Corps de l’article

Les rares livres qui méritent d’être préfacés sont précisément ceux qui n’en ont pas besoin.

T. S. Eliot

À travers un corpus de cinq paratextes, je tente dans la présente étude de saisir les traits essentiels du discours préfaciel de Kateb Yacine. On sait que depuis son retour en Algérie en 1971, après un exil de 12 ans, et jusqu’à sa mort en octobre 1989, Kateb Yacine a vécu une situation singulière. Soumis à une censure officielle tantôt ouverte, tantôt larvée[1], l’écrivain fut par contre extrêmement sollicité par le microcosme intellectuel algérien, voire maghrébin.

Censure officielle d’un côté et sollicitations intellectuelles, mais aussi populaires, de l’autre, ont donc rythmé la vie de Kateb Yacine. Quelques-unes de ces sollicitations se sont prolongées en traces écrites, sous forme, entre autres[2], de préfaces allographes. C’est ainsi que des préfaces katebiennes avaient accompagné plusieurs livres, dont Histoire de ma vie de Fathma Amrouche[3], Complainte des mendiants arabes de la Casbah et de la petite Yasmina tuée par son père d’Ismaïl Aït Djafar[4], Aït Menguellet chante de Tassadit Yacine[5], La grotte éclatée de Yamina Mechakra[6], et enfin La femme sauvage de Kateb Yacine : essai de lecture active de l’universitaire tunisien Taïeb Soubaï[7]. Dans ce dernier cas, Kateb préface un livre qui se rapporte à sa propre production théâtrale.

Dans les cinq textes introductifs de Kateb Yacine, j’ai cherché à savoir la manière que le préfacier adopte pour présenter les oeuvres, les arguments qu’il développe dans sa rhétorique légitimante, les propos qu’il tient sur les auteurs, les types de recommandations qu’il adresse aux lecteurs, la dimension de sa propre pratique autobiographique qu’il laisse échapper et, enfin, la part de la critique proprement littéraire qu’il livre. À travers ces interrogations, je ne fais qu’ébaucher la figure du lecteur actif[8] qui se profile dans les propos préfaciels de Kateb Yacine.

Un tel objectif aurait été moins ardu si la parole de l’écrivain n’évoluait pas dans un espace littéraire aussi problématique que la préface allographe. Ce seuil[9] littéraire se présente comme un champ miné dans la mesure où il décline une structure discursive double implicite/explicite. Par le simple fait d’exister, en effet, la préface allographe charrie un non-dit discursif. La rhétorique légitimante implicite se résumerait alors à ceci : Dis du bien du livre ! Bien qu’elle soit formulée comme un sous-entendu, l’injonction résonne tellement aux oreilles du préfacier qu’il ne peut feindre la surdité. À moins d’adopter l’attitude flaubertienne du refus catégorique de la préface !

La préface allographe est donc un genre qui se présente à l’avance nanti d’un prêt-à-porter discursif. Résultat : tout discours préfaciel aura forcément à coexister et à batailler avec un déjà-là discursif qu’il faudra soit amplifier soit tempérer. Et ce n’est pas tout : certaines préfaces allographes sont celles que des écrivains reconnus rédigent pour lancer de jeunes auteurs débutants[10]. Cette hiérarchisation, que l’institution littéraire reconnaît comme telle, entre un talent consacré et un talent à découvrir, problématise davantage la préface allographe. Le risque est grand de faire de l’ombre à l’oeuvre qu’on désire encenser. Le préfacier se trouve ainsi devant une interrogation délicate : Comment préfacer sans trop se mettre soi-même en avant au détriment de l’auteur de l’oeuvre ? Comment faire en sorte que l’éloge ne prenne pas la forme d’une esthétique si perfectionnée qu’elle éclipse les qualités du livre qu’on désire louanger ?

La célèbre préface que Jean-Paul Sartre avait écrite pour le livre Aden Arabie de Paul Nizan exemplifie parfaitement ce rapport ambigu entre le préfacier et l’auteur préfacé. Long de 64 pages, soit la dimension d’un petit livre, extrêmement travaillé, se présentant sous les allures d’un brillant essai littéraire, esthétiquement soigné, le paratexte sartrien a suscité l’intérêt des lecteurs et des critiques beaucoup plus que le livre de Nizan. Il est vrai que, dans ce texte, fameux sur tous les plans, Sartre se livre totalement et sur tous les fronts : autobiographique, littéraire, politique, historique, philosophique. Certes dans son sillage, la préface a fait découvrir ou redécouvrir l’oeuvre de Nizan. Cependant il n’est point exagéré de parler ici d’un véritable détournement d’attention. En voulant attirer l’attention du lectorat sur un auteur méconnu ou oublié, Sartre n’avait fait que braquer l’attention sur lui-même. S’était-il fait piéger par les contraintes agissantes de la préface allographe ? En tout cas, à son insu ou de manière délibérée, Sartre instruit une recommandation de lecture paradoxale. Son propos oscille, s’il ne penche pas déjà vers l’autorecommandation, entre lisez Nizan et lisez-moi.

Si je me suis quelque peu attardé sur les pièges du seuil littéraire illustrés par l’exemple canonique de Sartre, exemple que je pourrais peut-être nommer l’abus préfaciel, c’est parce que dans mon esprit de tels écueils guettent n’importe quel préfacier allographe. Et dans le cas qui m’occupe, la question est de savoir comment Kateb Yacine négocie avec le déjà-là discursif de la préface. Est-ce qu’il parle, par exemple, longuement de lui-même ? Est-ce qu’il rédige de longs textes introductifs ? Est-ce qu’il module et modère son propos ?

Préfaces courtes

Question préface, Kateb Yacine n’est pas un hôte encombrant. Il ne séjourne pas longuement dans ce vestibule littéraire. Il donne l’impression qu’il ne fait que passer. Ses textes introductifs sont courts : six pages pour le livre de Tassadit Yacine, deux pour celui d’Ismaïl Aït Djafar, deux également pour le roman de Mechakra, cinq pour le récit de Fathma Amrouche, 12 pour l’essai de Soubaï (dans ce dernier cas, le propos de Kateb se réserve moins de 5 pages et les 7 pages et demie restantes sont consacrées à un extrait d’une pièce théâtrale inédite de Soubaï). En règle générale, donc, la préface de Kateb Yacine ne dépasse jamais les 5 ou 6 pages. Ces indications chiffrées montrent clairement que le préfacier n’abuse pas d’une hospitalité de toute façon problématique puisqu’elle est intéressée. Kateb semble prendre à contre-pied l’exemple sartrien. Mais comment expliquer cette retenue de l’écrivain algérien ? Pourquoi ne livre-t-il qu’une parole brève, contractée, retenue, avant de s’éclipser au profit de l’auteur de l’oeuvre préfacée ? Craint-il de faire de l’ombre aux productions qu’il cherche à faire connaître ? Si on ajoute que le propos préfaciel de Kateb est souvent farci de longues citations de l’auteur de l’oeuvre ou de ses proches, on réalise qu’en la matière, l’écrivain algérien fait vraiment court, très court même.

Dans la préface qu’il consacre au travail de Soubaï, Kateb s’efface, pour un long moment, pour donner l’occasion à l’auteur du livre de faire un effet d’annonce par la présentation d’un long extrait de 8 pages de sa pièce théâtrale inédite. Ce qui donne lieu à une préface singulière où le préfacier s’exprime moins que l’auteur de l’oeuvre préfacée. L’écrivain algérien fait aussi un usage inusité de la préface dans la mesure où, dans le même espace, il fait la promotion de deux oeuvres distinctes du même auteur : l’essai présent et la pièce théâtrale à venir.

Dans le texte introductif au récit de Fathma Amrouche, Kateb Yacine adopte une « approche citationnelle », si je peux m’exprimer ainsi, de la préface. Plutôt que de discourir longuement ou de paraphraser l’auteure du livre, le préfacier préfère humblement céder la parole tantôt au poète Jean Amrouche, plus apte à parler de sa mère, tantôt à Fathma elle-même. Kateb explique dès le départ un tel choix : « Fathma Aïth Mansour Amrouche, l’auteur des lignes qu’on va lire, ne saurait être mieux présentée que par son propre fils, Jean Amrouche, qui la devança dans la mort[11]  ». Et Jean Amrouche est alors cité longuement. Je me limite ici à un passage d’une citation choisie par le préfacier :

Je ne saurai dire le pouvoir d’ébranlement de sa voix, sa vertu d’incantation. Elle n’en a pas elle-même conscience. Et ses chants ne sont pas pour elle des oeuvres d’art, mais des instruments spirituels dont elle fait usage, comme d’un métier à tisser la laine, d’un mortier, d’un moulin à blé ou d’un berceau. C’est une voix blanche et presque sans timbre, infiniment fragile et proche de la brisure[12].

Dans d’autres endroits de la préface, Kateb Yacine cède longuement la parole à Fathma pour évoquer l’épisode émouvant de sa séparation d’avec sa mère alors qu’elle n’était qu’une enfant[13]  :

Un mercredi, jour de marché, ma mère me chargea sur son dos et m’emmena aux Ouadhias. Je me souviens très peu de cette époque. Des images, rien que des images. D’abord, celle d’une grande femme habillée de blanc, avec des perles noires ; à côté du chapelet, un autre objet en cordes nouées, sans doute un fouet… 

Mais je vois surtout une image affreuse, celle d’une toute petite fille debout contre le mur d’un couloir ; l’enfant est couverte de fange, vêtu d’une robe en toile de sac ; une petite gamelle pleine d’excréments est pendue à son cou ; elle pleure. Un prêtre s’avance vers elle ; la soeur qui l’accompagne lui explique que la petite fille est une méchante, qu’elle a jeté les dés à coudre de ses compagnes dans la fosse d’aisance, qu’on l’a obligée à y entrer pour les y chercher : c’est le contenu de la fosse qui couvre son corps et remplit la gamelle. 

En plus de cette punition, la petite fut fouettée jusqu’au sang : quand ma mère vint le mercredi suivant, elle trouva encore les traces des coups sur tout son corps. Elle passa ses mains sur toutes les meurtrissures, puis elle fit appeler la Soeur, et lui montra les traces des coups, en lui disant : « C’est pour cela que je vous l’ai confiée ? Rendez-moi ma fille !… » 

À l’automne, le caïd fit venir ma mère et lui dit : « ta fille Fadhma te gêne, mène-la à Fort National où l’on vient d’ouvrir une école pour les filles, elle sera heureuse et bien traitée, et l’Administrateur te protégera. Tu n’auras plus rien à craindre des frères de ton premier mari. » Ma mère résista longtemps ; l’expérience des Soeurs Blanches la laissait sceptique ; mais son jeune mari et les habitants du village, qui voyaient toujours en moi l’enfant de la faute, la regardèrent d’un mauvais oeil. C’est en octobre ou novembre 1886 qu’elle consentit à se séparer de moi. Elle me prit à nouveau sur son dos, et nous partîmes. 

Juchée sur mon mulet, une malle devant moi, je remplissais mes yeux de toute cette nature que je ne devais revoir que bien longtemps après, et pour très peu de temps. Car depuis 1898, je n’ai revu mon village que trois fois, très espacées, et jamais par la route que je venais de parcourir !… J’avais bien pleuré, mais je m’étais dit : Il faut partir ! Partir encore ! Partir toujours ! Tel avait été mon lot depuis ma naissance, nulle part je n’ai été chez moi[14]  !

La longueur des citations et le choix des extraits qui s’attachent à l’origine même du drame de Fathma Amrouche semblent indiquer que Kateb est profondément ému par le récit de l’auteure et il désire partager ce sentiment avec le lecteur.

Dans la préface au travail de Tassadit Yacine, Kateb illustre son propos par des vers du chanteur Aït Menguellet auquel est consacré le livre. Quand le recours aux citations n’est pas adopté, Kateb se suffit de textes encore plus courts. Tout se passe comme si le préfacier avait une certaine gêne à trop discourir dans ce vestibule littéraire ; comme si cela lui coûtait de trop dire ; comme si cela le dérangeait profondément de jouer le rôle d’un quelconque magistère littéraire. Mais cette retenue de Kateb Yacine ne peut-elle pas être lue comme une rhétorique implicite dont le sous-entendu serait : « Il ne me sied pas de trop discourir dans ce lieu » ?

Titres emblématiques

En dehors de la brièveté du propos, de quoi parle exactement le préfacier ? Il convient d’approcher les textes préfaciels par leurs orées mêmes puisque ce sont elles qui annoncent le ton du discours. Les titres modalisent et personnalisent le propos du préfacier. Kateb s’investit totalement, ici, par le choix de titres emblématiques. Ces titres se présentent comme un condensé saisissant de la pensée de l’auteur de Nedjma.

J’ai distingué trois variantes dans l’élaboration des titres : 1) Le préfacier opte pour des titres métaphoriques ; 2) Le préfacier puise dans son propre répertoire textuel ; 3) Le préfacier choisit des titres explicatifs et fonctionnels.

Titres métaphoriques

Jeune fille de ma tribu est le premier intertitre de la préface au livre Histoire de ma vie. C’est lui qui chapeaute le texte introductif de Kateb. Il a une valeur métaphorique dans la mesure où la jeune fille dont il est question n’est autre que Fathma Amrouche, l’auteure du récit. Or, au moment de la publication de son livre en 1968, elle était déjà morte depuis une année à l’âge vénérable de 85 ans. Une lecture littérale aurait décelé dans le titre de Kateb un aspect déroutant. Comment, en effet, est-il possible d’attribuer la qualité de jeune fille à une défunte de 85 ans ? À la fin de son texte, Kateb semble répondre à cette interrogation : « Je te salue, Fathma, jeune fille de ma tribu, pour nous tu n’es pas morte ! On te lira dans les douars, on te lira dans les lycées, nous ferons tout pour qu’on te lise[15]  ! » Le préfacier fait revivre l’écrivaine à travers son oeuvre posthume. La métaphore de la juvénilité féminine s’applique, en fait, à saluer l’actualité brûlante d’un écrit émouvant. C’est dire le sublime hommage que Kateb rend au récit de Fathma Amrouche.

Kateb use également de la métaphore dans son introduction au long poème d’Ismaïl Aït Djafar. Le titre significatif de « Les fruits de la colère » emprunte directement à celui du célèbre roman de John Steinbeck, Les raisins de la colère. La thématique de la révolte est en effet commune aux deux écrivains. Le long poème d’Aït Djafar n’est pas autre chose qu’un cri de révolte contre l’ordre colonial, un ordre si oppressant, si aliénant qu’il pousse parfois les hommes aux limites extrêmes de l’infanticide[16]. C’est pourquoi ce texte, qui garde aujourd’hui encore toute sa fraîcheur et son actualité, dégage une violence fulgurante[17].

Titres utilisant le répertoire katébien

Pour préfacer le livre de Tassadit Yacine, Kateb reprend tout simplement, mais très significativement aussi, le titre d’une de ses pièces théâtrales : Les ancêtres redoublent de férocité. Si le préfacier recourt ici à une intertextualité interne en empruntant à son propre répertoire textuel pour l’adapter au travail de Tassadit Yacine et par ricochet à celui du chanteur Aït Menguellet, c’est tout simplement parce que Kateb s’identifie foncièrement à la volonté des deux auteurs de valoriser un patrimoine culturel algérien ancien longtemps délaissé sinon activement banni. Du reste, le préfacier dissertera longuement sur cette identité amazighe souvent interdite sous le régime à parti unique algérien.

Les enfants de la Kahina est un titre particulièrement évocateur que Kateb réserve au roman La grotte éclatée de Yamina Mechakra. La charge politique et historique de ce titre est évidente. La Kahina est une reine berbère qui avait combattu les guerriers arabes et qui ne figure pas dans l’historiographie officielle algérienne. Kateb, dans sa volonté de valoriser l’histoire millénaire algérienne, la fait revivre dans ses propres pièces théâtrales, et ici également dans son discours préfaciel. Le préfacier attribue le titre hautement valorisant d’enfants de la Kahina autant aux combattants de la guerre de libération algérienne qu’à la romancière Yamina Mechakra dont le livre se rapporte d’ailleurs à la guerre.

Un titre explicatif

La longue recherche de Taïb Soubaï ou comment le lecteur devient écrivain : C’est par ce titre long, qui privilégie manifestement la fonction explicative, que Kateb introduit sa présentation de l’essai de l’universitaire tunisien. Le titre explique comment Soubaï avait fait le saut de lecteur des oeuvres littéraires à écrivain. Une telle évolution ne pouvait qu’enchanter Kateb qui privilégiait toujours le travail de création par rapport à celui du critique.

Informations sur les auteurs des oeuvres préfacées

Dans une large mesure, les préfaces de Kateb Yacine s’attachent à des éléments biographiques des auteurs des oeuvres. Le préfacier tisse avec ceux-ci des rapports d’identification, de sympathie, voire de solidarité fraternelle. L’exemple le plus éloquent est l’émouvante préface qu’il réserve au non moins émouvant récit Histoire de ma vie de Fathma Amrouche. La professeure Denise Brahimi a, dans ce cas précis, parfaitement raison de parler d’une « déclaration d’amour[18]  ». Kateb se reconnaît dans les drames de Fathma qui, mutatis mutandis, ressemblent aux siens, puisque lui aussi est resté marqué jusqu’à la fin de sa vie par les souffrances de sa mère[19]. Aussi écrit-il :

Les chants de Jean et de Fathma sont avant tout les cris du déracinement du sol natal. Même promus citoyens français, même convertis au christianisme, les Amrouche restent des intrus, et ils doivent s’expatrier comme tant d’autres algériens : la patrie asservie doit rejeter ses propres fils, au profit de la race des maîtres. Ce n’est pas tout. À l’étouffement de tout un peuple, à sa détresse et à sa honte s’ajoute la tragédie de tous et de chacun. Ce n’est pas un pays, c’est un orphelinat[20]  !

Quant aux informations sur l’itinéraire dramatique de Fathma Amrouche, le préfacier préfère citer l’auteure elle-même, songeant sans doute que son propos est si éloquent, si émouvant, si limpide que prétendre en rajouter serait le profaner.

Les renseignements biographiques sur l’auteur prennent également une grande place dans la courte préface de la Complainte d’Aït Djafar. La démarche est aisément compréhensible, quand on sait que l’auteur et le préfacier sont des amis de longue date :

Aït Djafar et moi sommes nés la même année, en 1929, année de crise mondiale, au temps des grandes espérances. Nous avons eu les mêmes amis, dont M’hamed Issiakhem. Aït Djafar dessinait, et j’aimais les caricatures qu’il me montrait de temps à autre, au petit bureau de tabac où il aidait son père, rue Patrice Lumumba, tout près du marché de la Lyre, à la Casbah, que le peuple appelle « El-jbel » : la montagne. Comme Mohamed Zinet, qui allait jouer le rôle de Lakhdar dans « Le cadavre encerclé », comme Hadj Omar qui composait une chanson sur les petits cireurs, Aït Djafar est un enfant de la Casbah d’Alger, qui était et qui est une « capitale de la douleur[21]  ».

Dans sa préface au roman de Yamina Mechakra, Kateb insiste sur la coïncidence des dates de naissance de l’écrivaine et du déclenchement de la guerre de libération algérienne : « Elle est née à la veille de l’insurrection. Quand elle entend parler de guerre, pour la première fois, elle croit à une tempête. En arabe populaire, « guerra », c’est à la fois un orage et la guerre de libération, un déchaînement de la nature[22]  ».

Les éléments biographiques sont absents dans les préfaces des livres de Tassadit Yacine et Taïb Soubaï. Mais la sympathie, elle, est bien présente : « J’éprouve le même sentiment [de compréhension] devant le livre de Taïb. Encore un frère ! Le jeune frère qui me manquait. Un travailleur, et même un forçat, qui consacre à son analyse sept années de recherche[23]  ».

Une lecture socio-historique

Une constante se dégage nettement dans le discours préfaciel de Kateb Yacine : la lecture socio-historique des oeuvres. Les textes préfacés sont interrogés en fonction du contexte historique. Rien d’étonnant de la part d’un homme qui conçoit l’activité scripturaire et artistique sous l’angle d’abord de sa portée sociale et politique. À travers les oeuvres préfacées, Kateb lit d’abord la trajectoire de son pays. Du reste, il était obsédé jusqu’au tourment par l’histoire de l’Algérie. C’est pourquoi il écrit, dans sa préface au livre d’Armouche :

Trop de parâtres exclusifs ont écumé notre patrie, trop de prêtres, de toutes religions, trop d’envahisseurs de tout acabit, se sont donné pour mission de dénaturer notre peuple, en l’empoisonnant jusqu’au fond de l’âme, en tarissant ses plus belles sources, en proscrivant sa langue ou ses dialectes, et en lui arrachant jusqu’à ses orphelins ! Ils devraient désormais comprendre qu’on peut faire beaucoup de mal avec de bons sentiments[24].

L’auteur ne fait ici, en vérité, que reprendre des idées qu’il avait déjà développées ailleurs et particulièrement dans son roman Nedjma. La situation du pays et de ses intellectuels marginalisés est aussi évoquée dans la préface au livre d’Aït Djafar :

Les martyrs ne sont pas seulement ceux qui sont morts pendant la guerre, sous les coups des ennemis. Il y a aussi les martyrs de l’art, les artistes créateurs toujours martyrisés d’un pays qui se cherche depuis des millénaires, perdu dans son histoire. Nous sommes plongés dans un grand silence orageux où vient se projeter, comme un pavé, ce cri, cette complainte[25].

Dans la préface au livre de Tassadit Yacine, Kateb brosse un tableau circonstancié et sombre de la liberté d’expression en Algérie sous le régime du parti unique et évoque particulièrement la politique répressive contre la culture amazighe. Il commence par rappeler l’épisode du soulèvement d’avril 1980 en Kabylie :

« Le poète est au coeur du monde », dit Hölderlin. Pour être au coeur du monde, encore faut-il qu’il soit au coeur du peuple qui est le sien. Il faut que celui-ci se reconnaisse en lui. Ce lien ombilical, rien ne l’illustre mieux que le soulèvement de Tizi Ouzou ; lorsque le wali décida d’interdire en avril 1980, une conférence de Mouloud Mammeri sur « la poésie ancienne des kabyles ». À l’appel des étudiants, la population de la ville, puis des régions avoisinantes, sans parler d’Alger, où les kabyles sont très nombreux, se leva pour défendre, à travers les poètes anciens, la langue des ancêtres. L’un des défenseurs les plus ardents fut Aït Menguellet[26]

La préface permet également à Kateb de développer une conception originale du pays entrevu à travers l’image d’une tribu complexe et riche de ses contradictions :

Le livre de Fadhma porte l’appel de la tribu, une tribu comme la mienne, la nôtre, devrais-je dire, une tribu plurielle et pourtant singulière, exposée à tous les courants et cependant irréductible, où s’affrontent sans cesse l’Orient et l’Occident, l’Algérie et la France, la Croix et le Croissant, l’Arabe et le Berbère, la montagne et le Sahara, le Maghreb et l’Afrique, et bien d’autres choses encore : la tribu de Rimbaud et de Si Mohand ou M’hand, d’Hannibal, d’Ibn Khaldoun et de Saint Augustin[27]… 

En faisant voisiner les contraires, Kateb laisse apparaître une vision vivante d’un pays à venir où une coexistence est possible entre différents courants culturels et linguistiques. Le discours katébien est ici ouvertement aux antipodes du discours officiel de l’époque très porté sur le mythe unanimiste. Volontairement polémique, le propos prend la posture d’un contre-discours. In fine, le côté militant de Kateb se révèle amplement dans son travail préfaciel.

L’autobiographie

C’est dans la préface au livre de Soubaï que le Je katébien se déploie pleinement. L’auteur expose longuement des épisodes de sa vie errante et de son expérience théâtrale :

J’ai vécu douze ans d’exil, avant de rentrer en Algérie. Depuis quatorze ans, je suis responsable d’une troupe qui anime le théâtre régional de Sidi Bel Abès. Résumé ainsi, l’itinéraire semble simple. Mais il fallait le vivre, l’exprimer dans une oeuvre, passer d’une langue à l’autre, en un double saut périlleux. Et il fallait aussi ménager au lecteur un accès à cette oeuvre[28].

Et le préfacier de passer en revue ses péripéties, ses difficultés d’existence, les conditions de la colonisation, les menaces contre ses pièces théâtrales. Il raconte, par exemple, que Le cadavre encerclé a été créé en 1959 à Bruxelles dans des conditions semi-clandestines.

Dans les autres préfaces, Kateb ne s’attarde pas sur sa vie, sinon pour signaler l’anecdote de son égarement en Kabylie et sa difficulté de s’exprimer en Tamazight avec un paysan kabyle :

On croirait aujourd’hui, en Algérie et dans le monde, que les algériens parlent l’arabe. Moi-même, je le croyais, jusqu’au jour où je me suis perdu en Kabylie. Pour retrouver mon chemin, je me suis adressé à un paysan sur la route. Je lui ai parlé en arabe. Il m’a répondu en tamazight. Impossible de se comprendre. Ce dialogue de sourds m’a donné à réfléchir. Je me suis demandé si le paysan kabyle aurait dû parler arabe, ou si, au contraire, j’aurais dû parler tamazight, la première langue du pays depuis les temps préhistoriques[29].

Le critique littéraire

Dans ses préfaces, Kateb Yacine ne développe pas un discours littéraire savant. À dire vrai, il renonce à analyser les oeuvres qu’il présente. Il ne donne pas d’appréciation sur leur esthétique. Il donne la nette impression de se comporter en lecteur ordinaire. Il se contente d’exprimer l’amour qu’il porte à la poésie au point de voir dans le roman de Mechakra La grotte éclatée un long poème : « Ce n’est pas un roman, et c’est beaucoup mieux : un long poème en prose qui peut se lire comme un roman[30]  ».

Mise à part la préface au livre de Soubaï, dans tous les autres textes, Kateb salue le talent poétique des auteurs. À propos de la Complainte d’Aït Djafar, il écrit :

À l’origine, un fait divers : le drame quotidien et devenu banal d’une fillette assassinée par son père. Il fallait être Aït Djafar pour en faire un poème. Et quel poème ! Un long cri de douleur, d’une telle violence qu’on y retrouve après coup l’imminence de l’orage, l’annonce de novembre. Cette complainte, à elle seule, suffit à faire d’Aït Djafar un poète[31].

La poésie est également évoquée dans le cas du chanteur Aït Menguellet :

Incontestablement, Aït Menguellet est aujourd’hui notre plus grand poète. Lorsqu’il chante, que ce soit en Algérie ou dans l’émigration, c’est lui qui rassemble le plus large public : des foules frémissantes, des foules qui font peur aux forces de répression, ce qui lui a valu les provocations policières, les brimades, la prison. Il va droit au coeur, il touche, il bouleverse, il fustige les indifférents[32].

En fait, Kateb ne dissocie pas la poésie de la longue lutte du peuple algérien. Aussi s’émerveille-t-il de voir dans la famille Amrouche une lignée de poètes :

Examinons une dernière fois l’arbre de la tribu, et voyons seulement son bourgeon terminal : Jean, Taos, Fathma : le fils, la fille, la mère, tous les trois poètes ! N’est-ce pas merveilleux ? Tous les trois poètes, mais le don poétique ne leur appartient pas comme un méchant volume à son auteur, non, la poésie qu’ils incarnent, c’est l’oeuvre de tout un peuple[33].

Toutefois, si le préfacier ne joue guère au critique littéraire, il peut, à l’occasion, donner à son propos une forme littéraire très élaborée, particulièrement dans son introduction au récit de Fathma Amrouche, qui reste, sans doute, la plus belle préface que Kateb ait jamais produite.

Recommandations au lecteur

En considérant les oeuvres qu’il préface non pas comme des productions individuelles d’auteurs, mais plutôt comme l’incarnation de l’expression collective du peuple algérien, Kateb procède à une sorte d’implication directe du lecteur algérien. En plus de cette forme d’argumentation indirecte, le préfacier sollicite ouvertement le lecteur, en faveur, par exemple, du livre de Yamina Mechakra : « Il faut lire et faire lire ce livre, pour qu’il y en ait d’autres, et pour que d’autres élèvent la voix. À l’heure actuelle, dans notre pays, une femme qui écrit vaut son pesant de poudre[34]  ».

À Fathma Amrouche il prête serment : « On te lira dans les douars, on te lira dans les lycées, nous ferons tout pour qu’on te lise ! » Bien plus, il prend sa défense et s’élève par avance contre une éventuelle discrimination d’essence religieuse :

Puisse l’Algérie libre ne plus prêter l’oreille aux diviseurs hypocrites qui voudraient faire de toute vérité un tabou ; et de tout être un intouchable… Et qu’on ne vienne pas me dire : Fathma était chrétienne ! Une vraie patrie se doit d’être jalouse de ses enfants, et d’abord de ceux qui, toujours exilés, n’ont jamais cessé de vivre pour elle[35].

L’autre argumentation, que le préfacier utilise pour susciter, impliquer, voire interpeller le lecteur, consiste à considérer les livres comme un moyen de lutte pour la liberté d’expression :

Que les chants d’Aït Menguellet soient traduits par une femme est hautement significatif. Cette première traduction devrait être suivie de sa réplique en langue arabe. Honneur à Tassadit, pour la brèche qu’elle ouvre dans le mur du mépris. Et que ce livre soit bientôt suivi de beaucoup d’autres[36].

Conclusion

Ce n’est jamais en véritable critique littéraire que Kateb Yacine intervient dans ses préfaces. Il appréhende les oeuvres avant tout comme des moyens de lutte, ici contre le système colonial, là contre le régime algérien à parti unique. En cela, son discours prend nettement l’aspect d’une intervention sociale dans le débat politique qui n’a jamais cessé d’agiter l’Algérie. Dans la posture de préfacier, Kateb polémique, prend position, revisite à sa manière l’histoire de l’Algérie. Bref, il produit un contre-discours par rapport à l’idéologie dominante du moment. Ce faisant, il investit la littérature d’une fonction foncièrement sociale. Discours daté, le propos de Kateb éclaire des périodes historiques de l’Algérie pendant lesquelles la liberté d’expression était en souffrance[37] et la parole féminine bien marginale.

Sur un autre plan, s’il faut situer la démarche katebienne dans ce seuil littéraire problématique, je n’hésiterai pas à la placer entre le refus flaubertien de la préface et l’abus préfaciel sartrien. Kateb préface, mais pas trop ! Et dans la brièveté de la parole, il est difficile de ne pas percevoir comme un malaise. Du reste, Kateb finit par avouer un tel sentiment dans un entretien avec le sociologue algérien Abdelkader Djeghloul : « J’ai préfacé quelques romans mais je le regrette. Je l’ai fait parce que les auteurs me l’ont demandé mais je promets de ne plus recommencer parce que je tombe dans une espèce de paternalisme finalement. Moi, je n’aurais jamais demandé d’introduction[38]  ! »

La boucle est bouclée, pourrais-je dire, puisque cette citation me renvoie directement aux ambiguïtés mêmes de la préface allographe par lesquelles j’ai commencé mon propos. Assurément, il en coûte de préfacer !