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Nées à onze mois d’écart, résidant toutes deux dans la Haute-Ville de Québec et amies de longue date, bien qu’on ne connaisse pas encore les circonstances précises dans lesquelles elles se sont rencontrées, Anne Hébert et Jeanne Lapointe appartiennent à une même génération et ont des affinités en matière de goûts littéraires. On connaît le rôle exercé par Jeanne Lapointe dans la valorisation de l’oeuvre d’Anne Hébert. Celle qui fut, en 1940, la première femme à devenir professeure à la Faculté des lettres de l’Université Laval, fait paraître, en 1954, son premier article à la revue Cité libre, dont elle est membre du comité de rédaction : « Quelques apports positifs de notre littérature d’imagination[1] », et en 1961 : « Mystère de la parole, par Anne Hébert[2] », qui sera son dernier texte paru à la même enseigne, deux articles qui se rapportent en tout ou en partie à Anne Hébert. Ces articles sont connus, notamment grâce à leur réédition en 1966 par Gilles Marcotte, dans son anthologie de la critique littéraire, Présence de la critique[3]. Mais d’autres interventions de Jeanne Lapointe, privées ou publiques, auront sur l’oeuvre de son amie une forte incidence, voire une portée réelle.

Pour mieux comprendre l’apport concret de Jeanne Lapointe, notons d’abord que ses interventions dépassent largement les fonctions habituelles de l’enseignante et de la commentatrice. Sa contribution à l’oeuvre, entre 1951 et 2000, se présente au moins sur quatre formes. 1) Se présentant comme lectrice admirative en même temps qu’amie, elle n’hésitera pas à solliciter les appuis des uns et des autres, notamment de Pierre Emmanuel et de Samuel Silvestre de Sacy, et récompensera l’oeuvre dans des jurys littéraires. 2) Elle agira en tant que médiatrice et éditrice pour au moins trois textes d’Hébert. 3) Elle ne cessera de s’interroger sur le rapport de l’écrivaine à la langue française et de le valoriser. 4) Enfin, c’est sa présence même qu’Anne Hébert soulignera à diverses reprises dans ses textes de création ou en marge de ceux-ci.

Voilà les points que le présent article se propose de mettre en évidence et de détailler.

Le développement de réseaux de sociabilité littéraire

Après son passage à l’émission radiophonique La Revue des arts et des lettres en 1951, Pierre Emmanuel recommande à Anne Hébert de s’adresser à un éditeur français pour son recueil Le Tombeau des rois, qui sera publié deux ans plus tard à Québec à compte d’auteure. C’est ce poète qui en signera, comme on sait, la célèbre présentation. Ce qu’on sait moins, c’est que Jeanne Lapointe avait explicitement commandé la préface au poète français. Emmanuel aurait envoyé ensuite à Albert Béguin, le directeur de la revue Esprit, trois poèmes de la jeune auteure. Le 3 juillet 1953, Emmanuel est invité à prononcer une causerie sur la poésie québécoise à l’Université Laval, où il se fait très élogieux à l’endroit de la jeune Anne Hébert, qui fait partie des « trois meilleurs poètes canadiens contemporains », avec Alain Grandbois et Saint-Denys Garneau. Quatre ans plus tard, en juin 1957, Emmanuel participera au jury du prix France-Canada qui sera accordé sur manuscrit à Anne Hébert pour Les Chambres de bois. Et c’est chez Jeanne Lapointe, à Québec, au 36 de la rue Sainte-Ursule[4], que sont réunis quelques amis, dont Gabrielle Roy, le 3 avril 1953, quand Anne Hébert reçoit des mains de Roger Lemelin le premier exemplaire de ce qui va devenir son plus célèbre recueil de poèmes.

Qu’il y ait eu plusieurs échanges entre Lapointe et Emmanuel, on l’a appris en préparant l’édition critique de la poésie d’Anne Hébert. Mais on savait moins que Lapointe était intervenue auprès d’autres intellectuels français, après leur passage au Québec. D’Albert Béguin, elle reçoit ainsi le mot suivant, le 20 juin 1954 :

J’ai lu et relu le Journal de St Denys Garneau, et j’espère qu’on va en faire une édition ici. Nous attendons aussi cet automne la venue d’Anne Hébert. Les Éditions du Seuil lui ont écrit il y a quelque temps pour lui proposer de republier ses poèmes, mais elle n’a pas répondu[5].

Ce projet, qui se concrétisera en 1960, a donc été envisagé par Béguin après sa brève visite au Québec, et précède de trois mois le premier séjour de la jeune poète à Paris, laquelle n’a pas eu à initier les démarches pour rencontrer les éditeurs Paul Flamand et Jean Cayrol. C’est en effet Béguin qui présente la jeune fille timide à ceux qui deviendront ses éditeurs au Seuil.

En 1956 et 1957, Jeanne Lapointe correspond aussi avec le journaliste André Rousseaux. Ce dernier avait prononcé une causerie au Château Frontenac le 22 avril 1954 et signé quelques jours plus tard dans Le Figaro littéraire[6] un article enthousiaste sur la poésie d’Anne Hébert. Lapointe a en outre des échanges épistolaires avec Samuel Sylvestre de Sacy, appelé à devenir le préfacier des Chambres de bois. En août 1956, celui-ci invite Lapointe ainsi qu’Hébert à sa maison de campagne à Mouy en Oise. Lorsque Jeanne Lapointe retournera en France, elle prendra soin de lui offrir les poèmes d’Anne Hébert et le Journal de Saint-Denys Garneau. En atteste le mot suivant de Sacy, daté du 25 septembre 1957[7] :

Chère mademoiselle,

Déjà je voulais vous remercier de la merveilleuse journée que vous nous avez fait passer dimanche. Et voilà de nouveaux remerciements à vous faire. J’ai commencé dès hier soir à me plonger d’abord dans la poésie d’Anne Hébert, puis dans le Journal de St-D.G. Dès lundi j’étais allé aux Presses universitaires, où j’avais trouvé les Poèmes mais non le Journal : me voici donc bien muni.

Merci encore. Et très cordialement,
Samuel de Sacy

On pourrait multiplier les exemples. C’est grâce à une initiative de Jeanne Lapointe qu’Anne Hébert fait la connaissance à Québec de l’écrivaine Nathalie Sarraute. Cette rencontre s’avèrera mémorable pour elle, vingt-cinq ans plus tard, au moment de recevoir le prix Fémina, quand Sarraute lui dira avoir aimé ses Fous de Bassan.

Chaque fois qu’Anne Hébert compose un texte ou veut faire paraître un livre, et ce, au moins jusqu’à Kamouraska, Jeanne Lapointe promeut l’écriture de son amie auprès des gens de lettres québécois ou français. Le 27 février 1961, une entrevue de Jeanne Lapointe et Robert Élie avec Anne Hébert est diffusée à la télévision de Radio-Canada dans le cadre de l’émission La Revue des arts et lettres. Le 20 avril de la même année, Le Devoir publie la liste des trente et un titres choisis par le Grand Jury des Lettres 1961 comme étant les meilleures oeuvres du Canada français parues entre 1946 et 1960. Le jury est présidé par Jeanne Lapointe et composé de plusieurs sommités, dont Victor Barbeau, Gertrude Le Moyne, Jean Le Moyne, Clément Lockquell, Gilles Marcotte, Roger Rolland, Guy Sylvestre. Le Torrent et Le Tombeau des rois figurent au premier rang de leurs catégories respectives : « Contes et nouvelles » et « Poésie ». C’est dire que, dans les années 1960, les moyens et les réseaux de sociabilité littéraire de Jeanne Lapointe se sont accrus. Amie loyale et libre penseuse, elle n’hésite pas à exercer son autorité morale sur la place publique. Après les articles et les demandes d’appuis ponctuels, elle aménage de nouvelles voies d’accès, et plus larges, à la reconnaissance de l’oeuvre.

De médiatrice à éditrice

En plus de signer la « Note explicative : une petite aventure en littérature expérimentale », qui servira de présentation au Dialogue sur la traduction à propos du Tombeau des rois, Jeanne Lapointe a joué un rôle décisif dans la composition de ce livre, publié dans la collection « Sur parole » chez HMH en 1970. Pour ce faire, elle n’a pas ménagé ses efforts, comme l’a noté ma collègue Patricia Godbout dans son édition critique du Dialogue[8]. À la veille de son départ pour Paris à l’automne 1959, Anne Hébert examine avec son amie la traduction que Frank Scott a produite de son poème. Lapointe propose à Anne Hébert d’agir comme médiatrice. Une deuxième traduction et le dialogue entre la poète et le traducteur qui en résultera seront publiés aux Écrits du Canada français en 1960. Et dix autres années encore seront nécessaires pour que le dialogue aboutisse à une troisième version de la traduction de Scott, avec une préface de Northrop Frye traduite par Jean Simard. Jeanne Lapointe n’aura pas hésité à convaincre Claude Hurtubise de relancer la poète et son traducteur, et à lui proposer d’ajouter elle-même une note explicative à l’édition de 1970 chez HMH. En plus d’offrir une réflexion personnelle sur la traduction poétique, une telle entreprise permet aujourd’hui de mieux comprendre la conception de la langue qui prévalait dans les années 1950, chez Anne Hébert peut-être, mais plus encore chez Lapointe.

Patricia Godbout constate la parenté qu’ont les remarques d’Anne Hébert relativement à la traduction du « Tombeau des rois » par Frank Scott avec les notions que venaient d’exposer en 1958 Jean-Paul Vinay et Jean Darbelnet dans leur Stylistique comparée du français et de l’anglais. Selon Godbout, Jeanne Lapointe, pour qui la langue et le style forment alors la matière centrale de son enseignement, connaissait cet ouvrage. Elle aurait attiré l’attention de son amie sur divers aspects de la « linguistique différentielle ». Le ton universitaire est plutôt inhabituel chez Anne Hébert, il faut bien le reconnaître.

Dans l’édition critique des Oeuvres complètes d’Anne Hébert, nous avons tenu à présenter le Dialogue sur la traduction à propos du Tombeau des rois, non pas dans le cinquième tome, parmi les essais et proses diverses, mais dans le premier tome, avec la poésie, parce que ce texte, né du projet de Lapointe, enrichit considérablement notre compréhension du poème éponyme.

Anne Hébert ne participera finalement que de loin à ce projet. Elle n’est pas présente au lancement du livre, à Montréal, le 22 septembre 1970. Et pour cause : elle consacre alors toutes ses énergies à la sortie de son roman Kamouraska, qui paraît au Seuil le même mois. Pour ce roman encore, c’est à Jeanne Lapointe que l’auteure se confie dans une lettre de 1966 : « [J]’écris un roman qui marche bien », et en septembre 1969 : « Mon travail marche », avant d’exulter, mais sobrement, en 1970 : « Enfin terminé Cayrol […] enthousiaste[9]. »

À défaut d’avoir accès à certaines archives du fonds Jeanne-Lapointe de Bibliothèque et Archives Canada, c’est grâce à une chronologie, postérieure à 1990, établie par la professeure et amie, qui se trouve aux archives de l’Université Laval, que l’on sait qu’Anne Hébert compose en 1957 la pièce inédite Adélaïde. On y apprend aussi qu’en 1976, Anne Hébert avait terminé sa « pièce-radio » [Ile de la Demoiselle], et qu’en 1978, les « répétitions ont bien marché », et, au dire de l’auteure elle-même, qu’il s’agit là d’un « beau travail ». De telles informations, importantes pour l’histoire littéraire québécoise, ont permis de corriger des erreurs dans la datation de la pièce.

Mais revenons au rôle d’éditrice de Lapointe. En plus de préparer le Dialogue sur la traduction, Jeanne Lapointe, au tout début des années 1970, agit sur un autre front. Avec ses complices chez HMH, l’éditeur Claude Hurtubise et le conseiller Gilles Marcotte, Lapointe prépare un nouveau choix de poèmes pour Les Songes en équilibre, le premier recueil d’Anne Hébert paru en 1942, qui serait sous-titré « Nouvelle édition » et avec un avertissement de l’éditeur qui se lirait comme suit :

On a éliminé, dans cette nouvelle édition préparée en collaboration avec l’auteur, quelques poèmes, strophes et groupes de strophes du recueil original. L’oeuvre ainsi présentée garde les accents parfois mal assurés de l’adolescence d’un poète. Mais il en émane un chant et une voix déjà uniques[10].

Le lendemain, Claude Hurtubise demande à Anne Hébert si elle accepterait une telle réédition, en précisant que :

Jeanne a éliminé 12 poèmes dans les deux avant-dernières sections : « Enfants » et  « Prières ». Il ne restera que 5 poèmes de ces deux sections. Plus  « L’Oiseau du poète » dernière section. Et même dans les 5 poèmes conservés des deux avant-dernières sections, elle a éliminé la moitié des vers[11].

Mais Anne Hébert préfère reporter sa décision après la publication de Kamouraska. C’est à Jeanne Lapointe que serait éventuellement confiée la tâche de rédiger la préface, si on se fie à une lettre de Hurtubise du 3 mars :

[J]e suis tout disposé à retarder la réédition de ces poèmes jusqu’après la publication du roman. […] Je puis, cependant, vous assurer que si nous publions les  « Songes », il y aura une note liminaire qui indiquera que c’est une réédition, retouchée, etc. Et une préface, soit de Jeanne, si elle accepte, soit de quelqu’un d’autre[12].

Le 14 mars 1970, Anne Hébert se montre ouverte au projet et disposée à revoir l’ensemble, mais tergiverse. Trois ans plus tard, elle exprime de la reconnaissance à Claude Hurtubise pour sa « confiance » et son « encouragement » au moment où elle a publié ses premiers poèmes, « à une époque particulièrement difficile de [s]a vie[13] ». Il n’en faut pas plus pour que l’éditeur revienne à la charge : « Aurais-je l’audace de vous demander si vous ne revenez pas sur votre décision en ce qui concerne une réédition “revue” de ces Songes[14] ? » Mais sans s’opposer catégoriquement à une réédition de son recueil, l’auteure émet une série de réserves à ce sujet dans ses entrevues aux journalistes. Pour elle, ce sont là textes de jeunesse. Par contre, elle tient à défendre ses Songes lorsque les critiques viennent de l’extérieur. Ainsi, en réponse à Donald Smith, qui estime que son premier recueil « exprime une absence au monde[15] », elle n’est pas d’accord et croit plutôt que Les Songes en équilibre rendent « une présence à la nature, à la vie qui est joie et souffrance[16] ». Elle justifie l’esthétique qui préside au choix du titre du recueil : « Les songes, c’est très évanescent, c’est un équilibre sur un petit fil. Ça se défait spontanément. J’avais l’impression que mes poèmes étaient aussi fragiles que des songes[17]. »

Lorsqu’il lui adresse ses voeux pour l’année 1983, Claude Hurtubise fait une ultime allusion aux Songes en équilibre. Mais il n’y aura eu aucune réédition du recueil du vivant de l’auteure.

Sur « l’hyperconscience sensible » et la langue de l’écrivaine

Parmi les dernières interventions publiques de Jeanne Lapointe, deux portent sur Anne Hébert, ainsi que le rapporte Chantal Théry dans son étude de 2013[18]. L’amie de toujours choisit de revenir sur la langue et la poésie de l’auteure, même à propos du volet romanesque de son oeuvre. Quand Lapointe, en 1989, dans la revue Écrits du Canada français, publie ses « Notes sur Le Premier Jardin d’Anne Hébert », qui reprennent une allocution prononcée à l’Université Laval en 1988, elle insiste sur la dimension latente de l’oeuvre. « “Il y a toujours un secret’’, reconnaissait Anne Hébert elle-même[19] ». Du Premier Jardin, Lapointe retient la structure ouverte du texte « par enchâssement d’évocations, reliées au moyen du léger fil conducteur du récit premier » et les « oubliées de notre histoire[20] ». Ce roman, que l’on peut lire comme une « oeuvre ouverte », suivant l’expression d’Umberto Eco, est poétique, selon elle, au sens où l’entend Pierre Emmanuel dans sa préface au Tombeau des rois.

Jeanne Lapointe revient sur la question de la langue en 1996, dans un hommage à Anne Hébert de la revue Arcade, à l’occasion de la Journée internationale des femmes, dont l’article sera publié de nouveau en 2000 après la mort de l’auteure[21]. Ici encore, elle reprend à sa façon les mots de Pierre Emmanuel : « [R]igueur sans failles, ascèse esthétique aux dimensions d’une éthique quelque peu altière dans sa simplicité[22]. » Plus concrètement, elle rend compte : « Des mots quotidiens, un réel vu en transparence, par une hyperconscience sensible lui redonnant l’espace intime d’un infini[23]. » Elle voit dans cette oeuvre l’incarnation de la « plus pure langue française aujourd’hui », qu’elle met en perspective avec la langue des « pauvres paysans[24] ».

Dans un « Post-scriptum : ce qu’en dit Anne Hébert », daté du 22 décembre 1995, que Jeanne Lapointe joint à son « hommage », Anne Hébert évoque dans son oeuvre une oscillation entre dépouillement et exubérance, et revient sur le français tel qu’on le parle au Québec :

La langue française, dont je suis, (moi aussi,) l’héritière ne vient pas seulement des pauvres paysans qui ont traversé les mers, mais aussi des Jésuites et des Ursulines qui nous l’ont enseignée, cette langue, de nos parents et de nos grands-parents […] L’unité de la langue française s’est faite au Canada avant de se faire en France. L’instinct de conservation, l’urgence de se tenir ensemble devant le danger, le besoin de communiquer vite et avec tous ont fait qu’au Canada les patois sont tombés, les uns après les autres, au profit d’une langue unique qui est la nôtre.

Ces propos de 1995 sur le français tel qu’on le parle au Québec contrastent avec ce qui a été dit sur la langue dans le Dialogue sur la traduction, et dont s’était peut-être inspirée Jeanne Lapointe pour son hommage dans la revue Arcade. Mais l’idée d’une langue préservée, qui varie selon l’expérience de l’écrivain, n’est pas nouvelle. Elle est au coeur de « Poésie, solitude rompue », rendu public en 1958, ainsi que du texte paru dans Le Devoir, le 22 octobre 1960 : « Quand il est question de nommer la vie tout court, nous ne pouvons que balbutier[25]. » On connaît la fougue et la passion maîtrisées des poèmes qui composent « Mystère de la parole ». Trente-cinq ans après la parution de ces poèmes, Anne Hébert parle en écrivaine de la maturité qui ne veut ni se placer sous le patronage de Pierre Emmanuel ni sous celui de la langue telle qu’on la parle en France.

Présence de l’amie

Les archives révèlent bien plus encore sur la présence discrète de Lapointe, en tant qu’inspiratrice et amie. J’ai pu examiner dans le fonds Anne-Hébert une dactylographie de ce qui deviendra « Shannon », intitulée alors « Printemps à Shannon ». Cette nouvelle de huit pages, commandée par Gertrude Le Moyne, a paru en octobre 1960 dans Châtelaine, revue à laquelle collabore aussi Jeanne Lapointe.

Le personnage de Claire, l’amie de la narratrice, portait dans cette dactylographie le prénom de Jeanne. D’autres rapprochements peuvent être faits sur le plan biographique. Profitant d’une semaine de congé au printemps, Claire et la narratrice vont dans la campagne de Portneuf, « au bord de la rivière Jacques-Cartier, en retrait de tout village, là où quelques Irlandais solitaires s’étaient établis à bonne distance les uns des autres[26] ». Dans la même dactylographie, Pat Karl, propriétaire irlandais de la maison que louait la famille Hébert à Sainte-Catherine, devient Pat Gronan, un ivrogne menteur et paresseux, qui a sept enfants avec Mary O’Dell, née Audet. Les deux jeunes filles éprouvent de la compassion pour cette femme, maltraitée par son époux. Mais un retournement de situation, à la fin de ce qu’Anne Hébert considérait comme une « pochade[27] », plutôt qu’une véritable « nouvelle », montrera que mari et femme sont en fait unis dans le mensonge, ce qui révèle un autre aspect de leur misère : l’aliénation. Il est intéressant d’observer que le personnage de Claire présente des traits de caractère analogues à ceux de Jeanne Lapointe : c’est une femme libre, éprise de justice, active et débrouillarde, qui prend la parole en anglais lorsqu’il le faut, qui demande une pelle quand la vieille Chevrolet est en panne, qui fait du feu dans la maison louée à Mrs Robert quand il fait froid. Des deux amies, c’est elle qui prend les devants. Si Anne Hébert, qui était une personne réservée, remplace « Jeanne » par « Claire », elle choisit un prénom qui lui permet tout de même de signifier la droiture et la transparence, et d’exprimer de telle sorte son affection à l’amie véritable.

Un objet ayant appartenu à Jeanne Lapointe et qui fut donné au Centre Anne-Hébert par la nièce de celle-ci, l’ursuline Michelle Gagnon, en octobre 2017, témoigne encore de l’intimité des deux femmes. Il s’agit de la reproduction d’une icône de l’Annonciation. Au dos de l’encadrement, on trouve deux feuilles pliées : la première est une photocopie du poème « Annonciation », qui se trouve à la page 98 du recueil Poèmes, dans l’édition du Seuil. Mais il s’y trouve aussi un autre feuillet. C’est une dactylographie qui comporte des variantes du poème, avec un mot de la main de l’auteure : « J’ai fait ce poème en pensant à ton livre et aux mouettes qui accompagnaient le bateau. » On ne sait à quel livre de Jeanne Lapointe Anne Hébert fait allusion, mais voilà bien comment une amitié durable éclaire la présence énigmatique de « mouettes grinçantes » dans le poème, parmi lesquelles « se plaint l’Esprit avec une voix déchirante ». Selon Stéphanie Bernier, qui a consacré une thèse au mentorat littéraire[28], c’est un des traits caractéristiques du mentoré que d’exprimer dans l’écriture même sa reconnaissance au mentor.

En bref, l’étendue des interventions de Jeanne Lapointe et son influence sont diversifiées dans le temps. On trouve dans le fonds Jeanne-Lapointe de l’Université Laval et dans le fonds Anne-Hébert de l’Université de Sherbrooke des livres dédicacés qui témoignent de la longue amitié entre les deux femmes sur une cinquantaine d’années.

Les Chambres de bois, dédicace d’Anne Hébert à Jeanne Lapointe en 1958

Les Chambres de bois, dédicace d’Anne Hébert à Jeanne Lapointe en 1958
Source : Archives de l’Université Laval, Fonds Jeanne-Lapointe, P474, D5.

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Mais la professeure a un rôle public à jouer et s’implique aussi sur différents fronts. Dès 1953, elle se montre une lectrice attentive de l’oeuvre, tout en cherchant à développer des réseaux utiles à la carrière d’Anne Hébert au Québec et en France. Profitant, dans les années 1960, de sa visibilité au sein de l’institution littéraire et du milieu universitaire pour présenter Anne Hébert et la célébrer, elle agit en outre en tant qu’éditrice, même si le projet de reprise des Songes en équilibre n’aboutit pas. Son coup d’éclat est assurément la publication du Dialogue sur la traduction. Enfin, c’est à l’occasion de la sortie du Premier Jardin, qui renoue avec Québec en situant l’action du roman dans cette ville, que Lapointe choisit d’intervenir en tant que professeure de littérature sur le caractère à la fois ouvert et masqué de l’oeuvre. Pour souligner le 8 mars 1996, elle se prononce en tant que spécialiste de l’écriture des femmes sur la langue d’Anne Hébert, et accepte d’être contredite, du moins en partie, par l’auteure. N’est-ce pas là le signe le plus évident d’une amitié profonde ?