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Au centre de l’oeuvre d’Emmanuel Levinas loge une analyse de la signification ambiguë des autres, ambiguïté dont le sens vacille entre ontologie et éthique. Afin d’introduire cet essai et de formuler sa question, voici les traits saillants de cette philosophie, qui soulèvent l’essentiel du questionnement et la réponse fournie par le philosophe.

La quête de Levinas d’un sens au-delà de l’être auquel nous sommes attachés

Chez les phénoménologues, Levinas a appris qu’à chaque instant et dans son existence entière, l’homme voit ce qui l’entoure d’une manière interprétative. La vision sert de métonymie pour cette ouverture au monde : « [L]a vision est le sens par excellence[1] ». Ainsi, la vision serait la manière d’exister de l’homme entier. L’homme en tant qu’événement de vision est ontologie, c’est-à-dire l’événement de la compréhension de l’être des choses. Chaque fois que quelque chose est vu, un aspect de la compréhension de l’être surgit. En visant quelque chose par la vision, l’homme intègre cette chose dans son champ de vision, dans son flux d’interprétations, pour faire au fur et à mesure une synthèse interprétative du monde. Si Levinas dit que l’homme est caractérisé par la vision, il dit que l’homme est le lieu où le monde se fait interpréter. Cette interprétation continuelle serait l’origine de la totalité du sens ou de la signification. Ainsi, selon la réinterprétation que Levinas fait de la condition ontologique de l’homme, l’homme s’empare à chaque instant du réel en y accordant du sens. Comprise de cette manière, la vision est le caractère par excellence de l’homme du point de vue ontologique : c’est seulement parce que l’homme appartient à l’être, que l’homme est ou existe, que l’homme est capable de comprendre ce que c’est que être. Autrement dit, c’est parce que l’homme appartient à l’événement de l’être qu’il est lui-même, et c’est sa manière d’être qui fait que sa vision n’est jamais seulement un enregistrement de donnés sensibles, mais est en même temps une interprétation.

Jamais Levinas ne nie cet aspect de l’existence humaine. En fait, il considère l’aspect ontologique de l’homme comme un sort auquel il est attaché ; l’homme, par le fait d’être, est « rivé » ou « enchaîné » à lui-même et ainsi à l’être[2]. Par conséquent, cette excellence ontologique qui rend possible pour l’homme d’accorder du sens aux choses est un fait inquiétant pour le philosophe et cela de deux manières : d’une part, chaque fois qu’un homme comprend quelque chose, cette chose est par cette compréhension intégrée dans une totalité de compréhension qui fait violence à la particularité de cette chose ; d’autre part, l’appartenance à l’être emporte l’homme dans l’écoulement de l’histoire trop forte pour que l’homme puisse y résister. Dès 1934, Levinas s’expliquait à propos de la menace qu’il ressentait dans l’idée d’appartenir à l’être et qu’il a décelée dans ce qu’il appelait « la philosophie de l’hitlérisme » : cette idéologie serait la célébration de l’enchaînement de l’homme à l’histoire (par la race, le sang, la terre) et une violence contre ceux qui ne participent pas à cette identité[3]. Pour résumer : l’être auquel l’homme est rivé rend possible de tout intégrer dans une totalité de compréhension, mais toute l’existence humaine reçoit ainsi une qualité totalitaire ; l’être, dira Levinas plus tard, se révèle comme guerre, la guerre est aussi l’expérience de l’être pur[4] et ainsi, l’homme enchaîné à l’être serait un guerrier.

C’est pourquoi, dès 1935 (De l’évasion), il se pose la question d’une évasion possible hors des diktats de la compréhension de l’être. Mais comment serait-il possible qu’un autre genre de signification (c’est-à-dire un genre non ontologique) surgisse dans l’homme si l’homme entier est redevable à l’être ou à son existence ontologique afin d’avoir du sens ? Autrement dit : y a-t-il un genre de signification qui s’impose à l’homme bien que l’homme accorde toujours de la signification à tout, mais une signification qui n’est pas de l’ordre de la compréhension de l’être ? Cette question anime toute la philosophie de Levinas.

Si l’existence ontologique est désignée métonymiquement par la capacité de la vision, la réponse de Levinas à la question suscitée par l’existence ontologique est métonymiquement indiquée par le visage de l’autre. Ce visage n’est pas l’ensemble physionomique — les yeux, le nez, les oreilles, les rides, etc.[5] — qui sont bel et bien des traits ouverts à une vision ontologique qui lui confère une signification. Le visage, dans le vocabulaire de Levinas, est ce qui dans l’autre fait appel à moi et que le philosophe identifie parfois comme la mortalité de l’autre[6]. La signification de l’autre, son visage, signifie indépendamment de tout contexte, c’est-à-dire indépendamment des synthèses d’interprétation que je fais de tout ce qui m’entoure. La signification de ce que le visage de l’autre dit n’est pas de l’ordre de l’être, mais de l’ordre éthique, c’est un appel à ma responsabilité.

Ainsi, la philosophie de Levinas nous présente deux genres de sens : un ontologique, l’autre éthique ; le premier qui représente le problème auquel l’homme ontologique est attaché, l’autre la solution ou l’évasion, à savoir l’appel éthique qui s’impose à l’homme.

D’où vient la conviction que l’être est le mal ? Entre en scène Céline

Il doit apparaître clairement qu’un aspect de la plus grande importance pour cette philosophie est l’adverbialité ou la caractérisation de l’être par Levinas. L’être est, selon lui, le mal[7]. L’évasion hors du sens redevable à l’être — la question qui anime toute sa philosophie — n’a de sens que si l’être est le mal. Dans une étude précédente, j’ai déjà indiqué qu’il n’existe aucune manière pour le philosophe de démontrer cette conviction (et je ne répète pas cette démonstration ici[8]). Cependant, il n’est ni nécessaire, ni souhaitable d’arrêter là notre lecture de ce moment important dans la philosophie de Levinas. Son développement sur l’être peut encore être éclairé par une exploration des influences qui l’auraient motivé à adopter la conviction que l’être est le mal. Il est certain que l’idée clé dans toute entreprise de la sorte est une prise en compte de l’idée heideggerienne de la « mienneté » (Jemeinigkeit) dont j’ai déjà fait implicitement mention : c’est l’idée que l’homme appartient à l’être à tel point que l’être est le sien, mais aussi, qu’il est à l’être. Il me semble qu’au moins quatre inspirations aident Levinas à réinterpréter la signification de la mienneté : 1) une ontologie négative dans des traditions juives ; 2) l’horreur de la dépersonnalisation devant la participation à l’être chez les « primitifs » selon Lévy-Bruhl[9] ; 3) le lien établi par Rosenzweig dans L’étoile de la rédemption (Der Stern der Erlösung) entre la Première Guerre mondiale et la crise de l’ontologie en Occident[10] ; et 4) — cela est le sujet du présent article — Céline dans le Voyage au bout de la nuit. Ce dernier reste à ce jour un sujet non encore exploré dans la recherche sur l’oeuvre de Levinas.

On sait que Levinas admirait Céline[11] et plus précisément le Céline de Voyage au bout de la nuit. Mais aucune lecture Levinassienne de ce roman n’est reconstituable. Tout de même, quelques rares références — deux pour être précis — nous permettent d’entrevoir, d’une part, dans le texte De l’évasion (1935), une approbation de la perspective cynique du monde présenté dans Voyage au bout de la nuit et, d’autre part (en 1981), un accord sur « l’anti-humanisme » présent dans le même ouvrage[12]. La première de ces deux références est peut-être la plus importante : si Levinas en 1935 a déjà commenté Voyage au bout de la nuit, cela veut dire non seulement qu’il avait lu ce livre très peu de temps après sa parution, mais que ce roman aurait pu influencer le philosophe dans ses premiers essais dans lesquels il commence à prendre une distance par rapport à Heidegger en reformulant la condition ontologique de l’homme. Autrement dit, il est raisonnable de soupçonner chez Levinas une résonance entre la mienneté ontologique heideggerienne et 1) la réinterprétation corporelle chez notre philosophe (1935, De l’évasion, écrit donc sous l’influence de Céline, entre autres) et 2) la politique, dans le pressentiment de la guerre (en 1934, Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme, mais ici il n’y a pas de référence explicite à Céline).

Regardons maintenant ce roman de plus près, en adoptant, pour ainsi dire, les lunettes de Levinas, pour y chercher ce que Céline pourrait lui apporter.

Corps, vérité et destin dans Voyage au bout de la nuit

Voici un passage qui me semble tout à fait capital dans l’interprétation du roman :

En pensant à présent, à tous les fous que j’ai connus chez le père Baryton, je ne peux m’empêcher de mettre en doute qu’il existe d’autres véritables réalisations de nos profonds tempéraments que la guerre et la maladie, ces deux infinis du cauchemar.

La grande fatigue de l’existence n’est peut-être en somme que cet énorme mal qu’on se donne pour demeurer vingt ans, quarante ans, davantage, raisonnable, pour ne pas être simplement soi-même, c’est-à-dire immonde, atroce, absurde. Cauchemar d’avoir à présenter toujours comme un petit idéal universel, sur-homme du matin au soir, le sous-homme claudicant qu’on nous a donné.

V. 418[13]

Dans ce passage, certain un nombre d’éléments me semblent pouvoir être généralisés comme commentaires valant pour le roman entier. D’abord, le premier paragraphe :

  1. l’homme, nous, a un tempérament profond ;

  2. ce tempérament est quelque chose de fixe — on peut dire une nature profonde ;

  3. on ne voit pas toujours ces profondeurs ;

  4. la nature profonde de l’homme se montre dans des conditions bien particulières : la guerre et la maladie ;

  5. la maladie, aussi bien que la guerre, a cette possibilité révélatrice grâce au fait qu’elle expose ce qui est caché dans le corps.

Concernant le corps de l’homme, le registre ou la visée du commentaire change dans le deuxième paragraphe qui distingue deux modes d’existence humaine :

  1. un premier où l’on est « profondément soi-même », un deuxième où l’on se donne grande fatigue à construire ;

  2. le premier est la vie d’un « sous-homme claudicant » (donc malade) qu’on reçoit à sa naissance, le deuxième est la vie d’un « sur-homme » qui s’efforce d’être raisonnable ;

  3. au fond, le sous-homme que nous sommes est « immonde, atroce, absurde », le sur-homme se donne du mal pour cacher cet aspect de son existence (pour lui-même et pour les autres) et pour se présenter comme un « petit idéal universel ».

Le premier paragraphe décrit donc les profondeurs de l’existence humaine, qui se révéleraient dans des « infinis du cauchemar » ; le deuxième paragraphe montre qu’il existe une continuité entre ces cauchemars et l’existence par laquelle l’homme tente quotidiennement de cacher son soi absurde — cette continuité elle-même est un cauchemar. Il convient désormais de développer l’exégèse de ces deux paragraphes.

a) Corps, guerre, destin

Dans l’optique présentée ci-dessus, le premier point de référence dans la « philosophie » du Voyage au bout de la nuit serait le corps. Le corps y est présenté comme la vérité[14]. Et on est fermement attaché à son corps, à soi-même[15]. Ceci n’est pas un fait dont on est conscient en permanence ; il faut une situation dans laquelle les apparences sont écartées pour révéler la vérité du corps. La guerre et la maladie sont les accès privilégiés à la vérité du corps, souvent en employant l’outil de l’angoisse ou la peur[16].

Cette perspective sera très recevable pour le jeune Levinas. Sa première réinterprétation des analyses heideggeriennes de l’existence ontologique de l’homme comporte l’introduction du corps comme lieu de compréhension de l’être. Levinas reconnaît cependant que la vérité qu’est le corps n’est pas toujours visible et, fidèle aux procédés phénoménologiques, pour y trouver accès il cherche un événement dans lequel le corps se montre tel qu’il est. Cette situation qui met entre parenthèses la visée hors du corps pour viser le corps même se trouve selon les analyses de De l’évasion dans la honte et la nausée. Dans ces situations, l’homme ontologique se découvre rivé à lui-même, rivé à l’être sans sortie. La guerre jouera un rôle comparable plus tard dans la préface de Totalité et infini (1961). C’est de cette condition de l’homme — décrite ou racontée avec le plus grand détail dans Voyage au bout de la nuit — que Levinas cherche une évasion. 

Si la guerre nous apprend d’après Bardamu-Céline « nos profonds tempéraments », elle nous permet de décrire la nature humaine dans son détail. La vérité de l’homme est qu’il est par nature poussé par une « passion homicide » (V. 82) à des degrés variables parce que les « aliénés ont le meurtre encore plus facile que les hommes ordinaires » (V. 430). Les hommes sont les « organismes les plus vicieux et les plus agressifs de ce monde » qui ne cèdent que peu de « trêves de cruauté » (V. 124). En décrivant la guerre avec des détails explicites dans la première partie du livre, le narrateur ne manque pas de nous montrer par l’ensemble de son histoire comment l’homme est un loup pour l’homme, comment la guerre imprègne toute la vie. Loin d’être seulement un comportement déviant dû à la guerre, le caractère homicide de l’homme fait partie de notre existence sociale quotidienne. Au lieu d’entasser des exemples parsemés dans le roman, citons la remarque qui résume cette idée : « [D]ans la vie courante, réfléchissons que cent individus au moins dans le cours d’une seule journée bien ordinaire désirent votre pauvre mort » (V. 116).

À cette expression de la violence inhérente à la nature de l’homme, hyperbolique certes, font écho les qualificatifs utilisés plus tard par Levinas, surtout dans les années 1950, pour décrire l’homme réduit à son existence ontologique seule : en tant que tel, l’homme est possessif, consommateur, réducteur, dominateur, oppressif, violent[17].

Mais dans le Voyage au bout de la nuit, la lutte n’est pas seulement quelque chose d’extérieur à l’homme, ayant lieu entre les hommes. C’est également la texture dont le corps humain est intérieurement tissé. La multitude de références aux dégradations du corps et surtout au vieillissement dans ce roman esquisse cette perspective, par exemple :

Nous sommes que des enclos de tripes tièdes et mal pourries […] L’ordure elle, ne cherche ni à durer, ni à croître. Ici, sur ce point nous sommes bien plus malheureux que la merde, cet enragement à persévérer dans notre état constitue l’incroyable torture. […] Ce corps à nous, travesti de molécules agitées et banales, tout le temps se révolte contre cette farce atroce de durer. Elles veulent aller se perdre nos molécules, au plus vite, parmi l’univers ces mignonnes !.

V. 337

L’agonie de M. Henrouille est typique de cet aspect profond de la dégradation corporelle : « Il se débattait autant contre la vie que contre la mort » (V. 374).

Cependant, dans ce roman, la guerre n’est que l’apparence spectaculaire de quelque chose de plus grand que la lutte entre les gens et la lutte intérieure pour persévérer dans son existence : c’est une manifestation du destin. Le destin entraîne l’homme dans son propre écoulement fatal, dans sa propre logique implacable, malgré les initiatives de l’homme. Le destin n’écrase pas l’homme, mais s’empare de lui comme on est envahi par la chaleur ou le bruit d’une ambiance[18]. Son autonomie et sa spontanéité sont dès le début sous le coup d’une force qui les sape : « On se cherche bien encore des trucs et des excuses pour rester là avec eux les copains, mais la mort est là aussi elle, à côté de vous, tout le temps à présent… » (V. 458). Quelqu’un qui a appris le jeu acharné du destin échange l’espoir d’un meilleur avenir contre une « connaissance » de la fatalité de la répétition tragique de l’histoire : « Quand la guerre elle reviendra, la prochaine… les gens feront telle et telle chose » (V. 240). D’où le « cynisme triste et désespéré[19] » que Levinas voit dans ce roman : en surface, les hommes ont de l’initiative, ils travaillent à réaliser leurs projets, mais en vérité ils sont menés par une réalité impersonnelle (« Ça a débuté comme ça », dit la première phrase du livre (V. 7, je souligne)) et aveugle (« Le monde ne sait que vous tuer comme un dormeur quand il se retourne le monde, sur vous, comme un dormeur tue ses puces » (V. 176)). Cette réalité impersonnelle et aveugle plus forte qu’eux les conduit à travers la nuit (« Ainsi tourne le monde à travers la nuit énormément menaçante et silencieuse » (V. 326)[20]). Si telle est la maîtrise du destin sur la vie des gens, la vie ne serait pas un voyage d’apprentissage ou de maturation, mais « [l]e voyage c’est la recherche de ce rien du tout, de ce petit vertige pour couillons… » (V. 214).

b) Du corps au sujet corporel : le « dualisme » de Céline

Mais même s’il est possible, au moins pour quelques individus comme le narrateur du roman, de prendre acte du destin fatal lié à notre corporéité, cela ne veut pas dire que nous pouvons nous installer confortablement dans cette connaissance. Par nature, l’homme cache l’absurdité de son existence corporelle ou animale. Pour Céline, l’homme est un animal, certes, mais par les quelques dizaines de comparaisons avec des animaux à travers le livre[21], l’auteur affirme que l’homme, la bête verticale (V. 139), est une bête qui tente de cacher son animalité pure, mais ironiquement, le plus souvent c’est sa nature animale qui prescrit les manières de se donner un personnage, de devenir sujet. Autrement dit, c’est la nature du sous-homme de travailler à se montrer sur-homme. De l’espèce humaine, il existe deux sous-espèces : les riches et les pauvres (cf.V. 81) qui, de même que dans la théorie de l’évolution, se développent selon les pressions et exigences de leur habitat respectif.

L’homme n’est donc pas équivoquement animal ou corps : l’homme a une âme ou un esprit[22]. Il y a ainsi un dualisme célinien, qui n’est pas le dualisme corps / âme de la tradition platonicienne, mais un dualisme du corps seul et du corps qui se montre de telle ou telle manière.

L’âme, d’après Bardamu, c’est la vanité et le plaisir du corps tant qu’il est bien portant, mais c’est aussi l’envie d’en sortir du corps dès qu’il est malade ou que les choses tournent mal. On prend des deux poses celle qui vous sert le plus agréablement dans le moment et voilà tout !

V. 52

Ce qui est appelé « âme », ici, est développé dans le roman dans les descriptions de mensonges (dont le courage et le patriotisme sont souvent les exemples par excellence) et les rôles joués par les personnages. Chaque mensonge et chaque rôle servent à fuir la vérité d’une existence absurde. Cela vaut aussi pour le plaisir et le divertissement. Le plaisir, d’une part, n’est rien de plus qu’une expression de la corporéité dont l’homme ne peut pas se débarrasser, mais, d’autre part, le plaisir dont le corps est susceptible dans le divertissement permet une fausse, mais apparente, sortie de la « Destinée » (V. 354). Voici ce que Bardamu en pense :

Vivre tout sec, quel cabanon ! La vie c’est une classe dont l’ennui est le pion, il est là tout le temps à vous épier d’ailleurs, il faut avoir l’air d’être occupé, coûte que coûte, à quelque chose de passionnant, autrement il arrive et vous bouffe le cerveau. Un jour, qui n’est rien qu’une simple journée de 24 heures c’est pas tolérable. Ça ne doit être qu’un long plaisir presque insupportable une journée, un long coït une journée, de gré ou de force.

V. 354

La vie nue est insupportable et c’est pour cela que l’homme doit se créer tout ce qui est associé à sa subjectivité. La fuite dans la subjectivité est nécessitée par le fait qu’« [o]n a tous honte de sa viande mal présentée, de sa carcasse déficitaire » (V. 405).

Ici, nous sommes très proches de la première réception de Voyage au bout de la nuit par Levinas. Je cite le paragraphe entier dans lequel se trouve sa référence au roman :

La honte apparaît chaque fois que nous n’arrivons pas à faire oublier notre nudité. Elle a rapport à tout ce que l’on voudrait cacher et que l’on ne peut pas enfouir. L’homme timide, qui ne sait quoi faire de ses bras et de ses jambes, est incapable en fin de compte de couvrir la nudité de sa présence physique par sa personne morale. La pauvreté n’est pas un vice, mais elle est honteuse car elle fait transparaître comme les guenilles du mendiant la nudité d’une existence incapable de se cacher. Cette préoccupation de vêtir pour cacher concerne toutes les manifestations de notre vie, nos actes et nos pensées. Nous accédons au monde à travers les mots et nous les voulons nobles. C’est le grand intérêt du Voyage au bout de la nuit de Céline que d’avoir, grâce à un art merveilleux du langage, dévêtu, l’univers, dans un cynisme triste et désespéré[23].

Nous apprenons par ces mots que ce n’est pas seulement la nudité d’existence, illustrée plus explicitement dans la vie des pauvres, et le fait des tentatives d’une fuite hors de cette condition (dont celle des riches sera peut-être par implication plus futile que celle des pauvres) qui auraient attiré l’attention de Levinas, mais également les différentes manifestations de cette fuite, des manières dont l’homme s’habille dans sa vie en général : dans « nos actes et nos pensées ». Revenons maintenant au roman pour dégager cet élément de sa « philosophie ».

Nous avons déjà vu comment le comportement de l’homme est assujetti au sort qu’est sa corporéité animale. Mais l’animal-homme n’est pas seulement poussé par une « passion homicide », il a aussi l’instinct de jouer des rôles[24]. Loin d’être radicalement différente de sa corporéité, la subjectivité humaine (ici, son caractère ou personnage) en fait intégralement partie en étant l’expression de l’animalité. De même que l’ambiance prive l’homme d’initiative autonome, de même la présence des autres impose à l’homme de jouer un rôle. Ainsi Bardamu commente son comportement sur la péniche à Toulouse : « Je ne pouvais pas me résoudre à leur montrer ma vérité ; c’était indigne d’eux comme mon derrière. Il me fallait faire coûte que coûte bonne impression » (V. 405).

Dans le Voyage au bout de la nuit, l’homme est toujours un zoon logon echoon, un animal doué de raison et langue. Mais au lieu de distinguer ou de séparer l’homme de son animalité ou de sa corporéité, son logos, de même que les rôles qu’il joue, trahit son appartenance à sa nature ignoble. Il est clair par la description du milieu et du travail scientifique (cf.V. 281-282) que cette prétendue cime de la raison humaine n’est qu’une autre variante d’un délire (cf.V. 281). De même, « philosopher n’est qu’une autre façon d’avoir peur » (V. 206). Néanmoins, cela ne doit pas nous faire conclure que la raison — la science et la philosophie, par exemple — soit complètement impuissante ou inutile. Le narrateur lui-même se veut rationnel, prétend pouvoir comprendre certains aspects de l’existence humaine et croit être initié par la peur à une vérité plus profonde. Il faut seulement reconnaître la provenance de la raison dans la nature humaine (la lutte pour être raisonnable selon V. 418) et l’insuffisance tragique dans le domaine le plus important : la mort : « Des vagues incessantes d’êtres inutiles viennent du fond des âges mourir tout le temps devant nous, et cependant on reste là, à espérer des choses… Même pas bon à penser la mort qu’on est » (V. 332).

Bardamu est encore plus explicite sur l’autre aspect du logos humain : la langue. Après s’être vanté d’avoir épié tous les mouvements de la langue de l’Abbé Protiste (V. 336), le narrateur nous donne un compte rendu de ses découvertes au sujet de la langue :

J’avais l’habitude et même le goût de ces méticuleuses observations intimes. Quand on s’arrête à la façon par exemple dont sont formés et proférés les mots, elles ne résistent guère nos phrases au désastre de leur décor baveux. C’est plus compliqué et plus pénible que la défécation notre effort mécanique de la conversation. Cette corolle de chaire bouffie, la bouche, qui se convulse à siffler, aspire et se démène, pousse toutes espèces de sons visqueux à travers le barrage puant de la carie dentaire, quelle punition !

V. 337

À l’évidence, la langue, elle aussi, appartient à la misère de la condition corporelle de l’homme, cet « enclos de tripes tièdes et mal pourries » (V. 337). Les mots qui blessent sont hérités comme des traits physiques[25]. Adorno disait à propos de l’homme que l’animal doué de logos est un prédateur et la lutte de ces prédateurs pour la domination est illustrée dans l’hôpital psychiatrique hors de Paris (V. 98-sq). La langue n’est pas une solution ou une sortie de la condition humaine, mais en fait partie :

Avec les mots on ne se méfie jamais suffisamment, ils ont l’air de rien les mots, pas l’air de dangers bien sûr, plutôt de petits vents, de petits sons de bouche, ni chauds, ni froids, et facilement repris dès qu’ils arrivent par l’oreille par l’énorme ennui gris mou du cerveau. On ne se méfie pas d’eux des mots et le malheur arrive.

V. 487

Et la description continue en assimilant les mots à (des créateurs d’) « une avalanche » et « une tempête », trop fortes pour l’homme.

Considérant le décentrement du sujet effectué dans ce roman, il est facile de comprendre comment Levinas y voyait en 1981 une préfiguration de l’anti-humanisme contemporain. Surtout, le pouvoir de la langue qui se fait valoir à travers l’homme et la faiblesse du sujet semblent inviter à cette lecture. Il ne faut néanmoins pas comprendre cette identification à un anti-humanisme dans Voyage au bout de la nuit comme un simple rejet du contenu du texte. Levinas dans Autrement qu’être admirait dans les théories anti-humanistes leur « intuition géniale consist[ant] à avoir abandonné l’idée de personne, but et origine d’elle-même où le moi est encore chose parce qu’il est encore un être[26] ». S’il y a quelque chose de génial dans l’anti-humanisme, c’est donc de comprendre la condition de l’homme pour autant qu’il soit réduit à son existence ontologique. Autrement dit, la valeur de l’anti-humanisme, et ainsi du Voyage au bout de la nuit, c’est, une fois de plus, d’avoir bien posé le problème auquel Levinas cherchait une solution.

Éthique levinassienne — éthique célinienne

Ainsi, les deux références de Levinas au Voyage au bout de la nuit, aussi fragmentaires soient-elles, contiennent des interprétations valables du roman. Plus encore, ce que j’ai pu dégager de la « philosophie » du roman pourrait être proposé comme inspiration possible pour le chercheur en philosophie. Pour résumer : dans ce roman, Levinas trouve un collaborateur et une aide pour interpréter et formuler ce qu’il considère comme problématique, à savoir l’enchaînement de l’homme à l’écoulement violent et fatal de l’être et c’est à ce problème qu’il aurait ensuite proposé une solution, à savoir l’imposition de la signification éthique par le visage de l’autre. De plus, cette utilisation du roman correspond avec son emploi de la littérature et à sa compréhension de la littérature à travers son oeuvre : la littérature interprète l’être, s’inquiète de l’être mais n’est pas capable d’aller au-delà de la circulation de significations redevables à l’être[27]. Probablement la remarque de De l’évasion ­s’applique-t-elle entre autres à Voyage au bout de la nuit : « L’évasion dont la littérature contemporaine manifeste l’étrange inquiétude apparaît comme une condamnation, la plus radicale, de la philosophie de l’être par notre génération[28] », mais, faut-il ajouter, inquiétude et condamnation peut-être, mais pas, selon Levinas, solution.

Mais on peut se demander si l’on a raison de considérer le Voyage au bout de la nuit exclusivement comme une aide pour étoffer le point de vue adverse. N’y a-t-il rien dans ce texte qui serait en accord avec une réflexion de l’évasion éthique hors de la totalité de significations ontologiques comme Levinas la propose ?

Le thème de l’éthique dans Voyage au bout de la nuit est d’une grande complexité, mais je me permets quelques remarques pour indiquer une direction dans laquelle on pourrait chercher une réponse. Celui qui cherche dans ce roman un traité d’éthique sera déçu, en fait : la plupart du temps l’auteur y décrit l’éthique non pas comme une trêve des hostilités entre les gens mais une manière de continuer la guerre par d’autres moyens et ainsi donne plus de soutien à une lecture anti-humaniste — d’après le discours de Princhard, l’oppression commence par l’affection (cf.V. 68) et le plus souvent quand un personnage semble prendre en considération les intérêts d’un autre, on pourrait après coup conclure, comme Bardamu à propos des gens qui l’ont porté à travers la forêt apparemment de manière désintéressée : « La gentillesse relative des indigènes à mon égard s’expliquait de la plus crapuleuse des façons » (V. 183). Il y a souvent dans la voix du narrateur une inquiétude ou même une condamnation (comme dirait Levinas) des luttes variées entre les gens, mais il n’est pas exclu que l’on interprète cela comme seulement un autre masque de Bardamu, son ressentiment comme une manière de manipuler son auditoire pour l’éblouir par sa narration.

Néanmoins, dans l’histoire, Alcide et Molly représentent une autre perspective. Certes, bien des choses laissent à désirer dans le comportement d’Alcide et la prostituée, Molly, ne serait pas une simple incarnation des valeurs morales bourgeoises. Alcide, cependant, « tutoyait des anges » et l’hagiographie que Bardamu compose de lui explique pourquoi :

Il avait offert sans presque s’en douter à une petite fille vaguement parente des années de torture, l’annihilement de sa pauvre vie dans cette monotonie torride, sans conditions, sans marchandage, sans intérêt que celui de son bon coeur.

V. 160

L’éthique louée ici est le don de sa propre vie au bénéfice de quelqu’un d’autre sans possibilité de retour. C’est continuer dans la vie qui mène par la guerre à la mort, mais consacrer sa propre dégradation à un autre.

Dans le cas de Molly, il en va de même. Tandis que Bardamu cherchait à acheter son bonheur chez elle (« Ce fut le premier endroit d’Amérique où je fus reçu sans brutalité, aimablement même pour mes cinq dollars » (V. 227)), elle savait rompre le cercle de cette logique commerciale :

[E]lle voulait que je soye heureux. Pour la première fois un être humain s’intéressait à moi, du dedans si j’ose dire, à mon égoïsme, se mettait à ma place à moi et pas seulement me jugeait de la sienne, comme tous les autres.

V. 229

Au sacrifice de soi sans recherche de récompense chez Alcide s’ajoute ici une tentative de substitution pour l’autre. Il est clair aussi que le dévouement de Molly à Bardamu provoque une réponse : dans un passage unique du livre, le narrateur s’adresse, non pas à son auditoire, mais à celle à qui il répond — Bardamu parle à une Molly qui reste en dehors du texte (V. 236), comme la dédicace à Elizabeth Craig, sans savoir si jamais elle entend ou répondra. Bardamu fait le don de sa narration sans promesse de récompense.

On rencontre ici des termes que l’on trouvera dans l’éthique de Levinas : le pour-l’autre, la substitution, l’hospitalité, le se dédire ou se sacrifier. Mais s’il y a une éthique dans le roman, les termes qui la constituent sont présentés sous un angle particulier par le romancier. Dans le dénouement du livre où il est affirmé (mais très furtivement) que ce qui fait un homme plus grand que la simple vie, c’est « l’amour de la vie des autres » (V. 496), Bardamu déclare son insuffisance devant la tâche d’accompagner Robinson dans le moment d’agonie de la mort. Peut-être le narrateur veut-il nous inviter à reconnaître notre propre insuffisance devant les autres qui, d’après son histoire, sont tous des morts en sursis. Dans ce monde de mourants, la mortalité de l’autre est comme une tentative « de nous aider à vivre à présent nous autres » (V. 497) et à laquelle nous pouvons répondre. L’éthique du Voyage au bout de la nuit serait un amour en tant qu’accompagnement des mourants vers leur inévitable mort, mais un accompagnement pour « leur égoïsme ».