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Judith Schlanger, dans son livre Trop dire ou trop peu. La densité littéraire[1], s’intéresse à un aspect de la parole littéraire rarement pris en considération : son caractère – plus ou moins – intensif. Car la question de la densité n’est pas seulement une question de formes. C’est aussi une question de pressions antagonistes exercées sur le lecteur par la saturation et la lacune. Un certain nombre de choix discursifs définissent des styles énergétiques qui traversent les figures, les registres rhétoriques et les genres et requièrent des activités de lecture différenciées. Judith Schlanger en déploie tout l’éventail comme autant de possibles littéraires.

Mais, avant d’y venir, il faut remarquer avec elle que l’inquiétude de la complétude concerne la parole mais non le langage :

La langue d’émergence est une robe sans couture où rien ne manque et où, par définition rien ne pourrait manquer. Termes et notions prennent sens dans des configurations d’ensemble qui les organisent, et ces champs sémantiques structurent et organisent le réel qu’on perçoit.

TD, p. 18

Tels sont l’intuition du sens commun et la thèse du relativisme linguistique, pour qui la carte du linguistique constitue le territoire mais ne le recouvre pas. Il faut cependant nuancer ce point de vue. La rencontre d’une langue étrangère et l’épreuve de la traduction apportent leur démenti à cette sécurité un peu naïve. On y est nécessairement confronté à l’intraduisible, c’est-à-dire au caractère lacunaire de notre « langue d’émergence ». Certes, on peut dire que cet intraduisible renvoie à des champs d’expérience qui nous sont étrangers et qu’avec un peu de familiarité culturelle on pourrait leur faire place, en réaménageant certains de nos champs sémantiques. Ainsi le tissu langagier se reformerait dans son intégrité. Mais il faut bien dire que la traduction nous expose à un ravaudage de notre langue presque infini où l’on finit par sentir qu’il y a du réel qui nous fuit dans presque chacune de ses régions sémantiques. Sans même quitter notre « langue d’émergence », les états émotionnels intenses, traumas, deuil, passion amoureuse, sentiment du sublime, nous apparaissent toujours excéder les ressources de symbolisation de notre langage. Ils suscitent une intense activité compensatoire mais qui peine à recouvrir l’irruption de réel qui a traversé l’existence. Ajoutons que toutes les oeuvres poétiques procèdent du sentiment d’un manque à dire : pour un écrivain comme Francis Ponge, ce ne sont pas les états extrêmes qui suscitent le besoin d’un surplus de symbolisation mais « les choses les plus simples » : le savon, la croûte du pain ou le verre d’eau – dans sa simplicité transparente – ne sont jamais assez nommées et ne le seront jamais.

Dès qu’on entre dans la parole, on s’affronte à un arbitraire qui n’est pas celui des signes mais celui de leur déploiement. La parole est tendue entre deux visées idéales : celle d’une plénitude qui virtuellement épuiserait le réel et celle d’un minimalisme qui parviendrait à tout suggérer dans l’économie d’une esquisse. Judith Schlanger oppose ainsi en ouverture les styles romanesques de Henry James et de H.G. Wells. À vrai dire cette tension marque plus généralement tout le champ des arts. Judith Schlanger l’évoque d’ailleurs dans la peinture en rapportant l’anecdote de Vasari selon laquelle Giotto, en réponse à l’envoyé du pape qui cherchait un artiste pour décorer Saint-Pierre, se serait contenté de dessiner à main levée un cercle parfait. Toute la critique d’art de Baudelaire oppose le « fait » et le « fini », la peinture saturée de détails et composée par morceaux d’un Horace Vernet et le style synthétique et inachevé de Delacroix ou Constantin Guys, dont les directions sont destinées à s’achever dans l’esprit du spectateur. Il faut tout de suite remarquer ce qui limite chacune de ces ambitions.

La saturation est évidemment une illusion. Balzac a beau mettre en scène des centaines de personnages, il ne fait pas réellement concurrence à l’état civil. Et malgré toutes les précisions descriptives, vestimentaires ou physionomiques, qu’il applique à chacun, nous ne saurons jamais quelle est la forme des sourcils de Vautrin ni s’il aime le vin de Sauternes. À mieux y regarder, la narrativité balzacienne elle-même est émaillée de lacunes : « Crises et stases sont reliées avec une rapidité invisible, et l’information paraît complète, même si la narration est syncopée. » (TD, p. 107) Dans La Vue (1904), Raymond Roussel a consacré plus de deux mille cinq cents alexandrins à la description d’une minuscule vignette enchâssée dans un porte-plume mais malgré tous ses efforts (et à cause d’eux), on ne parvient guère à reconstituer une image mentale de cette plage où les plans successifs sont décrits avec une égale et surréelle netteté, depuis le paysage reproduit sur le seau d’un enfant qui joue dans le sable jusqu’à la moustache du pêcheur aperçu à l’horizon sur sa barque. L’accumulation de détails finit par brouiller la représentation et décourage quelque chose qui pourrait être de l’ordre d’une vision globale. Il faut ajouter que la « saturation » littéraire se heurte à une donnée propre au lecteur en état d’« immersion » (pour reprendre les termes de Jean-Marie Schaeffer[2]), c’est que son désir de complétude est insaturable. C’est ce désir jamais assouvi de tout connaître de l’intimité des personnages et de leur destin qui relance l’intérêt des feuilletons (aujourd’hui des « séries » télévisuelles et de leurs « saisons »). L’ambition de saturation veut aussi méconnaître le propre de « l’acte de lecture » (Iser[3]) qui complète perpétuellement par une connaissance du monde les inévitables lacunes de la représentation.

À l’opposé, l’économie de la lacune tend vers un minimalisme si rigoureux qu’il risque ne plus donner aucune direction à l’imagination et de se renfermer dans un nominalisme rudimentaire. Jules Renard écrit ainsi dans son Journal : « Je n’ai plus besoin de décrire un arbre : il me suffit d’écrire son nom. » (TD, p. 112) Le style de Camus dans L’Étranger innove par sa « blancheur ». Non seulement il se limite à l’usage des mots les plus courants mais il pratique une parataxe généralisée qui juxtapose les événements sans établir aucun lien logique entre eux. On est proche du « degré zéro de l’écriture » que Barthes appellera plus tard de ses voeux, soit une écriture « innocente », vierge de toutes les pesanteurs de l’histoire et quasi transparente. Mais cette « transparence » a été dénoncée comme une illusion par le récent roman de Kamel Daoud, Meursault, contre-enquête[4], qui s’est donné pour tâche de dévoiler derrière les silences de la narration un ensemble de non-dits qui lui ôtent toute innocence. On notera d’ailleurs qu’au fond, et en dépit de son minimalisme affiché, le style lacunaire partage l’ambition de totalisation de la saturation mais y aspire par d’autres moyens : non plus l’accumulation des détails mais la synthèse qui fait saisir le tout d’un seul coup d’oeil et le rassemble sans perte.

En-deçà de la littérature, ce conflit de styles marque l’éloquence. Judith Schlanger montre bien comment il divise l’éloquence révolutionnaire, en visant à chaque fois des émotions spécifiques : « Le verbe révolutionnaire est un verbe plein, assertorique, qui se sent égal à ce qu’il rapporte. Il ne cherche pas à suggérer, il développe. » (TD, p. 28) Son expansion est un épanchement, qui aspire à des effets affectifs directs, par contagion. Mais les révolutionnaires, se souvenant du « style spartiate », peuvent aussi bien adopter une forme laconique, et un style coupé. Dans ce cas, ils atteignent à la sentence et ils en attendent une efficience immédiate, non plus une contagion émotionnelle sous le coup de l’admiration, mais une incitation à l’action. L’exemplarité contenue dans la concision de la formule a une valeur quasi prescriptive. D’une façon plus générale, chacun des styles sera soutenu par un usage approprié des figures qui leur conviennent. D’un côté amplification, périphrase, hyperbole, énumération ; de l’autre euphémisme, litote, antiphrase, « pointe ». Mais on voit donc qu’il s’agit dans ces deux styles non pas de deux préférences « esthétiques », au sens purement décoratif du terme, mais de deux régimes pragmatiques, de deux formes de persuasion et d’entraînement.

Judith Schlanger, à la lumière de ce couple paradigmatique, jette quelques coups de sonde vers des genres particulièrement sensibles au réglage de leur densité littéraire. La poésie est traversée par les deux tentations, mais, dans la modernité, ce partage a pris une dimension historique. Le poème « long », épique ou « éloquent », culmine dans la première moitié du siècle et Hugo le conduit jusqu’à son dernier quart. Il s’appuie sur les modèles antiques de l’épopée tout en nourrissant son abondance d’un optimisme prophétique. Mais après Baudelaire c’est toute la poésie française qui tend à la forme brève. Claudel et Saint-John Perse font figure d’exception. La tendance s’accentue au cours du siècle, marquée par un elliptisme toujours plus grand, depuis les poèmes aphoristiques de René Char jusqu’aux éclats dispersés sur la page d’André du Bouchet. Barthes y dénoncera, dans Le Degré zéro de l’écriture, la verticalité solitaire du mot où il voit aussi une rupture de lien social[5]. D’autres genres, plus inattendus, sont déterminés par leur densité : la pornographie n’a d’autre choix que d’être explicite quand l’érotisme se nourrit d’euphémismes, d’allusions et de périphrases. Pour rendre tout à fait justice à l’essai de Judith Schlanger, qui fourmille d’exemples intéressants, il faudrait préciser qu’elle nuance et complexifie l’opposition frontale des styles : une littérature du rien peut fort prendre la forme longue des romans de Beckett ; à l’inverse, un genre qui prétend évoquer tout un monde, comme l’utopie, peut tenir en peu de pages et masquer son incomplétude sous la rigueur des règles et principes qu’il détaille.

À l’horizon de ces formes, il ne faut jamais oublier qu’il y a une visée du lecteur, un appel plus ou moins grand à sa participation. Judith Schlanger recourt volontiers à l’opposition du hot et du cool dans le sens que lui donnait MacLuhan. Le style saturé est hot mais il tend à submerger le lecteur. Le style lacunaire est cool et il sollicite une grande activité de sa part : « [O]n pourrait dire que l’intensité de la participation varie en raison inverse de l’abondance et de la précision des informations transmises. » (TD, p. 49) Encore faut-il ne pas décourager le lecteur par la profusion qui accable ou par un minimalisme qui confine à l’hermétisme et exige trop du lecteur.

Judith Schlanger nous propose ainsi un voyage littéraire dans le plein et le vide, promenant une sorte de baromètre à chacune de ses étapes dans les figures, les genres, les oeuvres. On peut parfois être troublé par l’équanimité de son titre (trop dire ou trop peu dire) qui pose une alternative sans porter sur ses termes de jugement esthétique ni moral. Est-ce à cause de la relative porosité des pôles de cette opposition (le saturé demeure toujours lacunaire, le lacunaire en dit toujours trop par rapport à son ambition d’amenuisement) ? Non seulement chaque pôle rencontre son contraire, mais souvent il se combine avec lui dans la même oeuvre. La parole littéraire fait un constant travail d’équilibriste entre le trop et le trop peu, qui s’efforcent, chacun à leur manière, de lui faire oublier qu’elle n’est pas-tout (pour parler en termes lacaniens). Il n’en reste pas moins que chacun a ses préférences pour un style. Et si, à présent, l’on se retourne sur la parole de Judith Schlanger elle-même, force est de constater qu’entre trop et trop peu, elle a pris son parti. Dans ses pages d’ouverture, elle écrit :

Comme on sait, plus l’envergure d’un sujet est vaste et plus il faut faire court. Plus c’est transversal, et plus cela doit rester modeste. Il s’agira donc d’une brève auscultation, d’avance incomplète, d’un terrain à chaque pas plus riche et varié.

TD, p. 9

Judith Schlanger est essayiste et l’essai, fût-il de dimension imposante, renonce par principe à la totalisation. Il ne dissimule pas que l’exemplarité de ses exemples, puisés dans une bibliothèque subjective (souvent très originale), ne fait pas preuve mais suggère avec justesse. Au revers de son incomplétude se dessine la trace d’un sujet. Trop dire ou trop peu ne fait pas exception à cette règle.