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C’est en vertu d’une investigation de type génétique qu’il est permis de parler du Poids du monde[1], le premier livre de Peter Handke à se présenter tel le fruit d’une écriture journalière et discontinue, comme d’un carnet. La page de titre indique en effet en sous-titre « Un journal[2] », et la datation des entrées[3] semble bien confirmer que nous avons affaire à ce que l’on appelle, communément, un journal — peut-être pas un journal intime ni personnel, mais un journal tout de même[4]. Si toutefois l’on s’avise, par une curiosité de généticien, de la présentation matérielle des manuscrits, de leur support, on constate que la matière première du livre est tirée de carnets de notes (Notizbücher) d’un format toujours inférieur à DIN-A6, soit de 105 mm de largeur sur 148 mm de hauteur[5], un format très maniable qui se glisse aisément dans la poche. Le fait que ces carnets aient manifestement suivi Handke dans ses pérégrinations et servi à écrire sur le motif, ce dont témoignent la calligraphie rapide et les croquis et esquisses de choses vues, contribue à les distinguer à la fois des cahiers, d’une taille plus grande et faits pour être posés sur une table, et du journal proprement dit, « écriture du jour » moins en prise sur l’instant et généralement plus substantielle que les quelques notes rapidement jetées sur la page par le carnettiste.

Comme « un journal », par conséquent, suivant le nom de genre apposé sur la couverture, constitué à partir de brèves notations consignées dans des carnets : tel apparaît Le Poids du monde dans toute son ambiguïté formelle. Mais ce n’est pas là le seul aspect qui pose problème. Dans une « Notice préliminaire » assimilable à une mise en garde « pour celui que cela concerne », d’après la formule un peu rude de la dédicace qui inaugure le livre, Handke s’emploie en effet à déjouer les attentes qui viennent avec la désignation journal. En précisant d’abord que celles des notations qui devaient d’abord servir pour l’élaboration d’oeuvres futures ont finalement été écartées pour faire place aux « expériences de conscience qui ne cadraient pas avec [s]on projet » (PDM, 9), Handke commence par prendre ses distances par rapport aux carnets de travail, d’esquisses, d’enquêtes, ou aux carnets composites qui « enregistrent pêle-mêle l’éphémère et l’essentiel, événements quotidiens et projets littéraires, fragments de formes ou d’idées[6] ». À l’opposé de ce type de carnets, il s’agirait, pour l’écrivain autrichien, de noter toutce qui n’est pas lié à l’oeuvre en cours pour, à rebours des pratiques communes, revenir à la littérature par la voie du non-littéraire, par ce qui échappe au genre (récit, poésie, roman ou encore journal) et se situe à un niveau inférieur qu’il désigne comme étant celui de la langue (PDM, 10). En s’astreignant à « réagir par la langue », à « viv[re] d’abord les choses de la langue » (PDM, 10), il vise à la dégager de la gangue de la quotidienneté, des nécessités de la communication et de l’intercompréhension. Par là, marque-t-il, les choses expérimentées par le seul truchement d’une langue « im-médiate », d’une langue réflexe (Handke a recours au terme Sprachreflex), se voient « libérées de tout caractère privé et dev[iennent] générales » (PDM, 10). Ainsi est contrée l’une des attentes reliées au journal intime ou personnel, qui tient à son caractère en théorie idiosyncrasique. Cette pratique, ou ce genre littéraire, devrait en principe se caractériser par la plus grande singularité, par la particularité cultivée jusque dans ses plus extrêmes raffinements et non par la disparition des circonstances extérieures, d’une part, des déchirements intimes et invisibles d’une conscience, de l’autre. C’est pourtant ce qui se produit dans Le Poids du monde, qui ne place en son coeur ni l’intériorité d’un être qui s’ausculte lui-même ni les événements qui l’agitent et le transforment, mais bien le « reportage », c’est-à-dire la simple transcription d’une conscience au moment même où elle prend vie dans la langue, plutôt que le « récit » construit de cet avènement (PDM, 10).

L’entreprise de Handke, sa pratique du carnet, a également ceci de singulier qu’elle ne garde aucune trace des états successifs du texte, comme chez Francis Ponge notamment[7], et qu’elle est d’emblée vouée à la publication, ce qui n’était pas le cas, au début tout au moins, chez un écrivain comme André Major, pour ne donner que ce seul exemple[8]. Ainsi, les éventuels tâtonnements de l’écriture handkéenne ne sont donnés à lire ni dans la version publiée ni même dans les carnets eux-mêmes. Comme l’indique Ulrich von Bülow, Handke « ne note que ce qui lui apparaît littérairement formulable et aussi, le cas échéant, publiable[9] ». D’où, sans doute, le très court délai entre la rédaction et la publication. Par ailleurs, les cinq livres de journaux couvrant la période 1975-1990[10] opèrent une sélection radicale parmi la masse des carnets existants (soixante-six pour toute la période), révélant, toujours selon von Bülow, une intention claire, présente dès l’origine, de ne retenir que des entrées qui répondent à des critères stylistiques et compositionnels précis et qui manifestent le souci de donner une image représentative des divers types de notations qui remplissent les Notizbücher[11]. Cette volonté de construire, dès l’étape de la rédaction, un ensemble « achevable » et publiable est révélatrice du statut de ce que j’appellerai désormais le « carnet-journal[12] » chez Handke, qui en fait un usage comparable à celui, par exemple, d’un Philippe Jaccottet, ce dernier étant, d’après François Dumont, « l’un des continuateurs les plus marquants de la pratique des cahiers et carnets pour eux-mêmes et non en tant que discours marginal ou avant-textes[13] ».

Ainsi, ni « vrai » journal ni carnet préparatoire, ni pièce d’archive ni texte strictement privé, Le Poids du monde constitue un livre où s’invente une nouvelle façon de percevoir, d’écrire, de faire oeuvre. C’est, en effet, dans ce qui apparaît comme un en deçà de la littérature que semble se situer pour Handke l’avenir de la littérature. Dans les pages qui suivent, je voudrais retracer les linéaments d’un tel programme, au sein de l’oeuvre surtout, et dégager les traits généraux de son exécution. Je serai, du même coup, conduit à envisager le rapport au lecteur qu’instaure le carnet-journal, puisqu’une nouvelle littérature implique nécessairement une transformation de l’expérience de lecture de celui qui la reçoit[14].

Contre la littérature

S’il est régulièrement question de l’écriture dans Le Poids du monde, la littérature, pour sa part — et l’on ne s’en surprendra guère en considération de la « Notice préliminaire » —, est à peu près absente. Qui plus est, si d’aventure Handke la mentionne, c’est presque toujours pour la dénigrer. « Danger essentiel de l’écriture : devenir littéraire » (PDM, 173)[15], note-t-il le 27 mai 1976. Bien sûr, la littérature, ou plutôt ce qui est connu et considéré comme tel, ne disparaît pas complètement du journal, tant les références, les lectures évoquées demeurent, pour l’essentiel, littéraires. S’il refuse la littérature, le diariste n’en reste pas moins accaparé par elle, et au premier chef, dans Le Poids du monde, par l’icône absolue du panthéon germanique, Goethe[16]. Quelques allusions aux Affinités électives courent ainsi dans le carnet-journal ; le Voyage en Italie y est en outre cité sans autre commentaire, comme si tout s’y voyait, déjà, idéalement exprimé (PDM, 265). D’autres écrivains, tels Katherine Mansfield, Marcel Proust, Wolf Biermann, Bertholt Brecht, Franz Kafka, Walter Benjamin ou Heimito von Doderer se voient aussi convoqués ici et là. Les raisons en sont multiples et variées, allant dans le sens de la valorisation comme de la dépréciation. Handke rejette entre autres l’attitude politique de Biermann (PDM, 222) — inscrivant de la sorte ses considérations dans l’actualité[17], fût-ce de très discrète manière —, déplore le caractère insuffisant du didactisme de Brecht[18], s’oppose au caractère bourgeois de la mémoire célébrée par Proust et Benjamin (PDM, 88), alors qu’il loue les descriptions du journal de Kafka (PDM, 91), applique à sa personne une citation de Mansfield (PDM, 65) et même certains traits du Melzer de Doderer (PDM, 229, 231)[19], etc.

Malgré cette omniprésence de la littérature à titre d’univers de référence, Le Poids du monde n’est pas un carnet-journal littéraire à la manière de L’Histoire du crayon, par exemple, où Handke commente de plus près les auteurs aimés — Goethe derechef, et d’autres —, et dont la nature s’apparente à celle du carnet de travail accompagnant les oeuvres en gestation[20]. Ce sont bien plutôt des témoins synecdochiques du littéraire qui s’y manifestent sporadiquement : la fiction, l’imaginaire, la description, l’épique, le mot à mot, tout spécialement. Rejetées dès Ich bin ein Bewohner des Elfenbeinturms (1972) [J’habite une tour d’ivoire][21], la fiction et l’imagination sont réintégrées dans Le Poids du monde sous une autre forme. Mais il ne s’agit plus tant d’inventer des histoires fictives que de simplement se tourner vers les autres qui, en soi et pour soi, sont déjà fiction (PDM, 160) ou encore d’intégrer à l’écriture, indifféremment, « tous les personnages de [s]on passé, fictif ou réel » (PDM, 246)[22]. Quant à l’imagination, elle réside dans l’attention aiguë accordée aux êtres et aux choses, attention qui pousse, précisément, à « [r]egarder quelque chose jusqu’à se mettre à imaginer » (PDM, 169). L’imagination, de fait, n’est pas ce qui incite à décoller du réel, mais, tout au contraire, ce qui en émane quand on s’y plonge durablement — y compris sous la forme du « comme si », c’est-à-dire d’une réalité possible ou « de rechange »[23].

La description ressortit à une même attention au réel, à une même « pénétration poétique du monde » (PDM, 96). Quoiqu’elle relève d’un mouvement tout extérieur d’observation, elle n’est coupée ni de l’observateur ni de son intériorité. C’est là l’un des traits particulièrement marquants du Poids du monde : la frontière entre extérieur et intérieur y est absolument poreuse, voire abolie. Cela vaut aussi bien pour l’écrivain, qui parfois se cite entre guillemets comme s’il était un autre et qui se désigne tantôt par « je », tantôt par « il », que pour les êtres qu’il côtoie, saisis en focalisation externe, comme il se doit, mais également, de temps à autre, de manière beaucoup plus surprenante, en focalisation interne. Si le doute subsiste au sein d’un fragment comme celui-ci : « Il utilise son esprit absent comme arme de résistance[24] » (PDM, 18), où le « il », plutôt que de renvoyer à une altérité inconnaissable, pourrait bien être un déguisement du « je » qui se saisit de l’extérieur, l’entrée suivante, en infraction manifeste par rapport aux codes de la narration autodiégétique, se révèle clairement en focalisation interne sur un tiers : « Elle voit un film qu’un homme a fait sur une femme et pense “qu’est-ce qu’il s’imagine celui-là !” » (PDM, 22).

C’est dire que la posture énonciative est labile dans Le Poids du monde et qu’elle entretient un certain flou autour de la nature du discours tenu par l’énonciateur — notations ? conjectures ? fictions ? — et, plus encore, quant à l’adhésion de ce dernier à son propre discours. Glissement du « je » au « il », autocitation entre guillemets[25], description tout extérieure de soi et des autres avec passages subits à l’intériorité : en plus d’instaurer une prise de distance avec l’égotisme du carnet-journal, de tels procédés ont pour effet d’estomper la démarcation entre objectivité et subjectivité, opérant une désassignation-dissociation de soi-même et des autres qui porte à croire que « ce qui m’arrive ne m’est peut-être pas arrivé », que « “je” n’est peut-être pas “je” », d’où le constat d’Ulrich Greiner : « Il [Handke] est devenu le voyeur de lui-même[26]. » Une semblable distanciation n’implique pas toutefois une précarisation du sujet : paradoxalement, elle paraît ne pouvoir émaner que d’un sujet se sachant capable de contrer ses propres tendances centrifuges.

Un autre élément littéraire, de manière étonnante, subsiste au sein d’un texte où l’invention d’une littérature nouvelle semble devoir passer par sa dé-littérarisation : la catégorie de l’épique, qui surgit à intervalles réguliers dans Le Poids du monde. On sait que ce mode aristotélicien s’accommode mal de l’individualisme contemporain, sa dimension collective et fondatrice étant peu compatible avec un monde de valeurs dégradées, pour faire ici rapidement écho à Georg Lukács. Du reste, les fragments handkéens, petites monades oscillant entre l’énigmatique et le banal, semblent aux antipodes du grand récit de la mémoire et du mythe. Et pourtant. Vers la fin du carnet-journal, dans une entrée autoréflexive comme il y en a peu dans Le Poids du monde, Handke note ceci :

Un coup d’oeil sur les carnets de notes et la confiance m’envahit de l’intérieur, depuis le milieu de la poitrine ; sentiment de force par le seul fait qu’à l’intérieur de moi-même il se passe quelque chose de doux (« Mon épopée personnelle », ai-je pensé).

PDM, 314

L’« épopée personnelle » constitue en soi une sorte de contradiction dans les termes. Elle me paraît toutefois renvoyer à deux éléments fondamentaux chez Handke : l’appétit pour le mythe et le refus de l’histoire[27].

Antérieur à ce déni de l’histoire, toutefois, il y a, chez l’écrivain autrichien, le refus de raconter sa propre histoire sur le mode du récit et particulièrement du récit de mémoire. Aux circonstances et aux événements que les diaristes consignent d’ordinaire et qui se rapportent à la vie intime et extime, Handke préfère les observations fugaces de la vie ordinaire de tous ; comme le remarque son traducteur français Georges-Arthur Goldschmidt,

[…] le journal de Handke se met en place très exactement là où une « personnalité » ne se constitue pas dans ce qu’elle a de particulier ou de censément original. Tout se passe comme si les événements notés par Peter Handke étaient toujours ceux qu’il ne retiendrait justement pas s’il voulait parler de lui en tant que Peter Handke. C’est la raison pour laquelle Le Poids du monde échappe totalement à la catégorie de la littérature du moi[28] […].

Cette historiographie de l’infime, de l’inaperçu, n’est certes pas de l’histoire, mais elle est peut-être, comme le propose Christoph Eykman, une microhistoire des fragments dispersés et invisibles de la vie quotidienne[29]. Revendiquée contre l’histoire qui plaque un sens sur l’individu, lui assigne une place, une origine, qui le définit et le limite, la microhistoire du quotidien figure selon Handke celle qui, aujourd’hui, peut déboucher sur l’épopée et le mythe. Qu’est-ce donc, en effet, que l’épopée pour Handke ? « Le monde devenu descriptible : un sentiment s’associe enfin à un objet (Épopée) » (PDM, 101), ou encore « Idée : Quand un mort parviendra-t-il enfin à être de retour, à être de nouveau là ? Ça doit tout de même être possible ! (épopée) » (PDM, 108).

En bref, l’épopée est une façon d’habiter pleinement le monde par le sentiment et par la conscience, sinon une manière de le repeupler. Elle tend vers le mythe, vers une écriture en quelque sorte recadrée sur les perceptions originelles, sur une langue à l’état natif délivrée des langages tout faits (langages de l’histoire tragique, de la littérature, de la médecine[30], etc.), sur un quotidien purgé des préreprésentations, de ce fait réhabilité et redevenu signifiant :

À la vue des nuages, des champs et des gens dans le paysage : soudain, de nouveau, avec une netteté à vous couper le souffle, derrière l’histoire officielle qui occupe le devant de la scène, cette histoire qui a traversé les siècles, l’histoire de la Passion des gens dans la mort, dans l’humiliation, l’histoire véritable, mon histoire, mon travail.

PDM, 218

Ainsi la véritable histoire — « mon histoire », c’est-à-dire à la fois celle qui est mienne et celle que je choisis de raconter — s’écrit-elle à partir de l’observation des choses et du monde dans leur permanence tranquille, éternelle, en filigrane des tumultes de ce qui porte le nom d’« histoire ». Et le carnet-journal se révèle sans doute pour Handke, si l’on suit Katharina Mommsen, l’unique forme, déstructurée et désordonnée, dans laquelle peut s’écrire cette épopée personnelle, cette histoire de l’individu-dans-le-monde reposant essentiellement sur une expérience au jour le jour de la réalité[31].

Ce que Handke désire enfin retrouver pour lui-même, c’est la langue qui devrait, en principe, être celle-là même de la littérature et qu’il ne décèle plus guère : une langue qui impose continûment sa présence et sa substance, qui affiche une matérialité et une densité telles qu’il soit impossible de deviner le sens de la phrase avant de l’avoir complètement lue ; en somme, dit l’écrivain, « quelque chose que je puisse lire mot à mot et non pas de ces phrases qu’on reconnaît au premier coup d’oeil et qu’on saute » (PDM, 87). Le modèle de cette écriture littéraire idéale et qui n’existe presque plus, ce sont Les Affinités électives, où la vision naît d’une langue qui la crée patiemment, qui l’extirpe, « mot à mot », du déjà connu ou de l’insignifiant. Il s’agit en somme pour Handke, selon l’expression de Jurgensen, de tramer « des moments de la langue [qui] sont des moments du monde et des moments du “je”[32] ». Ainsi, le but ultime de l’art littéraire, ce n’est pas, ou plus, de provoquer une reconnaissance du réel simplement « opinable », mais de susciter une connaissance inédite de ce qui nous entoure et qu’on ne voit pas assez. À cet égard, l’entrée suivante, par sa tournure peu ou prou conclusive, a valeur de synthèse : « Littérature : trouver les lieux non encore investis par la signification » (PDM, 276).

Une forme de formes

Handke a bien marqué, dès sa « Notice préliminaire », sa volonté de se libérer des formes littéraires établies et d’en inventer de nouvelles, fût-ce en pliant le carnet et le journal à de nouveaux usages. Le Poids du monde constitue une première mise en oeuvre de cette volonté. Ce n’est pas que tout souvenir des formes littéraires classiques (ou même existantes) soit oblitéré. Certains passages s’apparentent ainsi à des maximes ou à des aphorismes (« “Maxime” : enferme solidement en toi tes opinions jusqu’à ce qu’elles disparaissent » [PDM, 307])[33], à des choses vues, à des fragments d’autobiographie, à des scènes plus ou moins fictives, etc. Mais il est vrai que le souvenir des formes, quand il est présent, a souvent quelque chose de gauchi : l’autoanalyse autobiographique, par exemple, lorsqu’elle est déployée, peut devenir à ce point byzantine qu’elle se perd en ratiocinations ; quand survient quelque élan rhétorique, il est aussitôt stoppé ou remis en question ; le récit d’événements est vite mis à distance et son point d’origine, par l’oscillation entre « je » et « il », la plupart du temps effacé ; les définitions cultivent le paradoxe ; etc. L’enchaînement du texte et sa capacité de se développer sont également empêchés. Et s’il y a certainement, comme l’indiquait Roland Barthes à peu près à l’époque où s’élaborait Le Poids du monde, un plaisir, lié au fragment, de commencer et de finir souvent, il y a peut-être aussi dans la pratique fragmentaire, comme le confiait Barthes par ailleurs, quelque chose qui rend possible et qui autorise l’écriture de soi, l’écriture personnelle. Dans un fragment de son Roland Barthes par Roland Barthes, le sémiologue lâchait nonchalamment ceci :

Sous l’alibi de la dissertation détruite, on en vient à la pratique régulière du fragment ; puis du fragment, on glisse au « journal ». Dès lors le but de tout ceci n’est-il pas de se donner le droit d’écrire un « journal »[34] ?

Cela dit, le carnet-journal, sans doute a priori moins « honteux » chez Handke que chez le Barthes de l’ère structurale (finissante), ne semble pas représenter pour l’écrivain autrichien une forme (pré-)déterminée ni même une forme de l’informe, de l’absence de forme, mais bien plutôt une forme de toutes les formes, qui permet d’accueillir et d’agencer toutes les formes. Car si l’on assiste à une déliaison-délinéarisation, voire à une déshiérarchisation du propos issues de la fragmentation d’un livre qui, refusant la continuité, le développement hypotaxique, ne cesse de se recommencer sans qu’on puisse à coup sûr estimer que tel passage est plus important que tel autre[35], cela ne veut pas dire que la composition repose sur un arbitraire total, sur une pure contiguïté « parataxique ». On l’a dit, Handke a agencé Le Poids du monde avec un souci de sélectionner et d’organiser des notations de toute nature ; en outre, on peut reconnaître çà et là des séquences quasi narratives qui ordonnent un certain nombre de fragments (en général non strictement contigus) : récit d’une relation réticente avec une femme (PDM, 42-43) ; évocation en pointillés de la peur de la mort et des maux physiques avant l’épisode du séjour à l’hôpital (PDM, 76-78) ; récit de l’hôpital (PDM, 80-102) ; allusions aux séances chez l’analyste (PDM, 150-152), aux vacances au bord de la mer (PDM, 196-199), et ainsi de suite. La disposition, à l’intérieur de ces séquences plus ou moins narratives comme à l’échelle de tout le livre, obéit manifestement à une structure contrapuntique assez lâche : les divers fils de la composition (narrations, mais également impressions, énoncés de savoir, observations, passages autoréflexifs, notations autobiographiques, etc.) plongent et ressurgissent au sein d’une trame qui en dévoile, en surface, le dessin chamarré.

Le Poids du monde est donc ainsi fait qu’il n’impose pas d’emblée un propos et qu’on peine à saisir le dessein — ou le dessin, pour reprendre la métaphore que je viens tout juste de risquer — ayant présidé à la sélection des notations qui le composent. Au-delà des séquences narratives qui se relaient pour tracer, en filigrane et par intermittence, une courbe ordonnant la matière retenue parmi celle des carnets de la période de novembre 1975 à mars 1977[36], Katharina Mommsen définit néanmoins une cohérence globale qui tient à ce que l’ensemble du livre serait un Krisentagebuch, c’est-à-dire un « journal de crise(s)[37] ». Elle écrit ainsi :

Presque tout au long, il est question de moments existentiels, c’est-à-dire d’instants dans lesquels — dans la perspective de l’auteur — tout ce qui l’entoure disparaît, où le contenu expérientiel pèse de son tout poids et devient lourd[38].

Si parfois la trajectoire narrative se perd quand même sous une masse d’observations qui semblent ne pas concerner directement Handke, il reste que ce qui rassemble ces notations et leur donne une cohérence, toujours d’après Mommsen, c’est qu’elles représentent chacune un moment où se fait sentir pour l’écrivain le « poids du monde[39] », de sorte que, peut-être davantage que le compte rendu d’une crise individuelle, le carnet-journal se révèle en fin de compte tel « eine Art Krankenjournal der Welt[40] », « une sorte de journal de maladie du monde ». Ce dernier aspect paraît en tout cas motiver le titre qui coiffe l’ensemble pourtant résolument disparate du carnet-journal.

Le lecteur dans le texte

Le lecteur d’un journal s’attend à voir se dérouler devant lui, au fil d’un temps scandé par les entrées successives, les aléas d’une intimité ou, à tout le moins, le cours des événements d’une vie. Le lecteur d’un carnet, pour sa part, souhaite avoir accès aux coulisses d’une oeuvre, à des esquisses ou à des éclats de textes, d’idées, de sensations. Mais à quoi peut donc s’attendre celui qui entame Le Poids du monde ? Ou plutôt, autre façon de poser la même question : à quel lecteur Handke s’adresse-t-il ? Le carnet-journal de l’écrivain autrichien semble offrir l’expérience, potentiellement frustrante pour l’amateur de littérature dite « intime », d’une subjectivité qui, quoique parfois dissimulée, par la troisième personne notamment, se creuse jusqu’à l’objectivité dépersonnalisante. Pour le dire autrement, il offre l’expérience d’un narcissisme poussé à un point tel qu’il finit, prétend Handke, par déboucher sur l’observation des autres :

Le mythe de Narcisse : et si c’était, précisément, de regarder longtemps, attentivement sa propre image dans le miroir (et dans un sens plus large : regarder les choses qu’on a fabriquées soi-même) qui donnait la force et la disponibilité nécessaires pour regarder, longtemps, sans broncher, profondément les autres ?

PDM, 239

En définitive, Le Poids du monde ne rapporte pas l’histoire par fragments d’une personne qui se donne en pâture au lecteur, mais les moments successifs d’une subjectivité partagée. Pour le dire comme Thomas F. Barry, « [t]he sphere of private, autobiographical writing is […] pushed to its limits in such a way that it become a public document of everyone’s subjectivity [41] ». Le renoncement à la plupart des repères contextuels situant le lieu et l’origine de l’écriture, le creusement vers des zones de soi où ne subsiste plus rien d’individuel : telles sont les conditions que s’impose Handke pour parvenir à exhausser cette « subjectivité de tous ». Une telle subjectivité, on s’en doute, parvient difficilement à s’inscrire dans une histoire, qu’elle soit personnelle ou collective. Elle est davantage une somme de moments qui, parce qu’ils se relaient dans le temps et dans l’écriture, tendent cependant vers une totalisation, vers un récit, fût-il en pointillés, en même temps qu’ils revendiquent leur caractère fragmentaire.

Dans l’article que je viens de citer, Barry évoque une lettre tout à fait intéressante que Handke a envoyée aux premiers éditeurs du Poids du monde ; il y est mentionné que son livre représente une espèce de copier-coller à partir duquel tout un chacun peut assembler ou construire l’arc de sa propre vie[42]. Dans l’esprit de l’écrivain, le lecteur est donc « sollicité » directement par le carnet-journal, comme si étaient jetés là les matériaux lui permettant de se constituer une narration propre, dans une espèce de lire-écrire assez similaire à celui de Handke lui-même, qui consiste à être simultanément à l’affût de ses perceptions et déjà engagé dans leur écriture (car, pour que la langue soit pur réflexe, il faut, évidemment, faire aussi vite que possible). Mais cette similitude des positions est une fausse impression. J’ai déjà signalé à quel point Le Poids du monde condensait et reconfigurait la matière comprise dans les carnets de notes. À partir de l’édition définitive allemande du carnet-journal, Carsten Zelle a par exemple montré[43] comment le fragment « Die Vögel fliegen im Morgengrauen schräg am Fenster vorbei wie fallende Herbstblätter (Verwechslung im Aufwachen)[44] » constitue le résultat de la compression de trois notations contiguës — de trois Sprachreflexen — plus développées dans le carnet de notes original[45]. Des phrases un peu embarrassées deviennent ainsi une sorte de haïku parfaitement calibré, c’est-à-dire un passage très nettement littérarisé. Évidemment, le lecteur n’a pas accès à cette fabrique du texte et, comme le signale Zelle, ce qui « l’avait tant impressionné comme un exemple de la faculté d’attention immédiate de Handke se disloque, après un examen philologique de sa genèse, en trois éléments séparés[46] ». Du coup, il n’y a plus d’égalité possible entre le lecteur et Handke : l’expérience du premier, qui n’a accès qu’à la version définitive du texte, ne peut guère en effet correspondre à celle du second. Au vu de cette trop rapide incursion dans la genèse du Poids du monde, il apparaît que l’adhésion du lecteur à un texte sciemment littérarisé, et qui de ce fait se met en contradiction avec son programme de simple enregistrement réflexe de la langue[47], se révèle pour le moins problématique.

Avec Le Poids du monde, Handke voulait se défaire des contraintes de la forme du récit et trouver une nouvelle voie pour faire oeuvre. Or, dans le contexte de la Neue Subjektivität, qui a marqué les lettres de langue allemande au cours des années 1970 et qui a conduit à l’éclosion d’une littérature personnelle dont les journaux et carnets publiés ont été l’un des symptômes les plus éclatants[48], la décision de Handke de se replier sur l’ego n’apparaissait nullement inusitée ni isolée : à peu près à la même époque, une autre grande figure des lettres autrichiennes, Thomas Bernhard, se lançait aussi dans l’entreprise autobiographique. Ce repli était d’autant moins étonnant que Handke s’était déjà dépeint en « habitant de la tour d’ivoire » et que, par contraste avec un aréopage d’écrivains progressistes ralliés aux thèses de la littérature engagée dans la mouvance du Gruppe 47, son rejet de l’engagement social l’inscrivait déjà parmi les représentants d’une littérature tournée vers les états de conscience et l’intériorité. Si Le Poids du monde marque bel et bien un tournant dans l’oeuvre de l’écrivain autrichien, comme l’ont noté la plupart des critiques, c’est non seulement parce que l’auteur y renonce à la fiction, fût-elle minimale, mais également parce qu’il y déplace l’attention depuis les choses elles-mêmes vers la perception des choses, et particulièrement des « choses dépourvues de langue » (PDM, 35). Cette écriture des perceptions instantanées, sans lien entre elles, jetées dans « la gueule grande ouverte du carnet » (PDM, 296), libérées de la forme du récit pour mieux embrasser toutes les formes littéraires et non littéraires, et même l’en deçà des formes, l’élaboration de « [c]es îles de langage gagnées sur le mutisme [qui] se révèlent solides et immuables[49] », pour citer Wesche, constituent le fondement de ce que cherche à inventer Handke. Nul doute que le carnet-journal représente le cadre idéal pour y parvenir : une semblable pratique de l’entre-deux, qui ruse avec la littérature, s’en appropriant les signes tout en faisant semblant d’en rejeter les usages, qui donne l’illusion de la spontanéité et de la vitesse par un travail pourtant longuement mûri, qui appelle le regard de l’autre, du lecteur, en même temps qu’il s’y refuse et qui ouvre une fenêtre aveugle sur l’archive brute, est sans contredit la seule qui permette à l’écrivain d’acheminer l’expérience vécue, dans ce qu’elle a de plus originel, vers sa propre forme, nette et ferme (PDM, 35), en lui conservant néanmoins un certain caractère en apparence informe, indistinct, qui en rappelle les propriétés intrinsèques.