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Historien, voyageur, lexicographe, polémiste, anthropologue avant la lettre, Gabriel Sagard est un véritable polygraphe. Toutefois, malgré l’importance de ses écrits, le récollet est resté longtemps l’« oublié » de la critique littéraire, pour reprendre le constat de Jack Warwick[1]. S’il convient aujourd’hui d’atténuer ce jugement à la lumière des recherches récentes et de la prolifération des études, en particulier sur Le Grand Voyage du pays des Hurons, l’oeuvre du récollet, faute d’avoir pu bénéficier d’une véritable réédition scientifique, est loin d’avoir révélé tous ses secrets[2]. La genèse de ce récit comme de son oeuvre maîtresse l’Histoire du Canada et voyages que les Freres Mineurs Recollects y ont faicts pour la conversion des Infidelles reste à ce jour conjecturale. Quelle part ont pris ses compagnons et frères de religion dans la rédaction de son livre, puisque le voyageur avait perdu[3] ses notes et que son séjour en Nouvelle-France fut limité à un an ? On doit se contenter de spéculations. Les nombreuses sources de Gabriel Sagard, qui, dans ses deux livres, pratique à des degrés divers le collage, restent encore à relever de manière systématique. Qui plus est, aucune monographie publiée n’est, à notre connaissance, consacrée entièrement à l’oeuvre sagardienne[4], contrairement aux écrits de Paul Lejeune et de Samuel de Champlain qui ont nourri une importante exégèse commentative. Enfin, objet d’une suspicion comme la plupart des textes de l’Amérique française[5], l’oeuvre de Sagard, connue des naturalistes comme Buffon[6] et des historiens canadiens[7], n’a pas encore officiellement réintégré la place qui lui revient dans le patrimoine littéraire canadien. Le présent numéro vise notamment à souligner l’importance de sa contribution littéraire.

L’homme

Avant d’aborder plus en détail les écrits du récollet, retraçons brièvement les principaux événements de sa vie. Gabriel Sagard, probablement baptisé sous le nom de Théodat, reste un homme assez obscur. Faute de documents juridiques, les dates de sa naissance et de sa mort sont toujours inconnues. Les rares informations que nous avons sur lui proviennent de son Histoire du Canada, où il mêle à la chronique des missions récollettes des souvenirs autobiographiques et des considérations philosophiques de toutes sortes. On y apprend notamment qu’il a grandi en Lorraine et que, encore écolier, il a pu admirer le tableau du jugement dernier dans la chapelle de Sillegny, située à dix-huit kilomètres de Metz[8]. Sa vocation pour le Canada semble s’être dessinée très tôt, puisqu’il éprouvait tout jeune de la sympathie pour les peuples « infidelles[9] » dont ses maîtres lui avaient brossé un portrait fantaisiste :

[C]es Sauvages qu’on nous faisoit perdus avec tous les mauvais Chrestiens nous faisoient bien quelque compassion, mais les contes & le recit de leur forme & figure nous faisoient douter qu’ils fussent hommes comme nous, car on nous les figuroit generalement tous velus, comme beaucoup sont encore dans cette erreur là ; non seulement les hommes sans lettres, mais plusieurs qui se croyent sages[10].

Si l’on ignore la date de son entrée en religion, Sagard devait porter la bure des Récollets dès 1604, comme le suggère un passage de son Histoire du Canada où il fait allusion au gardien du couvent de Verdun (présenté par l’auteur comme « nostre convent[11] »), soit au père Daniel Saymond mort en juillet de la même année[12]. À en croire cette révélation, on pourrait situer la naissance de Gabriel Sagard entre 1580 et 1590[13]. Bien que son cheminement soit ponctué de multiples zones d’ombre, on peut retracer les grandes étapes de son parcours. En 1611, on le retrouve au couvent des Récollets de Metz. Puis en 1615 on sait de source sûre qu’il était à Paris l’adjoint du provincial de Saint-Denis, Jacques Garnier Chapouin[14]. C’est avec lui qu’il a travaillé à l’expédition des premiers missionnaires récollets en Nouvelle-France. Il aurait, de son propre aveu, aimé « estre de la partie[15] » et sans doute avait-il espéré être envoyé aux côtés des quatre pionniers, Jean Dolbeau, Denis Jamet, Joseph Le Caron et Pacifique Duplessis. Mais pour des raisons indéterminées, il restera encore en France. Loin de renoncer à son projet malgré ce contretemps, il se consacrera à l’étude du montagnais avec l’aide de Pierre Pastedechouan amené en France dès 1620. Ce n’est qu’en 1623 qu’il pourra mettre son dessein à exécution et s’engager dans le deuxième contingent de missionnaires en partance pour Québec. La détermination du voyageur le fait surmonter aisément les épreuves d’une longue traversée maritime. À peine arrivé dans le petit couvent de la rivière Saint-Charles non loin de Québec, il repart aussitôt avec Joseph Le Caron et Nicolas Viel vers la Huronie. Après un périple de plus de huit cents kilomètres en canot incluant les portages, il arrive épuisé à Quieuindahian, sur la baie Georgienne. Deux jours plus tard, il se rend à Ossossané où il sera adopté par les membres de la famille d’Oonchiarey qui le traiteront comme l’un des leurs. Partageant leur quotidien à l’intérieur d’une maison longue, il y apprend leur langue comme il avait étudié auparavant le montagnais. Son séjour, qui occupe la majeure partie du Grand Voyage et une bonne partie des livres II et III de l’Histoire du Canada, fait de lui un des premiers témoins directs des moeurs huronnes.

Ce qui domine dans cette portion de son oeuvre, c’est l’amour qu’il éprouve pour sa « chere Province des Hurons[16] », devenue sa patrie d’adoption. En témoignent les adieux pathétiques qu’il fait à ses hôtes[17], mais aussi sa vive curiosité pour la flore, la faune et les coutumes du pays qu’il rapporte le plus souvent avec un souci de précision digne d’un naturaliste ou d’un ethnologue. Son amour bien senti pour les Hurons le conduit souvent à passer outre à leurs nombreuses imperfections, voire à leur pardonner tous leurs défauts. L’espièglerie ou le mensonge ne sont pas « blasmable[s] en eux, comme [ils] pourroi[en]t estre en des Chrestiens[18] », conclut-il. Leurs dérèglements à peine observés sont aussitôt oubliés, puisqu’ils ont à ses yeux « je ne sçay quoy de prudent & venerable dans leurs desbauches[19] ». Sagard condamne-t-il certains de leurs vices, c’est pour les atténuer presque aussitôt en les juxtaposant aux nombreux défauts des chrétiens :

[N]os Hurons […] ont licence de s’adonner au mal si tost qu’ils peuvent […] bien que je puisse dire avec vérité, n’y avoir jamais veu donner un seul baiser, ou faire aucun geste ou regard impudique : & […] j’ose affermer qu’ils sont moins sujets à ce vice que par deçà[20].

Volontiers indulgent envers ces peuples soumis à de rudes conditions de vie, Sagard s’efforce en de multiples occasions de rejeter l’image donnée par plus d’un voyageur voulant qu’ils soient des « bestes brutes[21] ». On ne s’étonnera pas que le récollet, chargé en juin 1624 de quérir le pain pour l’eucharistie et plusieurs autres « petites choses[22] », promette à ses amis de revenir dans « trois Lunes[23] ». Promesse qui restera lettre morte, puisque son supérieur Polycarpe du Fay le rappelle aussitôt en France. Il y arrivera en octobre 1624 après un séjour d’un peu plus d’une année au Canada.

Huit ans après son retour sur le Vieux Continent, Sagard rompt son silence pour publier son Grand Voyage du pays des Hurons, l’année où le jésuite Paul Lejeune rédige sa première relation annuelle consacrée aux missions de la Nouvelle-France et où Champlain allait faire paraître une réédition de ses Voyages[24]. Ce premier récit rédigé dans la précipitation[25] pour permettre un retour des Récollets en Nouvelle-France n’aura pas l’effet escompté. En 1633, les dirigeants de la Compagnie des Cent-Associés favorisèrent l’embarquement des Jésuites, alléguant que les Récollets n’étaient pas prêts. En 1634, pour contrer la portée des Relations des Jésuites, Sagard commence la rédaction de l’Histoire du Canada, nouveau plaidoyer en faveur des missions récollettes. Malgré cet ultime effort promotionnel pour rentrer en grâce auprès des autorités et du Cardinal de Richelieu, les Récollets se verront à nouveau exclus des navires en 1635 et 1636[26].

Bien plus qu’une simple relation de missions, cette somme se veut un bilan de l’oeuvre des Récollets en même temps qu’elle s’inscrit dans une perspective encyclopédique. Sans qu’on sache pourquoi, Sagard quitte les Récollets tout juste après la publication de son dernier ouvrage pour s’établir au grand couvent des Cordeliers. Était-ce, comme le croit Jack Warwick, parce que son supérieur Ignace Le Gault avait « accepté contre une rente annuelle de 600 livres de renoncer aux droits de passage [des Récollets] garantis par la Compagnie » des Cent-Associés[27] ? L’hypothèse se défend, bien qu’aucun document ne nous permette de la corroborer. Sur ces dernières années, les archives ne nous apprennent que fort peu de détails, si ce n’est que les Récollets ont entrepris des démarches pour « faire prendre le dit Sagard et le contraindre par force de rentrer dans leur couvent » et que l’année suivante, soit en 1638, les Cordeliers protestèrent, affirmant que Sagard était un modèle de piété et de dévouement pour tous[28]. Faute de pouvoir esquisser une biographie plus fournie, venons-en maintenant à la contribution scripturale du frère Gabriel Sagard.

L’écrivain

L’historien Marcel Trudel a bien vu les qualités littéraires de l’oeuvre de Gabriel Sagard, qui, à ses yeux, écrit beaucoup mieux que Samuel de Champlain[29]. Son récit émaillé de descriptions enchanteresses, d’anecdotes piquantes ne laisse pas indifférent. Qu’on songe à sa découverte enthousiaste du Grand Banc de Terre-Neuve, du fleuve Saint-Laurent et de ses colonies d’oiseaux. Qu’on pense encore à son admiration devant les espèces animales qu’il découvre. On sent chez lui au fil de son voyage une exaltation progressive jusqu’à son arrivée en Huronie où il reçoit un accueil triomphal et rend grâce au Tout-Puissant :

Je me prosterné devant Dieu, & baisé la terre en laquelle ce souverain Monarque m’avoit amené, pour annoncer sa parole & ses merveilles à un peuple qui ne le cognoissoit point, & le prié de m’assister de ses graces, & d’estre par tout ma guyde pour faire toutes choses selon ses divines volontez, & au salut de ce peuple[30].

Cet enthousiasme qu’on perçoit au fil de son récit sera toutefois pondéré par plusieurs déceptions, voire par un certain désenchantement qui affleure surtout dans l’Histoire du Canada où la charge polémique prend parfois le relais de l’émerveillement. Aussi, nous nous attarderons dans les pages qui suivent plus précisément sur ce dernier ouvrage, trop souvent négligé par la critique et qui reprend dans deux de ses livres le contenu du Grand Voyage. Sagard non seulement y dénonce les membres des premières sociétés commerciales qui n’ont pas tenu leurs engagements envers les Récollets, mais s’attaque aussi aux grands parleurs et aux doctes pour qui il ne cache pas son mépris :

C’est icy où les plus entendus Astrologues & Mathematiciens Europeans perdroient leur theorie, & leur beau discours, devant un peuple qui ne sçait les choses que par la pratique, & non des livres, j’ay veu des personnes que pour avoir leu de ces livres, se croyoient fort habiles gens, lesquels venant à l’experience se trouvoient fort ignorans devant des Mariniers mesmes, qui sçavoient à peine lire. La theorie de nos Doctes est bien necessaire, mais la pratique de nos Barbares vaut encor mieux, à laquelle je me fierois plustost qu’à l’autre[31].

Au contraire des Jésuites qui sont sans doute ici indirectement visés, Sagard ne destine pas son oeuvre aux savants, mais aux « esprits qui se delectent au meslange, & en la diversité, principalement les simples[32] ». Adoptant un style sans apprêts ni fioritures conformément à son état de frère mineur et à son sujet, il cherche, outre l’adhésion des dévots, celle des lecteurs curieux à l’affût de singularités. L’historien veut édifier en même temps que distraire, mais pas question pour lui d’imiter les auteurs savants qui tentent par leur érudition d’infléchir les faits à leur avantage et de déguiser la vérité[33]. C’est sans doute cette haine du mensonge plusieurs fois affichée qui pousse le récollet à confondre lors d’un banquet un certain baron, pseudo-voyageur en Amérique :

[L]equel en voulant donner à garder à tout plein de personnes de qualité […], il commença à discourir d’un pretendu voyage qu’il avoit fait parmy les Sauvages du Canada, (nottez il n’y avoit jamais esté) & entre autre chose il s’estendit fort sur la deduction d’un festin que les Barbares luy firent (à son dire) à l’entrée du pays, je le laissay dans ses gayes humeurs jusques à la fin que je luy demanday, Monsieur où ces pauvres Sauvages avoient ils emprunté la vaisselle, à cela point de response, mon pauvre Gentilhomme demeura muet & confessa qu’il ne me croyoit pas si prés[34].

À l’encontre de cet imposteur, Sagard se fait un point d’honneur de n’avancer que des faits avérés qu’il a pu vérifier lui-même ou corroborés par un témoin fiable : « [J] e […] ne parle que de ce dequoy je suis asseuré, pour ne me point mesprendre[35]. »

Dans un récit qui se veut sans fard, il multiplie les affirmations de véracité : « [J]e diray avec verité, & veux bien le repeter plusieurs fois, que la doctrine, & la bonne vie des Religieux, ne suffisent pas à des peuples Sauvages pour les maintenir dans le Christianisme, & en la foy », dit-il pour défendre le bilan missionnaire de son ordre[36]. Son expérience de visu souvent limitée ou parcellaire doit être confortée par le témoignage de ses frères qui prennent le relais de l’information : « [J]e diray avec plus d’asseurance ce peu que j’en ay sçeu de nos Montagnais, pour en avoir eu la memoire rafraichie en discourant avec nos freres[37]. »

Bien loin de faire profession d’écrivain, Sagard assume pleinement ses hésitations et les maladresses de sa prose :

On me pourra dire que je devois avoir emprunté une plume meilleure que la mienne pour polir mes escrits, & les rendre recommandables, mais c’est dequoy je me soucie le moins, & vous asseure que quand bien je l’aurois pu faire je ne l’aurois pas fait, car il n’est pas raisonnable qu’un pauvre frere mineur comme moy, se pare des riches thresors de l’eloquence d’autruy, & puis je n’ay pas entrepris de contenter les amateurs de beaux discours[38].

L’auteur de ces lignes non seulement reprend la topique de l’humilité religieuse, mais réitère aussi le motif de l’historien naïf dont le style brut est garant de véracité.

Refusant le décorum de la rhétorique à l’instar de bon nombre d’auteurs de relations de voyage, Sagard se propose de dire « naifvement [l]es choses comme elles sont[39] » sans embellir son inventaire. Dans cette perspective, il concède « qu’il n’y a aucun fruict en tout le pays de nos Canadiens, Montagnais, Algoumequins, & Hurons, qui merite le nom d’excellent[40] ». Prenant le contrepied des Jésuites et plus encore d’un Marc Lescarbot qui se décrivait « enclos en [s]on étude[41] », Sagard se portraiture comme un homme de terrain dénué de toute érudition superflue : « Je passe les bornes d’un homme sans estude[42] », concède-t-il quand il évoque les leçons d’astronomie qu’il donnait aux Hurons.

Cette humilité déclarée le conduit à faire part aux lecteurs de ses hésitations liées à l’ordonnancement de la matière : « Je pensois au commencement ne faire qu’un Chapitre de la creance des Hurons & de celle des Montagnais, mais comme je l’ay veu grossir sous ma plume au delà de mon dessein j’ay brizé au milieu de la carriere & faict d’un grand Chapitre deux petits[43]. » En réalité, il consacrera trois chapitres aux croyances des Amérindiens.

Le rédacteur, soucieux de donner libre cours à ses impressions, adapte la forme de son livre à l’inspiration du moment, comme le font d’ordinaire les relateurs[44]. Il regrette par endroits son inattention ou son oubli[45] de certains détails. Ses souvenirs parfois imprécis ou partiels contiennent maintes approximations : il évoque ainsi « de certains artifices qu’ils ont appris de je ne sçay qu’elle [sic] autre Nation que l’on m’a autrefois nommee, & qui s’est eschappée de ma memoire[46] ». Plus loin, il note les propriétés d’une plante, « qui [lui] sont encores eschappées de la mémoire[47] ». De tels aveux, qui peuvent sembler candides, ont peut-être entamé auprès de la critique la valeur de ses écrits. Il en va de même des inconséquences qu’on retrouve dans l’oeuvre. Ainsi, la version de la mort de Nicolas Viel diffère d’un livre à l’autre, présentée tantôt comme un accident[48], tantôt comme un homicide[49]. Plus loin, Sagard se contredit sur les causes de son départ prématuré du Canada. Alors qu’il affirme dans le livre III avoir été rappelé en France par son supérieur sans donner d’explication[50], il affirme dans le livre IV avoir dû quitter le pays pour avertir le duc de Montmorency des désordres survenus dans la colonie[51].

Les quelques incohérences qu’on relève suggèrent que l’oeuvre fut rédigée à plusieurs mains et que l’agencement des différentes parties manque par conséquent d’harmonisation. Autres indices d’une composition hâtive du livre, signalons des reprises : l’anecdote de l’apparition d’un démon au seuil d’une cabane au Brésil, attribuée au sieur du Vernet, est racontée deux fois en des termes similaires, sans que l’auteur fasse le renvoi d’une version à l’autre[52]. À trois reprises dans le seul livre II de l’Histoire du Canada, Sagard évoque la facilité avec laquelle les Huronnes donnent naissance à leurs enfants[53]. Bien que l’auteur eût pu faire l’économie de cette répétition, l’insistance voulue témoigne de la force de son admiration :

J’ay desja dit en quelque endroit de ce volume la force des femmes Sauvagesses, & comme elles accouchent sans grand travail, du moins qui paroisse, mais je repete derechef qu’elles sont admirables, car elles n’ont pas si tost mis un enfant au monde, qu’elles sont encores plustost sus pieds, vont au bois, vont à l’eau, & font tout le reste de leur petit mesnage comme si de rien n’avoit esté[54].

D’aucuns pourront encore lui reprocher d’avoir gonflé son récit de plusieurs considérations extérieures à son propos. Ainsi en va-t-il de l’essentiel de la description du colibri ou de l’oiseau-mouche reprise quasi mot pour mot des Jours caniculaires de Simon Majole d’Ast[55]. Ainsi procède-t-il encore lorsqu’il introduit à la toute fin du troisième livre des entretiens imaginaires entre les Récollets et les hommes d’équipage qui sont en partie recopiés des Diverses Leçons d’Antoine du Verdier[56]. D’autres commentaires plus personnels comme ceux qui portent sur la théorie des climats inspirée des Six Livres de la République (1576) de Jean Bodin peuvent sembler des excroissances par rapport à la trame narrative du voyage en Huronie.

Ce sont peut-être ces maladresses apparentes comme l’aspect touffu de l’Histoire du Canada qui inclinent Marcel Trudel à croire que la publication de l’ouvrage a été préjudiciable à la renommée de l’auteur :

Il faut reconnaître que l’Histoire du Canada, […] qui intègre le récit de la Huronie, a nui en quelque sorte à la réputation du Grand voyage, paru en 1632 : celui-ci prête beaucoup moins flanc à la critique, il est composé d’une façon mieux ordonnée et il se limite rigoureusement à son sujet[57].

Ce que le chercheur semble cependant ignorer, c’est que l’Histoire du Canada constitue une somme encyclopédique à la manière de celle de Lescarbot et que les digressions qu’on y retrouve font partie du projet scriptural. En effet, de nombreux passages s’éloignent en apparence de la trame du voyage ou de la chronique missionnaire comme les considérations sur le gouvernement chinois[58], mais sont ensuite récupérés à des fins idéologiques au profit des peuples amérindiens. D’autres fragments narratifs ont été ajoutés, voire fabriqués de toutes pièces par rapport à la trame événementielle comme les entretiens en mer calqués en partie sur Les Diverses Leçons (1577) d’Antoine du Verdier. Toutefois, Sagard use de ce montage fictif de conversations pour faire l’apologie des Récollets par le truchement d’un homme d’équipage. De même, la glose sur la théorie des climats[59] permet à l’auteur d’établir une hiérarchie des peuples amérindiens et de placer les Hurons au sommet de celle-ci pour soutenir les missions récollettes en Huronie. Du reste, le collage comme dans la description de l’oiseau-mouche se termine par une anecdote personnelle quand Sagard raconte la mort de l’oiseau enfermé dans un coffre par les Récollets. Par-delà ces emprunts littéraux, on trouve d’autres échos indirects à des livres comme lorsqu’il reprend l’histoire d’une chatte qui allaita deux souris du célèbre gazetier Théophraste Renaudot[60]. Sagard se conforme aux auteurs de relations de voyage et historiens qui ont coutume de reproduire des fables et des croyances.

Si le plan de l’Histoire du Canada est moins net que celui du Grand Voyage, ce premier livre n’est pas non plus exempt de reproches. Sagard lui-même s’en excuse auprès du lecteur :

[L]e peu de temps que j’ay eu de composer & dresser mes Mémoires & mon Dictionaire (après la resolution prise de les mettre en lumière) y a fait escouler quelques légères fautes ou redites : car y travaillant avec un esprit préoccupé de plusieurs autres charges & commissions, il ne me souvenoit pas souvent en un temps, ce que j’avois composé & escrit en un autre. Ce sont fautes qui portent le pardon qu’elles espèrent de vostre charité[61].

De telles bévues n’invalident pas la valeur littéraire de l’Histoire du Canada non plus que celle du Grand Voyage. Comme le relateur, l’historien excelle à faire partager les sentiments qu’il éprouve, qu’il s’agisse de ses joies et de ses déceptions, voire de son indignation. Car l’émotion prend souvent le relais de la chronique missionnaire dès lors que Sagard s’emporte contre les mauvais chrétiens, les docteurs et les prétentieux.

Comme dans les Essais de Montaigne, l’unité de l’Histoire du Canada et le charme du Grand Voyage tiennent en réalité de la personnalité du relateur curieux de tout et pour qui aucun sujet n’est trop bas ou trop grossier comme il s’en explique :

[P]our mieux faire comprendre l’humeur de nos Sauvages, j’ay esté contraint d’inserer icy plusieurs choses qui sembleront inciviles & extravagantes, d’autant que l’on ne peut pas donner une entiere cognoissance d’un pays estranger, ny ce qui est de son gouvernement, qu’en faisant voir avec le bien, le mal & l’imperfection qui s’y retrouve[nt][62].

Sagard admire les cochonnets[63] de même que les autres mammifères. Son inventaire ethnographique ne souffre d’aucune autocensure dès lors qu’il est question de la saleté de ses hôtes, des « mauvais vents de l’estomach[64] » qu’ils rendent, de l’usage des pots de chambre dans les canots[65] ou des orgies thérapeutiques auxquelles se livrent les Huronnes[66].

Le plaisir que procure la lecture de ces écrits tient surtout à l’autoportrait que le récollet brosse de lui-même, c’est-à-dire celui d’un randonneur « tousjours gay & contant en [s]on ame[67] » quels que soient les fatigues et les accidents de la route. Dans ses mémoires présentés parfois sur un ton de demi-confidence, il sait solliciter la complicité du lecteur qu’il associe fréquemment à ses impressions : « Je vous laisse à penser quel goust, & qu’elle [sic] couleur pouvoit avoir ce beau potage », conclut-il pour raconter les apprêts culinaires de la chair d’élan moisie mélangée avec des oeufs de canard pourris[68]. Le style personnel correspond à un choix délibéré. Sagard rejette ouvertement « la maniere de certaines personnes, lesquelles descrivans leurs histoires, ne disent ordinairement que les choses principales, & les enrichissent encore tellement, que quand on en vient à l’experience, on n’y voit plus la face de l’Autheur[69] ». Sagard à l’instar de Montaigne ou de La Mothe Le Vayer, lequel s’inspira de ses écrits, a compris qu’en étant lui-même, il rejoindrait l’universel. L’Histoire du Canada comme Le Grand Voyage sont à nos yeux deux « monuments intellectuels[70] » de l’Amérique française, au même titre que les Lettres de Marie de l’Incarnation et les Relations de Paul Lejeune et de Jean de Brébeuf.

Aperçu du dossier

Dans une perspective de réhabilitation de l’oeuvre de Gabriel Sagard, il n’est pas indifférent que tous les contributeurs de ce numéro soient des spécialistes de la littérature. Une première section d’études examine les écrits du récollet à l’aide des ressources de l’analyse du discours. Tout d’abord, la contribution de Nicolas Hebbinckuys, qui met en lumière plusieurs emprunts de Sagard à l’Histoire de la Nouvelle-France de Marc Lescarbot et précise leur rôle souvent paradoxal dans la chronique missionnaire. Loin d’exploiter servilement les remarques de son devancier, les commentaires du récollet vont parfois à l’encontre de celles-ci. Vient ensuite notre étude axée sur l’Histoire du Canada qui resitue l’oeuvre dans la tradition polémique des écrits récollets en montrant que la chronique missionnaire, qui relève à bien des égards de la littérature polémique, est une réplique véhémente contre les détracteurs des Récollets et surtout contre les marchands. La contribution suivante, de François Paré et Sarah Reilly, se penche sur l’imagerie de l’enfance et de l’adolescence amérindienne dans deux chapitres du Grand Voyage du pays des Hurons. Sagard cultive, dans son enquête ethnographique, deux « fictions concurrentes », l’une locale, transmise par les Amérindiens, l’autre découlant des coutumes européennes. Malgré un jeu de balancement entre ces deux pôles d’attraction et une bienveillance apparente, les deux chercheurs montrent que le missionnaire projette ses valeurs coloniales sur l’éducation des jeunes autochtones. La dernière investigation de cette section s’intéresse aux bribes de paroles amérindiennes qui figurent dans l’Histoire du Canada. Bien que les transcriptions données en huron ou en montagnais contiennent plusieurs erreurs linguistiques, Peter Murvai admet leur pertinence documentaire et fait très clairement valoir que la mise en scène de la parole exogène participe d’une héroïsation du missionnaire. Il ressort également de cet examen des récurrences thématiques, mais aussi la quasi-absence du lexique de la peur.

Autant la dette du récollet envers les auteurs qui l’ont précédé au Nouveau Monde transparaît en de multiples occurrences, autant l’oeuvre de Sagard s’avère une source d’inspiration importante pour nombre de penseurs et d’historiens. Pour évaluer la portée de ses écrits, il importait, dans le cadre de cette enquête plurielle, de jeter également un regard en aval sur les écrits postérieurs. Sagard se révèle une source de renseignements incontournable pour les chroniqueurs récollets qui lui succèderont en Nouvelle-France. Catherine Broué, qui scrute la réécriture, dans le Premier établissement de la foy, d’un passage de l’Histoire du Canada, conclut à un détournement de la signification du texte d’origine en faveur des autorités coloniales que vilipendait Sagard. Dans la foulée de la querelle qui opposait les Récollets à son ordre, le jésuite Pierre-François-Xavier de Charlevoix contribue à discréditer l’oeuvre de Gabriel Sagard. En effet, Guy Poirier révèle à quel point les jugements du plus célèbre historien de la Nouvelle-France s’avèrent partiaux en ce qui concerne l’oeuvre du frère mineur et celle des Récollets en général, bien que le disciple de saint Ignace n’hésite pas à puiser dans leurs écrits nombre d’observations sur la vie quotidienne des Amérindiens. Quant à Stéphanie Girard, elle propose un panorama plus large de l’héritage transmis par les Récollets tel qu’il apparaît chez les historiens anglophones et francophones d’après la Conquête. Ce tour d’horizon permet d’établir qu’après un long purgatoire, l’oeuvre de Sagard jouit maintenant auprès des historiographes modernes d’une pleine reconnaissance. Si le frère mineur émerge comme un chroniqueur et un ethnographe de premier plan, sa posture d’écrivain ne fait toutefois pas l’unanimité. En guise d’épilogue, l’étude de Sébastien Côté dresse un bilan des « (in)fortunes littéraires » du Grand Voyage de Sagard, qui a nourri les « lectures les plus diverses » et des « commentaires contradictoires ».

En revisitant les écrits du récollet ainsi que les réflexions qu’ils ont engendrées depuis près de quatre siècles, le dossier présenté permet de faire le point sur l’apport multiple de cette oeuvre à plus d’un égard singulière, mettant en relief un missionnaire hors du commun en cette période troublée du début de la modernité. Une version préliminaire des contributions avait d’ailleurs été présentée lors d’une journée d’étude commémorative tenue à Midland, le 27 septembre 2015, date coïncidant avec la fête des Franco-Ontariens que nous avions choisie pour souligner, à notre façon, le 400e anniversaire de l’arrivée des premiers récollets en Huronie.