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Je souhaite que ceci vous trouve en joie et songeant à moi, afin que tout ce qui manque ici dans les mots soit suppléé, amplifié, aggravé par le rêve sympathique qui circule entre les lignes à la lecture de ceux que nous aimons.

Flaubert, lettre à Frédéric Baudry, 21 juillet 1850

On se souvient comment, dans une démarche toute borgésienne, Alberto Manguel, dans les « pages de fin » de son Histoire de la lecture, imagine plusieurs chapitres encore à écrire, ceux de « l’invention du lecteur », étroitement liés à celui qui leur ferait suite, consacré à « l’invention de l’auteur, autre personnage imaginaire[1] ». Et Manguel de rappeler : « Tout texte suppose un lecteur[2] », texte dont l’auteur, tel le Cervantes de Don Quichotte, apostrophe le lecteur et l’invite à jouer le jeu, celui de la fiction qu’il accepte en lisant.

C’est un lieu commun pourtant de l’écrivain interrogé sur sa pratique d’écriture que d’afficher un déni de lecteur, entendu comme ce public auquel le livre est offert en pâture et à consommation, que contredit à d’autres endroits de son discours un désir de lecteur indissociable de l’horizon de l’oeuvre à écrire. La contradiction n’est qu’apparente : on s’attachera à montrer que pour se penser écrivain, l’auteur a besoin de penser son lecteur, dans le soupçon ou l’adhésion, le rejet ou l’enthousiasme. Bien plus, si le texte (ou l’oeuvre) tient toujours d’une utopique communauté entre l’auteur et son lecteur, son signataire fait de ce lecteur une instance incontournable de sa construction auctoriale, voire sa condition même : le lecteur est l’indispensable horizon d’attente de l’auteur, pour inverser la célèbre formule de Jauss[3].

Tel est bien le paradoxe de l’écrivain que l’on entend ici interroger, d’abord à partir d’une enquête par entretiens menée il y a quelques années, dans le cadre de ma thèse[4], auprès d’une soixantaine de lauréats de prix littéraires, de façon à explorer la place et le rôle de ce lecteur ambivalent et polymorphe autant qu’imaginaire et fantasmé dans la construction auctoriale. Et l’on réfléchira ensuite à cette invention du lecteur dans la production littéraire actuelle en prenant pour exemple l’oeuvre de Jean Rouaud, notamment à la place qu’il accorde dans son oeuvre à l’adresse au lecteur, qui peut être lue comme une tentative parmi bien d’autres pour faire de lui une instance du texte à part entière, une fiction de lecteur ami et complice.

Déni de public, désir de lecteur

Pour l’auteur, le lecteur est source d’ambivalence : depuis la posture de l’écrivain romantique jusqu’aux interrogations de l’auteur moderne confronté aux mécanismes des industries culturelles, la vertu et les prérogatives de celui à qui est destinée l’oeuvre littéraire sont souvent mises en doute ; le lecteur pèche par ignorance, incompréhension, ou pire, inculture, bref, il n’est jamais à la hauteur de l’auteur. Le procès n’est pas nouveau : on a tous en mémoire les postures du dandy baudelairien contraint pour être publié à vivre la double prostitution de l’écrivain qui se vend aux lecteurs-filles-de-joie[5], ou l’élection stendhalienne de la confrérie bénévole des happy-few et son anathème jeté sur le « lecteur malévole[6] » associé au béotien incompétent. Ou plus largement encore toute l’imagerie du génie incompris dont la valeur littéraire a pour rançon l’épreuve de l’introuvable lecteur, derrière laquelle il faut lire surtout la tension difficilement réductible entre la volonté légitime d’être lu du plus grand nombre et la peur de voir sa littérature taxée de complaisance ou de popularité douteuse.

Pour qui écrit-on, comme on dirait « pour qui me prend-on ? », en somme. On sait depuis Freud[7] que la question n’est pas une ruse du moi narcissique ni l’expression d’un dérisoire besoin de succès ou de notoriété, mais ces deux spectres repoussoirs n’en conditionnent pas moins les fréquentes réactions de dénégation de l’auteur contemporain. Ces dernières ne recouvrent pas seulement la crainte d’être suspecté d’appartenir à quelque littérature « consentante[8] », celle des best-sellers et des bons « coups » éditoriaux, autrement dit à une littérature qui aurait oublié de se faire déconcertante, inédite, pour s’aliéner aux attentes du public et simplement le divertir. Elles tiennent aux conditions mêmes de production, de diffusion et de promotion du livre qui oblitèrent aujourd’hui l’auteur au profit de l’objet marchand qu’il publie et le contraignent à « tenir un rôle dans une comédie littéraire dont il ne cesse, par ailleurs, de dénoncer l’inanité[9] ». Depuis que la société du spectacle a mis au premier plan de la scène littéraire des logiques publicitaires et médiatiques, que l’industrie du livre et la démocratisation des pratiques culturelles ont changé les règles de la consécration littéraire, l’auteur est en crise[10] et vit le public de masse dont la fabrique du livre convoite l’acte marchand, non pas tant comme l’expression superlative de quelque « roi lire » favorisant son sacre d’écrivain[11], que sous les traits ingrats de ces « mortels vulgaires[12] », dirait Baudelaire, ceux-là mêmes croisés lors des séances de signatures ou dans les foires du livre. Dans cette épreuve du public le plus souvent « déceptive », il faut comprendre le grand écart intenable entre une pratique littéraire intime, privée et solitaire, et l’incontournable circuit de l’échange économique et social sans lequel l’auteur n’existerait pas[13]. S’il continue de se rêver écrivain, la seule posture auctoriale légitime consiste donc, à défaut de regretter son lecteur, de l’ignorer, voire de le rejeter ou de le dénier.

Dès lors, l’auteur se défend d’écrire pour être lu, ne pense jamais à ses lecteurs, s’en moque[14] : « Moi, je me fiche du public, complètement ! », « c’est un paramètre dont je me fiche totalement et royalement », « je ne pense jamais à mes lecteurs, jamais, jamais ». Ces dénis de lecteur qui fleurent à première vue l’imposture ou la mauvaise foi (car pourquoi publier si ce n’est pour rendre public, destiner au public ce qu’on écrit ?) révèlent surtout l’abîme qui sépare, dans l’imaginaire auctorial, le public anonyme des consommateurs de biens culturels du « collège invisible » des « suffisants lecteurs », les uns reflétant les réalités économiques du champ littéraire, les conflits, ruptures et malentendus inhérents à toute littérature immédiate, les seconds, l’espoir d’une communauté partagée sur la scène intérieure de l’écriture. Tout se passe comme si le fait de publier aujourd’hui, de rentrer dans les rouages d’une industrie culturelle, supposait de mépriser ces anti-lecteurs, consommateurs de produits usinés. Mépris, donc, pour le « public », autrement dit pour le lecteur devenu foule et non pas communauté élective, foule anonyme supposée partager avec les moutons de Panurge passivité et instinct grégaire, incarnation fantasmatique du circuit social de l’opinion, du succès, de la mode et du spectacle, dont on ne sait pas ce qu’elle lit ou si elle lit, ou si elle sait seulement lire.

Car c’est bien le pari incertain sur la lecture qui pose problème : rien d’étonnant, dès lors, à ce que la catégorie des lecteurs professionnels ou « super-lecteurs » ne soit pas épargnée par la diatribe et mobilise dans le discours auctorial des métaphores guerrières dignes du terrain miné ou de la « terre brûlée ». La critique ? « C’est au bazooka qu’elle vous attend ! », « c’est un jeu d’arène, c’est-à-dire le niveau zéro de la critique » ou « un lieu de copinage et de renvois d’ascenseur », « un lieu d’enjeux de pouvoir et de relations violentes de jalousie et de haine », auquel le principal reproche est d’avoir sacrifié la lecture à la publicité ou au calcul. Quant à l’éditeur, « puissance redoutable qui ser[t] au talent d’introducteur et de soutien[15] », il est cette figure fondamentalement double et ambivalente, à la fois désirée et redoutée, adulée et conspuée, amie et ennemie, en ce qu’elle incarne à la fois les fantasmes de reconnaissance littéraire ou d’une lecture première réussie qui a changé le texte en livre, et les triviaux impératifs de rentabilité et de profit ou les dures lois d’un marché qui broient des auteurs comme d’autres broient du noir. Dans cette « fantasmatique du lien éditorial[16] » et critique, il faut lire le procès d’une lecture compétente qui aurait démissionné de son rôle, mais dans lequel surtout l’acte de lire ne cesse de se regretter et de se réclamer. Car le regret ou le reproche est encore l’envers d’un désir, une manière de signifier que sans lecture, pas de littérature, et sans lecteur, pas d’auteur. Si l’on ne peut donc concevoir de « vie commune » avec le lecteur que hors du champ littéraire, c’est du côté d’une médiation symbolique[17], d’un contrat imaginaire avec un destinataire suppléant au défaut des livres que l’auteur va contester sa réduction éditoriale à une simple « fonction-auteur[18] » et affirmer sur le terrain du texte ou de l’oeuvre sa singularité et sa signature. Cette relation rêvée a ses figures, ses jeux de rôles et de miroirs et participe pleinement d’une construction auctoriale dont la légitimité engage toujours la valeur du travail d’écriture et sa réception littéraire.

L’auteur est donc indissociable des représentations du lecteur qui travaillent la fable de lui-même qu’il s’invente. Dès qu’il est question d’écriture ou de création, ce lecteur virtuel émerge et se révèle une hypostase essentielle, instance désirante et désirée, jamais coupée du texte qui s’écrit, produit de l’imaginaire de l’auteur qui préfigure, voire exige, la lecture qu’il attend du lecteur réel. Or, cette lecture prend massivement la forme d’un échange, d’une relation dont les enjeux auctoriaux dépassent largement la simple aspiration à être compris. La psychanalyse nous avait prévenus : « [O]n écrit pour démontrer qu’on mérite d’être aimé[19] ». « Conversation », « communion », « apostrophe », « appel », « rencontre », « entreprise de séduction », « lettre », « don amoureux[20] » : autant de termes qui prouvent qu’on écrit toujours à quelqu’un, même si l’on n’écrit pas pour lui. De même, le lexique de la communion sentimentale et les métaphores amoureuses ou épistolaires suggèrent une destination placée sous les auspices d’une relation que l’on rêve complice et interactive, proche en cela du mythe néoromantique de la littérature-communion immortalisé par Gracq (deux fils qui se touchent, l’étincelle, la communion ineffable[21]), mais fort éloignée de l’idée reçue du solipsisme de l’artiste ou de son « plaisir solitaire », et bien plus riche et complexe que le simple modèle de la liaison entre un émetteur et un récepteur développé par les théories de la communication[22].

Écrire ne fait donc jamais table rase de l’altérité placée au coeur de l’entreprise scripturale, et ce, bien avant l’acte de publication. Même lorsqu’on affirme écrire « pour soi-même, pour l’autre de soi-même, pour l’absent, l’étranger de soi-même[23] », imaginer un autre qui soit moi ou un moi originellement autre revient toujours à reconnaître une relation duale (et non pas duelle) proche de l’identification spéculaire définie par Lacan dans le « stade du miroir[24] ». Michel Schneider le rappelle à juste titre : « [Pourtant] tout livre n’est-il pas une lettre à l’autre ? Un appel à celui qui manque ? […] Écrire seul, “tout fin seul” a bien des sens. Mais jamais le destinataire aimé et dont on attend l’amour n’est complètement effacé[25] ». Pour autant, ce qui frappe, c’est la façon dont la chose publique est rabattue sur la sphère privée, comment, contre l’exposition ou l’exhibition, l’écrivain préfère une intimité, ramène la littérature à la lettre, choisit son destinataire, et propose une autre forme de communication : non pas « plaire au plus grand nombre », comme on dit pudiquement dans les émissions de télévision de l’auteur qui vend bien, mais plaire à celui qui nous plaît.

Or, à qui donc adresse-t-on cette lettre ou ces lettres devenues texte, puis livre ? Le « lecteur intérieur[26] » ressemble tantôt aux amis ou proches des petits cercles électifs ou familiaux dont l’avis compte, tantôt aux « grands absents », aux pairs ou aux aînés emportés par la mort mais dont on imagine ce qu’ils penseraient de ce qu’on écrit, dont l’écoute exigeante et attentive est seule à même d’entendre la « musique », « l’orchestre », le « cirque[27] » de l’écriture ou mieux, de permettre à ces lecteurs d’écrire le livre à la place de l’auteur. Et la métaphore auditive n’est pas anodine qui dit ce qu’une telle empathie a de plus qu’un regard parcourant un livre ou des yeux déchiffrant les signes sur la page. Qu’il soit ce « quelqu’un qui n’existe pas, qui n’a pas de visage, que je ne connaîtrai jamais peut-être », cette « image mythologique », ce « personnage tout à fait utopique [qui] n’existe pas », ce « lecteur imaginaire qu’on a en soi[28] » mais qui n’est pas soi, le lecteur est aussi l’envers lucide ou désabusé d’un désir de connivence que menacent les conditions hasardeuses de la réception littéraire immédiate. Dans le même ordre d’idées, rêver du lecteur idéal revient à parier sur le lecteur de demain, comme si l’épreuve de la lecture par autrui se confondait alors avec le rêve de faire oeuvre durable. Dès lors, « le lecteur qui compte, ce n’est pas le lecteur d’aujourd’hui, c’est le lecteur dans cinquante ans, dans cinq cents ans. Les vrais lecteurs d’un livre, c’est ce tissu interséculaire qui continue à le lire[29] ». Pacte différé ou improbable, donc, avec un destinataire atemporel confondu avec la postérité, rejoignant à l’autre bout du spectre un désir de lecteur qui, dans le temps suspendu de l’écriture, se réduirait à l’auteur écrivant au lecteur qu’il est lui-même ou récrivant ce qu’il aurait lu : « Je pense très fortement au lecteur que je suis », « j’écris des livres que j’aimerais lire », « j’écris à mon lecteur, c’est-à-dire au lecteur que je porte en moi[30] ». Le lecteur est donc une construction imaginaire, reflet ou agencement de situations réelles vécues, mais aussi de représentations rêvées ou symboliques, dont on retiendra surtout qu’elle ne quitte jamais l’espace d’une inextricable dialectique entre écriture et lecture.

En ce sens, on peut dire que cette figure virtuelle et improbable de l’autre que je sais et qui sait me lire tient d’un « fantasme du lisible[31] » dans lequel auteur et lecteur ne seraient plus deux actants séparés aux deux bouts de la chaîne du sens ou du livre, mais deux partenaires, non pas confondus à la façon de deux figures gémellaires, mais solidaires, embarqués dans la même aventure de la signifiance, au sens où Genette parle d’une littérature au second degré qui s’écrit en lisant[32]. On mesure ce qu’un tel désir de lecteur doit à l’utopie borgésienne de la Bibliothèque infinie, cette « Littérature en transfusion perpétuelle ou perfusion transtextuelle », pour reprendre la fameuse contrepèterie du même Genette[33], dont tous les auteurs et tous les lecteurs ne feraient qu’un dans « cette incessante circulation des textes sans quoi la littérature ne vaudrait pas une heure de peine[34] ».

Bien plus, on peut dire que cette utopie que l’auteur aimerait partager entre gens de bonne compagnie, ce rêve d’un pacte d’union à sceller avec « son » lecteur dans le mouvement même de l’écriture, apparaissent comme le pendant de ce que Dominique Maingueneau nomme la paratopie créatrice, ce dispositif textuel et discursif par lequel tout écrivain vise à conquérir son statut d’auteur :

L’écrivain est quelqu’un qui n’a pas lieu d’être (aux deux sens de la locution) et qui doit construire le territoire de son oeuvre à travers cette faille même. Ce n’est pas une sorte de centaure qui aurait une part de lui plongée dans la pesanteur sociale et l’autre, la plus noble, tournée vers les étoiles, mais quelqu’un dont l’énonciation se construit à travers l’impossibilité même de s’assigner une véritable place, qui nourrit sa création du caractère problématique de sa propre appartenance au champ littéraire et à la société[35].

Si l’on adhère à pareil postulat selon lequel se feraient écho paratopie et utopie comme les deux faces d’un même non-lieu, on comprend que le lecteur utopique que l’auteur s’invente devient partie prenante, et parfois même pierre angulaire, de l’espace des possibles qu’ouvre son texte. Il est aussi une pièce maîtresse de la « fable auctoriale » qui s’écrit dans son théâtre intérieur, si l’on entend par cette expression à la fois une poétique et une posture[36], une conduite et un discours.

Au coeur d’une telle utopie de la lecture amicale, le lecteur, comme l’auteur, est donc bien « une instance complexe, qui se meut sur le triple plan du réel, du textuel et de l’imaginaire[37] ». Il est cette compétence réceptive dont rêve tout écrivain (si l’on peut dire que l’auteur a bien, lui aussi, un « horizon d’attente » du lecteur quand il écrit), mais celle-ci ne saurait faire oublier ce qu’elle doit au jeu qui dans le geste d’écrire la fonde[38]. Un jeu au sens ludique et mécanique du terme, un jeu actif et sérieux, dans lequel s’engouffre une large part de la littérature dite « postmoderne ». Reste donc à montrer à partir d’un exemple concret, celui de l’oeuvre de Jean Rouaud, comment le lecteur peut s’y inventer sous les traits d’une fiction du lecteur accueilli et choisi où lire cette communauté rêvée.

L’invention du lecteur: l’exemple du lecteur incarné de Jean Rouaud

Si Rouaud nous intéresse particulièrement, c’est qu’en digne représentant d’une littérature romanesque qui depuis les années 1990 renoue avec le récit et le personnage, il invite à la comparaison avec le nouveau roman dont il est héritier, mais qu’il conteste et dépasse, tout spécialement pour ce qui touche au lecteur et à sa fonction. On se souvient de la méfiance réciproque qui depuis Sarraute anime auteur et lecteur, du « terrain dévasté où ils s’affrontent[39] », du soupçon et de la ruse qui ont ouvert la voie à une littérature intransitive, hors des chemins bien balisés des conventions d’écriture et de lecture. Jean Rouaud, s’il n’oublie pas que toute littérature est une recherche et que tout se joue sciemment sur la scène d’une fiction exhibée comme telle, n’en défend pas moins le principe d’une littérature réincarnée[40] dont la lecture amicale, à la façon d’une entente cordiale qui n’exclut pas l’activité critique, est la pierre angulaire, et qui fait une place de choix dans ses textes à l’adresse au lecteur tout comme au pacte de connivence qui la fonde. Un exemple parmi d’autres réside dans le jeu des marques personnelles et de l’énonciation. Michel Butor, dans La modification, inaugurait l’usage systématique d’un « vous » pour décrire son personnage, jouant ainsi sur une tension constante entre extériorité et intériorité, mise à distance du personnage et monologue intérieur, pour mieux renouveler les procédés narratifs et ne pas user des traditionnels « je » ou « il » comme des habituels jeux de focalisation. Dans ce qui constitue les cinq volumes de son « roman familial des origines[41] », l’emploi du « vous » par Jean Rouaud vise, lui, à établir une connivence avec le lecteur, mais exploite une gamme variée d’effets, qu’il s’agisse d’en appeler çà et là à quelque vieux fonds commun d’expériences où se reconnaître et se comprendre (comme l’averse au début des Champs d’honneur[42]), de réclamer du lecteur, sur le mode de l’injonction, de se mettre à la place d’un personnage, au sens propre comme au sens figuré, et d’en vivre par procuration les peines (l’épuisant métier de représentant de commerce du père dans Des hommes illustres[43] ou la solitude de l’étudiant dans Le monde à peu près[44]), ou encore d’endiguer l’émotion et de mettre à distance le pathos à l’acmé de la souffrance (la mort du père dans Des hommes illustres, l’agonie de la mère dans Pour vos cadeaux[45]), quand il ne s’agit pas d’inviter ironiquement le lecteur à se substituer au travail de mise en scène du romancier butant sur un écueil de sa fiction (comment, précisément, illustrer l’idée abstraite de la résurrection dans Les champs d’honneur ?). Dans tous les cas, le procédé vise à rapprocher les instances du narrateur et du lecteur pour instaurer un échange et une intimité que réclame le projet d’écriture, mais hors de toute répartition claire et fixe des rôles. Conjugué au pseudo-dialogisme (omniprésent dans Sur la scène comme au ciel[46]) et à l’exploitation de toutes les ressources du style indirect libre, le récit prend ainsi la forme d’un dialogue où « ça parle », mais sans qu’on sache vraiment si ces voix sont d’outre-tombe, paroles rapportées — réelles ou inventées —, proférées par un narrateur ventriloque ou un lecteur virtuel, comme dans Jacques le fataliste. L’ambiguïté narrative ainsi cultivée indique les limites de l’interprétation, exhibe l’aporie de l’écriture (auto)biographique et mime la posture critique que l’auteur attend de son lecteur, dans le moment même où le narrateur l’invite à visiter avec lui les cryptes intimes et les chambres mortuaires de son histoire familiale. En ce sens, le texte roualdien tient de l’auberge espagnole où auteur et lecteur mettent au pot commun ce qu’ils possèdent : des lectures, un arsenal d’expériences et d’émotions, et une certaine dose de croyance et d’adhésion, à la fois informée et innocente, dans lesquels on peut reconnaître ce « Oui léger » de la lecture dont parle Blanchot, cette sorte de « danse avec un partenaire invisible[47] ».

Le but visé n’en est pas moins l’invention du bon lecteur, capable de suppléer aux manques du texte, à ses défauts comme à ses non-dits, en quête de ce je-ne-sais-quoi qui pousse déjà l’auteur à écrire. C’est tout le propos de L’invention de l’auteur[48], mais il est déjà en germe dans un cycle romanesque des origines qui ne cesse d’un livre à l’autre de corriger, récrire une histoire familiale par le jeu des reprises, des rectificatifs et d’autocitations ni tout à fait les mêmes ni tout à fait différentes, les mises en scène et en abyme de personnages devenus lecteurs ou de lecteurs censeurs devenus personnages[49], bref, tout le théâtre d’une écriture sous surveillance. « J’écris mal, alors lis-moi bien » : la bonne lecture est une réécriture, elle interpole, formule ce que Flaubert nommait « l’indisable », ce « non-dit pourtant lisible », cet « indicible qui va sans dire[50] », qui tient du feed-back et rétroagit à ce « je ne saurais dire, mais tu peux comprendre, mets-toi à ma place » de la confidence auctoriale. La bonne lecture est aussi celle qui, dans la fable qu’on lui adresse, sait lire que

tout est déjà écrit : tout est déjà là, en souffrance depuis l’origine, il n’y a qu’à lire ; et tout a déjà donné lieu avant soi à littérature, tout a déjà été dit, consigné dans les livres de la bibliothèque, mais reste à écrire[51].

Si « un auteur, ça invente », mais qu’« un inventeur trouve ce qui est[52] », autrement dit si l’invention littéraire est pour Rouaud avant tout affaire de mémoire, de point de vue et de lecture, le bon lecteur est celui qui, comme lui, sait « porter sur le texte un regard oblique », ainsi que le préconise Georges Perec[53] dans son art de la lecture, et « lire autrement[54] », dans l’interprétation du déjà là et la remémoration du déjà lu. La vue oblique alors renvoie au modèle de l’anamorphose[55] et suppose qu’un texte peut en cacher un autre où se devine une bonne perspective jamais avouée, ou autorise à varier l’angle de vue d’un livre à l’autre : c’est, par exemple, un paysage pluvieux de Loire-Inférieure dans lequel se lit en filigrane dans Les champs d’honneur les stigmates des tranchées de la plaine d’Ypres, avant que ces pluies ne révèlent leur tribut, dans L’invention de l’auteur, à une estampe chinoise et le champ de bataille, à l’écriture ravagée d’un petit myope.

Le lecteur n’est donc pas qu’un lecteur participatif, mais un lecteur « intelligent » — ou « archi-lecteur »[56] — qui suppose, comme l’étymologie le rappelle, une compréhension qui serait à la fois complicité et empathie, mise en relation et capacité à saisir dans son ensemble. Et la singularité de Jean Rouaud réside bien dans ce déplacement d’une logique de la création ou de l’expression à une logique de l’interprétation ou de la réception, où l’intention d’auteur se refuse. Si le récit, en cultivant l’ironie et l’incertitude, en brouillant les pistes entre fiction et réalité, perd en effet son lecteur dans le jeu des allusions, des reprises et des digressions, des hypothèses et des incertitudes, c’est qu’il revendique le statut de récit indécidable[57] et rappelle ainsi que la littérature est avant tout l’aventure d’une écriture à laquelle est convié le lecteur, non pour visiter le musée des intentions auctoriales, mais pour découvrir et trouver dans sa lecture un vouloir dire qui s’ignore ou qui s’invente. De fait, la lecture est pour Jean Rouaud moins une élucidation qu’un système d’échanges réglé sur le double partage des compétences et des désirs de l’auteur et du lecteur[58], dont le but est de jouer par avance de la variation des points de vue du lecteur et de s’offrir la liberté d’écrire ce qu’on a (ensemble ?) envie d’écrire, mais sans se départir du couple indéfectible que forment scripteur et destinataire, sans lequel la fiction ne peut s’incarner.

Or, ce qui frappe chez Jean Rouaud, c’est non seulement la mue progressive de l’auteur qu’il donne à lire, le portrait en mouvement qu’il construit d’un livre à l’autre, depuis l’orphelin mélancolique des premiers livres jusqu’au portrait de l’écrivain consacré de L’invention de l’auteur, mais surtout la place centrale qu’il confère à la figure de l’auteur-lecteur. On a montré ailleurs ce qu’une telle figure doit à l’écriture des filiations, notamment à une esthétique du recyclage[59] fondée sur une bibliothèque imaginaire peuplée de tous les livres aimés qui ont aidé à l’avenant à se construire et que l’on réinjecte comme un hommage dans ses propres livres, selon le postulat « qu’on n’écrit jamais qu’avec des matériaux de récupération[60] ». On doit y voir aussi une forme de modèle, au sens où l’entend Umberto Eco[61], dans lequel réside peut-être la plus grande originalité de Jean Rouaud : celle qui consiste à inventer dans ses livres un lecteur « mode d’emploi ». Mais un lecteur à géométrie variable, à l’image d’une construction auctoriale elle-même en devenir, comme si, en écrivant, l’auteur lisait et donnait à lire son lecteur, non seulement pensait sa relation à lui, mais imaginait ou inventait surtout au fil des livres cette activité de lire dans une parfaite symétrie avec celle d’écrire. La posture double et évolutive de l’auteur-lecteur est donc aussi un pacte de lecture. Rouaud mime son lecteur à l’intérieur même de son texte, le met en condition, et en retour, le lecteur se sent « travaillé par l’oeuvre[62] ». Tantôt, la fiction le convie à se mettre à la place d’un scripteur libéré de la censure que représentait pour lui la lecture maternelle (Pour vos cadeaux), tantôt, à adopter la réciproque (Sur la scène comme au ciel) et à découvrir les enjeux d’une écriture sous contrôle assignée à surveillance, lecteur invité ainsi à revisiter l’ensemble des cinq livres selon ce pacte de lecture nouveau et une réception désentravée. Lire pour Rouaud, comme écrire, c’est relire et relier entre eux des livres qui forment un dispositif en devenir, celui de l’oeuvre, du work in progress. Mais le meilleur exemple est sans doute le cas limite de l’adresse à la lectrice de L’imitation du bonheur[63], ce personnage d’encre tout droit sorti du contexte révolu de la Commune dont le narrateur interprète le destin de papier à l’aune de notre monde actuel qui a basculé dans une modernité dont elle ignore tout et qu’il faut lui expliquer en renouant avec les mots d’hier : face à cette lettre privée inventée de toutes pièces et qui ne lui est pas destinée, le lecteur réel prend toute la mesure de cette présence in absentia qu’illustrent le lecteur pour l’auteur et l’auteur pour le lecteur, ces deux trompe-l’oeil que sont aussi ces deux hypostases textuelles grâce auxquelles lecteur et auteur réels, dans la dynamique même d’une écriture / lecture empirique, construisent le Lego du texte — on ne peut trouver de mot plus approprié —, bâtissent leur communauté de lecture et d’écriture dans ce jeu de vases communicants entre une écriture qui se lit (se lie ?) et une lecture (un lien) qui s’écrit.

L’adresse au lecteur, on le comprend, a donc chez Rouaud toute l’ambivalence de la carte postale décrite par Jacques Derrida[64] et conçue par lui comme la métaphore de l’écriture et de sa destination. Si la littérature roualdienne est fondamentalement épistolaire et postale, c’est qu’elle s’offre comme un espace hybride, à la fois privé et public (contrairement à la lettre envoyée sous pli cacheté), qu’elle est envoyée à un destinataire fondamentalement ambigu, à la fois pluriel (la carte postale, recto verso, n’est-elle pas visible et lisible par tous ?) et absent au moment où on l’écrit (peut-être même à son terme car rien ne dit que la carte postale arrivera jamais à bon port), et que l’adresse qui la fonde, à la façon du jeu de la bobine freudien et du fort / da — adresse à entendre au double sens d’habileté et de destination —, fait du texte qui s’écrit un espace lui-même profondément ambigu : objet réel, tangible, référentiel (le livre), mais aussi objet construit, inventé, comme l’enfant quand il joue, affirmant la liberté du joueur dans le même temps où il l’aliène. L’adresse de l’auteur tient donc d’un jeu par lequel la maîtrise du destinataire, son implication et sa tenue à distance bâtissent une structure en miroir — une aire transitionnelle, dirait la psychanalyse — où écriture et lecture se rejoignent dans une activité gigogne, réversible, toutes deux tissant, du lien ambigu avec le texte, cet espace virtuel ou potentiel entre réalité et illusion consenties que partagent un auteur et un lecteur « suffisamment bons » l’un pour l’autre. Pour le livre comme pour le jeu ou l’amour, il faut donc être au moins deux et le regard de maîtrise qu’échangent à distance auteur et lecteur est aussi un regard de confiance, dont la convergence dépend néanmoins au dernier chef du degré d’implication du lecteur dans un récit qui fait semblant et ressemblant, et du crédit qu’il accorde ou non à un narrateur lui-même pris dans ce jeu de la fiction, auteur inventif, donc, mais aussi inventé[65].

Le changement de paradigme esthétique qui substitue l’interprétation à la création ex nihilo, à l’oeuvre dans tout l’art contemporain dit « postmoderne », bouleverse donc, avec Rouaud, les catégories auteur / lecteur, distribue autrement les rôles de la création et de la réception, convoque une alliance inédite entre écriture et lecture fondée sur le transfert de compétences, et ouvre, du coup, un nouvel espace d’invention : celui d’une aire de jeu et du « je » fondamentalement spéculaire où jouer à deux celui de la fiction, entre soupçon critique et adhésion lyrique, clin d’oeil et regard entendu, ce qui revient encore pour l’auteur et le lecteur à se faire un signe.