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Vous l’avouez spirituellement, vous êtes le juif de la frivolité[1].

« C’est très incommode d’être feuilletoniste, quand on n’est pas journaliste », lance avec une pointe d’humour Delphine de Girardin, sous le pseudonyme du vicomte Charles de Launay, dans le « Feuilleton, Courrier de Paris » paru dans le quotidien de son époux, La Presse, le 30 janvier 1840. Derrière la plainte amusée, l’auteure, qui donnera toutes les semaines à La presse un feuilleton à succès entre 1836 et 1848 (avec quelques interruptions), met ici en lumière le cloisonnement d’ordre spatial, générique et symbolique entre le haut-de-page, réservé à l’éloquence virile du journaliste, et le bas-de-page, destiné à la littérature, la chronique mondaine et la critique artistique, pour reprendre ici la partition déjà bien analysée par Marie-Ève Thérenty[2]. Malgré l’effet de proximité sur la première page du journal, tout semble de prime abord opposer l’éditorial politique et intellectuel du premier-Paris, qui se fait souvent le relais de l’éloquence classique, et l’écriture légère et spirituelle du feuilleton, auquel les femmes eurent accès dès la Monarchie de Juillet. D’un côté (en haut), s’inscrivant d’emblée dans l’espace public, le journaliste français du premier XIXe siècle brigue une magistrature de la parole et un magistère spirituel[3]. De l’autre (en bas, au rez-de-chaussée), les feuilletonistes femmes s’inscrivent plutôt dans la lignée des genres légitimés par une tradition qui considère la pratique littéraire des femmes comme autant d’échos de l’espace privé. Le feuilleton prend alors la forme de la lettre, de la causerie de salon ou de la conversation intime, lesquelles ne visent nullement les envolées sublimes des grands orateurs classiques, imités par les tribuns politiques dont le journal reproduit et assimile les discours en haut de page. Ainsi, Delphine feuilletoniste, sous le masque du dandy aristocrate, ne prétend pas être le guide spirituel de la nation, ou tout au moins celui du pays légal, auquel son vicomte de papier appartiendrait en droit, mais pas la femme, si mondaine soit-elle. La courriériste a beau assister aux séances de la Chambre des députés comme aux réceptions de l’Académie française — et même si elle rend souvent compte avec verve de ces mâles assemblées et de leur public des deux sexes —, elle ne remplit en apparence aucune mission politique ou citoyenne. Croisant le Tout-Paris, elle légifère plutôt sur les modes et met en scène les feux de l’actualité mondaine et les moeurs de son temps.

Pourtant, Delphine feuilletoniste embrasse à sa manière le monde empirique et brouillé de l’espace urbain moderne. Ce faisant, elle interroge également l’espace social et politique de son époque, ses clivages comme ses travers et ses faux-semblants. J’aimerais donc réfléchir ici sur la représentation feuilletonesque du « monde » (dans son sens mythique de « grand monde »), de la société moderne et de ses protocoles de différenciation sociale. Dans sa chronique mondaine et littéraire, Delphine de Girardin construit un mode d’intelligibilité du présent qui reste profondément ambigu dans son appréhension des distinctions sociales et symboliques dont la feuilletoniste déplore l’affaiblissement, voire la perte imminente. Les réflexions, souvent conservatrices, de la salonnière mondaine sur l’émergence d’un monde sans aura et d’une culture de masse contrastent avec l’écriture feuilletonesque du nouveau et de l’actualité, laquelle représente, et parfois conteste, les partages normalisés entre grand journalisme et petit feuilleton. Grâce à tout un jeu de parasitages et d’échos, son feuilleton passe les frontières entre le haut et le bas du journal, comme l’a bien démontré Marie-Ève Thérenty, dont les travaux éclairent le décloisonnement des discours et le métissage des genres que promeut la civilisation du journal.

La feuilletoniste et son censeur

En conclusion de son commentaire du Traité de la vie élégante que Balzac publie dans La Mode en 1830, l’historienne Anne Martin-Fugier résume ainsi les mutations qui vont affecter les pratiques sociales et culturelles sous la Monarchie de Juillet, notamment l’influence croissante de la publicité sur « l’image de la mondanité » :

la presse, en accueillant dans le même rez-de-chaussée du feuilleton nouvelles du monde et nouvelles du spectacle, rapprochera duchesses et comédiennes, salons et Boulevard, tout en amorçant un mouvement qui fait de la mondanité un spectacle déployé devant un vaste public anonyme. Il [le Balzac du Traité de la vie élégante] annonce enfin l’importance grandissante que prend l’alliance de la mondanité, de la mode et du culturel — le monde justifiant son existence en s’attribuant une mission civilisatrice sous prétexte qu’il favorise les bonnes manières, les commerces du luxe, les arts et les entretiens de l’esprit[4].

Le succès du feuilleton hebdomadaire de Delphine de Girardin s’explique en effet par une double visée : la mise en spectacle de la mondanité, dans le quotidien, qui fait se côtoyer les élites de la bonne société et les vedettes du Boulevard ; la justification de cette publicité du « monde » par la mission civilisatrice qu’accomplit la chronique mondaine. Sous la Monarchie de Juillet, bien des commentateurs déplorent toutefois la rencontre médiatique entre publicité et grand monde, comme on peut le voir dans le long compte rendu que le critique de la Revue des deux mondes, Lagenevais, consacre en 1843 à la publication en volume des feuilletons de Delphine de Girardin, sous le titre de Lettres parisiennes, ouvrage cette fois signé du nom de l’auteure.

« Monde et feuilleton, cela se repousse », affirme Lagenevais. L’un des reproches que le critique adresse à l’oeuvre-journal de Delphine de Girardin, c’est le mélange de deux pôles qui doivent absolument rester éloignés l’un de l’autre : « jamais les salons ne pourront accepter la publicité immédiate », soutient Lagenevais, qui refuse de voir le salon transformé en « théâtre », le « sopha en tribune » : « Il n’y aurait plus de monde possible » (RDM, p. 135). Dans les chroniques du « Courrier de Paris », Lagenevais réprouve donc tout particulièrement la réunion avilissante de la presse quotidienne et des élites de la bonne société. Si l’on veut sauvegarder ce je ne sais quoi que Lagenevais loue comme « l’esprit français[5] », il faut protéger le beau et grand monde de la bonne société, lui garder son mystère, et ne pas le faire passer par le feuilleton, cette chronique renvoyée au rez-de-chaussée du journal (ou dans sa quatrième page). Le critique interpelle directement la feuilletoniste, dont l’écriture journalistique mettrait en oeuvre toutes les formes de nivellement démocratique :

Les salons ne peuvent avoir leurs sténographes comme les tribunaux, leurs feuilletonistes comme le théâtre […] Vous le savez bien et vous le dites, le journal c’est la démocratie. Que venez-vous donc y prendre des airs patriciens, y affecter un ton de suffisance mondaine ? Vous parlez, non sans grâce assurément, de la société polie ; vous la vantez, et (vous êtes bien aise qu’on le sache) son maintien vous intéresse. Pourquoi alors jeter sous le pied du premier passant cette fleur de l’urbanité ? Monde et feuilleton, cela se repousse. Pour tout résultat, comme disait Rivarol, vous démocratisez l’aristocratie[6] (RDM, p. 136).

Dans ce passage, Lagenevais dissocie radicalement l’exercice de la parole mondaine — la conversation de salon et son caractère intime, d’autres performances langagières : celles que suscite la pratique juridique, avec les tribunaux ; celles auxquelles donne lieu la représentation théâtrale. En se faisant la sténographe des salons, la feuilletoniste commet donc un acte de profanation scandaleuse, selon le critique ; elle détruit ni plus ni moins l’aura de la haute société (« cette fleur de l’urbanité ») et la précipite vers le bas, dans la rue, « sous le pied du premier passant ». Ce passage, à l’instar de tout le texte de Lagenevais, est révélateur des multiples infractions auxquelles se livrerait la feuilletoniste aux yeux de son censeur. Le critique comprend en effet fort bien que la chroniqueuse à succès n’est pas la simple arbitre des élégances ; en alimentant la demande du « vorace feuilleton du premier journal venu », elle fait un acte politique (RDM, p. 134). Par son utilisation médiatique du modèle noble de la conversation salonnière, elle démocratiserait l’aristocratie. Comme on le verra plus loin, Lagenevais force ici le trait, car le vicomte de Launay critique de fait les moeurs de son époque et oeuvre à la conservation, voire à la restauration, du bon goût de la « société polie ».

La suite de l’article de Lagenevais dévoile en fait ce qui dérange le plus le critique dans le « Feuilleton, Courrier de Paris » :

La double position de femme et de journaliste a quelque chose d’étrange qui arrête et choque tout d’abord l’esprit le moins timoré. Et qu’ont en effet de commun cette vie publique et militante, ces hasards d’une lutte sans fin, cette guerre avancée de la presse, avec la vie cachée du foyer, avec la vie distraite des salons ? Est-ce que des voix frêles et élégantes sont faites pour se mêler à ce concert de gros mots bien articulés, de voix cassées et injurieuses, qui retentissent chaque matin dans l’arène de la polémique (RDM, p. 138) ?

Lagenevais renforce l’antagonisme entre presse et salon par une série d’oppositions entre le journalisme en action (décrit par une suite de métaphores liées à la guerre et à la virilité) et la féminité du foyer, entre la publicité attachée au journal et l’intimité réservée à la vie des salons, entre la polémique et l’élégance. Auparavant, le critique avait peint la curiosité et le malaise qu’avaient causés le déguisement aristocratique et le travestissement de son sexe par la feuilletoniste ; il avait déjà utilisé pour cela les métaphores voisines de la guerre, du tournoi et de l’arène. La femme journaliste, « Chevalier d’Éon, chevalière d’Éon », trouble l’assignation du genre sexué viril à l’état de journaliste, assimilé ici à un combat entre hommes : « Qu’est-ce auprès de cela, si tout à coup, au beau milieu de l’arène, vous croyez reconnaître une allure de femme sous la cuirasse virile, une main blanche sous le harnais » (RDM, p. 137) ? Mais avec la révélation du sexe de la feuilletoniste, le « doute n’est plus possible ; la cotte de mailles est détachée, la visière du casque se révèle […] » (RDM, p. 137). En déchirant le « voile » (RDM, p. 138), en écartant la « tapisserie légère » qui devait couvrir son sexe (RDM, p. 139), la feuilletoniste fragilise les différences de sexe et les oppositions qui structurent l’espace social. La « femme satirique » est l’emblème honni de cette écriture en ce qu’elle menace tout à la fois la virilité et le grand monde.

Enfin, l’un des griefs qui préoccupe le plus le critique de la Revue des deux mondes, c’est l’infiltration de la polémique dans le feuilleton au féminin :

Oui, vous avez beau dire, du haut du journal, la politique s’infiltre dans vos badins feuilletons, et à l’accent fort peu mondain que vous prenez, on reconnaît trop l’influence perfide du voisinage. Il y a là, entre autres, sur les deux noms les plus célèbres de la chambre, des pages plus qu’acrimonieuses, et qui eussent trouvé leur vraie place dans les premier-Paris de la coalition (RDM, p. 149).

En bref, la feuilletoniste polémique efface les frontières entre le haut et le bas du journal. Et son travail de journaliste symbolise la refonte des discours et des représentations dans l’espace social et politique moderne.

« Le monde de tout le monde[7] » ?

Si l’on se penche à présent sur l’oeuvre-journal de Delphine de Girardin en critique du XXIe siècle, on notera, avec Anne Martin-Fugier, que le « Courrier de Paris » fait au vrai la chronique d’une société toujours aristocratique, marquée toutefois par le « parisianisme » :

Paris […] désigne non pas une ville mais un ensemble de phénomènes — depuis l’élégance vestimentaire et la qualité des bonnes manières jusqu’à la présence de personnes éminentes dans tous les domaines — qui sont censés témoigner du haut degré de civilisation auquel la France est parvenue. […] Paris et le monde parisien sont la « vitrine » luxueuse de la qualité française[8].

Cette « vitrine » luxueuse, Delphine de Girardin en assure la représentation, le plus souvent avec humour, mais elle le fait justement dans le cadre d’une ouverture plus grande sur le monde de son temps. Comme dans la littérature panoramique et le livre illustré de l’époque, le feuilleton de Delphine de Girardin croque ainsi Parisiens et touristes dans leurs occupations quotidiennes, des danses des élégantes aux vendeurs ambulants sur les boulevards, des défilés de Longchamp aux salons de peinture, de la promenade des piétons bousculés par les omnibus aux nouveaux trajets en chemin de fer. Tout le sel du feuilleton est dans la capture de l’actualité, dans l’expression d’un tout nouveau regard sur le monde et sur les êtres.

Prenons comme exemple la lettre parue dans La Presse le 11 janvier 1837[9]. La courriériste commence par l’actualité spectaculaire, avec l’ascension en ballon de l’aéronaute anglais Green qui avait eu lieu la veille, le 10 janvier. La lettre passe ensuite au récit de l’ascension en ballon de Montgolfier le 9 janvier 1784 à Lyon, pour se porter finalement vers les bals de Paris. L’incipit de la lettre se fait du point de vue mondain d’une « merveilleuse » qui jouit des deux événements de la semaine mondaine : ascension en ballon, puis bal à l’ambassade d’Autriche-Hongrie. Les deux axes spatiaux sont reliés par la présence d’un personnage, voyageur aérien le jour et « jeune valseur fort à la mode » la nuit (LP, t. 1, p. 68). La merveilleuse et le valseur astronaute incarnent l’élégance et la supériorité des talents et de la naissance, comme dans le commentaire lapidaire de la feuilletoniste sur le splendide bal de l’ambassade d’Autriche, dont elle ne retient que le trait suivant : il était éblouissant de diamants et de cheveux. Le personnage reparaissant de la merveilleuse, la belle duchesse de S…, semble conforter la clôture du beau monde qui fait parade de sa richesse.

À cette parade d’une élégance élitaire, représentée par la femme et ses riches ornements, succède aussitôt la chronique d’un autre monde. La feuilletoniste commente les moeurs de son temps, en adoptant un autre style qui traduit cette fois le mouvement du kaléidoscope parisien. La deuxième partie de la lettre s’organise à partir des pratiques différenciées de la danse selon les quartiers et les classes sociales. Décrivant d’abord l’espace parisien comme un organisme voué à la danse et au divertissement[10], la chroniqueuse saisit ensuite la valse morose du faubourg Saint-Germain croulant sous le poids des convenances, puis le centre de Paris follement agité par le galop de Musard. De cette longue description vertigineuse, je ne citerai que quelques phrases :

Quant au quartier du centre de Paris, il ne valse ni ne danse, il ne saute ni ne croule ; il tourne, il roule, il tombe, il se rue, il se précipite, il s’abîme, il tourbillonne, il fond comme une armée, il vous enveloppe comme une trombe, il vous entraîne comme une avalanche, il vous emporte comme le seymoun ; […] c’est une apparition, c’est un jour de fièvre, c’est un cauchemar, c’est le sabbat, c’est enfin un plaisir terrible qu’on nomme le galop de Musard (LP, t. 1, p. 72).

Delphine de Girardin décrit ici avec un tempo endiablé l’extraordinaire succès que reçut Musard, le maître du quadrille, qui dirigeait sous sa baguette un grand nombre de musiciens jouant les contredanses qu’il composait et arrangeait à partir de motifs empruntés aux opéras connus[11]. Les séries d’énumérations en asyndète donnent un aspect chaotique et menaçant aux nouvelles pratiques urbaines, qui forment un contraste flagrant avec les plaisirs contrôlés et tout en façade du beau monde. Le monde mythique de l’élite sociale, qui servait plus tôt de référence au bon goût parisien, est ici remplacé par un autre monde qui fait preuve de bien plus de dynamisme et de créativité. Le « tout-Paris » et la ville du luxe disparaissent momentanément au profit d’une représentation qui englobe de nouvelles couches sociales et des formations culturelles inédites.

Bien entendu, le vicomte de Launay ne recherche nullement la promiscuité sociale et ne se risque guère à la rencontre des hasards de la rue ; il ne traque donc pas les secrets de la nuit, mais rend toutefois compte des pratiques d’extraversion nocturne qui dépassent le cercle choisi des élites censitaires. Suit une extraordinaire description du quadrille des Huguenots, opéra de Meyerbeer (créé en 1836) qui avait inspiré de spectaculaires arrangements pour les bals populaires. La courriériste reprend le même tempo endiablé que pour décrire le galop de Musard :

les lumières de la salle pâlissent et font place à une clarté rougeâtre qui veut imiter un incendie ; et c’est alors un étrange spectacle que ces figures joyeuses, que ces déguisements de toutes couleurs, de toutes gaietés, se dessinant dans ces lueurs funèbres. Tous ces fantômes bruyants, démons de joie et de folie, s’ébranlent par colonnes, s’élancent par torrents, et tout cela tourne, tourne, roule, roule, s’avance, s’avance, se presse, se pousse, se heurte, se choque, recule, revient, passe, repasse toujours, toujours et toujours, et jamais ne s’arrête, et le tocsin sonne, le tam-tam retentit, et l’orchestre est implacable […] (LP, t. 1, p. 73).

La chroniqueuse décrit un spectacle théâtral qui met en oeuvre la danse de groupe, la musique orchestrale et les effets de lumière. Dans le bal masqué, les pratiquants anonymes improvisent une surprenante mise en scène en suivant la musique jouée par un orchestre proche d’une formation symphonique. Sur fond de lueurs d’incendie et de costumes aux couleurs chatoyantes, les danseurs du quadrille offrent un spectacle éblouissant qui surpasse les bals mondains et cérémonieux décrits dans la première partie de la lettre du 11 janvier 1837. On note l’accumulation des verbes, les nombreuses allitérations et répétitions, les parataxes et les coordinations. Le style syncopé de la courriériste exprime donc un dépassement complet de l’étiquette ainsi qu’un usage des corps qui inventent de nouvelles socialités, dont le vicomte feint de se détacher, en membre de la société polie.

« Le juge suprême des choses et de l’esprit[12] »

D’un point de vue idéologique, il faut reconnaître que la grande bourgeoise qu’était Mme Émile de Girardin, c’est-à-dire l’épouse d’un grand patron de presse doublé d’un homme politique, récuse l’évolution des moeurs et le brassage urbain dont elle décrit pourtant avec verve, comme on vient de le voir, les effets ou les symptômes : désordre, tumulte, rapidité, excès et même débordement. C’est dans la préface à L’école des journalistes, pièce censurée en 1839, que Delphine a donné la version la plus alarmiste et la plus conservatrice de son époque de confusion sociale :

une époque comme la nôtre, où tous les rangs sont intervertis, où toutes les classes sont confondues ; […] siècle de raison sublime et de démence incurable, où les hommes d’État font l’émeute, où les boutiquiers la répriment ; […] époque sans nom, où tout est contraste et mélange, où l’on danse pendant que l’on s’égorge […][13].

La perception critique de ce dérèglement généralisé, de ce carnaval déstabilisateur, par l’écrivaine, est sans commune mesure avec les réalités sociales de l’époque, car le brassage des classes reste des plus limités dans ce monde fort hiérarchisé qu’est toujours le Paris de la Monarchie de Juillet. Dans son livre sur Delphine de Girardin, Claudine Giacchetti souligne à juste titre que la feuilletoniste oppose la foule indifférenciée et anonyme au grand monde, représenté par ces lieux où « on cultive la différence personnelle, le caractère individuel de chacun s’affirmant dans l’exhibition permanente de sa propre supériorité, de sa “distinction” et de la distance qu’il sait conserver dans un espace maîtrisé[14] ». Dans la lettre du 11 janvier 1837, la maîtrise de soi de nos deux élégants et leur comportement parfaitement codifié contrastent avec la bousculade des bals populaires, qui offrent toutefois à la feuilletoniste l’occasion de donner du Paris contemporain une image complexe et variée, sur le plan géographique, culturel et social.

Reste que la hantise de la mixité sociale produit chez Delphine de Girardin, comme chez Balzac, des mythes compensatoires, dont le constant rappel du caractère inné de la distinction et la promotion des valeurs de la bonne société : bon goût, véritable élégance, maîtrise de soi. Sous la plume de la feuilletoniste, on trouve donc la chronique spirituelle et précisément documentée du « monde fashionable », assortie de jugements catégoriques sur les fautes de goût ou l’entorse aux règles de la distinction. Voyons un exemple particulièrement révélateur de cette écriture avec la lettre du 24 mai 1840. Le vicomte s’y insurge contre la dégradation des tenues qui imitent les modèles du bas de l’échelle sociale :

Maintenant, la grande mode, c’est d’avoir l’air d’une grisette endimanchée. Nos jeunes élégantes se donnent un mal affreux pour avoir cet air-là, et elles y parviennent : aussi, quand nous avons le bonheur de rencontrer une belle femme, noble dans son maintien, calme dans ses manières, ne recherchant aucun effet mesquin, dédaignant toute exagération provinciale, faisant valoir ses avantages avec art mais sans affectation, ne visant à aucune espèce de rôle, ne jouant ni les pages ni les grandes coquettes, ne posant pour aucune gravure d’hôtel garni, ni pour la modestie, ni pour la rêverie, ni pour la sensibilité, ni pour l’abandon, nous lui savons gré de tant de sacrifices, et nous la saluons avec respect, comme un modèle d’indépendance et de courage ; car il faut de la force d’âme pour oser être de bon goût dans un temps où les vulgarités de toutes sortes obtiennent du succès (LP, t. 1, p. 673).

Le passage sonnerait juste dans la bouche d’une Madame de Beauséant ou d’une Duchesse de Langeais… On note à nouveau le contrôle de soi, chez la grande dame, et son instinct inné du goût, que la feuilletoniste esthète et sociologue distingue radicalement des modes transitoires : ni pose, ni jeu, de l’art, certes, mais du naturel, une véritable grâce qui dit l’exclusivité, qui dit aussi l’unicité d’un être inimitable et n’imitant rien, ne jouant aucun rôle, comme à l’écart des lois du mimétisme social.

En juge et maître des civilités urbaines, le vicomte de Launay rappelle ainsi constamment aux élégants et élégantes du grand monde leurs devoirs de représentation, leur « mission civilisatrice ». Il leur faut absolument effacer toutes marques qui trahiraient l’effort ; il leur faut aussi se distancer des codes de la sociabilité bourgeoise et faire montre d’une parade coupée de tout processus de production. Mais en flâneur spectateur de l’espace public urbain, le vicomte capte également les fluctuations de la mode et des valeurs, sans oublier les nouvelles formes de socialité qui inspirent, on l’a vu, les jeux de langage de la feuilletoniste.

Le haut du journal ?

La chronique de mode de Delphine de Girardin respecte le plus souvent les frontières génériques et stylistiques entre le haut-de-page et le bas-de-page, même si sa prose du rez-de-chaussée vise l’élégance sublime et inaccessible de la mondanité, univers social et système de valeurs dont elle entretient le mythe semaine après semaine[15]. Pourtant, à l’instar du journaliste, la feuilletoniste participe à sa manière à la formation de l’opinion publique ; elle contribue de plus au décloisonnement des discours qu’accélère le nouveau contexte médiatique du XIXe siècle. Elle est en effet coutumière de la prise de parole politique, dont le message conforte le plus souvent la ligne idéologique de La Presse, même si le vicomte clame haut et fort son indépendance d’esprit et son appartenance à l’ancienne cour. L’un des meilleurs exemples intervient dans la lettre du 24 janvier 1841 ; la courriériste y critique le projet de fortification de la capitale contre lequel Lamartine avait pris position, le 21 janvier, devant la Chambre des députés. Enthousiasmée par l’éloquence oratoire de son cher Lamartine, elle dresse le portrait en gloire du poète, guide spirituel et temporel de l’humanité : « Jamais le poète ne s’est montré plus orateur ; jamais sa voix n’a paru plus sonore, son attitude plus fière, son regard plus noble, son accent plus passionné » (LP, t. 2, p. 14). La feuilletoniste se fait donc le relais de la magistrature de la parole, soulignant à deux reprises la quasi concordance entre la rédaction de la lettre et le spectacle de la parole politique : « Nous venons de la Chambre des députés […] Nous sommes revenu de la Chambre tout préoccupé de politique, rêvant malgré nous fortifications, enceinte continue et forts détachés […] » (LP, t. 2, p. 14). Mais c’est un véritable article de fond, quasiment un éditorial, que produit ensuite la feuilletoniste en utilisant d’autres outils que l’éloquence oratoire : « Pour nous, cette question n’est pas seulement une question politique, une question de nationalité, c’est une question de spiritualité […] Paris fortifié, c’est Paris bêtifié » (LP, t. 2, p. 14-15). La lettre développe cette argumentation, c’est-à-dire l’équivalence entre fortification et « bêtification », joli néologisme qui se passe, au tournant, de la sanction de l’Académie française. Même Lamartine, peint à nouveau dans l’exercice de sa harangue politique, n’échappe pas à la plume satirique de la feuilletoniste, qui établit ici un dialogue direct avec ses destinataires :

M. de Lamartine… vous l’avez vu hier, menaçant, terrible, se débattant avec un instinct sublime contre le piège déguisé, déchirant du bec et de l’ongle le réseau invisible encore, lançant l’éclair et la foudre comme un aigle qui défend ses ailes et qui a reconnu l’oiseleur (LP, t. 2, p. 15-16).

Reconnaissons que la feuilletoniste reprend certains arguments de Lamartine qui considérait le projet comme rétrograde : « faux en tactique, faux en politique, faux en liberté, faux en humanité » et dénonçait « ce monument de tyrannie que vous proposez d’élever autour de Paris[16] ». Il faudrait bien entendu étudier non seulement les échos entre l’écriture journalistique et l’éloquence institutionnelle, mais également la divergence entre, d’un côté, la pensée politique de Delphine de Girardin, qui se lamente sur le déficit de légitimité et d’image dont souffre l’autorité politique, et de l’autre, la mission sociale de Lamartine, qui bâtit sur l’héritage même de la révolution et se projette dans un avenir démocratique. Mais ce qui frappe, dans la lettre du 24 janvier 1841, c’est l’extraordinaire création langagière de la feuilletoniste, qui combine éloquence oratoire, veine satirique et parole pamphlétaire : « Ce n’est pas tout : ce projet baroque non seulement nous paraît être un crime de lèse-humanité, de lèse-liberté, de lèse-nationalité, mais il nous paraît être aussi un crime de lèse-constitutionnalité » (LP, t. 2, p. 18). La suite de la lettre développe une longue méditation sur les inepties de la notion de roi constitutionnel, que le projet de fortification permet de mettre en lumière : « le roi le plus constitutionnel se déconstitutionnaliserait insensiblement, involontairement, dans cette atmosphère de salpêtre dont vous l’auriez enivré, devant cet appareil de tyrannie qui lui parlerait sans cesse de vengeance et d’impunité » (LP, t. 2, p. 19). La feuilletoniste, journaliste invisible, remplit donc ici trois fonctions de la presse périodique : sa vocation littéraire, son rôle médiatique, sa destinée communicationnelle.

Le contexte social et culturel dans lequel Delphine de Girardin rédige son feuilleton est bien celui dans lequel se met progressivement en place une « sociabilité médiatique », ainsi définie par Guillaume Pinson : « la publicisation standardisée et massive des pratiques mondaines[17] ». Partie des critiques qu’adressait Lagenevais à la rencontre dégradante de la publicité et du grand monde, dans le « Feuilleton, Courrier de Paris », j’ai abordé plusieurs facettes de l’écriture périodique de Delphine de Girardin : la représentation de la modernité parisienne ; le renforcement du cloisonnement des classes ; la pratique de décloisonnement des discours. La feuilletoniste élargit ainsi sa mission de chroniqueuse mondaine : en se créant un mode d’accès aux interactions sociales de l’espace public urbain, elle devient journaliste et sociologue, comme l’avait bien senti son censeur et critique de la Revue des deux mondes. Dans son feuilleton du 30 mars 1844, la chroniqueuse souligne d’ailleurs le changement de statut qu’entraîne la publication en volume de ses feuilletons et crée un néologisme pour décrire son travail d’écrivain, sans toutefois aller jusqu’à exhiber son genre féminin : de feuilletoniste, le faux vicomte est passé non pas illustre historien, mais modeste « mémorien » et tâcheron des moeurs. La publication en volume des feuilletons aurait ainsi métamorphosé son auteur en « gâte-sauce historique ». Ancré dans l’actualité immédiate, le « Feuilleton, Courrier de Paris » survivra à son auteur parce qu’il représente son époque :

nos vers, ce n’est que nous ; nos commérages… c’est vous, c’est votre époque, si grande, quoi que l’on dise, si extraordinaire, si merveilleuse, et dont les moindres récits, les plus insignifiants souvenirs, auront un jour un puissant intérêt, un inestimable prix (LP, t. 2, p. 217-219).

Le feuilleton prosaïque se découvre ainsi une nouvelle légitimité dans la fictionnalisation de son temps, auquel il donne une forme pour la postérité. Dans son ouvrage récent, La littérature au quotidien, Marie-Ève Thérenty a mis en lumière le « mouvement éminemment paradoxal » de la chronique au XIXe siècle, qui profite de sa place au rez-de-chaussée du journal pour interpeller l’appareil journalistique dans son ensemble : « La chronique déconstruit par la marge la machinerie journalistique en même temps qu’elle la valide en lui donnant sa portée polyphonique » ; et elle ajoute : « À cet égard, il n’est sans doute pas surprenant que ce soit une femme qui ait inventé ce genre ironique[18] ». Par sa publicisation de la mondanité, la chroniqueuse remet en question les clivages qui différencient et hiérarchisent les genres discursifs et les genres sexués. Son écriture expérimentale, qui privilégie la polyphonie des voix et des points de vue, démontre ainsi la porosité de frontières que la civilisation du journal déplace et modifie.