Corps de l’article

Introduction

Le Vieux-Montréal est le lieu de fondation de la métropole montréalaise qui compte 4 millions d’habitants (Statistique Canada, 2017a) . Ce secteur de 1,86 km 2 , situé entre le centre-ville et le fleuve Saint-Laurent, concentre un ensemble de bâtiments et de paysages d’intérêt patrimonial tout en étant un milieu de vie. Principal pôle touristique de Montréal, ce secteur fait face à des enjeux de cohabitation entre différents usagers, dont les résidents et les touristes. Ce caractère multifonctionnel du Vieux-Montréal est à lire à la lumière de l’Histoire de la ville (Marsan, 2016 ; Linteau, 2007) et des forces, facteurs et influences à l’origine des mutations et transformations survenus depuis la désignation de l’arrondissement historique en 1964 par le ministère des affaires culturelles (MAC).

L’année 2017 a marqué les commémorations du 375 e anniversaire de Montréal. En vue de cette date emblématique, la Ville de Montréal a lancé un processus de consultation menant à l’adoption, en 2013, du Plan de conservation et de mise en valeur du Vieux‑Montréal.

Ce document fait état de trois thèmes — un milieu de vie complet de qualité ; un patrimoine urbain à mettre en valeur et à enrichir ; la fabrication d’une destination renommée, une expérience authentique et enrichissante. Par ces thèmes, le plan présuppose un arrimage possible et souhaitable entre un quartier habité, un quartier d’Histoire et un quartier tourné vers l’avenir répondant aux impératifs de l’internationalisation de Montréal.

L’habitat figure en tête de liste des fonctions discutées dans ce plan. On y fait référence à l’accroissement du nombre de résidents comme levier de développement contribuant durablement à la vie de quartier et à la fréquentation et consommation des services locaux. Pourtant, les stratégies visant à développer la fonction résidentielle ne sont pas nouvelles et évoluent depuis la désignation patrimoniale avec les reconversions de magasins-entrepôts (années 1970-1980), et plus tard, avec le réaménagement des faubourgs Québec et des Récollets (années 1990-2000) puis le remplissage des derniers terrains vacants [1] .

S’il est vrai qu’à l’époque moderniste, la fonction résidentielle se cantonnait au logement et aux services et équipements de proximité, à l’image de l’unité de voisinage (Perry, 1929) , la conception de cette fonction dans la ville a évolué au fil du temps, intégrant de la mixité comme les Traditional Neigborhood Developement ( New Urbanism ) et la notion de ( village urbain )  (Authier, 2002 ; Klein et Shearmur, 2017) .

Faisant l’objet des politiques de l’ Urban Renewal (rénovation urbaine) dans les années 1950-1960 (Jacobs, 1961) , du projet urbain et de la régénération urbaine dans les années 1980-1990 (Pinson, 2000 ; Hubert, Lewis et Max Raynaud, 2014) , et plus récemment de développement urbain durable (Emelianoff, 2007) , la fonction résidentielle devient un élément structurant d’une nouvelle identité urbaine sur le long terme. Il ne s’agit plus de réguler localement l’adéquation entre l’offre et la demande en logements et services, mais de favoriser l’émergence et l’appropriation d’un milieu de vie tissant du lien social par de nouvelles formes et façons d’habiter (Declève et al., 2009) .

Les stratégies déployées pour développer la fonction résidentielle dans ces 50 dernières années ont contribué à faire du Vieux-Montréal un quartier habité à nouveau. Plus récemment, les données statistiques (Statistique Canada, 2007, 2017a) indiquant le taux de variation de la population et de la densité le confirment. Les chiffres montrent que la population du Vieux-Montréal est en nette progression (52 %), derrière Old Town‑Toronto (82,6 %), mais devant Gastown‑Vancouver (35,4 %), Byward‑Ottawa (10 %) ainsi que le Vieux-Québec (-11,6 %) qui, au contraire des autres quartiers cités, perd même des habitants.

Aujourd’hui, le Vieux-Montréal et ses anciens faubourgs forment l’un des principaux quartiers historiques en Amérique du Nord qui soit habité, ce qui justifie l’intérêt scientifique pour l’étude de l’évolution du rôle de sa fonction résidentielle, afin d’en tirer des leçons et des perspectives d’avenir. Interroger l’évolution de la conception de la fonction résidentielle par les acteurs est potentiellement révélateur des valeurs et du sens qui est accordé à la qualité du milieu de vie face à d’autres impératifs comme la mise en valeur du patrimoine et la mise en tourisme. L’article met en évidence l’évolution de ces conceptions en trois parties. La première interroge l’évolution de la conception de la fonction résidentielle dans le développement urbain des années 1960 à nos jours. La deuxième met en évidence l’évolution de ces conceptions dans le Vieux-Montréal, secteur que nous avons étudié. Enfin, la troisième partie propose des éléments de discussion sur l’évolution du rôle de la fonction résidentielle et les défis qu’elle génère pour l’avenir du Vieux-Montréal pouvant servir de référence à d’autres quartiers historiques nord‑américains.

1. L’évolution de la conception de la fonction résidentielle dans les quartiers anciens

Les quartiers anciens sont des lieux prisés de politiques visant à améliorer le cadre de vie, et ce, afin d’accueillir les nouvelles activités urbaines comme le tourisme et l’événementiel (Gotham, 2005 ; Hayllar et Griffin, 2005) , les nouvelles technologies (Hutton, 2009) , tout comme l’intensification de la fonction et de l’économie résidentielles (Bromley, Tallon et Thomas, 2005 ; Ananian, 2010) . Toutefois, ces politiques n’ont pas toujours accordé le même rôle à la fonction résidentielle dans le développement urbain par rapport à d’autres impératifs comme la patrimonialisation, la régénération urbaine et l’internationalisation des villes.

1.1. La modernisation des villes et la patrimonialisation

Les années 1960-1970 sont marquées tant en Europe qu’en Amérique par l’ Urban Renewal qui, sous couvert de la modernisation des villes, a mené à de gros projets de démolition‑reconstruction au détriment des quartiers populaires à l’exemple de la construction des Habitations Jeanne-Mance à Montréal ou du petit Manhattan à Bruxelles (Van Criekingen, 2010) . Les travaux de Jane Jacobs (1961) et d’autres comme Léon Krier (1977) , Maurice Culot, René Schoonbrodt et Şefik Birkiye (1981) ont supporté la critique à l’encontre de ces modalités de transformations radicales de la ville, où le logement était considéré une fonction faible et remplacée par des immeubles de bureaux accueillant les activités tertiaires.

C’est à la même époque qu’émergent les politiques de patrimonialisation, comme à Montréal avec la désignation de l’arrondissement historique du Vieux-Montréal, visant à réhabiliter le cadre bâti et les espaces publics (Drouin, 2005) . La rénovation du parc de logements existants tout comme les reconversions d’anciens entrepôts et industries en logements accordent à la fonction résidentielle un rôle de levier de la conservation et de la mise en valeur du patrimoine évitant les démolitions.

De cette façon et en échos aux revendications du droit à la ville (Lefebvre, [1968] 1972) , le processus de patrimonialisation entrepris au cours des années 1970 a favorisé un premier regain d’intérêt de la part de la population et surtout des investisseurs pour la fonction résidentielle dans les quartiers centraux (Birch, 2002) . Pourtant, ces interventions de rénovation du logement ont une portée limitée et ne peuvent générer l’élan nécessaire à un nouveau régime urbain (Stone, 1989) . Dès lors, dans le tournant néolibéral des années 1990 sous l’égide de la ville entrepreneuriale (Harvey, 1989) , le développement urbain, dont la production de l’habitat, est mobilisé par les villes comme un outil de développement économique. De plus, en Amérique du Nord, l’habitat devient un outil d’investissement pour les grands fonds de retraite et leurs leviers financiers d’envergure (Beauregard et Haila, 1997, p. 335) .

1.2. Le retour en ville et la régénération urbaine

La crise économique des années 1990 et l’exode démographique vers les banlieues (Dansereau et Germain, 2002) poussent les villes tant en Amérique qu’en Europe à se reconstruire sur elles-mêmes, mobilisant des friches présentes dans les faubourgs aux pourtours des centres anciens tout comme les fronts d’eau investis par la fonction industrielle. Les politiques publiques visent le retour en ville et le « repeuplement » des quartiers centraux désertés par la désindustrialisation et la dégradation du cadre bâti. Ce « retour en ville » (Bidou-Zachariasen, 2003) s’appuierait sur la restructuration du système économique, mais aussi sur des caractéristiques distinctives liées aux façons d’habiter à proximité des services et des transports tout en bénéficiant d’un cadre architectural, urbanistique et culturel exceptionnel (Zukin, 1995) .

Par ailleurs, les dynamiques de reconquête des espaces centraux sont favorisées par la construction de nouveaux condominiums, appuyées par des discours vantant les vertus de la mixité sociale et de la gentrification (Lees, 2000, 2008 ; Smith, 2002 ; Van Criekingen, 2013) . Par conséquent, la construction de nouveaux condominiums dans les quartiers anciens aurait un triple objectif: générer des sources de revenus pour la Ville à partir des taxes; intensifier les interventions sur les infrastructures et les espaces publics améliorant la qualité du milieu de vie comme facteur d’attractivité économique et favoriser la « ville de proximité » et réduire ainsi, les iniquités sociales en matière de services (Rose, 2004 ; Rosen et Walks, 2014) .

Depuis, la fonction résidentielle est intégrée dans des politiques publiques de développement urbain et de grands projets d’aménagement comme levier de régénération urbaine (Ananian, 2010) . Docklands, Canary Wharf à Londres, Atlantic Yards dans Brooklyn à New York, le front d’eau de Toronto, le quartier Léopold à Bruxelles, Parque das Nações à Lisbonne, sont de grands projets qui montrent une certaine convergence dans les approches européennes et nord-américaines en ce qui concerne l’émergence de partenariats publics-privés dans la production du logement (Fainstein, 2008) . Bien que le rôle de régulation du marché soit plus marqué en Europe qu’en Amérique du Nord, les constats sont unanimes : ces grands projets présentent des risques tant pour les pouvoirs publics que pour le secteur privé et en raison des exigences de profitabilité, ils produisent un paysage qui ne favorise pas l’urbanité (Lehrer et Laidley, 2009 ; Fainstein, 2008) . Le cas de la Potsdamer Platz à Berlin est intéressant à cet égard dans la mesure où la fonction résidentielle a occupé une place importante dans la programmation du projet grâce à l’intervention de l’État produisant une nouvelle identité de la ville suite à la réunification (Lehrer et Laidley, 2009) .

Les transformations des quartiers centraux témoignent de la restructuration du tissu urbain et social et interrogent leur capacité à faire face aux pressions locales de la mondialisation comme l’intensification des activités technologiques (Hutton, 2009) , du tourisme et la densification résidentielle avec la création de condominiums de luxe tout en conservant une certaine identité et cohésion sociale.

1.3. L’internationalisation des villes et le développement urbain durable

La composante résidentielle de ces grands projets d’aménagement soulève des tensions entre le capital global et l’identité locale par la place accordée à la mixité sociale et au logement abordable (Sandercock et Dovey, 2002) , l’idée étant d’encourager la production de nouveaux logements pour attirer et retenir des résidents au centre-ville.

Sous couvert du développement urbain durable (Da Cunha et al., 2005) , il s’agit de favoriser la consommation et la fréquentation locale de jour comme de nuit, la sécurité, la marchabilité et la ville des courtes distances (Bromley, Tallon et Thomas, 2005 ; Bullen et Love, 2009 ; Howley, 2009) . Toutefois, ce sont les classes moyennes et supérieures qui sont visées à l’instar du référentiel de la ville et de la classe créatives.

Ce référentiel conditionne la réussite économique à la qualité du milieu de vie pour certaines niches de la population pouvant générer des conflits avec d’autres objectifs comme l’équité sociale (Swyngedouw, Moulaert et Rodriguez, 2002 ; Vivant, 2013) . Les classes moyennes font l’objet de ces stratégies résidentielles tout comme d’autres stratégies à l’exemple du tourisme.

En ce sens, la montée du tourisme urbain contribue à faire évoluer la conception de la fonction résidentielle dans les quartiers centraux (Judd et Fainstein, 1999) . D’abord par le développement de projets récréatifs majeurs qui investissent ces quartiers et les friches industrielles et portuaires à proximité des centres-villes à exemple de Toronto (Lehrer et Laidley, 2009) et Melbourne (Sandercock et Dovey, 2002) . Les élites locales créent une hiérarchie d’intérêts en fonction des visiteurs (touristes, travailleurs, navetteurs, etc.) plutôt que des résidents (Eisinger, 2000) . Comme dans le Vieux-Carré à la Nouvelle‑Orléans aux États-Unis, ces élites argumentent que les retombées économiques compensent les externalités négatives comme le bruit, l’achalandage, la congestion, la gentrification résidentielle et commerciale (Gotham, 2005 ; Souther, 2007) .

Toutefois, l’essor d’un nouveau type de tourisme urbain remet en question cette dissociation entre la fonction résidentielle et touristique, entre résidents et touristes. À l’exemple de Berlin-Kreuzberg (Füller et Michel, 2014) , il s’agit de la quête d’authenticité de la part de touristes urbains, souvent issus des classes moyennes et friands d’expériences authentiques dans des milieux de vie habités. Cet engouement des touristes pour les quartiers anciens bouscule le marché immobilier avec la production de nouveaux logements, des reconversions en logements locatifs de courte durée et un risque pour la cohésion sociale des communautés résidentielles et d’affaires.

La production résidentielle associée à ces stratégies appuie les processus de fabrication de la destination touristique (Galdini, 2007) et de désignation du caractère historique et patrimonial des quartiers anciens (Shipley et Snyder, 2013) . Pourtant, elle génère un autre paradoxe : bien que le développement du tourisme s’appuie initialement sur l’authenticité, la spécificité locale des lieux et des communautés, la culture et l’urbanité, il s’avère que la mise en tourisme des quartiers dans l’optique d’attirer des investisseurs et des touristes risque de dénaturer ces caractéristiques avec l’augmentation des prix de l’immobilier, le déplacement des populations et le remplacement de commerces et services moins adaptés aux résidents (Gotham, 2005) .

Cette dimension du développement multifonctionnel et multiscalaire des quartiers anciens introduit l’enjeu de la mixité et de la cohabitation. Soutenue par le référentiel du développement urbain durable (Emelianoff, 2007) , la construction de nouveaux logements augmentant le nombre de résidents et la spectacularisation des quartiers anciens par le patrimoine et l’événementiel (Chaudoir, 2007) , et contribuant à une augmentation du nombre de touristes et visiteurs, met en évidence les nuisances et les conflits de cohabitation tout comme la nécessité de réfléchir aux modalités de gouvernance de quartiers anciens (Dormaels, 2016) .

Enfin, bien que la conception de la fonction résidentielle dans les quartiers centraux ait évolué au fil du temps, les projets intégrant du logement dans les quartiers anciens semblent avoir été mobilisés comme des opportunités pour soutenir d’autres stratégies de développement orientées par des tendances globales comme la patrimonialisation, la régénération urbaine et l’internationalisation des villes générant un certain nombre d’externalités sur le plan social et la qualité de vie qui mérite d’être considéré.

1.4. Méthodologie

L’article s’inscrit dans un programme de recherche qui étudie les enjeux, conflits et perspectives du développement de la fonction résidentielle dans le Vieux-Montréal. La méthodologie du programme de recherche compte une analyse basée sur des documents des archives, une enquête auprès de résidents (331) complétée par des entretiens semi‑dirigés (20) sur leurs perceptions et pratiques d’habiter, et des entretiens semi‑dirigés auprès des acteurs du développement urbain (11). Pour les fins de cet article, nous mobiliserons l’analyse documentaire (section 2) et les entrevues réalisées auprès des acteurs (section 3). Concernant l’analyse documentaire, nous avons constitué un inventaire de documents de planification urbaine [2] sur le Vieux-Montréal, les anciens faubourgs Québec et des Récollets, le Vieux-Port et le centre-ville à partir du répertoire documentaire du site patrimonial du Vieux-Montréal (Ville de Montréal, 2015) et des archives, du Service de mise en valeur du territoire de la Ville de Montréal de la BAnQ et du ministère de la Culture et des Communications (MCC) par une demande d’accès à l’information. Plus d’une soixantaine de documents de planification ont été identifiés entre 1965 et 2017. De ce corpus, nous avons retenu 41 documents jugés les plus pertinents, qui nous ont servi à montrer les relations entre les différents plans au fil du temps (figure 1).

Fig. 1

Figure 1 : Organigramme des exercices de planification dans le secteur (1965-2017)

Figure 1 : Organigramme des exercices de planification dans le secteur (1965-2017)

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De ces 41 documents, 20 ont été sélectionnés parce qu’ils exprimaient une vision stratégique de développement et qu’ils touchaient à la question de la fonction résidentielle dans notre secteur d’étude. Des fiches signalétiques ont été réalisées pour chaque document identifiant systématiquement le contexte, le territoire concerné et les parties prenantes, et dégageant le rôle du développement résidentiel vis-à-vis de la vision globale du plan. Ce travail a servi à dégager les éléments de vision stratégique concernant la conception de la fonction résidentielle telle que planifiée par les acteurs.

Le tableau 1 ci-dessous restitue le travail effectué dans les archives et qui a constitué notre échantillon mentionnant l’année, le titre, le nombre de pages et l’auteur du plan, les sources d’obtention du document, le contexte général d’élaboration et de participation publique et brièvement le type de vision développée pour la fonction résidentielle. Concernant les entretiens semi-dirigés, nous avons recueilli les propos de 7 acteurs publics du développement urbain et de 4 acteurs privés, dont 3 promoteurs immobiliers. Le choix des promoteurs s’est fait en fonction de deux critères : l’ancienneté de leurs activités dans le secteur et leur degré d’ouverture aux enjeux de développement du quartier à partir du repérage des publicités de leurs produits immobiliers. Les entretiens ont servi à apporter des nuances quant à la conception de la fonction résidentielle telle qu’exprimée dans les documents de planification.

Fig. 2

Tableau 1. Échantillon de documents de planification sélectionnés en fonction de la portée stratégique vis-à-vis de la fonction résidentielle

Tableau 1. Échantillon de documents de planification sélectionnés en fonction de la portée stratégique vis-à-vis de la fonction résidentielle

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Fig. 3

Tableau 1 (suite)

Tableau 1 (suite)

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2. Les processus de planification et de développement de la fonction résidentielle dans le Vieux-Montréal et les anciens faubourgs

Le processus de patrimonialisation du Vieux-Montréal est initié en 1964 avec la désignation de l’arrondissement historique. Les acteurs municipaux envisagent le développement du tourisme pour amorcer une activité économique en soi et attirer des investissements pour financer les programmes de préservation et conservation du patrimoine. Entre ces deux stratégies souvent conflictuelles en surgit une troisième, portée par les promoteurs immobiliers. Il s’agit du développement de la fonction résidentielle qui apparaît comme un compromis permettant d’une part de valoriser le patrimoine matériel, et d’autre part de consolider une certaine authenticité générée par un quartier habité (Lauzon et Forget, 2004).

La volonté d’une vision partagée du développement et de l’aménagement du Vieux‑Montréal pour la promotion du patrimoine, du tourisme et de la fonction résidentielle n’est donc pas sans générer de conflits. Cependant, le fantasme d’un équilibre idéal entre ces trois fonctions depuis le début des années 1960 jusqu’à nos jours a teinté les discours et les actions des acteurs publics, des promoteurs et du milieu des affaires. La démographie est l’un des principaux indicateurs de ce processus de renaissance.

La population au sein du Vieux-Montréal sans les faubourgs est à son plus bas en 1976 avec seulement 555 habitants. Le processus de désindustrialisation frappe au plus fort le Vieux-Montréal, alors que le centre économique se déplace plus au nord. La figure 2 compare l’évolution du taux de variation du nombre d’habitants entre le Vieux-Montréal sans les faubourgs et l’arrondissement Ville-Marie. Entre 1981 et 1986, ce taux affiche une augmentation de 116 % en raison des opérations pionnières de la reconversion résidentielle (section 2.1). Au début des années 1990, les opérations du complexe Chaussegros-de-Léry, et d’autres opérations par la suite, vont amorcer le processus pour générer une certaine stabilité de la population à partir de 2006.

Fig. 4

Figure 2 : Comparaison de l’évolution du taux de variation du nombre d’habitants entre l’arrondissement Ville-Marie et le Vieux-Montréal (sans les faubourgs) entre 1971 et 2016.

Figure 2 : Comparaison de l’évolution du taux de variation du nombre d’habitants entre l’arrondissement Ville-Marie et le Vieux-Montréal (sans les faubourgs) entre 1971 et 2016.

Sources : Statistique Canada, 2017b ; Ville de Montréal, 2012

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Alors que le Vieux-Montréal affiche un taux de variation de -35 % pour la période 1971-1976, l’arrondissement affiche un taux de -17 %. À l’échelle de l’arrondissement, la population est au plus bas en 1991, dénombrant 68 894 habitants. Depuis lors, les taux de variation redeviennent positifs : oscillant entre 4 % et 6 % pour l’arrondissement, ils sont beaucoup moins expressifs que ceux du Vieux-Montréal. Ceci est dû aux fortes politiques municipales de relance de l’habitat qui touchent les autres faubourgs du centre-ville, dont le faubourg Saint-Laurent (section 2.2). Cependant, depuis 2011, le taux de variation de la population de l’arrondissement est bien supérieur à celui du Vieux-Montréal (6,1 % contre 1 %). Ce constat est à mettre en relation avec un épuisement des terrains et bâtiments vacants dans le Vieux-Montréal et une politique de densification résidentielle du centre-ville favorisant l’augmentation du nombre de résidents (section 2.3).

La figure 2, qui montre l’évolution de la population du Vieux-Montréal (sans les faubourgs) par rapport à l’arrondissement Ville-Marie, témoigne de l’essor de la fonction résidentielle. Alors que la reprise du repeuplement dans l’arrondissement Ville-Marie s’opère dans les années 1990, celle-ci émerge au début des années 1980 dans le Vieux‑Montréal pour s’intensifier jusqu’à nos jours.

Le tissu résidentiel présente une variété de typologies dont des maisons unifamiliales, des logements au-dessus des commerces et quelques collectifs d’habitation dans le site patrimonial, des immeubles à appartements dans le faubourg des Récollets, un mixte de maisons de ville et immeubles à appartements dans le faubourg Québec et 5 coopératives d’habitation [3] (Figure 3).

Fig. 5

Figure 3 : Le tissu et les typologies résidentielles du Vieux-Montréal et des faubourgs.

Figure 3 : Le tissu et les typologies résidentielles du Vieux-Montréal et des faubourgs.

Source : Rôle d’évaluation foncière de la Ville de Montréal (2017)

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La distribution de la fonction résidentielle sur le territoire conjugué aux opportunités du marché immobilier et aux politiques publiques nous laisse entrevoir une certaine complexité d’un processus se déroulant en trois phases : les reconversions résidentielles, le réaménagement des faubourgs et le remplissage des derniers terrains vacants.

2.1. La reconversion résidentielle et la valorisation patrimoniale

Le Plan directeur est le premier document préparé la Ville et le ministère des Affaires culturelles du Québec (MAC) suivant la désignation patrimoniale. Le Plan avait comme principal objectif de promouvoir une qualité d’ensemble au secteur à partir de la mise en valeur du patrimoine et un développement multifonctionnel. Le Service d’urbanisme reconnaît la présence de la fonction résidentielle et soulève la question des nuisances et des usages incompatibles comme les activités industrielles et portuaires. Ce changement de paradigme soutient les promoteurs immobiliers dans le lancement de projets pionniers de reconversion résidentielle. Ces projets, bien que modestes par rapport à l’ampleur du secteur, ont contribué à bannir tout usage industriel et d’entreposage qui pourrait générer des nuisances aux nouvelles fonctions dans le quartier. Les promoteurs y voient une opportunité d’affaires alors que la Ville y voit une façon de redynamiser le secteur face au déclin économique et à la dégradation du cadre bâti.

Par ailleurs, ces projets pionniers ont démontré la possibilité d’habiter le quartier malgré la perte prononcée d’habitants survenue jusqu’en 1976 (-37 % entre 1971 et 1976). Ces reconversions, accompagnées de projets d’embellissement de l’espace public, ont surtout contribué à éviter la démolition de nombreux bâtiments.

Parmi les projets pionniers figurent celui des Cours Le Royer qui a consisté en la reconversion des magasins-entrepôts des Sœurs Grises en 220 logements et en l’aménagement d’un stationnement souterrain sous-dalle avec promenade ouverte au public au niveau de la rue. Toutefois, les coûts liés au projet ont mené la Société immobilière Cours Le Royer à envisager l’arrêt du processus lors du lancement de la deuxième phase en 1977. Cette opération était devenue emblématique de la renaissance du Vieux-Montréal, parce que représentative des possibilités d’habiter le Vieux-Montréal à nouveau. Le promoteur a sollicité l’appui de l’administration municipale faisant valoir l’importance de l’aboutissement du projet pour le quartier. En raison du manque de filières de financement à la sphère municipale, les difficultés financières de l’opération ont contribué finalement à la signature en 1979 d’un protocole d’entente sur le Vieux‑Montréal et le patrimoine montréalais (souvent désigné comme « l’Entente ») entre le MAC et la Ville de Montréal.

Depuis cette Entente, le patrimoine était soutenu financièrement par les autorités, ne nécessitant plus exclusivement le projet touristique pour survivre (Drouin, 2009, p. 6) . Se sont suivies d’autres opérations comme les Cours Saint-Pierre et l’Habitat Place Royale qui, comme les Cours Le Royer, ont consolidé une modalité de mise en valeur du cadre bâti et donné une impulsion à la croissance démographique.

À la même époque, un autre processus de planification est amorcé. L’Association Vieux‑Port [4] lance un processus de consultation entre 1978 et 1979 suite à la cessation progressive des activités industrielles et portuaires. L’objectif de cette planification stratégique est de réaménager les vastes terrains du Vieux-Port et de renouveler la vitalité et l’intérêt du public pour ce secteur historique d’importance nationale. Quatre scénarios d’aménagement ont été présentés publiquement à la fin de cette consultation qui a rassemblé un millier de citoyens et 50 groupes communautaires. Bien que la construction de logements figure parmi les options proposées, la consultation rejette ce scénario au profit du caractère public du site (Courcier, 2002) . Les citoyens et groupes communautaires suggèrent que la construction de nouveaux logements se fasse partout dans le Vieux-Montréal et dans l’ancienne cour de triage Viger dans le faubourg Québec. La Stratégie du Vieux-Port va jusqu’à estimer le potentiel de densification du Vieux‑Montréal de 3 000 à 4 000 logements, en incluant la reconversion d’immeubles et d’entrepôts et le remplissage de terrains vacants. Cependant, ce n’est pas parce que la fonction résidentielle n’est pas envisagée sur le territoire du Vieux-Port que les citoyens et groupes communautaires abandonnent l’idée de mixité des usages et la nécessité de prévoir des services pour les résidents du Vieux-Montréal.

Le rapport signé par l’Association Vieux-Port mentionne même un supermarché qui deviendra nécessaire si la population s’accroît, et on discute des possibilités de petits commerces et de terrains de sport intérieurs dans les vieux hangars ou à la gare Dalhousie. Aussi, bien que la vocation récréative du Vieux-Port soit mise de l’avant, l’Association met en garde contre les nuisances que ces activités pourraient générer dans les quartiers avoisinants.

Suite au transfert des droits de l’Association Vieux-Port à la Société du Vieux-Port de Montréal (SVPM) en 1981, une autre consultation sur l’avenir du secteur est lancée. L’option retenue et les orientations dictées dans la Stratégie se confirment en 1990 lors de l’élaboration du Plan directeur d’aménagement du Vieux-Port de Montréal. Dans la mesure où le potentiel de densification du Vieux-Montréal a été estimé suffisant et que la consultation précédente a privilégié, sans équivoque, le scénario récréatif, la fonction résidentielle demeure exclue du Vieux-Port.

Enfin, en 1986, le changement de parti politique à l’Hôtel de Ville (Rassemblement des citoyens de Montréal – RCM) privilégie la stratégie de « repeuplement » du centre-ville en rupture avec l’administration précédente qui privilégiait les fonctions commerciales, institutionnelles et administratives au centre-ville.

Les opérations pionnières de reconversion résidentielle, le positionnement stratégique du Vieux-Port en faveur de l’aménagement d’un équipement métropolitain de nature récréative et le changement d’administration municipale ont contribué à amorcer le processus de développement de la fonction résidentielle dans le Vieux-Montréal. Les jalons d’un Vieux-Montréal habité et d’un Vieux-Port récréatif étaient posés.

2.2. Le réaménagement des faubourgs et le développement économique

La nouvelle administration met en œuvre des politiques publiques qui favorisent un retour des habitants en ville visant à requalifier l’environnement urbain de façon à attirer les entreprises et promouvoir le développement économique (Énoncé d’orientations sur l’aménagement de l’arrondissement Centre, 1988).

Dans la Politique d’habitation qui suit en 1990, la Ville s’identifie aussi comme un catalyseur pour le développement qu’elle voudra encadrer, sans toutefois se substituer au secteur privé qui satisfait en bonne partie les besoins en logement.

Pour asseoir sa politique de repeuplement, la Ville structure un système de contraintes et d’opportunités visant à attirer les investissements des promoteurs vers les faubourgs, alors que ces derniers accordaient une préférence aux banlieues en raison de bénéfices fiscaux, de facilités administratives et de l’absence de contraintes de construction liées au caractère patrimonial du Vieux-Montréal (Maltais, 2009) . La Ville acquiert des terrains et des bâtiments dans les faubourgs Québec et des Récollets [5] . Les immeubles et entrepôts qui y restent sont vacants ou occupés par de rares entreprises, ou réappropriés par des artistes, population reconnue comme marginale, mais aussi comme créative et d’avant‑garde (Bordeleau, 2003) .

Pour mettre en œuvre les objectifs du plan, la Ville s’appuie sur des sociétés paramunicipales, dont la Société d’habitation et de développement de Montréal (SHDM) et la Société immobilière du patrimoine architectural de Montréal (SIMPA) créée en 1981 — bras immobilier de l’Entente MAC-Ville [6] .

Ainsi, dès la fin des années 1980, la SHDM obtient de l’administration municipale le mandat d’élaborer un projet principalement résidentiel pour le site du faubourg Québec (Bureau de projet du faubourg Québec 1992) ; alors que la SIMPA entame pour le faubourg des Récollets, l’élaboration d’un concept d’aménagement mixte et à haute densité.

Ces nouvelles opérations résidentielles bénéficient dès 1994 d’une campagne publicitaire inédite organisée par la Ville de Montréal en partenariat avec les promoteurs immobiliers afin de stimuler la demande en logements. La campagne appelée Nouveau Montréal vise à transformer un objectif sectoriel — repeupler le centre-ville — en un enjeu de communication stratégique global pour la ville et à créer un engouement à l’égard des nouveaux quartiers du centre-ville en établissant la notoriété de cinq projets résidentiels en développement [7] .

Les plans de développement des deux faubourgs initiés durant l’administration Doré (1986-1994) se poursuivent lors de l’administration Bourque (1994-2001), mais avec les objectifs revus à la baisse : la fonction résidentielle étant subordonnée aux impératifs de rentabilité et d’une gestion plus austère dans un contexte de crise économique.

Par ailleurs, la politique d’habitation était durement critiquée par le milieu associatif et communautaire qui militait pour la construction de logements sociaux et abordables. Les acteurs de ces milieux dénonçaient une politique qui favorisait les plus nantis — les habitants que la Ville voulait attirer — au détriment de politiques de rétention des populations défavorisées. Entre-temps, la Chambre de commerce de Montréal affirmait que la Ville, aux prises avec une importante population défavorisée, ne faisait pas assez pour développer l’habitation pour la classe moyenne supérieure, pourtant nécessaire pour assurer la relance économique de la ville.

Les orientations énoncées en 1988 se confirment lors de l’adoption du premier Plan d’urbanisme par le conseil municipal en 1992, notamment pour poursuivre la mise en valeur du site patrimonial et le développement des faubourgs.

De plus, les effets des célébrations du 350 e anniversaire sur la quiétude du quartier ont avancé la question de la cohabitation des fonctions issues du développement touristique, de la conservation du patrimoine et de la fonction résidentielle. Ces célébrations marquent le début des activités événementielles comme une nouvelle fonction qui accompagne le développement touristique, alors que le quartier est de plus en plus habité (1 722 résidents en 1991). Les tensions de cohabitation ont mené à l’organisation en 1993 d’un Forum sur le tourisme dans le Vieux-Montréal coorganisé par la SIMPA et l’ESG‑UQAM (Bédard et Huard, 1996) , à la création de l’Association des résidents du Vieux-Montréal (ARVM) et à la mise sur pied de la Table de concertation du Vieux‑Montréal (TCVM) [8] .

En 1996, dans la foulée du Plan d’urbanisme et du Plan directeur de l’arrondissement, un document d’Orientations de développement du Vieux-Montréal (1995-2005) [9] est élaboré par la Ville de Montréal en concertation avec le ministère de la Culture et des Communications (MCC). Ce document est annoncé comme une première étape pour l’élaboration d’un Plan particulier d’urbanisme (PPU) pour le Vieux-Montréal qui ne sera jamais réalisé (Paulhiac, 2008) .

La vision globale énoncée dans le document est celle d’un quartier multifonctionnel dans lequel on vise un milieu de vie équilibré et attrayant, la cohabitation harmonieuse d’une diversité de fonctions et d’activités urbaines, ainsi que des reconnexions avec les quartiers avoisinants tout en respectant le caractère patrimonial du site.

La fonction résidentielle est présentée comme un indicateur fort de vitalité du Vieux‑Montréal. Le Service d’urbanisme utilise même le terme de « reconquête résidentielle » de l’arrondissement historique. Toutefois, on constate que malgré l’augmentation du nombre de résidents, rares sont les services qui répondent à leurs besoins : le document affirme alors que le manque de masse critique et le faible nombre de familles ne permettront pas d’y remédier à court terme. La notion de quartier complet, équilibré et habitable constitue le premier énoncé directeur, tandis que la Ville y insiste sur le caractère distinctif du quartier comme étant un atout résidentiel.

Ce document, d’ordre stratégique, fait rapidement réagir la SIMPA et la Table de concertation avec respectivement l’élaboration d’une Vision stratégique du développement de Montréal (1996) et l’adoption du Plan d’action Vieux-Montréal, Quartier d’avenir (1996) [10] insistant sur la reconnaissance du Vieux-Montréal comme pôle de première importance pour les activités touristiques tout en mettant en garde contre les conflits de cohabitation et les irritants comme la propreté, le bruit, de même que la gestion des nombreux événements spéciaux et des tournages cinématographiques.

Les grands projets résidentiels développés dans les faubourgs, l’augmentation du nombre de résidents et les transformations que ces projets ont générées sur le territoire ont en somme mis en évidence des conflits de cohabitation et la nécessité de créer des structures de représentation (ARVM) et de gouvernance (Table de concertation) pour coordonner les actions dans le secteur, en permettant de rendre viable le développement multifonctionnel du Vieux-Montréal.

2.3. Le remplissage des derniers espaces vacants et la mise en tourisme

La démarche de planification s’est poursuivie au sein de la Ville, qui en 1998, adopte le Plan d’action du Vieux-Montréal. Le plan, qui n’est pas un PPU comme avancé dans les Orientations de développement du Vieux-Montréal faute de consensus, évoque tout de même le rôle de la Table de concertation pour l’élaboration d’une vision d’ensemble et confirme son importance stratégique pour mobiliser les partenaires et mettre en œuvre les différents projets d’aménagement avec un horizon de cinq à dix ans.

La fonction résidentielle est abordée d’emblée, soulevant tant le dynamisme du quartier issu des investissements publics et privés, que les contraintes pour soutenir cette fonction comme le manque de stationnement et de commerces de proximité. Avec la crise économique et le démantèlement de structures paramunicipales dans les années 1990, il s’agit de combler les espaces vacants [11] .

Par ailleurs, la question de la cohabitation des fonctions est identifiée comme enjeu qui pose inévitablement des problèmes. Les orientations confirment la volonté d’améliorer la qualité du milieu de vie pour les résidents, même si ces derniers doivent être conscients des conditions d’affluence du quartier et de ses défis.

Le Plan d’action de 1998 reconnaît le Vieux-Montréal comme « un produit touristique unique » qui doit être animé et développé par la mise en valeur du patrimoine, l’offre culturelle et commerciale. Toutefois, pour permettre le développement harmonieux, notamment avec la fonction résidentielle, le plan indique que les parties prenantes doivent gérer les événements de manière adéquate sans pour autant en préciser les moyens.

Les quartiers environnants sont en plein développement : en 1999, la Ville approuve le PPU du Quartier international et produit le plan de développement de la Cité du Multimédia dans le faubourg des Récollets, où la crise économique a freiné le projet de développement initial du Quartier des Écluses basé principalement sur une économie résidentielle. Face à la quête de nouvelles vocations pour le développement du secteur, les acquisitions de bâtiments et terrains réalisés par la SIMPA et l’annonce du gouvernement en 1996, le redéveloppement du faubourg des Récollets change de nom et de programmation et évolue vers ce projet de Cité du Multimédia (Tremblay et Rousseau, 2006 ; Poitras, 2002) .

En 2002, dans le contexte du Sommet de Montréal, la Ville réunit différents intervenants pour s’intéresser à l’avenir du Havre et élaborer d’une vision stratégique à l’horizon

2025 [12] . Cette vision table sur la cohérence dans le développement de multiples projets afin de favoriser la réappropriation de l’espace riverain et de l’espace urbain central. La fonction résidentielle est mise de l’avant, estimant un potentiel de plus de 10 000 nouveaux logements. On évoque le parachèvement du projet immobilier du faubourg Québec, soulignant que les nouveaux projets résidentiels devraient prévoir de plus fortes densités en raison de leur localisation stratégique, de manière à devenir un pôle économique et un lieu d’habitat.

À l’approche du 375 e anniversaire de Montréal, la Table de concertation produit en 2008 le rapport Penser le Vieux-Montréal 2017. Alors que la fonction résidentielle était identifiée comme un indicateur de vitalité et de dynamisme du Vieux-Montréal lors des plans précédents, c’est désormais la présence de résidents en tant que telle qui est identifiée comme marque d’authenticité pour le quartier, en contribuant à son attrait notamment touristique. Dans cette vision, la vocation économique du Vieux-Montréal doit être compatible avec les aspirations des résidents tout en s’affirmant comme un vrai quartier et un lieu d’expériences au quotidien. Après un processus consultatif encadré par l’Office de consultation publique de Montréal, l’OCPM publie son rapport en mai 2013 avant que le Plan de conservation et de mise en valeur du Vieux-Montréal ne soit finalisé.

Le plan s’intéresse aux préférences des résidents comme le cadre patrimonial unique, favorisé pour sa proximité au centre-ville ainsi que l’animation qui y règne, tout en reconnaissant qu’ils doivent partager les lieux : cette cohabitation avec d’autres usages et usagers génère certaines des difficultés. La vocation touristique prend définitivement de l’ampleur. On reconnaît les qualités culturelles et patrimoniales exceptionnelles tout comme le défi de concilier deux objectifs : la consolidation d’un milieu de vie complet de qualité et les problèmes de voisinage avec les activités et événements festifs dans le Vieux-Montréal — Nouvel An, feux d’artifice, Formule 1, fête du Canada, etc. — et le Vieux-Port — Igloofest, Montréal en Lumière, etc.

Alors que les derniers exercices de planification ont plutôt renforcé les limites territoriales entre les quartiers centraux, deux initiatives sont amorcées en 2016 pouvant avoir un impact sur la consolidation de la fonction résidentielle dans le Vieux-Montréal. Il s’agit du plan d’action de la Stratégie centre-ville (Service d’urbanisme de la Ville de Montréal, 2017) [13] et du Plan sur l’avenir du Vieux-Port (Société immobilière du Canada, 2017).

Fidèle aux orientations du Plan directeur de l’arrondissement Ville-Marie de 1990, la Stratégie centre-ville adopte le discours de la densification résidentielle comme levier de développement économique et opportunité pour expérimenter de bonnes pratiques liées au développement durable.

Parallèlement à cette démarche, la SIC lance un vaste processus de consultation sur l’avenir de son territoire. Depuis 2012, en raison de l’intégration de la Société du Vieux‑Port par la SIC qui la soumet par conséquent à de nouvelles exigences de rentabilité foncière, un nouvel élan a été donné à la planification du territoire.

La stratégie de la SIC vise à intensifier la vocation touristique et événementielle du secteur. Bien que la fonction résidentielle demeure exclue de la programmation, un nouveau quartier mixte devrait s’implanter au sud du Silo n o.  5, tout comme de nouveaux services et équipements installés dans le secteur du Vieux-Port devraient attirer des touristes et répondre en partie aux besoins des résidents des quartiers environnants.

Ceci étant dit, le Vieux-Montréal et les faubourgs occupent une place très timide dans ces deux exercices récents de planification dans la mesure où les visions stratégiques s’appuient encore et toujours sur la notion de développement plutôt que de consolidation. Dans la mesure où les opportunités de développement, surtout immobilier, se font de plus en plus rares dans le Vieux-Montréal et les faubourgs, ce sont les territoires adjacents qui font l’objet de planification alors que se posent de vrais enjeux pour consolider la fonction résidentielle et améliorer la qualité du milieu de vie dans le secteur du Vieux-Montréal.

3. Discussion critique du rôle de la fonction résidentielle dans le développement du Vieux‑Montréal

Plus de 50 ans se sont écoulés depuis la désignation patrimoniale et, malgré une volonté affirmée dans tous les exercices de planification du Vieux-Montréal de développer la fonction résidentielle et d’améliorer la qualité du milieu de vie, des manques de services et des nuisances se sont intensifiés au fil du temps. Toutefois, les différents processus de production du logement que nous avons mis en évidence ont contribué à faire évoluer le paysage et l’identité urbaine du secteur. La figure suivante montre le résultat de cette production où le nombre de logements a presque doublé dans les quinze dernières années. À titre de comparaison, les nouveaux logements construits après les années 2000 représentent plus d’un tiers (plus de 30 %) du nombre de logements dans le secteur alors que ce chiffre ne s’élève qu’à 14 % à l’échelle de l’arrondissement Ville-Marie (figure 4).

Fig. 6

Figure 4 : Évolution des périodes de construction des bâtiments résidentiels dans le secteur.

Figure 4 : Évolution des périodes de construction des bâtiments résidentiels dans le secteur.

Source : Rôle d’évaluation foncière de la Ville de Montréal (2017)

-> Voir la liste des figures

Les acteurs de la Table de concertation s’accordent sur le fait que les outils de gouvernance mis en place dans les années 1990 ne sont plus en mesure de répondre aux enjeux complexes qui se profilent dans le quartier. Les acteurs publics interviewés soulignent l’affaiblissement de leurs interventions et de leurs marges d’action face à la dichotomie entre arrondissement (mission opérationnelle, de proximité) et Ville (mission de portée stratégique), à la montée en puissance de la Société du développement commercial (SDC) avec plus de cotisants et au changement de cap du développement du Vieux-Port en raison d’une volonté affichée d’intensifier les activités événementielles et immobilières pour éponger les déficits.

L’analyse des exercices de planification du Vieux-Montréal et des territoires connexes fait état d’une certaine constance au niveau du discours concernant la fonction résidentielle, mais qu’il convient de nuancer. La notion de quartier multifonctionnel est présente depuis le premier Plan directeur de 1965, où l’on rappelle que le Vieux-Montréal est historiquement un quartier mixte qui soulève déjà des enjeux de nuisances et de cohabitation générés par cette mixité.

Plus tard, les notions de « milieux de vie complets », de « développement harmonieux », « d’équilibre entre les fonctions urbaines », émergent pour la première fois en 1990 dans le plan directeur de l’arrondissement pour s’ancrer définitivement dans les exercices de planification qui ont suivi.

La quête d’un milieu de vie habité, vivable, complet et de qualité voile pourtant une incapacité des pouvoirs publics et des acteurs privés de mettre en œuvre cette vision, si ce n’est par l’amélioration du cadre bâti et des espaces publics et par la construction de nouveaux logements remplissant des terrains vacants. Cependant, la densification résidentielle est vue par les acteurs du développement urbain interviewés comme un élément positif dans la mesure où cette fonction résidentielle a favorisé, selon eux, l’occupation permanente du secteur.

Certes, la population du Vieux-Montréal et des anciens faubourgs s’est accrue de façon expressive au fur et à mesure que les friches, terrains et bâtiments vacants ont été recyclés, alors que le potentiel de développement n’est pas achevé. Nul doute que la fonction résidentielle a contribué à la régénération urbaine en construisant de nouveaux logements, en ramenant des résidents et une vitalité urbaine, et une certaine mixité sociale avec la présence des coopératives de logements. Toutefois, à chaque exercice de planification, les constats sont les mêmes, partagés entre les nuisances et conflits de cohabitation et le manque d’une masse critique de résidents nécessaires pour promouvoir des services et équipements de proximité. L’enjeu de la masse critique est soulevé dans les Orientations de 1996 et récupéré depuis lors par les acteurs publics et privés du développement urbain rencontrés. L’analyse des plans a montré que la fonction résidentielle a toujours été présente dans les stratégies de développement du Vieux‑Montréal, d’abord pour favoriser la conservation et mise en valeur du patrimoine, puis pour asseoir les politiques publiques de développement économique et plus récemment les stratégies de développement de la destination touristique. Cependant, la fonction résidentielle n’a jamais fait l’objet d’une vision affirmée et à part entière de son développement par rapport au développement multifonctionnel du Vieux-Montréal reproduisant des manques, nuisances et conflits de cohabitation à travers le temps.

Les opérations pionnières de reconversion résidentielle ont contribué à la mise en œuvre des politiques patrimoniales. À l’époque de l’administration Drapeau, ce n’est pas le repeuplement en tant que tel qui fait l’objet de la production résidentielle, mais bien la sauvegarde de bâtiments de la démolition. Le cas des Cours Le Royer l’illustre bien, au point de contribuer à la signature de l’Entente MAC-Ville qui aura permis au processus de sauvegarde de se détacher du projet touristique.

La dynamique de planification stratégique du Vieux-Port a contribué à légitimer le développement de la fonction résidentielle dans le Vieux-Montréal et les faubourgs dans la mesure où l’option mise de l’avant est celle d’un espace public animé par des activités récréatives de portée métropolitaine, que le résident peut fréquenter mais où le résidentiel n’a pas sa place, ni les équipements qui supporteraient cette fonction dans le Vieux-Montréal.

L’arrivée du RCM à l’administration municipale a eu un effet catalyseur sur le repeuplement du centre-ville grâce à plusieurs exercices de planification réalisés à cette époque, à l’échelle de l’arrondissement et de la ville. La vitalité du Vieux-Montréal dépendait de la valorisation des faubourgs avec une fonction résidentielle qui serait accompagnée non seulement de logements, mais de tous les équipements nécessaires à soutenir une vie de quartier : école, supermarché, garderie, terrains sportifs, etc. Toutefois, là encore, la fonction résidentielle contribue à mettre en œuvre d’autres politiques publiques, cette fois-ci de développement économique.

La création d’un système de contraintes et d’opportunités par la Ville de Montréal en 1994 (campagne Nouveau Montréal) a eu le mérite de lancer divers projets structurants d’aménagement dans les quartiers anciens. Toutefois, la stimulation d’une demande pour les condominiums, couplée à la crise économique des années 1990, a à plusieurs égards baissé les attentes pour ces projets au détriment d’une vision soutenant la fonction résidentielle.

Les entretiens auprès des acteurs publics ont souligné l’importance des dispositifs de l’époque pour faire du développement urbain : «  L’intérêt de la densité est plus intéressant que simplement le cadre bâti tandis que, dans le Vieux-Montréal, c’est différent. Donc, c’est pour ça que ça prend un support public capable de susciter le développement de ces espaces-là. Depuis la disparition de la SIMPA et de la SHDM, il n’y a plus d’acquisition d’espaces à des fins stratégiques  » (extrait d’entretien avec un acteur du développement urbain).

C’est au tournant des années 2000, avec le Plan d’action du Vieux-Montréal, que la dimension touristique devient plus présente. Se pose dès lors, et de façon plus affirmée, la question des conflits de cohabitation et des nuisances en matière de circulation, stationnement, bruit et propreté. Ce n’est plus tant les manques qui sont constatés pour conforter la fonction résidentielle dans le secteur — bien que cela demeure présent dans les documents de planification —, mais les enjeux de cohabitation et les conditions d’un développement harmonieux du secteur.

La fonction événementielle amorcée avec les festivités du 350 e anniversaire de Montréal — et qui a contribué à la création de l’ARVM et de la Table de concertation — se consolide progressivement tant dans le Vieux-Port que dans le Vieux-Montréal en renforçant les conflits de cohabitation avec la fonction résidentielle : « il y a avait beaucoup de conflits entre les volontés des commerçants pour faire venir des clients et les résidents qui voulaient se protéger de tout ça » (extrait d’entretien avec un acteur public du développement urbain).

En même temps, les derniers terrains vacants font l’objet de nouveaux projets immobiliers résidentiels comme le Solano dans le faubourg Québec, le M9 et le 21 e Arrondissement dans le faubourg des Récollets, et Silhouettes sur la rue de la Commune. Les promoteurs immobiliers ont vu dans les manques de commerces et d’équipements dans le quartier, une opportunité d’affaires: « Aujourd’hui, ce sont des projets beaucoup plus orientés vers le lifestyle. On acommencé avec une piscine sur le toit, le chalet urbain, les gyms, etc. Puis, ça sort du bâtiment […] et des commerces qui viennent compléter. Ça fait partie, je pense, de la qualité de vie et le fait qu’on amène cette vie de quartier à l’intérieur de nos projets » (extrait d’entretien avec un promoteur).

Bien que ces opérations contribuent à combler les derniers espaces de la trame urbaine, elles ne contribuent pas toujours à qualifier l’espace urbain avec des espaces ouverts au public ou des lieux de socialisation.

Désormais, la fonction résidentielle contribue à mettre en scène la ville internationale et la destination touristique. Plus que jamais, les discours et campagnes publicitaires des promoteurs immobiliers s’appuient sur les caractéristiques distinctives du quartier pour promouvoir des modes d’habiter de prestige. Les promoteurs immobiliers que nous avons interviewés sont unanimes : tous s’accordent sur l’importance de la qualité du milieu de vie pour leurs affaires.

Par ailleurs, depuis la vision pour le Vieux-Montréal 2017 de la Table de concertation (2008), on fait état du quartier ancien habité comme un véritable atout touristique et une marque d’authenticité de la destination, contribuant à intensifier les enjeux de cohabitation par l’émergence de nouveaux phénomènes comme celui du Airbnb. Ce nouveau phénomène ne fait pas consensus entre les acteurs interviewés : si certains voient la menace d’un roulement des populations et un désengagement progressif des résidents envers le quartier, d’autres y voient une opportunité d’accroître, enfin, la masse critique nécessaire à viabiliser des commerces de proximité.

Conclusion

Le rôle de la fonction résidentielle dans le développement du Vieux-Montréal a évolué dans le temps, répondant aux intérêts des acteurs du développement urbain plutôt que ceux des résidents. La spécificité qui rend à la fois habité et animé ce quartier historique assez unique en Amérique, est en train de s’estomper face aux effets redoutés de la mondialisation liés aux activités de la nouvelle économie, au tourisme et à l’immobilier de luxe.

L’analyse de ces 50 ans de développement résidentiel dans le Vieux-Montréal a montré que le repeuplement du centre-ville est un projet hautement politique et qu’il a survécu aux changements de partis à l’Hôtel de Ville. Quelles leçons en tirer ?

D’abord, on conclut de l’analyse des plans et des entrevues que tout réside dans l’enjeu de la cohabitation des fonctions et de la manière dont les acteurs locaux construisent une vision partagée d’un équilibre souhaité. L’évolution des termes en témoigne : du quartier multifonctionnel au milieu de vie complet. Toutefois, la fonction résidentielle a surtout été instrumentalisée pour d’autres fins que la qualité du milieu de vie et de ses résidents.

Les ruptures successives des politiques publiques de planification vis-à-vis de la fonction résidentielle en témoignent. Comme exemple, citons le tournant opéré entre le Quartier des Écluses et la Cité du Multimédia, qui mise désormais sur une économie de l’innovation, ou encore entre le plan d’aménagement du faubourg Québec des années 1990 et celui des années 2000, qui passe d’un quartier compact et consolidé à un quartier monofonctionnel aménagé à la pièce. Ce sont des ruptures révélatrices du manque de vision et de cohérence des interventions dénoncées par les acteurs interviewés, mais aussi de la faiblesse des leviers dont dispose l’action publique.

Ensuite, on comprend d’après les entrevues que l’affirmation d’une vision propre à la fonction résidentielle fondée sur le milieu de vie plutôt que sur le logement, à la place de contribuer à mettre en œuvre d’autres politiques publiques successives, aurait exigé que les processus de planification soient plus intégrés (Ville, arrondissement, population, société civile). Il ressort également des propos des acteurs publics que le territoire de planification aurait dû dépasser les ruptures historiques dessinées par les limites territoriales, notamment avec le Vieux-Port : la coordination entre les parties prenantes aurait dû être renforcée et la gouvernance renouvelée.

En référence aux méthodes d’urbanisme suggérées par Lacaze (2000) , il s’agit de privilégier un « urbanisme de gestion », allant au-delà de l’urbanisme réglementaire présent dans les instruments classiques de zonage et de l’urbanisme de projet mobilisé dans le développement de la fonction résidentielle dans les faubourgs (Ingallina, 2008) . Toutefois, le savoir-faire développé par les sociétés paramunicipales a rendu possibles des opérations urbaines d’envergure initiées par le pouvoir public, ce qui n’est plus envisageable aujourd’hui. Ceci limite la capacité des acteurs publics dans la consolidation du milieu de vie.

Les plans plus récents et les stratégies des promoteurs immobiliers semblent entrevoir la qualité du milieu de vie et l’identité du quartier comme un socle sur lequel de nouvelles modalités de gouvernance pourraient se construire, plutôt que de se restreindre au développement et à la marchandisation d’un secteur unique de Montréal.

Enfin, les entrevues auprès des acteurs du développement urbain ont fait émerger de nouveaux enjeux pour la consolidation de la fonction résidentielle dans le Vieux‑Montréal face aux grands projets d’aménagement. Avec le démantèlement de l’autoroute Bonaventure, le développement de Griffintown et du Vieux-Port, l’aménagement des abords du canal de Lachine, se présente un risque de concurrence pour le Vieux-Montréal. Tout comme s’ouvre à nouveau une perspective de réflexion de la planification à l’échelle du Havre, échelle pertinente dans laquelle doit s’inscrire la planification du Vieux-Montréal pour consolider une masse critique d’habitants bénéficiant de services, d’équipements et des infrastructures de transport qui animeront une vie de quartier, tout en confortant son rôle de lieu d’Histoire et de destination touristique.