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En apparence, aucune pièce de Jean Anouilh ne traite en tant que telle de l’actualité. Son oeuvre comprend à l’instar de Jean Cocteau, de Jean Giraudoux ou des débuts théâtraux de Jean-Paul Sartre des adaptations de mythes grecs à l’époque contemporaine (Eurydice,Antigone) dans un but presque pédagogique et récréatif pour un public qui majoritairement a fait ses humanités, appris le latin et même dans de nombreux cas, le grec au lycée.

Son théâtre se situe de toute manière aux antipodes de celui de Sartre après 1945, que ce soit politiquement ou par l’engagement et la volonté du romancier d’être témoin de son temps à travers Les mains sales ou Nekrassov par exemple. Les justes d’Albert Camus, Rhinocéros d’Eugène Ionesco, Boulevard Durand d’Armand Salacrou font preuve elles aussi d’un engagement politique bien plus prononcé que les oeuvres d’Anouilh. Cependant, à travers les répliques de son théâtre, percent, et ce, jusqu’à ses toutes dernières oeuvres, de continuelles allusions à des événements contemporains ou récents.

La politique intérieure : de l’Occupation à Mai 68

Ceux qui ont provoqué le plus d’évocations de sa part furent l’Occupation et surtout l’épuration qui le blessa profondément en raison de sa prise de position, aux côtés de François Mauriac, Paul Claudel, Paul Valéry et Jean Cocteau, en faveur d’une grâce pour Robert Brasillach.

Dès les présentations de Léocadia et d’Eurydice, les spectateurs pouvaient capter quelques idées de leur auteur sur la politique suivie par le maréchal Pétain et les privations qu’ils subissaient. Dans Léocadia, créée le 5 novembre 1940, Anouilh rend un hommage appuyé à la loi du 13 août précédent supprimant les sociétés secrètes. La duchesse d’Andinet d’Andaine explique à Amanda que ce sont les francs-maçons qui, par leur « ascendant sur l’administration » (tableau I), ont fait supprimer le train qu’Amanda voulait prendre pour rentrer chez elle. Signalons ici que le pouvoir sur l’administration prêté à la franc-maçonnerie sera aussi dénoncé dans L’invitation au château (1947), toutefois dans un sens moins négatif, lorsque Josué, maître d’hôtel de Madame Desmermortes, précise à Messerschmann à l’acte IV, que ce sont « l’archevêque et les comités francs-maçons » (on peut admirer le caractère comique de cette association !) qui « ont fait céder l’administration » pour relier par téléphone le château où se déroule l’action à Saint-Flour de jour comme de nuit, alors qu’à l’époque l’obtention d’une ligne téléphonique était peu facile.

Dans Eurydice, créée le 18 décembre 1941, quand Orphée donne à Eurydice la liste des achats à faire pour le dîner en tête à tête qu’ils souhaitent organiser (acte II), l’énumération des fruits mis au menu — « des pêches, de grosses pêches de vigne, des abricots, des reines-claudes » — faisait saliver d’envie le public privé, surtout dans les villes, du strict nécessaire pour manger et se chauffer. Les réflexions du père d’Orphée à l’acte I sur les menus à prix fixe avaient le même effet. Ces considérations gastronomiques ne sont d’ailleurs pas propres au théâtre. Dans les films tournés sous l’Occupation, on compte bon nombre de scènes de repas plantureux pour faire rêver le spectateur. Le festin des Visiteurs du soir de Marcel Carné est loin d’être un cas isolé. Il y a enfin dans Eurydice une réplique du père d’Orphée qui, en 1941, est lourde de sens et traduit l’amertume d’Anouilh. Il a refusé une place de harpiste chez Tortoni, célèbre café du boulevard des Italiens, et lorsque son fils lui conseille d’accepter, il répond : « C’est un Italien. Ces gens-là ne pardonnent jamais » (acte I). Le spectateur de l’époque peut faire un lien avec la déclaration de guerre de l’Italie à la France l’année précédente alors que celle-ci venait d’être battue par l’Allemagne. Mussolini s’était rapproché de Hitler après la guerre d’Éthiopie, désapprouvée sans sanction efficace par la France et la Grande-Bretagne en 1935.

La première pièce où certains crurent déceler une oeuvre de Résistance fut Antigone (1944) à travers l’opposition de l’héroïne à Créon. Certes, les imperméables noirs portés par les gardes qui arrêtent Antigone pouvaient faire penser à ceux portés par les policiers qui pourchassaient alors les résistants. Certes, Créon dit qu’ « au lendemain d’une révolution ratée, il y a du pain sur la planche », ce qui peut être perçu comme une critique de la Révolution nationale voulue par le régime de Vichy en 1940-1941. Cependant en réalité, Antigone ne s’oppose pas au pouvoir de Créon. Elle ressent l’injustice faite à son frère. Elle meurt pour ne pas être en contradiction avec elle-même et pour être fidèle à la pureté de son enfance refusant ainsi la compromission avec le monde des adultes. De son côté, le récit des obsèques d’Étéocle pouvait passer aux yeux des spectateurs à partir de juillet 1944 comme une transposition du récit de l’enterrement solennel de Philippe Henriot assassiné par des résistants le 28 juin précédent, ce qui bien entendu n’était pas dans les intentions de l’auteur qui avait écrit cette oeuvre entre 1940 et 1942. Cela n’empêcha pas Claude Roy de dénoncer dans Les Lettres françaises clandestines Antigone comme étant « une pièce ignoble, oeuvre d’un waffen SS ».

Les oeuvres créées après 1945 comportent des allusions à l’épuration mal faite, bien plus nombreuses et plus précises au fur et à mesure que le temps passe que celles concernant l’Occupation proprement dite. Si, dans Pauvre Bitos (1956), Julien décrit l’exécution minable d’un milicien (acte I), les deux oeuvres qui en comptent le plus sont La foire d’empoigne (1962) et Les poissons rouges (1970). Il faut noter un certain courage d’Anouilh à leur propos. Il les fait jouer du vivant même de de Gaulle, juge suprême en fait de Résistance et d’épuration. Au sein de la population, il y a alors un consensus assez général sur la manière dont cette épuration a été menée alors qu’elle a touché en fait des acteurs (Albert Préjean, Arletty), des réalisateurs de films (Henri Decoin, Henri-Georges Clouzot), des écrivains (Céline, Paul Morand), des chanteurs (André Claveau, André Dassary), c’est-à-dire des personnalités connues du public, bien plus que des industriels, des financiers ou des hauts fonctionnaires dont le personnel politique, de Gaulle en tête, avait besoin pour relever économiquement le pays.

On retrouve d’ailleurs cette audace de l’auteur, dès L’hurluberlu (1959) et peut-être même d’une certaine façon à travers le personnage du général de Saint Pé, concernant la personnalité de de Gaulle dont nous reparlerons plus loin. Sous la IVe République, au cinéma, seul Jacques Tati s’y était lui aussi risqué à travers le personnage de Monsieur Hulot en copiant certains gestes du général de Gaulle, sa grande taille l’aidant dans Les vacances de monsieur Hulot et Mon oncle.

Cependant, dans Ornifle (1955), le personnage de Pilu, futur gendre du héros de la pièce, évoque les anciens profiteurs du marché noir ayant pactisé avec les nazis et qui ont su parfaitement mener leur carrière après 1945. Machetu se plaint auprès de son ami Ornifle qu’il le fait venir chez lui alors qu’il est « en train de fêter le ruban de Pilu », c’est-à-dire sa Légion d’honneur, « chez Maxim’s avec trois ministres dont le ministre de la justice (alors que Pilu avait un casier judiciaire) » (acte II). À l’acte suivant, Machetu fait observer qu’il est grossiste aux Halles et qu’il trafique dans les ciments. Pilu est en fait le portrait transparent de Joseph Joanovici, ferrailleur d’origine roumaine ayant fourni pendant l’Occupation à la fois en métaux les Allemands et en argent le réseau de Résistance, « honneur de la police » dont… il avait dénoncé certains membres aux nazis afin d’y assurer sa propre promotion tout en ayant été indicateur durant les années 1930. Il fut, après avoir été arrêté et relâché plusieurs fois grâce aux complicités dont il bénéficiait dans la police, condamné en juillet 1949 à cinq ans de prison après un procès retentissant symbolisant à travers lui la dénonciation du marché noir. Rappelons que le Haut Commissariat au ravitaillement ne fut supprimé que le 30 novembre 1949.

La comparaison faite par Sacha Guitry entre les années 1945-1946 et la période qui a suivi la chute de Napoléon dans Le diable boiteux, évocation de la vie de Talleyrand, pièce puis film qu’il réalisa une quinzaine d’années plus tôt, en 1948, est reprise par Anouilh dans La foire d’empoigne. Cependant, alors que Guitry décoche ses flèches fort spirituelles sur les émigrés lors de la Révolution ou sur les ex-serviteurs de Napoléon qui se sont mis au service de la royauté, en situant principalement l’action sous Louis XVIII, Jean Anouilh fait preuve d’originalité en la plaçant durant les Cent-Jours.

Il donne par la bouche de l’empereur une définition lapidaire de ce qu’a été l’épuration : « L’épuration, cela vous a un petit air hygiénique. C’est une trouvaille. Je note le mot. Et purge peut-être ? Non, ça fait sale, ça fait colique. » Bien évidemment, l’utilisation du mot est anachronique en 1815. Un autre anachronisme volontaire est prêté à Napoléon qui demande à son secrétaire d’Anouville « des noms de collaborateurs ».

Lorsque l’empereur déclare que « les coupables sont ceux que nous aurons désignés », le spectateur de 1962 comprend sans peine la dénonciation du caractère arbitraire et aveugle de l’épuration des années 1945-1949 à travers les exécutions sommaires par vengeance et les procès auxquels elle donna lieu. Enfin, quand Fouché fait remarquer à Louis XVIII, lorsque celui-ci veut se lancer dans l’élimination des partisans de l’empereur, « tout de même… il y a le cas du Maréchal » — avec un M majuscule dans le texte en précisant qu’il se cache en Auvergne —, il s’agit bien entendu pour l’auteur et pour le public, par transparence, du sort réservé par de Gaulle au maréchal Pétain en 1945 après sa fuite à Sigmaringen et son retour.

Dans Les poissons rouges, pièce qui se déroule à différents niveaux chronologiques, La Surette est venu se cacher durant l’automne 1944 dans le garage de son ami Antoine de Saint-Flour car il a, pour cause de marché noir de cigarettes et de whisky, « les patriotes » à ses trousses qui l’ont condamné à mort par contumace (acte III). Il constate : « La Libération, c’est le grand moratoire : tous les créanciers étaient plus ou moins à la solde de Vichy. Ça s’est trouvé prouvé » et un peu plus avant, il conclut : « L’atmosphère est au zèle… On n’a jamais eu une si belle occasion de régler les questions de mur mitoyen. La France est un bois mal fréquenté en ce moment et on n’a jamais vu tant d’assassins avoir des motifs aussi nobles. »

À partir de la présidence de Georges Pompidou, en raison de son attitude, l’épuration est reconsidérée par les Français tant dans ses excès que dans ses insuffisances. Le suicide de Gabrielle Russier, jeune enseignante divorcée de Marseille, poursuivie en justice par le père d’un de ses élèves pour détournement de mineur, a entraîné un long silence de Georges Pompidou pour connaître son opinion à ce propos à la fin de sa conférence de presse du 22 septembre 1969. Il en était sorti par la récitation d’un poème de Paul Éluard sur les femmes tondues à la Libération, demandant leur compréhension. En 1971, la grâce accordée par le même président au milicien Paul Touvier provoqua le dépôt d’une plainte d’anciens résistants demandant à ce qu’il soit poursuivi pour crimes contre l’humanité.

Aussi, l’année suivante dans Tu étais si gentil quand tu étais petit, Jean Anouilh se montre plus explicite et plus cru encore. Si, par la bouche d’Oreste, il qualifie Vichy, sans le nommer, de « gouvernement de l’abandon et de la honte », vers la fin de la pièce, la violoncelliste, l’une des Érinyes, demande de le châtier en l’émasculant et en lui faisant avaler ses testicules comme elle l’a « vu faire à la Libération à un officier allemand ». Plus loin, le pianiste de l’orchestre constate que

dans tout Argos libéré, demain ce sera comme ça. On tondra les filles, on mutilera les hommes, on traînera jusqu’aux poteaux d’exécution, couverts de crachats et de coups, des gamins de 18 ans qui s’étaient engagés dans la garde d’Égisthe. C’est comme cela qu’une ville occupée se redonne bonne conscience.

Évidemment, le spectateur de 1972 remplaçait dans cette réplique Argos par Paris et la garde d’Égisthe par la Milice dont beaucoup de membres, comme du reste pas mal de résistants, étaient des adolescents. Louis Malle et Patrick Modiano le rappelleront en 1974 dans le film Lacombe Lucien.

Cependant, Jean Anouilh a évoqué tout au long de son théâtre après la fin de la guerre de nombreux aspects de l’Occupation. Il a réussi à se référer à certains d’entre eux aux moments les plus inattendus. Il en va ainsi de la « collaboration horizontale » pratiquée entre autres par Mmes Coco Chanel et Arletty, lorsque dans Colombe (1951) Julien dit son dépit à l’héroïne de la pièce : « Ce n’est pas comme pendant les guerres quand les femmes finissent par n’en plus pouvoir d’être seules et qu’elles cèdent un soir, sans plus trop savoir ce qu’elles font, au premier venu » (acte IV). Dans la première partie de L’arrestation (1975), pièce quelque peu autobiographique, le personnage principal parle d’une femme « qui était devenue la maîtresse d’un gangster marseillais célèbre qui a été fusillé à la Libération parce qu’il avait un peu trop aidé la police allemande ». L’action de L’alouette (1953) qui se déroulait déjà, sur fond de biographie de Jeanne d’Arc, dans une France occupée par les Anglais, invitait à une transposition.

La personnalité du général de Gaulle, président de la République de 1959 à 1969, occupe une place de choix en raison de son rôle historique à la fois pendant la Seconde Guerre mondiale et durant sa présence à l’Élysée. Anouilh y fait allusion dans deux de ses oeuvres, L’hurluberlu et La foire d’empoigne, et plus brièvement auparavant dans Pauvre Bitos (acte III). Brassac qui considère qu’il fait partie du « patronat avancé », expression usitée à l’époque, déclare à Bitos que « nous manquons d’hommes. D’un homme ». Anouilh moque ici le recours à l’homme providentiel qui va régler tous les problèmes dont les Français sont coutumiers depuis les débuts de la IIIe République avec Boulanger, Clémenceau puis Pétain. Or, même si le général de Gaulle s’est retiré de la vie politique en 1953, trois ans plus tard, la IVe République est si discréditée dans l’opinion en raison de l’instabilité ministérielle et des problèmes liés à la décolonisation qu’il apparaît à une partie de la population comme étant le seul à pouvoir sauver le pays. Ce parallélisme implicite entre les hommes providentiels cités plus haut et de Gaulle se retrouvera après le retour de celui-ci au pouvoir dans La grotte (1961, acte I) à propos du général Boulanger.

Si la rédaction de L’hurluberlu a été achevée en janvier 1958, c’est-à-dire avant la fin de la IVe République en mai suivant, Jean Anouilh fera créer sa pièce le 5 février 1959, soit moins d’un mois après le début effectif de la présidence de de Gaulle le 8 janvier. Or, depuis 1945, Colombe exceptée, la création de ses oeuvres correspondait à la rentrée théâtrale en octobre, mois coïncidant jusqu’à la fin des années 1960 avec la rentrée scolaire. À travers le héros de L’hurluberlu, Jean Anouilh brosse un portrait transparent du général de Gaulle à la veille de son retour au pouvoir. Son général, sorti de Saint-Cyr (acte II), est « un grand héros de la France Libre » qui après avoir débarqué d’Angleterre est « rentré sous [sa] tente » (acte I), dans un village du fin fond de la Bretagne, ainsi que le montre la description du décor du premier acte. Cependant, il conspire (acte I) comme on l’a longtemps dit du général de Gaulle, trouve la France « véreuse » et souhaite que celle-ci soit tournée vers l’exaltation de la grandeur comme le général de Gaulle l’écrit à l’ouverture de ses Mémoires de guerre. Il se fait traiter de « comédien né » (acte II) par l’amant temporaire de sa fille alors que de Gaulle, rappelons-le, avait pris des cours de diction auprès du tragédien Denis d’Inès, sociétaire de la Comédie-Française. En outre, Aglaé, l’épouse du général de la pièce d’Anouilh, évoque par son effacement volontaire et sa fidélité à son mari, Yvonne de Gaulle. C’est dire si cette pièce sous-titrée Le réactionnaire amoureux pouvait paraître quelque peu provocatrice aux yeux de certains.

Il s’y trouve également une discrète allusion à la guerre d’Algérie lorsque le fils du laitier, accompagné de Marie-Christine, fille du général, admire sa collection de sabres. Ayant su qu’il combattait les Arabes avec ces armes, il constate : « C’est dégoûtant, les Arabes c’est des Français comme les autres » (acte I). À cette phrase fait lointainement écho l’exclamation d’Antoine dans Les poissons rouges (acte III), alors que l’action se passe à ce moment en 1960 et qu’il tombe dans son garage sur son ami La Surette fuyant les résistants de la onzième heure désireux de le tuer : « L’épuration est finie depuis belle lurette ! De Gaulle est parti et il est revenu. Ça y est, la France est propre. On se prépare même à nettoyer l’Algérie tant qu’on y est ». On peut en conclure que, à travers ces deux citations, Jean Anouilh, comme une partie de la droite française, était probablement hostile à l’abandon de l’Algérie et à son indépendance. Il devait être aussi opposé à l’envoi du contingent en Algérie en mars 1956 décidé par le ministère Guy Mollet avec l’approbation des députés communistes puisque en 1961, alors que la guerre d’Algérie fait toujours rage, dans La grotte, Marie-Jeanne exhorte ainsi son fils séminariste : « Tu t’engageras, tu devanceras l’appel, tu seras soldat. Ça te fera du bien et tu pourras t’envoyer toutes les pouffiasses d’Algérie » (acte II). Même si l’action se déroule au début du XXe siècle, on comprend le double sens de cette réplique.

À travers La foire d’empoigne, notre auteur se risque à un parallèle assez osé et ambigu entre les personnages de Napoléon et de Louis XVIII, d’une part, et du général de Gaulle, de l’autre, à partir de leurs exils respectifs. Nous avons déjà parlé du sort du Maréchal soumis à la volonté du comte de Provence. Dans la première partie de la pièce, Anouilh fait dire à Napoléon une phrase qui ne manque pas de sel : « Je reviens de mon île, vous comprenez où moi je suis resté vierge — et pour cause — venger la France de ceux qui se sont donnés à un gouvernement à la solde de l’occupant », et lui fait ajouter : « C’est clair ».

Dans l’esprit du spectateur de 1962, c’est en effet parfaitement clair. De Gaulle rentrait lui aussi en 1944 d’une île un peu plus grande qu’Elbe, il faut en convenir, pour venger lui aussi la France en lui faisant par tous les moyens retrouver son rang international, notamment par la signature de l’armistice aux côtés des alliés. Il était auparavant resté vierge de tout contact avec Vichy. Remarquons que la fin de cette phrase confirme la vision gaullienne d’un gouvernement « à la solde de l’occupant » qui n’était pas la France, représentée alors par le seul de Gaulle à Londres. En réalité, de juin 1940 à juillet 1944, il y avait bel et bien eu un gouvernement avec des ministres agissant sous l’autorité de Pétain qui avait pris des mesures allant au-devant des désirs des Allemands dès l’automne de 1940, par l’initiative de la collaboration ou du statut des Juifs par exemple.

De son côté, Louis XVIII avait vécu en Angleterre de 1807 à 1815 et si de Gaulle a soixante-huit ans lors de son retour au pouvoir, le comte de Provence en a soixante. Il utilise Fouché, ministre de l’Intérieur de Napoléon, comme le général de Gaulle utilise Messmer, Chaban-Delmas, Couve de Murville et Debré qui ont servi le gouvernement de Vichy, le premier comme gouverneur de l’Indochine et les trois autres comme hauts fonctionnaires du ministère des Finances, pour donner des gages aux partisans de l’Algérie française dont beaucoup avaient été des maréchalistes fervents de 1940 à 1944. Enfin, dans cette oeuvre, Napoléon comme Louis XVIII insistent sur l’union du peuple français et sa pacification comme de Gaulle le faisait depuis 1958 lors de ses discours pendant ses voyages officiels en province. Geste symptomatique, il s’était rendu en Auvergne dès 1959 pour visiter, outre Clermont-Ferrand et l’usine Michelin, l’usine Dunlop de Montluçon et… Vichy.

Napoléon utilise le mot « union » dans la réplique sur le châtiment des coupables désignés dont nous avons parlé, « qui soulagera les autres qui, du coup, se sentiront à l’abri ». En 1962, on ne sait pas encore que cette réflexion s’appliquera une vingtaine d’années plus tard à Maurice Papon, alors préfet de police de Paris. Lorsque Louis XVIII annonce : « Je vais travailler pendant les quelques années qui me restent au bonheur de la France », ne fait-il pas écho au général de Gaulle qui, en 1958 lors d’une conférence de presse, faisait remarquer que ce n’était pas à soixante-huit ans qu’il allait entamer une carrière de dictateur ? La foire d’empoigne résume la pensée de de Gaulle non explicitement dite sur l’attitude des Français pendant l’Occupation à travers cette réplique de Louis XVIII : « Je suis le roi de millions d’hommes qui, bon gré mal gré, sont demeurés et qui ont dû composer comme ils ont pu avec ce qui leur tombait dessus ».

Le troisième fait contemporain qui a provoqué la verve ironique de Jean Anouilh, ce sont les événements de mai 1968 comme on les a longtemps appelés avant de raccourcir le nom de ce phénomène en Mai 68 depuis une vingtaine d’années. Le seul mot qui avait été rapporté publiquement sur l’appréciation des événements par le général de Gaulle, avant son allocution ratée du 24 mai et sa visite au général Massu à Baden-Baden à la fin du mois, était : « La réforme oui, la chienlit non ! » Tous les Français s’étaient alors précipités sur le plus proche dictionnaire afin de connaître la définition de ce mot désuet à connotation quelque peu scatologique, leur esprit rabelaisien n’étant jamais bien loin. Or, Anouilh l’avait utilisé à plusieurs reprises notamment dans Ornifle (1955) et L’hurluberlu (acte IV) dans la bouche de Bélazor. Cette dernière pièce étant de-ci, de-là quelque peu narquoise envers de Gaulle, son entourage lui a-t-il rapporté ce mot et s’en est-il souvenu ? Toujours est-il que dans ses oeuvres présentées après mai 1968, Anouilh va se faire un malin plaisir à le faire réapparaître presque systématiquement, provoquant chaque fois l’hilarité de la salle qui se souvenait de la phrase du général pendant « les événements ».

Sa satire s’est exercée non seulement sur les personnalités emblématiques ayant participé à ce mouvement, mais aussi sur ses conséquences indirectes particulièrement le féminisme dont il a fait dix ans après le thème de La culotte (septembre 1978), même s’il situe l’action de cette pièce « dans un avenir très proche ». À partir de 1968 et de son retour sur les scènes théâtrales avec Le boulanger, la boulangère et le petit mitron, Jean Anouilh n’a plus rien à prouver pour s’imposer naturellement. Comme Montherlant, Mauriac et Sartre, il est de son vivant dans les manuels scolaires d’histoire de la littérature les plus consacrés tels que Lagarde et Michard ou Castex et Surer. Il est même le seul auteur dramatique vivant dont l’une des pièces, La répétition ou L’amour puni (1950), figure parmi les classiques Larousse, et ce, depuis 1957. Comme pour l’épuration, il va donc être plus direct et féroce dans ses oeuvres sur la dénonciation de l’idéologie soixantehuitarde et de ses excès.

Les deux personnalités sur lesquelles il répand le plus abondamment ses critiques sont Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir. Lorsque, dans Cher Antoine (octobre 1969), le héros déclare qu’ « un comédien, c’est d’abord quelqu’un qui est grimpé sur quelque chose — fût-ce un tonneau » (acte III), le spectateur pouvait faire le rapprochement avec l’auteur de L’être et le néant qu’on avait, en raison de sa petite taille, hissé sur un bidon, comme en témoignait une photo, pour haranguer les ouvriers de la régie Renault à Boulogne-Billancourt l’année précédente. C’était une manière de traiter Sartre d’histrion. Dans Chers zoiseaux (1976), quand Mélusine rétorque au Chef que c’est un Prix Nobel de littérature qui a rédigé une motion où figure l’expression « recrudescence grandissante du racisme » (acte III), après qu’il lui ait fait observer que c’est un pléonasme, le public comprend là encore que c’est Sartre, même s’il avait refusé le prix Nobel de littérature en 1964, qui est visé en tant que signataire de nombreuses pétitions.

Quant à Simone de Beauvoir, elle est moquée de manière évidente dans La culotte (1978). Son nom est travesti en Simone Beaumanoir et elle préside, outre le Comité des Femmes Libérées du XVIe (arrondissement), le tribunal chargé de juger le malheureux Léon de Saint-Pé pour ses amours ancillaires. Au cas où le spectateur n’aurait pas fait le rapprochement avec l’auteur du Deuxième sexe, Jean Anouilh l’a coiffée d’un turban dont était parée aussi continuellement Simone de Beauvoir lors de ses apparitions en public. La description du tribunal et de ses membres précise également pour le lecteur qu’elle est « une virago des lettres ».

La causticité s’exerce aussi dans Chers zoiseaux (acte III) sur d’autres aspects des conséquences de Mai 68, notamment les querelles de chapelle byzantines ayant secoué les mouvements d’extrême gauche et les scissions à l’intérieur de ceux-ci. À travers la « majorité néo-trotskyste nuance Gessman-Loubstein », le public comprenait que la première partie de ce nom visait Alain Geismar, l’un des chefs du mouvement de Mai 1968 et que l’ensemble soulignait l’importance de la participation juive aux événements. Cela rappelait indirectement l’antisémitisme de l’auteur dû aux mauvais rapports qu’il avait eus avec les producteurs juifs tels que Pierre Braunberger, Joseph Lucacevitch ou Gregor Rabinovitch dans le cinéma français des années 1930[1]. Lorsque, dans La culotte, l’efféminé Lebelluc mentionne dans sa plaidoirie « la divine surprise du 22 mars qui a fait basculer le pouvoir », Anouilh fait allusion à la fois au mouvement du 22 mars 1968 à Nanterre pour protester contre l’interdiction d’accès des étudiants aux chambres des étudiantes à la résidence universitaire et à la « divine surprise » de Charles Maurras à l’arrivée au pouvoir du maréchal Pétain en juin 1940.

Au début de La culotte, Anouilh se rit de l’autocritique, chère aux maoïstes, à laquelle est soumis quotidiennement Léon de Saint-Pé attaché à son poteau par Ada, son épouse. Lorsque, dans Le directeur de l’Opéra (1972), Antonio Di San Floura voit son bureau occupé par le personnel du théâtre (fin de l’acte II) et qu’il y est séquestré, ce mode d’action avec ou sans violence est très fréquemment utilisé dans les usines en grève dans les années 1969-1973. La dernière cible d’Anouilh concernant les retombées des événements de Mai 1968 est le mouvement de reconnaissance des droits des homosexuels. Cela est particulièrement net à travers les personnages d’Impossibile dans Le directeur de l’Opéra et surtout de Lebelluc dans La culotte. L’auteur finit par jeter le même opprobre sur l’homosexualité et le féminisme. Les indications scéniques de La culotte mentionnent que les rôles de Simone Beaumanoir et de ses assesseurs au procès de Léon de Saint-Pé « peuvent être tenus par des travestis ». Lorsque Lebelluc déclare à Saint-Pé que les féministes ont requis les compétences des « homosexuels qui affluaient plutôt dans les carrières artistiques et au ministère de la Culture », Jean Anouilh constate amèrement que, dès les années 1970, le ministre qui a en charge ce secteur est soit une femme, soit un homosexuel.

Cependant, dans les années 1968-1980, ce ne sont pas là les seuls aspects de la vie politique française qu’il dénonce de manière sarcastique plus ou moins directe. Dans Le directeur de l’Opéra et Chers zoiseaux, à travers les personnages des enfants d’Antonio Di San Floura d’une part et du Chef de l’autre, il caricature l’intelligentsia de la gauche germano-pratine... La « nouvelle société » qui succède au « pouvoir phallocratique » de La culotte n’est-elle pas une critique à mots couverts du discours de Jacques Chaban-Delmas sur la « nouvelle société » justement, le 16 septembre 1969, qui marquait une nette évolution vers la gauche de la politique gouvernementale ? Quand, à la fin de cette même pièce, Saint-Pé s’enfuit en Suisse au son de la musique du « Chant du départ » d’Étienne Méhul, ne s’agit-il pas d’un clin d’oeil gentiment moqueur envers Valéry Giscard d’Estaing qui, à son… arrivée au pouvoir en 1974, avait remis à l’honneur ce chant révolutionnaire un peu à la place de la Marseillaise ? En 1978, à la création de la pièce, le public s’en souvenait qui éclata de rire dès les premières notes.

Constater, comme Antonio Di San Floura : « Il faut des comptables et je crains bien que la société socialiste qu’on nous promet ne nous en délivre pas » (Le directeur de l’Opéra, fin de l’acte II), n’est-ce pas faire allusion au Programme commun de gouvernement signé entre le Parti socialiste et le Parti communiste le 26 juin 1972, trois mois avant la création de la pièce ? Jean Anouilh dévoilera finalement sa position à travers le personnage de Léon de Saint-Pé dans La culotte lorsqu’il tonne : « J’écris dans le Figaro mais je suis plutôt un homme de gauche et c’est ça que la gauche ne me pardonne pas ! Il n’y a pas plus réac’ que ces gens-là ! »

La politique étrangère

Moins fréquents, les événements survenus à l’étranger ne sont néanmoins pas absents. C’est le cas dans L’invitation au château (novembre 1947), à travers le nom des personnages. Celui de Madame Desmermortes rappelle à la fois la découverte l’année précédente des manuscrits écrits par la secte des Esséniens en araméen ou en hébreu dans les grottes de Qumran sur la rive nord-ouest de la mer Morte et la demande britannique à l’ONU en février 1947 de régler la question palestinienne qui aboutira au plan de partage des territoires entre les Juifs et les Arabes le 29 novembre suivant, d’où peut-être la forme plurielle de son nom de famille. Le nom de Lady India, cousine des jumeaux Horace et Frédéric, évoque irrésistiblement la partition de l’Inde entre l’Union indienne hindouiste et le Pakistan musulman intervenue le 3 juin 1947.

La même Madame Desmermortes parle d’un bal ayant eu lieu à Biarritz en 1902 au cours duquel « le duc de Medino-Solar était amoureux fou de Lady Forgotten » (acte III). Le nom de celle-ci a dû être calqué sur celui de Lord Mountbatten qui, après avoir été commandant suprême des Alliés en Asie du Sud-Est d’octobre 1943 à 1946, avait été nommé le 24 mars 1947 vice-roi et gouverneur général des Indes. Chargé d’en préparer l’indépendance, il était l’auteur de la partition du sous-continent déjà évoquée. Enfin, à l’automne 1947, la presse du coeur qu’on n’appelle pas encore people et les journaux populaires d’information ne bruissent des deux côtés de la Manche que des préparatifs du mariage de la princesse Élisabeth, héritière du trône d’Angleterre, avec le prince Philippe de Grèce, futur duc d’Édimbourg qui se déroulera le 20 novembre à l’abbaye de Westminster. Leurs fiançailles avaient eu lieu le 10 juillet précédent. On comprend mieux, dans cette ambiance anglo-indienne, le choix des noms des personnages de cette pièce par Jean Anouilh qui renforce leur côté comique aux yeux du public. Le nom de Messerschmann, le soupirant odieux d’Isabelle, rappelle quant à lui, au spectateur, la firme allemande Messerschmitt dont les avions bombardèrent copieusement nos villes entre 1940 et 1944.

Un autre maquillage de nom propre apparaît dans Becket ou L’honneur de Dieu (1959). Il se rapporte fort discrètement à un événement de l’histoire diplomatique de l’entre-deux-guerres. Il s’agit de Rappalo, l’ennemi du cardinal Zambelli qui l’aurait trahi aux dires du pape Alexandre III (acte III). En fait, Rapallo est le nom d’une station balnéaire de la côte ligure où, en 1922, en marge de la conférence tenue à Gênes du 10 avril au 19 mai sur le relèvement économique et financier de l’Europe, s’étaient retrouvés les plénipotentiaires russes et allemands. Ceux-ci avaient secrètement reconnu de jure le gouvernement soviétique et noué des relations économiques avec lui. Cet accord, ayant été révélé peu après, était contraire à une stipulation du traité de Versailles et avait fait presque autant sensation à l’époque que le pacte germano-soviétique conclu entre Hitler et Staline devait le faire en août 1939.

Dans L’orchestre (1962), Anouilh se joue de façon sarcastique de la révolution castriste de 1959 à Cuba et de ses suites alors que cette expérience socialiste est suivie avec sympathie par les intellectuels de gauche. Jean-Paul Sartre lui-même, accompagné de Simone de Beauvoir, y fait un reportage en 1960 pour le compte de France-Soir qui tire alors à un million d’exemplaires. Les musiciens de l’orchestre qui donne son titre à cette comédie y interprètent à tue-tête, vers la fin, un morceau intitulé « Volupté à Cuba » tandis que monte la tension entre les États-Unis et l’Union soviétique. Elle aboutira, à la suite de l’échec du débarquement de l’armée américaine à la baie des Cochons en avril 1961, à l’installation de missiles russes dans l’île en septembre 1962. On était quelques mois après la création de la pièce, au bord de la troisième guerre mondiale. Jean Anouilh utilise donc, avec un ton railleur, le même procédé que Jacques Offenbach dans Les brigands (octobre 1869) en y faisant entonner par un choeur : « J’entends un bruit de bottes, de bottes, de bottes… ».

Cela ne pouvait que faire réagir le public, d’autant que Madame Hortense demande d’interpréter ce morceau de façon « très chaude, très sensuelle » et que Paméla, l’une des musiciennes, dit à sa voisine : « C’est fou ce que c’est évocateur ! »

La vie culturelle : cinéma et chanson

Outre les faits de la vie politique, Anouilh évoque à divers endroits des événements de la vie culturelle sous toutes ses formes. Il avait travaillé pour le cinéma de très nombreuses fois, comme scénariste, dialoguiste ou réalisateur[2], à l’instar de nombre de dramaturges tels que Marcel Pagnol, Jean Cocteau ou Marcel Achard. Étant donné la place du septième art dans la vie de ses contemporains (autour de 400 millions de spectateurs sous la IVe République dans un pays comptant 45 millions d’habitants[3]), il ne pouvait faire autrement que de s’y référer ici ou là. Le rendez-vous de Senlis (1941, acte III) et Eurydice (acte I) rendent à deux reprises nommément hommage en pleine Occupation au feuilleton muet américain Les mystères de New York réalisé en 1915 par Louis Gasnier. Interprété par Pearl White, il avait ébloui les spectateurs par ses cascades. En fait, l’actrice était doublée pour celles-ci. Jean Marais déclara qu’elle avait été à l’origine de sa passion pour les scènes d’action dans les films d’aventures avant de la rencontrer bien plus tard. Le feuilleton Le masque aux dents blanches cité un peu plus loin dans Eurydice, toujours avec Pearl White, avait été réalisé en 1916 par Edward José. Vingt-cinq ans plus tard, même s’ils étaient muets, le public français se souvenait avec nostalgie de ces oeuvres, privé qu’il était alors de films américains.

Dans Roméo et Jeannette (1946), Lucien, comme Monsieur Henri dans Eurydice, va jouer le rôle du Destin : « J’ai horreur des gens qui s’embrassent naturellement ! Et j’en vois partout ! » dit-il dès sa première réplique. Il rappelle ainsi les personnages des films de Marcel Carné dialogués par Jacques Prévert, tels ceux interprétés par Pierre Brasseur dans Le Quai des Brumes (1938), Jules Berry dans Les visiteurs du soir (1942) ou Jean Vilar dans Les portes de la nuit (1946).

Alors que les écrans français sont envahis par les productions américaines, à la suite des accords Blum-Byrnes du 28 mai 1946, la visite aux pauvres racontée par Madame Desmermortes (L’invitation au château, début de l’acte V) évoque pour le spectateur l’une des plus célèbres scènes de Douce de Claude Autant-Lara, sorti quatre ans plus tôt en novembre 1943. La riche Madame de Bonafé, jouée par Marguerite Moréno, y prône la résignation aux miséreux à qui elle rend visite. Dans ces deux cas, Anouilh rend symétriquement hommage au cinéma français comme il l’avait fait pour le cinéma américain pendant l’Occupation.

Dans les années 1970, notre auteur fait un clin d’oeil amusé à Michel Audiard lorsqu’il fait dire à Poltrone du Directeur de l’Opéra (acte III), à propos de Leopardo : « Il fume pas, il boit pas, il baise pas », travestissement du titre du film qu’il réalisa avec Annie Girardot, Bertrand Blier et Mireille Darc intitulé Elle boit pas, elle fume pas, elle drague pas mais… elle cause, sorti en avril 1970 dont l’énumération faisait depuis lors rire la France entière. Au milieu de la décennie, dans Monsieur Barnett (1974) et Le scénario (1976), face à l’envahissement de l’érotisme dans les magazines et au cinéma dans des films tels que Les valseuses de Bertrand Blier, La bonzesse de François Jouffa ou Emmanuelle de Just Jaeckin, Anouilh « trouve qu’on abuse de la fesse » ainsi que le dit le coiffeur à Monsieur Barnett. Dans Le scénario qui est censé se dérouler, rappelons-le, en août 1939, le producteur Loubenstein « donne la clef du succès maintenant : le sexe ! » car chez l’auteur, on se joue de la rigueur de la chronologie (voir notamment L’alouette, L’orchestre, Les poissons rouges) afin d’être parfaitement compris de son public.

Enfin, lorsque Ornifle avoue à son fils qu’il « ne trouve plus la vie drôle… La mort l’a figée d’un coup comme un mauvais film cassé » (acte III), cela veut dire quelque chose de concret pour le spectateur de 1955. En effet, tout au long des années 1950, on projetait souvent dans les salles de quartier des films interprétés par Fernandel, Tino Rossi ou Laurel et Hardy datant des années 1930 dont les copies étaient rayées, au son parfois inaudible et qui cassaient à force d’avoir été projetées à de trop nombreuses reprises.

Les allusions à la vie culturelle dans le théâtre d’Anouilh sont loin de se limiter au cinéma. Ainsi, le récit de la mort de Léocadia par la duchesse (deuxième tableau) fait irrésistiblement penser à celle de la danseuse américaine Isadora Duncan en 1927 étranglée par sa longue écharpe prise dans les rayons de l’une des roues de la voiture où elle se trouvait. Ce décès avait bouleversé énormément de personnes et pas seulement les amateurs de ballet.

Anouilh évoque également à plusieurs reprises des chansons connues de son public. Ainsi « Ô les jolis dimanches » qu’interprètent Machetu puis Ornifle au père Dubaton (acte I) est un décalque du « Petit vin blanc », chanson créée par Lina Margy en 1944 mais que l’on entendait toujours fréquemment à la radio dans les années 1950. Vers le début de Monsieur Barnett, le coiffeur fredonne « Ma Tonkinoise », chanson de Vincent Scotto composée pour le comique troupier Polin en 1895. Monsieur Barnett fut écrit en 1965 à une époque où passait encore sur les ondes l’interprétation de cette chanson par Joséphine Baker. Lors de la mort brutale de celle-ci, alors qu’elle se produisait sur scène en avril 1975 au cours des représentations de Monsieur Barnett, cette chanson avait donc encore un écho auprès du public.

S’il pastiche des répliques de comédies de Labiche ou de Feydeau, Anouilh fait également des allusions aux oeuvres de ses confrères. Lorsque dans L’hurluberlu, le curé propose de remplacer le mot « putain » qui le choque par un simple p… comme il l’a « vu une fois à Paris » sur « une affiche dans le métropolitain » (fin de l’acte II), il s’agit bien entendu d’une affiche de la pièce La putain respectueuse de Jean-Paul Sartre qu’on avait écrit La p… respectueuse pour ne pas offusquer les âmes prudes. Quant à Zim boum, « antidrame » que propose de monter David Edward Mendigalès, il s’agit d’une parodie des pièces de Samuel Beckett, Eugène Ionesco ou Arthur Adamov qui fleurissaient dans les théâtres de la rive gauche depuis le début des années 1950.

La mode vestimentaire

De façon plus étonnante, Jean Anouilh tout au long de son oeuvre fait allusion à la mode vestimentaire, le plus souvent pour montrer indirectement l’admiration qu’il porte aux grands couturiers de son temps. Cela est manifeste dès La sauvage (1938) au cours du troisième acte qui se déroule dans les salons où Thérèse Tarde est venue essayer sa robe de mariée. À travers le personnage du maître des lieux, Monsieur Lapérouse, l’auteur rend visiblement hommage à Coco Chanel. En effet, la vendeuse déclare que

Monsieur Lapérouse a […] étudié des ensembles d’un goût très simple et très sûr pour la jeune fille qui travaille… Pour cette saison, il a prévu deux modèles l’un du matin, l’autre de l’après-midi. Il faut songer que la jeune fille qui travaille l’après-midi et qui sort à sept heures n’a matériellement pas le temps de faire une nouvelle toilette pour la cocktail party ou le petit dîner. Il fallait donc concevoir un modèle avec lequel elle puisse être convenable aussi bien au bureau qu’au cabaret, au cinéma ou dans un petit théâtre.

Or, depuis les années 1920, Gabrielle Chanel imaginait des vêtements simples et pratiques qui puissent être portés simultanément en ville au travail ou lors d’une soirée mondaine.

Anouilh cependant ne cache pas ses préférences en matière de grands couturiers. Beaucoup plus tard dans Le scénario (1976), il sacrifie à la mode rétro qui avait mis les années 1930 au goût du jour par rapport à la crise économique que subissait l’Europe. Lorsque, dans la première partie de la pièce, Marie-Hélène complimente pour sa robe l’actrice Ludmilla dont il est dit que c’est une idiote prétentieuse, pensant qu’elle est de Chanel, elle lui répond sèchement : « Schiaparelli ». Cette dernière créait dans les années 1930 des modèles aux antipodes de ceux de Chanel, très fantaisistes et colorés tels que la robe homard dessinée pour la duchesse de Windsor en collaboration avec Salvador Dali.

Durant les années 1970, il fustige également en sous-main les modes vestimentaires contemporaines à travers la discussion très animée entre Maria Christina et Dona Emilia, filles d’Antonio Di San Floura (Le directeur de l’Opéra, acte II). Maria Christina reproche à sa soeur son « grand manteau vert maxi ». Il s’agit d’un manteau allant jusqu’au sol, d’où le nom de maxi-manteau en loden. Ce vêtement très porté dans les années 1970-1972 était conçu à l’origine pour dissimuler les mini jupes en hiver et protéger les jambes du froid. Dona Emilia, de son côté, est jalouse du « poil de chameau » porté par sa soeur. C’était un manteau long, lui aussi, ressemblant un peu à celui revêtu par les automobilistes des années 1900-1910 pour se protéger de la poussière des routes qu’on appelait une mongolie. Il avait été mis à la mode par les babas cool souhaitant se reconvertir après Mai 68 dans l’élevage de chèvres ou de moutons en Ardèche ou en Lozère dans le sillage de la mode de l’écologie qui prenait son essor à l’époque.

Quant à la mode des manteaux de fourrure pour hommes revêtus par leur frère, elle était aussi bien portée par les babas cool que par les hippies en ce début des années 1970. Brigitte Bardot, à travers ses campagnes anti-fourrures menées après qu’elle eut abandonné le cinéma en 1973, mit indirectement un terme à tout cela.

Entre la création de La sauvage et du Directeur de l’Opéra, notre auteur ne renonça jamais à faire des références à la mode au cours de ses pièces. Dans Léocadia, Amanda est modiste chez Reseda soeurs. Au cours de L’alouette, biographie de Jeanne d’Arc dans une France sous le joug des Anglais, Jean Anouilh dit son admiration de la mode féminine du temps de l’Occupation lors d’une conversation entre Charles VII, son épouse, la reine Yolande d’Aragon, et sa maîtresse Agnès Sorel. Ils veulent organiser un bal où les dames doivent briller par leur élégance et la nouveauté de la forme de leur hennin. Lorsque Agnès déclare « on ne s’habille bien qu’à Bourges » (Charles VII était surnommé le roi de Bourges car les Anglais et leurs alliés, les Bourguignons, occupaient la plus grande partie du domaine royal), le spectateur de 1953 traduit : « On ne s’habille bien qu’à Paris ».

Quand, un peu plus avant, la reine Yolande remarque que l’élégance vestimentaire féminine à cette fête « peut équivaloir à une victoire », le public se souvient que pendant l’Occupation, les maisons de haute couture restées ouvertes telles que Marcel Rochas, Jeanne Lanvin, Lucien Lelong ou Balenciaga rivalisaient d’imagination avec les moyens qui restaient à leur disposition et l’aide du marché noir pour habiller les parisiennes avec l’élégance la plus raffinée afin qu’elles puissent mépriser les Allemands dont les compagnes n’atteindraient jamais la même allure, le même chic.

Dans La répétition ou L’amour puni (1950), Jean Anouilh rend hommage aux deux couturiers les plus en vue du moment durant le premier acte lorsque la Comtesse et Hortensia se complimentent sur les robes qu’elles portent. Hortensia a revêtu une robe de chez Jacquot. Les spectateurs comprennent qu’il s’agit de Jacques Fath qui a fait sensation en avril de l’année précédente en concevant pour Rita Hayworth une robe bleu ciel à l’occasion de son mariage retentissant avec l’Aga Khan. En outre, clin d’oeil supplémentaire pour les initiés cette fois, il habillait Elina Labourdette, l’interprète du rôle d’Hortensia, à la scène comme à la ville ainsi qu’elle le raconte dans un documentaire consacré au couturier.

La Comtesse porte, quant à elle, une robe de Léonor. Phonétiquement, même s’il s’agit ici d’une femme, le public fait le rapprochement avec Christian Dior, le créateur en février 1947 du new-look caractérisé par ses robes amples et fluides. Ce style, après avoir fait scandale dans un premier temps en raison des pénuries de tissu, signifiait la fin des privations liées à la guerre et avait été adopté par toutes les femmes dès 1948. Il faut préciser ici qu’à cette époque, la maison de couture de Coco Chanel était fermée depuis 1940 et qu’elle ne rouvrira qu’en 1954.

Sans vouloir être didactique, on le voit, mine de rien, le théâtre de Jean Anouilh fourmille d’allusions à la vie contemporaine sous tous ses aspects, qu’ils soient politiques, culturels ou sociaux. Dès la présentation de La sauvage écrite en 1934, il remanie sa pièce jouée pour la première fois le 11 janvier 1938. Il y glisse des allusions au Front populaire telles que les propos de Madame Bazin au troisième acte. En effet, elle se félicite de ne plus donner de robes presque neuves aux ouvrières de la maison de couture dont elle est cliente parce que « maintenant, elles sont aussi riches que nous ». C’est le cas aussi pour le nom des robes, comme c’était alors la coutume, proposé par la vendeuse de cette maison : « les 40 heures », « la petite syndiquée ».

Anouilh compte sur l’intelligence de son public ou de ses lecteurs pour saisir ces aspects au détour d’une phrase. Cela peut prendre soit la forme d’une transposition ou de l’évocation d’une situation donnée, soit la forme du travestissement comique du nom d’un personnage y compris par l’inversion de son sexe (Monsieur Lapérouse et Coco Chanel dans La sauvage ou Léonor et Christian Dior dans La répétition par exemple). On ne retrouve cela poussé à ce point chez aucun auteur dramatique parmi ses contemporains.

Cette sorte de jeu de piste est l’un des aspects les plus attachants de son oeuvre quoique assez peu étudié par les critiques qui se sont jusqu’à présent penchés sur celle-ci. En effet, ils y ont surtout souligné à l’envi la perversion de la pureté de l’enfance et des sentiments amoureux par le monde des adultes. De plus, après l’avoir placé de son vivant à sa juste place parmi les dramaturges contemporains, il a été rangé parmi les auteurs de boulevard comme le montrent les études de Michel Corvin ou de Brigitte Brunet. Il faut reconnaître, même si l’intéressé s’est qualifié lui-même de « boulevardier honteux », que cela n’est pas sans exagération, vu la richesse de l’oeuvre de Jean Anouilh. Les exemples pris ici, loin de lui substituer l’image d’un chansonnier montmartrois, n’ont tendu qu’à montrer que la verve satirique est une dimension significative et permanente de son inspiration.

Toutefois, il faut reconnaître que certaines oeuvres comme Colombe ou Cher Antoine qui se déroulent dans les années 1900-1910, sans avoir le brio de celles de Feydeau ou l’action d’autres pièces telles que L’hurluberlu ou Le directeur de l’Opéra, très liées à l’actualité de l’époque, ont pu rebuter depuis la mort de Jean Anouilh en 1987. À partir de la seconde moitié des années 1970, de nouveaux metteurs en scène de théâtre se sont fait connaître, comme Patrice Chéreau, Jacques Lassalle, Jean-Pierre Vincent. Ils préfèrent monter les pièces de Bernard-Marie Koltès ou de Jean-Luc Lagarce dont la notoriété fut limitée de leur vivant, parce qu’elles sont en prise avec des problèmes contemporains tels que le sida ou le racisme qui concernent davantage le public.