tragédie encore « plus châtiée, plus sévère, plus antique que du temps de Racine et de Corneille » ! Quant aux sujets de ces tragédies, il faut les prendre dans l’histoire nationale et, en particulier, dans le Moyen Âge français, bien sûr !

Ne serait-ce pas une belle chose que d’essayer si, de nos jours, la vraie tragédie pourrait réussir ? J’appelle vraie tragédie, non celle de Racine, mais celle de Sophocle, dans toute sa simplicité, avec la stricte observation des règles.

Pourquoi ne traiterions-nous pas des sujets nouveaux, non pas contemporains ni trop voisins de nous, mais français et nationaux ? Il me semble qu’on aimerait à voir sur notre scène quelques-uns de ces vieux héros de notre histoire, Duguesclin ou Jeanne d’Arc chassant les Anglais, et que leurs armures sont aussi belles que le manteau ou la tunique.

Ne serait-ce pas une entreprise hardie, mais louable, que de purger la scène de ces vains discours, de ces madrigaux philosophiques, de ces lamentations amoureuses, de ces étalages de fadaises, qui encombrent nos planches, et d’envoyer cette friperie rejoindre les marquis de Molière et les banquettes du comte de Lauraguais ?

Pourquoi ne prendrions-nous pas pour devise ce vers de Chénier, qui a servi d’épigraphe au romantisme, et qui serait vraiment applicable à la renaissance de la tragédie :

Sur des pensers nouveaux faisons des vers antiques[70]  ?

Ces vers antiques sur des « pensers nouveaux », Musset les a essayés dans une tragédie avortée, aux alexandrins d’une pureté classique irréprochable, intitulée La servante du roi. Le sujet était emprunté aux Récits des temps mérovingiens d’Augustin Thierry. Mais seul un fragment de trois scènes peu convaincantes nous est parvenu, et il est bien difficile de savoir si Musset aurait été en mesure de réaliser ce « renouveau » surprenant de la tragédie. C’est sur cette dernière image de l’auteur en tout cas que je choisis de conclure, celle d’un Musset plus classique que les classiques, qui aurait voulu en définitive faire revivre son Moyen Âge héroïque, par un retour à la forme antique de la tragédie, mais qui ne peut que constater son impuissance. Car les raisons objectives et bien réelles qui poussaient Musset à rejeter la fascination des romantiques pour le Moyen Âge, aussi sincères soient-elles, ne doivent pas occulter un motif profondément enfoui dans la personnalité de l’auteur, peut-être aussi décisif que les autres : cette utilisation que l’on faisait de l’histoire ne tuait-elle pas son Moyen Âge, celui de ses rêves d’enfance ? En vulgarisant cette époque, ne lui prenait-on pas ses héros, lui qui était si fier de prétendre en public qu’il avait Jeanne d’Arc pour aïeule ? Ne s’en trouvait-il pas marginalisé un peu plus, lui qui doutait de l’existence de Dieu mais qui aurait tant aimé croire, lui qui ne s’intéressait pas à la politique mais qui enviait peut-être, au fond, les certitudes sécurisantes de ceux qui en faisaient ? Michelet, dans la première version de son Histoire de France, assimilait ce pays à une personne et le Moyen Âge à son enfance[71]  : ce n’est pas Musset, pour une fois, qui aurait pu dit le contraire.