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Les visages de l’écrivain sont multiples ; leur accessibilité est variable, selon les usages, les conventions et les envies du public, friand de saisir la complexité de cette figure de créateur[1]. La face visible de sa production (oeuvres éditées, apparitions médiatiques) se double d’une dimension plus voilée, composée de la vie personnelle et intime de l’auteur, bien sûr, mais surtout de sa vie professionnelle, comme artisan quotidien de l’écriture, entouré de ses notes, de ses manuscrits, de ses ouvrages de référence. La génétique textuelle a certes fait sortir au grand jour cette face cachée du métier d’écrivain, révélant les mystères de l’écriture tels qu’ils s’inscrivent sur manuscrits et brouillons. Néanmoins, c’est à travers la pratique des carnets d’écrivain (par leur publication) que le mouvement, le flux de cette écriture en acte, de la pensée vagabondant de thème en thème peut être saisi — le lecteur a ainsi accès à une certaine arrière-boutique de la littérature. Si cette porte ouverte sur l’atelier ne leurre personne quant à la mise en scène opérée sur le matériau brut (nettoyage, sélection, réécriture), la publication des carnets d’écrivain participe tout de même à l’élaboration d’un portrait complexe du mouvement de l’écriture littéraire, entre premières bribes et oeuvre finalisée, entre explorations préliminaires du créateur et production culturelle peaufinée et livrée au public.

Par ce portrait de la séparation entre sphère intime et sphère publique se confirme une conception invisible, parce que convenue, du rôle de l’édition et de la publication, celle du geste de la mise à disposition associé aux rouages éditoriaux. Le journal intime rédigé dans le clair-obscur d’une chambre ou le carnet griffonné au fil des intuitions et à la faveur de minutes volées au quotidien restent des artéfacts de la vie personnelle aussi longtemps que la prise en charge, éditoriale et institutionnelle, de ces manuscrits ne vienne les propulser dans l’espace public. Ce mécanisme, qui arrache (bien qu’avec consentement) à l’intimité ces traces d’une écriture advenant, repose sur les processus connus de l’édition et sur les circuits habituels de diffusion du livre. La transformation des techniques de publication, observable dans les dernières décennies avec la place grandissante occupée par les supports numériques et leur structuration en réseau, n’est pas sans bouleverser ces rouages — leur nature, leurs acteurs et leur incidence sur les paramètres de diffusion des contenus.

Pour mon premier site, j’avais pour métaphore la vitrine de mon ami luthier. Il y met un moule, un fragment de bois brut, un vieil instrument racheté avant restauration. On sait qu’on a affaire au luthier, rien ne trouble la discrétion de ce qui se passe dans l’atelier.

Mais vite on a franchi la vitrine, maintenant on entre directement dans l’atelier.

Le travail au jour le jour, les esquisses, les chantiers, les outils[2]

Se remémorant les images qui avaient guidé la première mise en ligne de son site il y a vingt ans, l’écrivain François Bon illustre avec vivacité à quel point le franchissement de cette frontière entre la sphère publique et la sphère intime est plus immédiat, plus fluide en contexte numérique. En témoignant ainsi de son expérience, il paraît davantage faire état des possibilités liées à une technique (le site web) que d’ériger celle-ci comme un échantillon d’une pratique plus large et établie de la publication numérique de ce que l’on considérerait comme l’arrière-boutique d’un écrivain — cette pratique ne s’étant effectivement pas cristallisée sous une forme précise pour Bon. Si l’on se donne comme défi de déterminer l’équivalent numérique du carnet d’écrivain, si l’on cherche à repérer comment il s’incarne dans le web, il est possible d’émettre quelques hypothèses rapides, à hauteur d’étiquettes consensuelles ou de genres discursifs — pensons au blogue, au site d’auteur, à la diffusion numérique de manuscrits ou d’archives. Toutefois, ce serait là faire l’impasse sur une tare profonde de cette comparaison, qui tiendrait pour acquises une équivalence des moyens de publication, une permanence de leurs implications techniques et communicationnelles. C’est que le support, le média, détermine une pratique (discursive, culturelle), et que le passage de cette pratique d’un support à un autre entraîne inévitablement la transformation de celle-ci. Si l’on s’intéresse à la pratique (analogique et inscrite dans les rouages de l’édition) du carnet d’écrivain, il ne nous est possible d’évaluer que cette transformation même, en dégageant certains de ses traits définitoires pour mieux étudier leur modulation, leur adaptation dans le cadre de publications numériques apparentées. C’est donc en cherchant la trace d’une refonte, d’une réinvention des usages que l’on pourra saisir l’incidence médiatique du numérique sur l’idée d’édition et de publication, et de là, évaluer les déplacements imposés lors de cette transposition. Par le geste de mise à disposition numérique, à l’attention d’un public lecteur, de son arrière-boutique scripturaire, ce serait donc un déplacement de l’idée de publication que l’écrivain opérerait, jouant ainsi au sens fort de l’implémentation de son oeuvre, pour reprendre cette notion définie par Nelson Goodman. À travers l’examen des enjeux du support de publication retenu et des pratiques d’écriture numériques, de même qu’à travers l’évaluation des déplacements symboliques qui s’y rattachent, nous serons à même de mieux saisir ce que le numérique induit comme transformation au carnet d’écrivain.

Supports et matériaux

La poétique du carnet repose sur la relation immédiate entre un geste d’écriture et un support : le carnet d’écrivain, c’est d’abord l’objet qui lui sert à consigner des écrits (ou des esquisses). L’expression reste littérale pour certains, amateurs de petits formats de calepins ou de Moleskine à glisser dans la poche, alors qu’elle devient une image pour plusieurs autres, le carnet étant alors la collecte (réalisée ou projetée) de paperoles — feuilles volantes ou napperons griffonnés — autant que de fichiers informatiques — rattachés à un traitement de texte ou à un logiciel analogue au carnet de notes. Philippe Met rappelle, à propos du carnet poétique, que

l’assimilation du matériau au genre n’est pas anodine, le Carnet étant pleinement un support qui détermine, plus immédiatement et plus intimement, sans conteste, que pour toute autre forme littéraire, une écriture et ses entours — ses préparatifs, son cérémonial, ses modalités[3].

Néanmoins, la dimension procédurale de cette définition (on pourra aussi la considérer comme la portée romantique du geste), centrée sur ce rituel d’écriture, appelant un détachement du monde le temps d’écrire quelques lignes, n’est qu’un arrière-plan de l’objet « carnet d’écrivain » que l’on peut lire et donc étudier. Une telle confusion entre l’objet et le genre discursif qu’il convoie annonce déjà la difficulté de retrouver cette pratique d’écriture à l’identique en contexte numérique. Pourtant, les traits mêmes du genre qu’est le carnet d’écrivain engagent à penser, depuis ce que l’on connaît des enjeux médiatiques propres à la culture numérique, qu’il pourrait y avoir une homologie forte entre ses formes papier et numérique.

Rassemblant les traces du procès de l’écriture (que ce soit dans l’inscription de notules ou dans la prérédaction d’un texte éventuellement plus long), le carnet peut être inclus dans ce que Gérard Genette, dans Seuils, nomme des « épitextes ». Il est composé de notes, de brouillons, d’avant-textes, de bribes d’écriture qui ne participent pas, en l’état et au moment de leur rédaction, d’un projet défini — sinon qu’en potentiel, à titre de perspective éventuelle. Du point de vue poétique ou stylistique, des oeuvres empruntant une écriture fragmentaire ne se distinguent que difficilement d’un carnet rassemblant des passages brefs et des énoncés d’un développement restreint — le critère thématique pouvant intervenir tout aussi bien dans l’un que dans l’autre exemple. Le texte des Petits traités de Pascal Quignard s’apparente tout aussi bien aux états inchoatifs des carnets de Michel Deguy[4] qu’aux trois minuscules paragraphes quotidiens d’Éric Chevillard sur son blogue :

Tu te trouves à chaque instant au carrefour des pentes qui font la Terre ronde. Quel que soit ton désir de t’élever, tu ne pourras jamais que descendre.

On a quand même plus vite fait de dessoûler que de dessaouler.

Dieu dispose d’Internet depuis le début des temps — l’hypertexte, le code, les connexions, les liens, il s’en est bientôt lassé. Aujourd’hui, il ne consulte même plus ses mails[5].

Bien des écritures numériques, de fait, recourent à des proses interrompues, brèves ou fragmentaires, répondant ainsi à diverses déterminations possibles. Certaines oeuvres se plient aux contraintes des plateformes qu’elles empruntent. Les modalités de publication les plus aisées, celles des réseaux sociaux, imposent leurs propres codes, qui seront fondés sur des aspects techniques (comme les cent quarante caractères de Twitter jusqu’en 2017[6]) ou des conventions, des usages (le bref commentaire en marge d’une photo sur Instagram ou l’efficacité rhétorique d’une publication sur Facebook). Répondant à une logique de l’instantanéité et de la circulation, ces supports dictent leurs propres règles éditoriales ; s’ils ne visent pas d’abord à relayer des écrits littéraires, ils se prêtent néanmoins à leur détournement éventuel[7]. C’est là, à titre d’exemple, la contribution générale de la pratique de la twittérature, dont la concision tient peut-être davantage du haïku que du carnet, possiblement plus expansif. On le sent bien : l’idée d’une impulsivité de l’écriture, associée auparavant à un contexte privé et matériel comme le carnet, trouve ici un lieu d’incarnation et de diffusion inédit, bouleversant du même coup le rapport entre écriture, support et publication. Alors que le carnet préservait les notes jusqu’au moment d’une bascule vers leur édition et leur mise en circulation, l’écriture numérique tend à favoriser une inscription immédiate de l’écriture dans un environnement propice à sa mise en dialogue — lecture, commentaires, relance — par le truchement des possibilités en place dans les plateformes.

Hors de ces zones à contrainte (et pourtant ouvertes à une large appropriation par les personnes moins technophiles[8]), les écrivains peuvent recourir à des sites autonomes pour se créer, selon leurs besoins, un espace qui leur soit propre, un lieu favorable au déploiement de l’écriture[9]. À la manière du carnet physique qui est élu par l’écrivain comme support pour les notes rédigées ponctuellement, le site est choisi : sélection d’une plateforme (comme on choisit du papier ligné, vierge ou à carreaux — un blogue sur une plateforme commerciale comme Wordpress ou Blogspot, un site fondé sur un logiciel d’édition donné et que l’écrivain élabore ou confie à un tiers) ; élaboration d’un graphisme (comme on établit un protocole de datation ou de géolocalisation des notes dans un carnet — classement thématique, aléatoire ou chronologique des notes, choix d’un thème graphique, inclusion de photos ou de croquis numérisés) ; planification des sections et des inclusions (comme on décide d’insérer physiquement dans le carnet des coupures de presse ou d’autres notes prises sur des supports « accidentels » — place pour des écrits publiés sur un autre site ou pour la couverture de presse des oeuvres de l’écrivain, actualités sur les parutions et apparitions médiatiques, bibliographie des ouvrages publiés). La facilité de mise en place des blogues explique certainement leur fortune, pour une certaine période (environ de 2000 à 2010), plusieurs sites littéraires se déployant sur ces plateformes. Le recours au module de commentaires a contribué, un temps, à créer un tissu, une communauté de lecteurs, mais ce mouvement s’est rapidement écrasé en raison du nombre croissant de trolls, mais surtout de la substitution de cette possibilité par les réseaux sociaux, plus intuitifs, centralisés et immédiats. La démocratisation des plateformes et l’appropriation des outils de programmation web par les écrivains eux-mêmes (aussi lente soit-elle) favorisent néanmoins la création de sites, que certains nomment « sites d’auteur », dont la fonction est autant d’offrir une vitrine pour l’écrivain que de constituer une modalité supplémentaire de diffusion de sa production. Ce deuxième volet s’apparente plus étroitement à la dynamique propre du carnet, le site devenant un lieu, un espace à investir. Les sites de Cécile Portier, Petite Racine[10], et de Martine Sonnet, L’Employée aux écritures[11], reflètent bien cette vision numérique du carnet. Alors que la première, même si elle fait figurer en page d’accueil une rubrique « Articles récents », propose un regroupement thématique de ses entrées, la seconde recourt plus volontiers à la logique antéchronologique du blogue, qui inscrit clairement l’écriture dans le temps mais risque en retour que les articles soient rapidement oubliés en raison de leur accumulation et de leur substitution en page d’accueil. Le degré possible de personnalisation de l’outil s’ajoute à une poétique propre de l’écriture en procès, dont le support numérique permet les expressions les plus diverses.

Au-delà des singularités propres à chaque site, c’est la complexification possible des moyens d’écriture qui intervient dans la transformation de l’idée de carnet en contexte numérique. Cette complexité peut être architecturale — c’est là le trait prédominant de projets, déjà passablement commentés par la critique, comme ceux de Philippe De Jonckheere, Désordre.net, et de François Bon, Le Tiers livre[12]. « Métasites » en ce qu’ils sont formés par la mise en recueil de projets distincts et ponctuels (parmi lesquels, à titre d’exemples, le « Bloc-notes du désordre » du premier et « Formes d’une guerre » du second), ils témoignent autant d’une pratique polygraphique que d’une écriture constamment en mouvement. L’hypertextualité tant louangée aux débuts du web trouve pourtant ici son incarnation forte (même si on hésite aujourd’hui à convoquer le mot, quelque peu vieilli dans son usage général) : ces sites, riches et labyrinthiques, sont le théâtre d’une mise en réseau continuelle, au sens de maillages (sémantiques, hypertextuels, thématiques) que l’écrivain peut établir entre des articles et des contenus déjà publiés. C’est de cette façon que les pendants numériques des carnets deviennent de réels creusets d’écriture, conjuguant la mise à disposition de textes bruts, l’établissement de connexions et de parallèles au sein de la production textuelle d’un écrivain, et le travail continu de réécriture (comme l’historique d’écriture et de réécriture des entrées du Tiers livre en témoigne explicitement). À cette architecture feuilletée s’arrime fréquemment le recours à une dimension iconographique, laquelle dépasse le simple souci d’illustrer ou d’enjoliver une page. Depuis le contexte de la culture numérique, la possibilité d’inclure des photos au sein d’articles publiés sur le web ne révèle rien de bien neuf, mais il ne faut pas négliger l’incidence de ce ressort pour l’écriture littéraire elle-même. Le travail interartistique d’un De Jonckheere appelle cette complémentarité, de même que la rythmique d’écriture d’une Martine Sonnet repose intimement sur un cliché, amorce et justification d’une pensée qui se développe. Dans son Madeleine Project, Clara Beaudoux[13] explore littéralement les archives d’une ancienne locataire décédée, dont les boîtes n’ont pas été récupérées par ses proches ; à partir de photos d’objets et de documents, elle décrit, commente et fabule des réalités dont elle propose des bribes, empruntant la rhétorique (brève, allusive) de Twitter et ses modes de circulation. La multiplication des matériaux enrichit la démarche de création, relation que chacun exprime selon des points de vue et des prédominances propres. Chez Chloé Delaume, dans le projet « Liberté-Parité-Sororité », une résidence d’écriture laisse ses traces dans ce secteur de son site, lequel rassemble des textes, des comptes rendus de rencontres et des vidéos[14]. Chez Audrée Wilhelmy, des « carnets » figurent dans son site, chacun constitué des photographies de croquis réalisés en marge de l’écriture de ses romans — repoussant de fait le texte littéraire à son contexte analogique et n’offrant au lecteur que la contemplation de ces inspirations graphiques[15]. La relation complémentaire entre le texte et l’image, abondamment observée et discutée dans les brouillons et avant-textes d’artistes et écrivains, trouve ici à s’incarner et à s’exposer selon des modalités de diffusion où priment l’accessibilité et la visibilité.

Une telle importance accordée à la dimension visuelle participe étroitement des pratiques et usages des productions culturelles numériques, au sein desquelles viennent s’insérer les manifestations littéraires d’aujourd’hui. Les possibilités offertes par le support numérique favorisent en effet l’émergence de pratiques auparavant moins visibles, comme le sont les ateliers des bédéistes. Les sites de Zviane et de Jimmy Beaulieu s’apparentent davantage au blogue (par la place du commentaire et du discours sur leur production, alternant avec quelques croquis), alors que Boum, Samuel Cantin et Boulet donnent à lire des extraits de leur production ou offrent des contenus inédits, voire des planches entières[16]. L’iconicité de cette production facilite étonnamment son insertion en territoire numérique, car celui-ci tend généralement à favoriser des contenus plus dynamiques ou interactifs. Or c’est plutôt la force associée au support, celle de la circulation, voire de la fétichisation de l’image, qui semble ici s’affirmer. En témoigne éloquemment une boucle récursive du numérique vers les carnets comme objets d’intérêt (ou de vénération) pour les lecteurs. Un auteur populaire comme Neil Gaiman offre sur son site web des images de certaines pages de ses carnets d’écriture[17], laissant à chacun le plaisir d’en décoder des passages, à la façon d’un érudit dépouillant les manuscrits de Flaubert. Plus encore, le carnet papier peut représenter une attestation d’une expérience artistique réelle. Dans Vector Monarca, un projet artistique conjoint avec Patrick Beaulieu, Daniel Canty a consigné dans un carnet des traces de leur périple à travers l’Amérique du Nord alors qu’ils suivaient la route de migration des monarques. Le site Vector Monarca rassemble nombre (de photographies) d’artéfacts de cette expérience : ouvrages symboliques, photographies de lieux, pages du carnet ; de même, ce matériel est intégré dans un volume rassemblant trois expériences artistiques apparentées, dites « odyssées transfrontières », allant jusqu’à reproduire, sous forme d’« icônes » (de représentations miniatures) les pages du carnet de Vector Monarca[18]. Par ce retour numérique (et iconographique) au carnet s’expriment certes une forme de nostalgie (Bolter et Grusin y verraient sûrement une forme de remediation), mais tout autant la confluence des forces de transformation des écritures en procès associées au carnet.

Publication, institution

Si les modalités concrètes du carnet — sa poétique, son support, son architecture, ses contenus — déterminent profondément sa nature, qu’elle soit matérielle ou numérique, son inscription dans le monde, entre sphères publique et privée, entre existence matérielle et reconnaissance institutionnelle, influence profondément son statut et son effet. N’oublions pas, d’entrée de jeu, la dimension antinomique du carnet :

entre l’« avant-texte » que constituent souvent les carnets d’écrivains, ensemble de notations ou d’esquisses destinées à nourrir une écriture à venir, et l’« oeuvre », le cahier ou le carnet qui se présente lui-même comme un résultat, paradoxal en ce qu’il est perpétuellement en cours de réalisation[19].

Entour de l’oeuvre[20], il ne l’est qu’en fonction d’un statut relatif accordé à ce qui est reconnu comme le coeur de la production d’un écrivain, à savoir les ouvrages publiés et reçus par l’institution, généralement associés à un genre participant de ce qui est dit « littérature ». En regard, le carnet maintient son contenu dans une zone identitaire instable, participant du jeu de la publication (au sens éditorial et avec ses enjeux symboliques) et accédant, avec certaines réserves, au statut d’oeuvre. Un tel découpage est institutionnellement fixé, car il repose sur une convention — reconnaître ou non des oeuvres en fonction de leur genre ou de leur stade d’accomplissement. C’est là la perception qui opère en contexte prénumérique, car le jeu institutionnel autant que l’encadrement générique sont quasi absents au sein de la culture numérique. Les critères permettant de reconnaître un carnet souffrent de l’interférence des paramètres du support numérique : le genre ne le prétend pas (comme le fait la mention « carnet ») ; l’évaluation au jugé de l’« état » des textes est improbable (contrairement aux écritures manuscrites brouillonnes, parsemées de ratures et de flèches, qui se distinguent d’un texte édité) ; et la distance stylistique entre la première version des textes et l’éventuelle oeuvre finalisée se perçoit difficilement en raison d’une estompe des types génériques[21] autant que de l’absence, souvent, d’une oeuvre qui soit la forme aboutie des notes elles-mêmes. La distinction entre des épitextes numériques et une oeuvre finalisée n’est en réalité possible que par l’attestation proposée par l’écrivain lui-même — « ceci est un brouillon », prétendra-t-il, avec le doute raisonnable que cette affirmation sèmerait. C’est dire à quel point il est rare et difficile d’avoir, en contexte numérique, une vue sur l’atelier de l’écrivain (comme on pourrait en avoir une sur l’atelier d’un artiste visuel[22]), pour les raisons génériques tout juste évoquées. Le brouillage est également produit par l’influence marquée, pour les blogues tenus par des littéraires, des écritures de soi, qui viennent imposer leurs marqueurs temporels (l’inscription forte dans la temporalité et la séquence des publications) et énonciatifs (les voix — du locuteur et des commentateurs — étant fortement identifiées par la plateforme)[23]. Cette parenté avec les journaux intimes et la correspondance contribue à dissoudre un peu plus avant les repères et les attentes des lecteurs à l’égard de formes discursives non éditorialement ni institutionnellement qualifiées.

De telles interférences peuvent également agir sur une fonction associée aux carnets, celle de la sanction du statut d’écrivain de leur producteur. De façon générale, on peut estimer que les carnets qui sont publiés sont ceux d’un écrivain déjà reconnu — le carnet ne fait pas l’écrivain, car au contraire on postule plutôt que ce dernier lui préexiste (notamment par une oeuvre conséquente ayant reçu, elle, une certaine sanction institutionnelle). Il paraît improbable de voir être publié, chez un éditeur littéraire, le carnet d’écriture d’un pur inconnu — hormis le cas exceptionnel de la mise au jour, souvent de façon posthume, d’un créateur de génie n’ayant pas été auparavant et autrement reconnu. La situation en contexte numérique est singulièrement différente, en ce qu’elle recouvre deux cas de figure opposés. Ce qui peut s’y apparenter à un carnet (blogue littéraire, site d’écriture, site d’auteur) agira comme facteur complémentaire de consécration d’un écrivain déjà reçu ou sera le vecteur conduisant au gain de ce statut d’écrivain. Dans le premier cas, le site d’auteur, où se côtoient des textes diffusés, une vitrine d’autopromotion et de médiatisation, ainsi qu’un inventaire de la production littéraire d’un écrivain, est rapidement associé à une fonction publicitaire, jouant lourdement de cet « insatiable appétit de voyeurisme[24] » du lectorat pour une figure littéraire imposante. L’exemple du riche site de l’écrivain japonais Haruki Murakami[25] illustre fort bien la constellation de ressources (visuel du bureau de l’écrivain, extraits de romans, références musicales intégrées à la fiction, etc.) qui confirment le statut de monument qu’il est devenu. Ce genre de vitrine constitue sans nul doute une « nouvelle forme de muséification de la mémoire d’un écrivain[26] » dans le contexte d’une littérature-monde qui exige d’affiner les stratégies de visibilité pour se tailler une place au firmament des listes de best-sellers.

En regard, plusieurs sites d’écriture prennent le contre-pied de cette situation de positionnement institutionnel et commercial : étant produits par des écrivains non encore reconnus, ils s’arrogent la fonction même de publication, profitant de l’ambiguïté associée à l’idée d’édition et de mise à disposition d’un public lecteur. Ce deuxième visage des carnets numériques inverse le processus de consécration : par sa position de créateur-éditeur, l’écrivain en devenir (ou le postulant-écrivain) propose d’emblée à un lectorat potentiel un accès à son atelier d’écriture, mais dont le statut est hésitant entre une oeuvre en constitution et l’oeuvre-déjà-accomplie (parce que mise en circulation et accessible au lecteur). De ce fait, par la performativité de la publication numérique (qui est le fait de rendre des textes publics et non de se plier à un processus d’édition — sélection, réécriture, production livresque[27]), le carnet numérique à la fois crée et atteste le statut nouveau d’écrivain de son producteur. L’étude de plus en plus répandue de ces oeuvres numériques, conjointement avec la republication sous forme de livres rassemblant des contenus déjà numériquement diffusés, confirment jusqu’à un certain point ce coup de force institutionnel (possible en raison d’un impensé des processus de sacralisation en territoire numérique). Le déplacement des enjeux statutaires se perçoit particulièrement bien à travers l’examen des communautés lectorales ou interprétatives qui se mettent en place. Ces vecteurs de reconnaissance (horizontaux) se substituent aux rouages institutionnels (verticaux) de consécration, comme l’illustre le vaste exemple de la fanfiction. La démocratisation des moyens de mise en commun (modalités de publication, au sens générique du terme) rendue possible par l’accès aux réseaux informatiques[28] a eu pour principal effet de créer d’importantes communautés de lecteurs, capables d’établir leurs propres grilles d’évaluation et de validation. Des figures peuvent ainsi émerger et être reconnues pour la qualité de leurs productions culturelles, recevant une attestation de la part de leurs pairs, ce que rendent possible des plateformes qui relaient des textes à un public lecteur donné.

Retenons de cet exemple non pas tant la création de niches et de marges culturelles que le processus qui la rend possible. Le support numérique, autorisant l’appropriation de la fonction de publication par une personne engagée dans un processus d’écriture, engage aussitôt les textes dans un circuit de diffusion, de lecture et éventuellement de rétroaction (commentaires, évaluation). Ce que le numérique fait à la publication, c’est de dissocier le lien convenu entre édition et sanction institutionnelle. Cela a pour effet, d’un côté, de déporter cette inscription du texte dans la littérature du côté du lectorat, qui le recevra (ou non) comme telle, et, de l’autre, de lui procurer une dimension performative forte, que l’édition de livres a peut-être vu se diluer au fil de son industrialisation : la vigueur de son implémentation. Au centre de la philosophie de l’art de Nelson Goodman, cette notion simple mais fondamentale suppose de distinguer l’exécution d’une oeuvre d’art (la rédaction d’un roman, l’interprétation d’une pièce musicale) et cette implémentation, qui est son inscription dans une situation où l’oeuvre accomplit sa fonction — la publication du roman, la performance théâtrale ou musicale devant un public. « L’exécution consiste à faire une oeuvre, l’implémentation consiste à la faire fonctionner[29] », résume Goodman. L’immédiateté de la publication numérique, son appropriation par le tout-venant, son arrimage étroit avec des communautés potentielles de lecteurs bouleversent la conception consensuelle de la publication et la réassocient à sa performativité fondamentale : mettre un contenu (culturel) sur la place publique. Le cas singulier des carnets d’écrivain, mobilisant à la fois l’ambiguïté de l’oeuvre non accomplie et celle du statut déjà confirmé de l’écrivain, paraît emblématique des déplacements imposés par la culture numérique lors de sa transposition médiatique.

Placés l’un en regard de l’autre, le carnet livresque et le carnet numérique « s’entr’éclairent » sur leurs mécanismes — tant comme dispositifs d’écriture que comme indicateurs de positionnement institutionnel. La reprise numérique de carnets existant sous forme papier est d’ailleurs révélatrice d’un intérêt persistant des lecteurs pour cette pratique, en ce qu’elle montre bien les processus d’écriture en continuité d’un support à l’autre et les modalités de lecture pouvant être transférées entre ces deux contextes médiatiques. De fait,

[t]he materiality of the book as an object, and even the general conceptualisation of materiality, has thus fundamentally shifted: one can no longer consider the materiality of printed texts as something opposed to the fantasmatic, dematerialised economy of the digital[30].

Plus encore, les référents (éditoriaux, énonciatifs, architecturaux) de la culture numérique devenant de plus en plus prégnants, il paraît plus que jamais significatif de constater la lisibilité augmentée des carnets d’écrivain à la lumière même des pratiques culturelles numériques, une transformation qui confirme la complémentarité et l’interpénétration des écritures traditionnelles et numériques, de même que la contamination croisée de leurs modalités de lecture.