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Dans les études littéraires, le nom de Jean-François Lyotard est d’ordinaire convoqué en association avec l’idée, devenue un lieu commun de la critique littéraire actuelle, du délitement des métarécits de légitimation modernes. À référer ainsi allusivement à La condition postmoderne, on oublie parfois que le philosophe, avant de diagnostiquer l’effondrement des grands récits, s’attache dans plus de la moitié de son essai à décrire notre époque comme traversée par la double question de la légitimité du savoir et de l’homologation des instances légitimantes : « Le problème essentiel […] est celui de la légitimation […] ; Savoir et pouvoir sont les deux faces d’une même question : qui décide ce qu’est savoir, et qui sait ce qu’il convient de décider[1] ? »

Ces questions de la légitimité du savoir et de la diversité des compétences, tout comme celle de la crise des grands récits, ne constituent pas uniquement un arrière-fond structurant de la pensée contemporaine. Ces enjeux, en plus de déterminer des attitudes épistémologiques qui se matérialisent en pratiques esthétiques adaptées, surgissent également dans les textes littéraires sous une forme thématique — on pourrait en faire l’hypothèse, sous celle d’un topos — ce terme étant pris ici autant au sens rhétorique de « lieu commun argumentatif » qu’au sens littéraire de « configuration narrative récurrente[2] ».

En effet, de nombreux romanciers contemporains défendent, et ce au sein même de leur oeuvre, la compétence particulière que leur confère leur pratique littéraire à l’égard du traitement discursif des faits réels. Cela a sans aucun doute partie liée avec ce qu’on a l’habitude d’appeler le « retour au réel » qui caractérise aujourd’hui le roman. En s’en tenant à l’étude de la frange la plus exigeante de la littérature moderne et contemporaine, la critique s’est attachée à décrire le virage transitif qu’a pris le roman depuis le début des années 1980[3]. Le « retour au réel » apparaît en réalité comme le point culminant d’un triple mouvement qui répond aux rejets néo-romanesques de la référence et des formes classiques de narration. Amorcée par un premier retour, celui du sujet, un sujet brésillé mais bien présent dans les nouvelles autobiographies[4], cette mutation se prolonge en un retour au récit qui répond à l’exigence de méfiance que les dernières avant-gardes modernes témoignaient à l’égard des formes traditionnelles de narration, cela sans sacrifier un certain plaisir de raconter (plus ou moins déculpabilisé). De ces récits de soi procède un troisième retour, celui au réel, sur le mode d’enquêtes sociales et historiques fortement ancrées dans le monde, au point où la question de la fiction se trouve souvent soumise à un brouillage[5].

Dans sa recherche de nouvelles voies pour interroger le sujet et le réel, ainsi que dans son exploration d’une narrativité qui évite les pièges du romanesque traditionnel, le roman contemporain cherche, de manière souvent explicite, à instaurer un dialogue avec d’autres formes de savoir sur l’individu, l’histoire, la société. Ces récits, informés par les sciences humaines et inquiets de leur propre statut, Dominique Viart propose de les rassembler sous l’étiquette de « fictions critiques » :

La fiction ne se résout plus à prendre ces disciplines comme « modèles » pour son propre déploiement. Elle entre en dialogue avec elles, elle les ausculte au lieu de les illustrer ou de s’en servir. Aussi la fiction devient-elle non seulement un lieu où les sciences humaines sont interrogées, mais également un espace où se pose la problématique question de leurs liens. Nombreux sont ainsi les textes qui, explicitement ou non, choisissent pour intercesseurs, voire pour interlocuteurs, des ouvrages majeurs dans le domaine des sciences humaines et croisent ces références avec un grand usage critique de l’héritage littéraire. Délaissant son ancrage fictif sans l’abandonner pour autant, l’écriture propose alors des « fictions critiques »[6].

Le discours scientifique — sociologique, ethnologique, historiographique — n’est pas le seul à être sollicité par les romanciers pour y ausculter le savoir social qu’il recèle : le discours journalistique constitue également une source à laquelle ils puisent non seulement des faits, mais également des moyens de les mettre en récit.

En ce sens, les frontières qui séparent le roman de la parole journalistique semblent plus poreuses que celles qui le distinguent de l’exposé scientifique. Si l’on s’en tient aux catégories dont use Lyotard, il est assez aisé de distinguer le savoir scientifique du savoir littéraire, dans la mesure où chacun relève d’une des deux grandes familles de « jeux de langage[7] » et répond à des usages et à des critères de recevabilité différents. Alors que les sciences humaines s’inscrivent dans une pragmatique du savoir scientifique[8], le discours romanesque, lui, se rattache à une pragmatique du savoir narratif[9], à laquelle appartiennent également la plupart des genres journalistiques (à l’exception notamment des genres éditoriaux, des entretiens, etc.).

Puisque la compétence d’un énoncé dépend du « jeu de langage » dans lequel il s’inscrit, on est amené à envisager discours romanesque et discours journalistique comme participant de la même compétence. Cependant, les deux pratiques arrivent à se distinguer l’une de l’autre par le processus de réévaluation et de confrontation qui les oppose et préside à l’élection de leurs règles spécifiques.

C’est ici que la question des « jeux de langage » touche de près celle de l’imaginaire des pratiques discursives. Il semble en effet se tramer, entre romanciers et journalistes, ou plutôt — et cela est capital — entre les romanciers et leur imaginaire de la démarche journalistique, un rapport de force s’articulant autour de questions telles que : « De quelle nature, de quelle qualité est le savoir sur l’événement tel qu’il est rapporté par le romancier / par le journaliste ? », « Quelles compétences le romancier / le journaliste peut-il revendiquer en propre lorsqu’il traduit le réel en discours ? » L’efficacité particulière de chaque discours se dégage au terme de ce jeu d’associations et de dissociations.

Ces questions ne sont évidemment pas nouvelles, bien qu’elles aient été formulées différemment selon les enjeux esthético-épistémologiques de chaque époque. Ainsi ont-elles été posées, avec une force au moins égale, à un autre moment de l’histoire littéraire, celui de l’avènement de la presse à grand tirage au XIXe siècle. Les travaux de Marie-Ève Thérenty éclairent admirablement la « profonde circularité entre les formes littéraires et les formes journalistiques[10] » alors élaborées par les mêmes écrivains. Au fil de la professionnalisation du métier de journaliste, les pratiques se sont autonomisées ; depuis lors, c’est souvent par la réécriture de faits divers que le roman se confronte le plus directement aux récits de la presse. La présence de ce genre bref dans le roman ne s’est pas démentie au cours du XXe siècle[11], mais il faut reconnaître qu’elle s’accroît à mesure que le siècle s’achève[12].

À l’horizon de la présente étude, on pourrait également formuler l’hypothèse (certes encore grossière et dont le travail considérable que requiert sa vérification ne sera pas mené ici) que le rapport d’influence entre les deux régimes discursifs a été considérablement modulé. Si, dans la première moitié du XIXe siècle, la littérature a pu servir de fond commun aux « manières de raconter » le monde et imposer ainsi sa marque au discours journalistique naissant, aujourd’hui c’est au roman — dont la frange la plus exigeante, celle des décennies 1960 et 1970, a laissé en friche la référence à des événements connus et reconnaissables — de réinventer son appréhension du réel à l’aune du traitement que les médias lui réservent.

Afin d’élucider le rapport que le « jeu » du roman contemporain entretient avec le « jeu » du discours journalistique, je propose d’examiner la matière de trois romans parus récemment pour faire ressortir leur argumentation sur la légitimité de la compétence romanesque dans le traitement du réel. C’est en tant qu’elle est ressentie et exprimée par les romanciers comme devant faire l’objet d’une démonstration que la question de leur légitimité et de leur compétence sera abordée. Dans leurs romans, ils soumettent la pratique journalistique à la critique, ce qui leur permet en regard de légitimer leurs propres pratiques discursives ainsi que la saisie du réel qu’elles autorisent. Il ne s’agira pas de vérifier la validité du portrait que font les écrivains des journalistes, encore moins de trancher la question de la pertinence réelle du savoir romanesque ; le problème que je pose n’est pas de savoir s’ils ont ou non la légitimité pour laquelle ils plaident, mais bien plutôt d’observer par quels arguments ils la défendent. En revanche, on peut se demander — c’est ce que je ferai — comment leurs prétentions s’accordent avec le procès du texte qu’elles côtoient. Il y a tout lieu de croire que l’efficacité spécifique que les écrivains revendiquent pour leurs romans se concrétise en procédés dont l’analyse devrait permettre de mieux caractériser la compétence romanesque. C’est pour cette raison que je porterai mon attention moins aux effets de reprise et de circulation entre les deux régimes discursifs qu’aux manières singulières qu’ont les romanciers de mettre le réel en récit.

Les trois romans qui me serviront de terrain d’étude ont en commun de tirer leur matière d’événements ayant défrayé la chronique. Dans L’adversaire[13], Emmanuel Carrère retrace la vie de Jean-Claude Romand, cet homme qui s’est fait passer pour un médecin auprès de ses proches pendant dix-huit ans et qui, à la veille de voir sa supercherie découverte, a tué ses enfants, sa femme et ses parents. Fondé sur une métalepse[14] structurante, le récit se construit à partir de la retranscription des conversations et de la correspondance que Carrère a entretenues avec Romand. Ces « pièces rapportées » sont encadrées par des réflexions métanarratives qui opèrent à la façon de didascalies et lient les fragments du texte entre eux. Ces didascalies forment donc un second récit, celui des démarches qui ont conduit Carrère à l’écriture de l’histoire de Romand.

Tout comme Emmanuel Carrère, Philippe Besson, dans L’enfant d’octobre[15], assume la provenance journalistique de sa trame narrative. Il pourrait difficilement en être autrement puisque ce roman, commandé par l’éditeur Grasset pour inaugurer sa collection « Ceci n’est pas un fait divers », porte sur l’affaire Grégory, une saga judiciaire et médiatique qui a obsédé l’opinion publique pendant plus de vingt ans. En effet, le meurtre du petit Grégory, âgé de quatre ans, a marqué l’imaginaire social avec une intensité encore inégalée. L’enquête, cavalièrement menée, n’a jamais permis d’identifier l’assassin, et les journalistes ont tôt fait de s’emparer du vide laissé par les enquêteurs. Eux-mêmes le reconnaissent[16], la frénésie médiatique qui s’en est suivie a occasionné maints dérapages : course aux confidences, pillage des albums souvenirs, surinterprétation d’indices. En mal de coupable, les journalistes en sont venus à incriminer celle qui paraissait alors la plus insoupçonnable : Christine Villemin, la mère de Grégory. Le roman que Besson élabore à partir de cette affaire a ceci de particulier qu’il entrecroise deux types de narration : une narration à la troisième personne, empruntant parfois sa forme aux discours officiels, et une narration à la première personne relatée du point de vue de Christine Villemin.

Parmi les enquêtes narrées dans Moloch[17] de Thierry Jonquet, l’une d’elles renvoie à l’affaire Kazkaz, fait divers sordide relatant les sévices qu’une mère, atteinte du syndrome de Münchausen[18], aurait fait subir à sa fille. Contrairement à Carrère et à Besson, Jonquet ne revendique pas explicitement le recours à un fait divers comme source d’inspiration de son roman : les noms des individus concernés ont été modifiés et la trame narrative laisse sensiblement moins de place aux réflexions métacritiques. En revanche, le dispositif argumentatif qui m’intéresse dépasse largement les passages consacrés à l’affaire Kazkaz et se trouve disséminé dans les représentations et les discours rapportés des journalistes, ainsi que dans les réflexions d’un artiste peintre sur le divan de son psychologue. Selon Dominique Viart, ce détour par la figure du peintre, récurrent dans la littérature moderne et contemporaine, offre à l’écrivain un recul favorable pour appréhender sa propre démarche artistique : « le peintre est ici un objet plus spécifique que l’écrivain car il est un autre lui-même suffisamment autre, d’autant que son matériau n’est pas le même. Il lui permet une approche plus distanciée[19]. »

Ce n’est pas un hasard si les trois faits divers ayant inspiré les romans à l’étude relatent des cas présumés ou avérés d’infanticide[20]. Les actes de violence commis à l’égard d’enfants, a fortiori lorsqu’ils sont causés par un parent, constituent dans l’imaginaire social contemporain la manifestation la plus bouleversante et la plus extrême de barbarie. Le caractère particulièrement monstrueux de ces crimes est attesté diversement dans les romans. Philippe Besson souligne « la violence inouïe que porte en lui l’assassinat d’un enfant[21] » et place en exergue de son roman cette phrase tirée de l’article que Marguerite Duras a consacré à l’affaire Grégory : « Dans ce crime on est allé jusqu’à la dernière couche du mal.[22]  » Thierry Jonquet, lui, en fait état en posant la question (oratoire) de l’échec de la raison devant un tel crime : « Vous en connaissez beaucoup, vous, des gens que le spectacle de la mort d’un enfant ne rend pas fous[23] ? » Quant à Emmanuel Carrère, il souligne à deux reprises l’abomination de la scène, chaque fois associée au refus instinctif de voir : « Il se rappellera toute sa vie les sacs de plastique gris, scellés, dans lesquels on avait mis les enfants : trop horribles à voir[24] », « Je pensais aux enfants, aux photos de leurs corps prises à l’institut médico-légal : horreur à l’état brut, qui fait instinctivement fermer les yeux[25] ».

Dans la presse, le récit de ce type de crime dépasse bien souvent le simple entrefilet ; objets d’une attention médiatique soutenue, ces faits divers sont rapidement promus au rang d’« affaires », ce qui les rend d’autant plus aptes à servir de canevas à un futur roman. L’émoi que cause l’affaire dans l’opinion publique suggère que la transgression relatée relève du tabou, qu’elle est le signe d’une part d’ombre que le romancier est alors tenté d’élucider. Part d’ombre du tabou social, mais aussi part d’ombre ménagée par une écriture journalistique dont on craint qu’elle soit trop standardisée pour rendre compte de la richesse de l’événement.

Le journalisme en procès

Ce qui retient l’attention des romanciers, dans leur représentation des journalistes et de leur travail, est leur supposée prétention à la factualité, leur écriture soi-disant neutre, leur apparente objectivité à l’égard des événements relatés. Ces critiques touchent tantôt les méthodes de collecte d’informations, tantôt les procédés journalistiques de mise en texte, les deux étapes étant étroitement liées. Le premier reproche adressé aux journalistes concerne leur avidité, qui les pousserait à briser la distance décente qu’il convient de préserver par respect pour les protagonistes du drame. Ainsi Emmanuel Carrère songe à « jouer le reporter fouineur et qui s’incruste », mais y renonce, arguant qu’il

[s]e voyai[t] mal coinçant [s]on pied dans les portes que des familles endeuillées voudraient [lui] refermer au nez, passant des heures à boire des vins chauds avec des gendarmes franc-comtois, cherchant des stratagèmes pour faire connaissance de la greffière du juge d’instruction[26]

Chez Besson, cette critique, plus virulente, s’exprime par l’assimilation du journalisme à une chasse cruelle, dont il souligne la « rapacité ». Les parents de Grégory sont « deux bêtes blessées offertes à l’oeil inquisiteur, obscène de la caméra[27] », tandis que les journalistes qui guettent le clan Villemin « allument les phares de leurs voitures et braquent leurs projecteurs [comme] des chasseurs qui traquent des animaux[28] ».

Cette avidité entraînerait également une trop grande proximité entre les journalistes et les acteurs de l’investigation, ce dont Carrère faisait état dans la citation précédente. Les jeux réciproques de manipulations — des individus et de l’information — constituent un second axe de la critique. Si les journalistes peuvent amadouer les acteurs de l’investigation pour leur soutirer des confidences, l’inverse est également vrai et il apparaît bientôt que les journalistes sont eux aussi soumis à des manipulations. Dans Moloch, les dialogues entre enquêteurs sont le lieu d’explications qui permettent de comprendre la nécessité de retenir certaines informations afin d’assurer le bon déroulement de l’enquête :

— La presse pourrait venir fouiner et il est plus que souhaitable que ces gens-là n’apprennent rien de ce qui s’est réellement passé ici. Tout du moins dans l’immédiat. Et moins il y aura de pub autour de ce qu’on apprendra, mieux ça vaudra. C’est une question d’efficacité. […] C’est important, insista Rovère. Je ne sais pas ce qu’on va trouver, vraiment pas, mais vous deux, fermez-la le plus longtemps possible. Croyez-moi, ça ne sera pas inutile[29]

— La presse ? s’inquiéta Sandoval.

— On a réussi à la tenir à l’écart. Officiellement, il y a quatre morts, point ! précisa Rovère. Pour le moment, personne ne sait qu’il s’agit d’enfants[30]

Dans L’adversaire, la manipulation va encore plus loin, puisqu’elle ne concerne plus uniquement le filtrage de l’information, mais affecte jusqu’au choix du vocabulaire employé par les journalistes, toujours susceptible d’être soumis à la censure par le biais notamment de recours légaux : 

[L]es journaux avaient reçu l’ordre de taire le nom [de Corinne, l’amante de Jean-Claude Romand] et parlaient d’elle comme d’une “mystérieuse maîtresse”[31].

Corinne a fait exiger par son avocat qu’on ne parle plus d’elle dans la presse comme de la maîtresse du monstre mais comme d’une simple amie[32].

Les journalistes se trouvent deux fois muselés : sur le fond, comme sur la forme. Qu’elles apparaissent indispensables au bon déroulement d’une enquête ou qu’elles servent à préserver la réputation d’un des acteurs, ces manipulations externes du discours journalistique en affectent l’intégrité et l’objectivité.

Cette objectivité ferait en fait doublement défaut : parce que, faute d’en connaître tous les éléments, les journalistes ne peuvent pas rendre parfaitement compte de l’événement, et parce que, n’étant pas les seuls maîtres de leur discours, le récit qu’ils en font n’est pas neutre. C’est là une troisième critique. L’impartialité que l’on aimerait leur attribuer serait en fait largement entamée par leur goût du pathos. À preuve, cet extrait d’un dialogue de Moloch où il est question de l’amplification de la charge pathétique par un effet de singularisation : la narration de l’événement par les médias télévisés se focalise sur un seul protagoniste, de surcroît un enfant, auquel ils donnent un surnom et qui devient la victime emblématique d’un drame anonyme.

Il faut bien ménager une part de rêve, et la télévision, je ne me souviens plus quelle chaîne, s’y est employée. Elle a monté en épingle le cas de ce légionnaire qui a soudain aperçu un petit bras d’enfant qui remuait dans une fosse qu’on allait recouvrir de chaux, et qui s’est précipité pour récupérer une gamine qu’on a pu sauver… ou un petit garçon ? Bah, peu importe ! Non, c’était un petit garçon, il l’a d’ailleurs surnommé Angelo, le petit ange, ça a un côté un peu naïf, mais dans de telles circonstances, on n’évite pas les effets faciles[33]

Quant à Besson, laconique, il met en scène l’emballement de la « machine médiatique » — selon l’expression consacrée —, pour déplorer que « le besoin de désigner un coupable fait que la passion l’emporte sur la raison[34] ». Carrère abonde dans le même sens lorsqu’il montre comment des hypothèses non vérifiées peuvent alimenter le discours médiatique :

Le substitut du procureur de la République, à peine saisi de l’affaire, a déclaré aux journalistes qu’il « s’attendait à tout » puis, après un premier examen des relevés bancaires, que les crimes avaient pour mobiles « la crainte qu’avait le faux médecin de se voir démasqué et l’arrêt brutal d’un trafic aux contours encore obscurs dont il était une des chevilles ouvrières, percevant depuis des années des sommes très importantes. » Ce communiqué a échauffé les imaginations. On s’est mis à parler de trafic d’armes, de devises, d’organes, de stupéfiants. D’une vaste organisation criminelle agissant dans l’ex-bloc socialiste en décomposition. De la Mafia russe[35].

On touche ici à un moment important de la critique : le goût du pathos générerait des pratiques de fictionnalisation du réel qui auraient pour effet de spectaculariser l’information — le comble de la dérogation pour qui prétend rendre un compte objectif des événements. Pour les besoins de cette spectacularisation, les journalistes n’hésiteraient à pas recourir à des stratégies de mise en scène du réel, semblables à celles du théâtre et du cinéma. Du moins c’est ce que la narration de Jonquet donne à comprendre :

À la fin du journal du soir, sur France 2, défilèrent quelques images — exclusives ! — de l’intervention pratiquée par le Pr Lornac sur les deux soeurs siamoises, séparées le matin même dans le service de chirurgie de l’hôpital Trousseau. Le commentaire était dithyrambique. L’opération avait été mise en scène par les réalisateurs du reportage. Le scalpel manié de main de maître incisait la chair sous l’éclat des sunlights. Les viscères soumis à l’incursion de la lame captaient irrésistiblement le regard du spectateur, prisonnier de ce tableau vivant, animé, dont la couleur dominante était rouge sang[36].

Le relais est pris par Besson, cynique encore, qui laisse soupçonner que le sensationnalisme des journalistes n’est en fait qu’une réponse commercialement réfléchie à la forte demande d’un public avide de consommer le spectacle du monde. Postés à leur fenêtre comme devant un téléviseur, les voisins du couple Villemin « ont voulu ne rien rater du spectacle, ce n’est pas si courant, un deuil devant les caméras de télévision, devant les perches des micros cherchant à saisir un sanglot, un aveu[37] ».

Le « spectacle de l’information » est aujourd’hui un lieu commun du discours sur la presse, à tel point que l’oxymore axiologique que recèle l’expression s’en trouve comme atténué. Depuis Baudrillard et Debord, il est de bon ton de déplorer le sensationnalisme des médias, et en cela la représentation critique que les romanciers offrent des méthodes des journalistes paraît on ne peut plus doxique. Il est étonnant, cependant, de constater combien ces critiques donnent lieu non pas à une différenciation des démarches romanesques et journalistiques, mais bien au contraire à une intensification du brouillage qui existe entre ces deux registres discursifs.

Le procès du texte romanesque

Subjectivité des points de vue, place accordée à la fiction, stimulation délibérée des affects du lecteur : les romanciers semblent reprocher aux journalistes l’emploi de moyens de mise en texte qui caractérisent précisément ceux de la littérature. Or, en condamnant ces travers, ils prennent également acte du risque qu’ils encourent de tomber dans les mêmes pièges. C’est là la distinction essentielle qui partage, dans le procès des textes, les trois romans de la représentation imaginaire du journalisme qu’ils construisent. Les journalistes paraissent, dans le meilleur des cas, naïfs face à la rhétorique par laquelle ils dupent autant qu’ils sont dupés, et dans le pire, fourbes et manipulateurs à l’égard tant des faits relatés que des lecteurs auxquels ces récits sont destinés. L’éthos du romancier se construit tout autrement : plus respectueux envers les acteurs du drame — du moins c’est le cas pour Jonquet, qui préserve l’anonymat des individus réels en modifiant leurs noms dans son roman, et de Carrère, qui, du moins l’affirme-t-il, aurait été prêt à renoncer à faire le récit de l’histoire de Jean-Claude Romand si ce dernier n’avait pas approuvé sa démarche[38] — ils exhibent, parfois avec ostentation, leur recherche d’une écriture qu’ils espèrent plus fidèle à la vérité de l’événement. Cette exploration est commentée chez Jonquet dans les réflexions qu’il prête à son personnage de peintre : « J’ai toujours été très préoccupé par le matériau avec lequel on peut recouvrir une toile. […] Le geste pictural, ainsi enrichi par la matière elle-même, acquérait une force, une vérité insoupçonnées[39]. »

Cette conscience inquiète des écueils qu’implique la traduction du réel dans le discours se perçoit dans différentes stratégies de contournement ou d’exacerbation maîtrisée. La subjectivité, maquillée dans les discours journalistiques, est par deux des romanciers clairement revendiquée. L’adversaire n’est pas simplement le récit de la vie de Jean-Claude Romand, il s’agit avant tout du récit de l’effet qu’a eu ce fait divers dans la vie de l’auteur, et, conséquemment, de celui des démarches entreprises pour l’écriture du roman. Tout au long de la narration et jusque dans la syntaxe des phrases, le point de vue personnel de Carrère prend le pas sur le récit de l’affaire Romand. La première phrase donne déjà le ton : « Le matin du samedi 9 janvier 1993, pendant que Jean-Claude Romand tuait sa femme et ses enfants, j’assistais avec les miens à une réunion pédagogique à l’école de Gabriel, notre fils aîné[40]. » Philippe Besson module autrement cette présence de la subjectivité en narrant la moitié de son roman à la première personne, mais du point de vue de Christine Villemin. Le « je » de la mère marque d’autant plus la subjectivité du point de vue qu’il se dégage des pronoms (im)personnels employés dans le second registre narratif : « on », mis pour la foule et comprenant le romancier — « Un matin d’octobre 1984, à la une des journaux, on découvre le visage d’un enfant[41] […] » — et « ça », pour désigner l’affaire Grégory et, par synecdoque, le roman — « Ça commence là, dans ce pays de gel et de vent […][42] ».

La narration partiellement confiée à Christine Villemin au sein d’un roman sur la couverture duquel figure le nom de Philippe Besson instaure avec aplomb un pacte de lecture fictionnel. Ce pacte fictionnel se prolonge dans l’autre narration, celle « impersonnelle » avec laquelle alterne le monologue de la mère. Même quand cette seconde narration prend l’apparence d’un discours officiel, sa factualité est compromise par le régime de la fiction. Dans le passage suivant, le régime factuel est signalé dans la disposition du texte par la mention de l’heure, mimant les rapports d’enquête. Le régime fictionnel, lui, se fait sentir immédiatement après dans les situations proposées à l’imagination du lecteur sous une forme interrogative ou accompagnées de l’adverbe « peut-être » :

12 h 30.

La télé est-elle allumée tandis qu’ils mangent, tous les deux ? Il est trop tôt pour le journal de la mi-journée, trop tôt pour les nouvelles du monde. Il y a peut-être des chansons, des jeux, des applaudissements, un brouhaha lointain[43].

On trouve aussi, dans cette narration « impersonnelle », des injonctions explicites à imaginer : « Imaginons. Imaginons ce que s’imaginent ceux pour qui la mère est coupable[44]. » Par le dédoublement des niveaux de fiction, « imaginons ce que s’imaginent », le romancier joue avec la polysémie du verbe « imaginer » pour prendre ses distances avec « ceux pour qui la mère est coupable ». Pour ceux-là, imaginer est un synonyme péjoratif d’inventer, de fabriquer, de contrefaire des vérités. Pour le romancier et son lecteur, en revanche, l’imagination est une faculté estimable de l’esprit : elle est un moteur de la création et de la réflexion en ce qu’elle permet de se représenter mentalement une situation pour mieux la comprendre — par exemple, en adoptant un autre point de vue. C’est aussi l’objectif que poursuit Carrère, en témoigne ce qu’il en dit en quatrième de couverture :

Je suis entré en relation avec [Jean-Claude Romand], j’ai assisté à son procès. J’ai essayé de raconter précisément, jour après jour, cette vie de solitude, d’imposture et d’absence. D’imaginer ce qui tournait dans sa tête au long des heures vides, sans projet ni témoin, qu’il était supposé passer à son travail et passait en réalité sur des parkings d’autoroute ou dans les forêts du Jura. De comprendre, enfin, ce qui dans une expérience humaine aussi extrême m’a touché de si près et touche, je crois, chacun d’entre nous.

La proximité de la démarche de Carrère avec celle des journalistes est patente : le début de cet extrait pourrait très bien décrire le travail des seconds. Mais dès la troisième phrase, le romancier est à l’oeuvre : l’action d’« imaginer » s’ajoute à celle de « raconter », et c’est cette combinaison qui permet enfin de « comprendre ».

Si l’imagination est à ce point prisée, c’est qu’elle permet, comme l’expliquait Carrère, d’explorer les apories et les manques inhérents à ces faits divers ; des brèches que les discours factuels tenteraient au contraire de résorber. Ces failles proviennent de ce que le fait divers procède d’un dérèglement du lien causal. Pour le dire avec Barthes,

les cas purs (et exemplaires) [de faits divers] sont constitués par les troubles de la causalité, comme si le spectacle (la « notabilité », devrait-on dire) commençait là où la causalité, sans cesser d’être affirmée, contient déjà un germe de dégradation, comme si la causalité ne pouvait se consommer que lorsqu’elle commence à pourrir, à se défaire[45].

Là où enquêteurs et journalistes s’efforcent de restituer le lien causal en cherchant (ou en imaginant) des explications concrètes aux drames — « qui a tué Grégory ? », « comment Liliane Kazkaz s’est-elle procuré les médicaments pour empoisonner sa fille ? » —, les romanciers préservent la perte de sens et l’explorent en soulevant des questions qui restent ouvertes parce qu’elles ne peuvent pas trouver de réponses factuelles, ce qu’explique Carrère :

L’enquête que j’aurais pu mener pour mon compte, l’instruction dont j’aurais pu essayer d’assouplir le secret n’allaient mettre au jour que des faits. Le détail des malversations financières de Romand, la façon dont au fil des ans s’était mise en place sa double vie, le rôle qu’y avait tenu tel ou tel, tout cela, que j’apprendrais en temps utile, ne m’apprendrait pas ce que je voulais vraiment savoir : ce qui se passait dans sa tête durant ces journées qu’il était supposé passer au bureau ; qu’il ne passait pas, comme on l’a d’abord cru, à trafiquer des armes ou des secrets industriels ; qu’il passait, croyait-on maintenant, à marcher dans les bois. […] Cette question, qui me poussait à entreprendre un livre, ni les témoins, ni le juge d’instruction, ni les experts psychiatriques ne pourraient y répondre, mais soit Romand lui-même, puisqu’il était en vie, soit personne[46].

De même, chez Jonquet, la résolution des crimes par les enquêteurs n’empêche pas la fin du roman d’être décevante : même si l’on sait comment les crimes ont été perpétrés et que l’on en connaît les motifs, on continue de se demander amèrement pourquoi ils ont été commis. Le travail du roman relève alors plus de l’« ambiguïsation » que de l’élucidation : il s’agit de restituer, dans les façons de raconter le monde, toute la complexité des événements sans tenter d’en dénouer les paradoxes ou d’en réduire les non-sens.

Ainsi le fait divers est-il employé comme métonymie du réel parce qu’il rend compte des dérèglements de la causalité, et c’est là un autre point de rupture entre les romanciers et la façon dont ils se représentent les pratiques médiatiques. Dans un passage précédemment cité, Jonquet donnait à voir les procédés d’amplification du pathos par la singularisation de l’événement rapporté : les journaux télévisés s’efforçaient d’en montrer le caractère extraordinaire, hors du commun, afin de toucher plus efficacement le public. À l’opposé, les romanciers se défendent d’avoir recours à des effets visant ostensiblement à attiser les sentiments des lecteurs : « J’aimerais que vous compreniez que je ne viens pas à vous poussé par une curiosité malsaine ou par le goût du sensationnel[47] », écrit Carrère à Jean-Claude Romand. Ils cherchent au contraire à montrer ce que l’événement peut avoir de commun et de normal[48], ce qu’il peut contenir de vérité sur l’homme et la société. Ainsi Besson refuse explicitement de singulariser la victime :

On pourrait croire qu’un enfant dont on va repêcher le cadavre dans une rivière est un être singulier, portant en lui une différence fondamentale qui le met à part des autres — mais non. Il ressemble aux garçons de son âge : il s’entiche de voitures, collectionne les camions, s’amuse avec des legos, regarde pendant des heures les dessins animés à la télévision, s’intéresse au football, réclame des frites au dîner. Rien que de très banal[49].

De même, Carrère ne refoule pas Romand dans les marges de la société. Il affirme ne voir en lui qu’un homme banal soumis à des contingences immaîtrisables : « Ce que vous avez fait n’est pas à mes yeux le fait d’un criminel ordinaire, pas celui d’un fou non plus, mais celui d’un homme poussé à bout par des forces qui le dépassent, et ce sont ces forces terribles que je voudrais montrer à l’oeuvre[50]. »

Non seulement les acteurs de ces drames sont-ils présentés comme des individus normaux, mais les événements auxquels ils participent sont eux aussi frappés de la même banalité. Pour Besson, le meurtre du petit Grégory n’est pas une exception, mais plutôt l’indice d’une éventualité toujours latente :

Elles [les mères] apprennent qu’il existe une rivière, la Vologne, envahie de feuilles pourries par l’automne, cernée par des bois sombres et des brumes rasantes, au pied d’une montagne hostile. Qu’on y a jeté un enfant. Qu’on peut donc jeter des enfants dans les rivières[51]

Chez Jonquet, le caractère exceptionnel de la maltraitance de l’enfant est démenti par la récurrence de ce motif dans le roman. Sa trame principale est celle de l’enquête visant à élucider les meurtres de quatre enfants, et à ce fil narratif s’ajoutent des références allusives à semblables crimes : l’infirmière qui a assassiné une dizaine de bébés[52], un enfant de quatre ans auquel sa mère injectait de l’eau du bocal à tortues par voie intraveineuse[53], un bébé noyé dans la baignoire[54], l’inspecteur Rovère, qui a lui aussi tenté de tuer son fils en douceur en lui faisant ingurgiter un cocktail de barbituriques pour le sortir de l’état de débilité dans lequel l’a laissé une méningite[55].

Il ne faut pas pour autant conclure que cette banalisation et ce refus de sensationnaliser individus et circonstances conduit à évacuer tout pathos de ces romans. Mais le pathos qui en émane n’est pas celui de l’apitoiement et de la compassion larmoyante, il s’apparente plutôt à une angoisse quasi métaphysique qui naît d’intuitions désenchantées concernant la nature humaine : ces faits divers, qui n’apparaissent plus comme des accrocs dans une trame lisse et rassurante, sont le signe d’une barbarie sociale généralisée.

Le gommage de la frontière qui distingue l’extraordinaire du banal, l’aplanissement de la saillie événementielle, le refus de faire émerger des individus du lot ou au contraire de les refouler dans les marges de la société, la contamination réciproque et assumée du fictionnel et du factuel, l’évacuation des effets rhétoriques du sensationnalisme, tous ces traits qu’ont en commun ces réécritures de fait divers me semblent participer d’une même entreprise de nivellement qui détermine l’efficacité spécifique des « coups » du jeu romanesque. Ce jeu se distingue alors d’autant plus clairement du jeu médiatique que ses règles sont présentées dans les romans comme autant de manières de faire jaillir le spectaculaire de l’événement. Par ailleurs, ce nivellement n’est pas sans rappeler le rabattement des hiérarchies qui caractérise la délégitimation. En toute logique, le dernier mot revient à Lyotard, dont la description des conséquences qu’a eues le délitement des métarécits de légitimation pourrait tout aussi bien caractériser les rapports qu’entretiennent aujourd’hui presse et roman : « La hiérarchie spéculative des connaissances fait place à un réseau immanent et pour ainsi dire “plat” d’investigations dont les frontières respectives ne cessent de se déplacer[56]. »