Corps de l’article

La généralisation du phénomène urbain est entérinée, l’urbanisation des questions sociales est massive : c’est le socle d’un vaste ensemble de travaux de recherche qui enquêtent quant aux énigmes spatiales de la vie en société et qui se regroupent généralement sous la bannière urban studies ou études urbaines. La situation de la France est à cet égard singulière car les études urbaines y sont marginales. C’est cette situation singulière que nous avons voulu ici questionner.

En effet, depuis près de dix ans, un double mouvement s’observe avec d’un côté l’affirmation d’un domaine d’études autour du phénomène urbain ‑ déjà établi comme urban studies dans le monde anglophone et d’un autre côté un retour de l’enjeu des périmètres disciplinaires ‑ observable à l’occasion des recrutements d’enseignants‑chercheurs par exemple, qui amène à atténuer la portée des tentatives de dépassement ou de reconnexion des frontières disciplinaires. Plusieurs réflexions sur le statut et l’acception des études urbaines peuvent être mentionnées, que ce soit aux États‑Unis ou en France. Ainsi, dans leur article intitulé « What is Urban Studies ? », William Bowen, Ronnie Dunn et David Kasdan (2010) s’interrogent sur la définition des études urbaines aux États‑Unis, rappelant que c’est un champ d’études qui ne semble pas correspondre aux critères d’une discipline traditionnelle. Quelques années plus tard, la revue Métropolitiques publie un dossier posant la question suivante : « Y‑a‑t‑il des Urban Studies à la française ? » (Collet et Simay, 2013). Des deux côtés de l’Atlantique, les études urbaines sont en effet marquées par un positionnement incertain au sein des sciences sociales ainsi qu’une définition aux contours flous.

Si le degré d’institutionnalisation du domaine des études urbaines n’est pas étranger à la fragilité de son assise, le contexte dans lequel œuvrent les études urbaines joue également un rôle non négligeable, comme le souligne Christian Topalov : « Cette discipline n’a pas connu un processus d’accumulation de savoirs dans le cadre d’une institutionnalisation stable, mais plutôt une série discontinue d’émergences locales suivies d’éclipses. La définition de l’objet a changé souvent, parfois de façon radicale. La raison en est que chacune de ces définitions est liée à la configuration historique particulière du moment et du pays considérés ‑ malgré des épisodes d’internationalisation partielle » (2013, p.1). Toujours est‑il que la ville comme objet d’analyse et plus globalement l’espace des sociétés ne peuvent être confisqués par aucune discipline (Ramadier, 2004) et on gagne souvent à adjoindre aux domaines analytiques bien identifiés ceux qui sont d’abord expressifs et narratifs comme la littérature, le cinéma, la poésie et la musique. Plusieurs prix (« la ville à lire », « écrire la ville »…) mais aussi de nombreuses expositions thématiques témoignent de ce phénomène.

Comment lire les connexions entre disciplines qui sont au cœur des études urbaines ? Certains privilégient la discipline depuis laquelle elles ont émergé (Huxley et McLoughin, 1985). Ce sont d’ailleurs souvent les mêmes disciplines qui reviennent, certains allant jusqu’à attribuer la paternité des études urbaines à une discipline spécifique. C’est ainsi que Jacques Brun (2008) considère que, en France, le géographe Pierre George, peut être considéré comme un précurseur en études urbaines. Un même constat est établi par Paul Mercier, concernant le contexte africain (1973). Pour d’autres, ce sont les travaux de l’École de Chicago qui ouvrent le champ des études urbaines (Legates, 2003, p. 13). Ces mêmes auteurs font parfois des liens avec l’évolution du paysage social et urbain et la naissance de certaines écoles de pensée (Frey et Zimmer, 2001; Kwok, 1983; Scherrer, 2010; Van Damme, 2005 ; Zukin, 1980 ; Gottdiener et Feagin, 1988).

D’autres se focalisent plus spécifiquement sur le problème de l’interdisciplinarité. Si elle est souvent un étendard, sa pratique est beaucoup plus discrète et ne rencontre pas spécifiquement de reconnaissance académique. De plus, son assise scientifique est exigeante et étrangère à la version paresseuse de la juxtaposition des savoirs et celle à peine plus satisfaisante d’un savoir intégré en vue d’un équipement de l’action et la décision urbaines. Ainsi Gabriel Dupuy et Lucien Gilles Benguigui (2015) alertent sur différentes formes de pratique de croisement disciplinaire pour évoquer la figure d’une interdisciplinarité offensive, plutôt menée par les sciences dures face à l’urbanisme dont le flou et les aspects « pseudo‑scientifiques » (manquant d’exigence pour la validation empirique) pourraient bien lui être fatals. Cela vaut aussi bien par la mise en question de notions-clés comme celles d’espace ou d’échelle que par la mise en avant des vertus de l’auto‑organisation face aux savoirs urbanistes ou encore par ce que le big data promet sans truchement des urbanistes. Certes cette critique, souvent d’ordre positiviste, concerne l’urbanisme et non les études urbaines mais la critique de l’interdisciplinarité peut également s’y retrouver. Une telle interdisciplinarité disruptive mérite en tous cas a minima une veille tant elle se mène dans un contexte foisonnant explorant les promesses de la fouille de données (Devisme, Guérin-Pace, Voiron, 2018). Dans le cas étatsunien, le champ des études urbaines est institutionnalisé et possède une certaine légitimité, qu’attestent les nombreux programmes universitaires de formation dans ce domaine ou bien encore l’association des chercheurs en études urbaines (Urban Affairs Association). Il est donc relativement aisé de dire ce que sont les études urbaines ‑ tant en termes de recherche que d’enseignement ‑ et ce, malgré les limites exposées plus haut. Mais, qu’en est‑il des pays qui, à l’instar de la France, présentent une institutionnalisation faible du domaine (Van Damme, 2005) ? Plus précisément, comment fait‑on des études urbaines lorsqu’elles ne sont pas instituées dans le champ académique ?

Ce texte vise à la fois à introduire 1) une réflexion sur le champ des études urbaines dans la France contemporaine, 2) à donner les repères d’une démarche exploratoire afférente dont l’aboutissement demeure partiel et 3) à présenter les apports du dossier thématique de la revue.

1. Les enseignements d’aventures éditoriales et d’entretiens exploratoires

Pour répondre à la question de la pratique des études urbaines en France, deux entrées sont intéressantes. La première revisite des ouvrages abordant plus ou moins directement ce champ d’études. La deuxième s’appuie sur des entretiens avec des chercheurs leur posant explicitement la question.

Les ouvrages francophones qui ont pu viser, à défaut d’une délimitation du domaine, du moins une culture de ses enjeux, sont utiles. Le nombre des ouvrages qui s’annoncent comme premiers dans une telle entreprise est d’abord le signe d’une difficulté d’engager cumul et critique interne.

Penser la ville (Ansay et Schoonbrodt, 1989) proposait des textes philosophiques dont on peut retenir le repérage de quatre types de discours sur la ville selon qu’ils sont une expression d’une expérience originaire, la production d’un savoir objectif, la participation à un enjeu ou encore « le droit à la ville » en tant que tel ; Desseins de villes, art urbain et urbanisme (Gaudin, 1991) installait de son côté une réflexion socio-historique sur les transformations volontaires des espaces bâtis à partir d’un corpus de textes issus d’un milieu technique intermédiaire de la première moitié du XXème siècle qui louvoie entre considérations esthétiques et fonctionnelles. Villes et civilisation urbaine. XVIIIe ‑ XXe siècle relève également d’un projet d’anthologie, réalisée par la collaboration de Roncayolo et Paquot (1992). S’il participe de la constitution d’un champ (la science des villes), ses choix thématiques organisant les chapitres sont très vastes et non organisés autour d’une grille de lecture spécifique : il y est à la fois question de conceptions de la ville (doctrines et utopies), de géotypes spécifiques mais aussi des grandes aires culturelles (URSS, États‑Unis, Tiers‑Monde). Cette anthologie visait à penser la ville aujourd’hui et insistait sur l’urbanisation généralisée et la fin du bi pôle ville‑campagne. Elle pointait l’enjeu de la dialectique mobilité / enracinement et ambitionnait de « déprovincialiser » la réflexion urbaine. Elle se fonde sur trois préalables : d’abord l’urbanisation change de nature avec l’industrialisation ; ensuite le changement d’échelle exprime l’émergence de la civilisation urbaine ; enfin le rapport à la nature est transformé par l’urbanisation du monde. L’ouvrage cherche à dégager des textes fondateurs, des articles faisant référence et s’empêche de retenir des articles immédiatement contemporains.

La ville et l’urbain. L’état des savoirs (Paquot, Lussault et Body‑Gendrot, 2000) s’inscrit explicitement dans une collection visant une stabilisation référentielle. Il part bien, de surcroît, d’une énigme que l’on retrouve peu ou prou dans les mêmes termes 15 ans plus tard, à savoir le fait qu’en France la ville ne fait pas l’objet d’un savoir spécifique. Ses six chapitres cherchent ainsi à l’installer, convoquant des contributions courtes de chercheurs urbains français. Un an plus tard, la sortie de La ville des sciences sociales (2001), en hommage à Bernard Lepetit, confirmait cet enjeu, donnant un écho au séminaire au titre éponyme qu’animaient Bernard Lepetit et Christian Topalov. Dans la perspective historiciste et réflexive, des auteurs recouraient alors à une lecture serrée de plusieurs textes qui n’étaient pas nécessairement des incontournables mais dont l’analyse pouvait montrer en quoi la ville est simultanément objet de connaissances et objet de pratiques et de transformations intentionnelles. On trouve un projet convergent mais plus prospectif avec La ville et l’urbain. Des savoirs émergents (Da Cuhna et Matthey, 2007), mélange offert à Jean‑Bernard Racine et organisé pour sa part, comme le titre en témoigne, autour de champs d’émergence : en l’occurrence autour de la complexité, de la durabilité et de l’identité. De même, le Traité sur la ville (Stébé et Marchal, 2009) est une somme qui s’annonce pionnière dans la variété des approches rassemblées, s’installant dans le paradigme de la condition urbaine mondiale. Plus récemment, Transformations des horizons urbains (de Coninck et Deroubaix, 2012) convoque des approches d’aménageurs, d’architectes, d’environnementalistes pour qualifier des expertises sur la ville, les effets de cadrage des politiques urbaines, les représentations de la ville et les changements d’échelle qui la concernent, dans un propos faisant penser à l’ouvrage collectif plus ancien, L’urbain dans tous ses états, Faire, dire, vivre la ville (Haumont dir., 1998).

Par ailleurs, Enjeux de la sociologie urbaine (Bassand, Kaufmann et Joye, 2007 [2001]) apparaît certes sous des auspices disciplinaires mais il renvoie à une partition instructive, ses différents chapitres renvoyant aux dynamiques métropolitaines, aux mobilités et fluidités, aux fragmentations urbaines et à l’agir sur l’urbain. Enfin, Les faiseurs de villes (Paquot, 2010) est une collection de textes rassemblés pour donner un visage à 26 fabricants ; on peut le lire comme un prolongement plus professionnel de Conversations sur la ville et l’urbain (Paquot, 2008) intégrant 79 récits biographiques d’intellectuels des sciences humaines et sociales interrogeant le phénomène urbain. Ces deux ouvrages rassemblent des publications issues de la revue Urbanisme et permettent de donner un prolongement et une actualité à l’anthologie de Françoise Choay (1965). Il a fallu attendre 2014 pour lire une anthologie de textes traduits de l’anglais, issus de la géographie radicale et contribuant au débat, dans le monde francophone, de la portée critique des études urbaines (Gintrac et Giroud, 2014).

Sans être complet, ce tour d’horizon francophone montre que la question urbaine taraude plus d’une communauté scientifique mais qu’elle n’émerge pas pour autant comme un pôle structurant ou restructurant des appartenances disciplinaires. En dépit de créations institutionnelles de bon augure, en l’occurrence l’École d’Urbanisme de Paris (issue de la fusion de l’IUP et de l’IFU), l’École Urbaine de Sciences Po ‑ Paris ou encore l’Ecole Urbaine de Lyon, le champ peine à se structurer et les entretiens exploratoires en vue de la constitution de ce dossier thématique évoquent plus volontiers des épiphénomènes, des étoiles filantes : des conjonctures plus que des structures.

Plusieurs entrevues ‑ menées avec des chercheurs choisis en raison de leurs publications ou de leurs parcours spécifiques ‑ ont permis de tester quelques hypothèses, avec une trame d’entretien qui aborde aussi bien la trajectoire des chercheurs concernés que des questions relatives au rôle de la demande des acteurs, de la demande des étudiants, de la structuration du champ éditorial et des éventuelles figures tutélaires (sans quêter pour autant des héros). Donnons un rapide aperçu de ces discussions.

L’un de nos répondants, formé à la fois en sociologie et géographie, chargé d’études à l’atelier parisien d’urbanisme pendant 10 ans et désormais professeur de sciences sociales en école d’architecture évoque la sociologie urbaine comme un chantier, une aire de liberté qui parle plus directement de l’expérience des étudiants que la sociologie du travail ou de l’éducation. Il insiste également sur l’enjeu de pouvoir s’exprimer tant en français qu’en anglais, d’être possiblement recruté en sociologie comme en géographie. Du côté des fondateurs, il est marqué par Georg Simmel certes mais aussi par Jean Rémy et Jean‑Paul Lévy. Il y a chez lui un souci d’opérer des emprunts réglés, sans braconnage. Le champ études urbaines existe selon lui simplement parce qu’il est doté de ressources, même modestes. C’est un petit milieu de recherche certes, marqué par une préoccupation urbanistique mais qui rencontre une demande de professionnalisation à l’Université. Enfin, c’est un domaine qui rencontre une question assez spécifique dans les relations qu’il faut penser entre le niveau local (et son milieu) et le niveau international.

Un autre répondant souligne que selon lui, « Recherche urbaine » est en France plus clair qu’études urbaines. S’il se voit pour sa part plutôt en lien avec les milieux de l’histoire dont la clôture du champ académique est régulièrement pointée, il précise plus généralement qu’il existe un domaine éditorial en tant que tel avec des revues et des collections de maisons d’édition, sans oublier les institutionnalisations que représentent une section du CNU (la 24ème) et une du CNRS (la 39ème)[1]. Il mentionne également le rôle que le prix de thèse sur la ville[2] peut représenter quant à l’existence d’un champ (annuel, ce prix reçoit à chaque édition une cinquantaine de propositions) ‑ le n°107 (décembre 2012) des Annales de la recherche urbaine met ainsi en avant les thèses primées. Cela n’empêche pas de pointer un manque de réflexivité du champ sur lui-même.

Un autre chercheur, philosophe de formation, indique que son origine disciplinaire lui permet de revenir sur les enjeux du tournant pratique de la philosophie (son « atterrissage » qui amène à ce que de plus en plus de philosophes soient recrutés pour être en dialogue avec des communautés professionnelles comme celle des médecins). Certes il existe un double risque de marginalisation lorsque l’on enseigne dans une école d’architecture (vis‑à‑vis des champs du projet et vis-à-vis de sa propre communauté disciplinaire d’origine) mais la plasticité de la position est à même de conférer une grande liberté pour le chercheur. En outre, la pratique de réponse à des appels d’offre de recherche amène également à prendre ses distances par rapport aux stricts codes disciplinaires : « quand on travaille à l'interface ou à l'articulation des disciplines on prend très vite conscience de leurs limites et ça nous fait du bien » ! Si les étudiants viennent d’abord à l’enseignement supérieur avec des attentes relatives à des objets, le travail du chercheur est de traduire et de ne pas opter strictement pour l’approche par discipline ou par objet. À la question, toujours délicate, d’éventuels pères fondateurs, c’est Georg Simmel qui ressort, entre philosophie et sociologie.

Un autre de nos répondants est un géographe assumé. Si son début de carrière universitaire se déploie au département des études urbaines à l’Université de Lyon 2, il lui semble désormais que les études urbaines pourraient s’afficher comme le cœur de l’offre SHS des instituts d’urbanisme en France. Il est clair toutefois que le fonctionnement académique tient les périmètres en France et que cela n’est pas favorable à une refonte des profils attendus. On peut ainsi faire l’hypothèse d’un champ commutatif pas très constitué. À la lumière de son témoignage, il semblerait utile d’explorer comment un doctorat en sciences du territoire s’est mis en place à l’Université de Grenoble et avec quels attendus. Un autre membre de notre petit échantillon indique par ailleurs que ce qui l’a toujours particulièrement intéressé est de comprendre en quoi « la ville a pu, au fond, être une terre de mission ». Il rappelle volontiers que les études urbaines désignaient avant tout, dans les années 1960, le savoir pratique des bureaux d’étude et dont se distinguait alors la recherche et ses « coupures épistémologiques ».

Enfin, la carte professionnelle de la dernière personne interviewée met en avant ce champ mais elle reconnaît que le domaine n’est pas structuré en tant que tel, contrairement à l’urbanisme. On trouve certes des auteurs majeurs mais aucun n’ayant fait école ; on peut ainsi parler d’une tradition de fait d’étude urbaine. Plus précisément, professeure à l’Université de Nanterre, elle y voit un terreau (lefebvrien) et souligne l’importance de l’influence nord-américaine dans la mise en place d’un cursus en études urbaines marqué par un ancrage critique. Quid d’un recueil sur les théories urbaines en France ?

Ces chercheurs ne sont bien sûr pas à l’unisson sur les questions que pose l’hypothétique champ des études urbaines mais s’ils y sont sensibles, c’est parce que la plupart de leurs trajectoires sont celles de marginaux sécants. Deux pôles bien identifiés se dégagent : l’un consiste à ne pas déplorer l’absence d’un champ et à douter des mérites de la prolifération des studies ; l’autre, davantage activiste, plaide pour la structuration de ce champ en y voyant un moyen de dénationaliser la recherche urbaine française. Tous pointent une moindre visibilité et l’absence de recueil sur les théories urbaines en France (l’aspect americano‑centré des recueils existants est évident).

2. Promesses d’extension d’une enquête

Aussi bien le repérage bibliographique que les entretiens étaient à l’origine d’un projet de recherche[3] et de l’élaboration d’un recueil de textes qui sont restés au milieu du gué et dont le livrable est aujourd’hui le numéro spécial d’une revue émargeant au champ dont il est question.

Lors de nos entrevues, les réponses pensives à l’une de nos questions ont motivé une extension de l’enquête : « Quels études, textes ou chercheurs vous viennent spontanément à l’esprit lorsque vous pensez aux études urbaines en France ? » Les retours[4] confirment un large spectre de disciplines d’affiliation : sociologie, urbanisme, philosophie, géographie, sciences politiques. Les textes sont tantôt de l’ordre de l’essai, tantôt des études de cas avec montée en généralité. Approches « indisciplinaires » de sciences sociales parfois (écho ici à la ligne éditoriale de la revue en ligne espaces temps.net) mais la plupart du temps à fort contenu empirique, avec une portée critique plus ou moins assumée. La place de la théorie n’est pas évidente à cerner, motivant également un mouvement qui s’observe dans le monde universitaire de l’aménagement – urbanisme et qui vise à éprouver les cadres théoriques des discours qui leur sont relatifs et à prétention généralisante[5].

Mais outre la visée panoramique soutenue par ce projet initial (la liste des textes sélectionnés par les pairs est reproduite en annexe), un tel travail pose aussi des questions à l’organisation et à la portée des savoirs propres aux études urbaines. D’abord, la question de l’aire culturelle et linguistique se pose. Plusieurs chercheurs nous ont répondu (presque) ne plus lire et écrire en français : cela interroge l’évolution de l’internationalisation des champs académiques, et le bien-fondé même d’un questionnement relatif à l’aire francophone. Ensuite, les études urbaines ont notamment cette caractéristique d’être en prise avec des mondes professionnels (de la transformation urbaine) et il est probable qu’elles gagnent autant à structurer des espaces de débat, des interpellations, des réflexions croisées avec les politiques publiques territorialisées qu’à s’autonomiser dans le seul champ académique. Les théories urbaines sont alors autant des théories de l’action urbaine et elles ne peuvent être instituées à l’écart de ceux qui agissent dans le cadre des problèmes publics urbains. Elles doivent donc explorer les conditions de la recherche en partenariat et de la recherche-action. Enfin, la situation critique de la recherche urbaine en France est précisément un moment intéressant pour sa prospective, justement engagée par le CNRS entre 2015 et 2018 (6 journées d’étude ont eu lieu, une école thématique s’est déroulée et un ouvrage collectif conclura ce travail collectif lancé par un manifeste).

En miroir, nous pourrons interroger en quoi certains débats qui structurent la scène nord-américaine aujourd’hui sont transposables en France. Les critiques formulées par Michael Storper et Allen Scott (2016) concernant les thèses sur l’urbanisation planétaire, les enjeux postcoloniaux ou encore la portée des théories de l’acteur-réseau dans la connaissance des questions urbaines laissent penser que nous sommes dans un moment propice à l’inspection et à l’expression du domaine des études urbaines. Ce sont du reste des attendus de l’ouvrage conclusif de la Prospective Nationale de Recherche Urbaine, du numéro hors‑série anniversaire des 10 ans de la revue en ligne Métropoles ou encore d’un numéro annoncé des Annales de la recherche urbaine (2019).

3. Portées et limites d’un dossier thématique

L’ouvrage collectif initialement imaginé devait comporter deux parties. La première devait s’organiser autour de grandes thématiques couvrant les travaux principaux écrits dans le domaine depuis les années 2000. La deuxième partie mettait en évidence les perspectives à venir mais aussi l’engagement de différents chercheurs dans les débats sociétaux contemporains. Les vicissitudes d’un projet de recherche collectif en auto‑saisine et sans financement dédié[6] font que c’est finalement un ensemble resserré de textes, plutôt prospectif (le deuxième volet initial) que nous avons retenu et qu’il convient de présenter.

Si dans la plupart des pays, l’aménagement-urbanisme et les études urbaines se sont clairement différenciés, il en va différemment en France où la plupart des promoteurs des études urbaines se situent dans le champ de l’aménagement-urbanisme ou tout contre. C’est ce qui motivait l’enjeu de disposer d’un texte questionnant la teneur de l’aménagement-urbanisme. A cette fin, Juliette Maulat et Mathieu Gimat questionnent la recherche et l’enseignement dans ce champ et reprennent la différence entre « savoirs pour » (guider, faciliter l’action) et « savoirs sur » l’urbanisme, à teneur nettement plus analytiques. Jeunes chercheurs, on leur doit un questionnement direct sur ce que signifie appartenir à une discipline et ils militent clairement pour une interdisciplinarité qui soit plus discursive, c’est-à-dire où transferts et appropriations sont sereinement mis en discussion afin d’éviter les assemblages abusifs ou restrictifs. Ils font ainsi des propositions pour des agendas de recherche et des programmes de recherche plus marqués.

Les éléments pour une histoire des études urbaines présentés par Yankel Fijalkow (avec la collaboration d’Amélie Nicolas) mettent notamment en exergue les effets d’agenda qui mettent à l’ordre du jour des types de sites façonnant l’action publique et dirigeant le regard des chercheurs. Il peut ainsi mettre en parallèle l’actualité des années 1950 avec les quartiers‑communautés populaires, celles des années 1960 pour les vieux quartiers anciens de centre‑ville, les années 1980 avec les nouveaux quartiers HLM du monde populaire, les années 1990 et leurs quartiers piétonnisés et patrimonialisés, les années 2000 des enclaves des banlieues françaises ainsi que les quartiers pavillonnaires périurbains des classes moyennes et populaires. C’est une ponctuation des études urbaines françaises à partir de l’éclairage des termes‑clés que sont ceux de « quartier », « rue » et « espaces publics » : une contextualisation non exclusive d’autres mais qui aide à saisir des manières de problématiser les questions au sein des études urbaines.

Clément Boisseuil, outre une bibliographie française très complète et un texte en arborescence suggérant de nombreuses typologies, propose une constitution disciplinaire des études urbaines qui donne un exemple de possible convergence via un programme d’étude des mises en œuvre, au sujet de la rénovation urbaine des quartiers populaires en France. C’est ainsi une démarche conciliant différents types d’étude (en l’occurrence ceux relevant de l’analyse de la politique de la Ville en France, de la mesure des objectifs de réduction des inégalités territoriales, de l’analyse de la gouvernance des projets) et qui propose, via un cadre théorique particulier, de dépasser les grilles disciplinaires dans une perspective associationniste.

Le texte le plus prospectif de ce dossier permet de tisser de nombreuses relations entre enjeux philosophiques et anthropologiques. Via l’émergence de nouveaux cadres de la sensibilité, Jean‑Paul Thibaud explore en quoi l’ambiance est ce par quoi le monde devient sensible et comment elle pourrait être un mot‑clé des études urbaines : « On pourrait ainsi se demander en quoi consiste la capacité d'une ambiance à animer (insuffler de la vie), conditionner (infléchir des conduites), climatiser (contrôler des conditions), atmosphériser (imprégner des espaces) et tonaliser (composer des affects) un milieu urbain. Une grammaire générative serait à développer, qui décrirait les diverses modalités de sensibilisation des espaces habités. » Les terrains que suggère Thibaud s’imposent à nous en quelque sorte : ils conditionnent le monde contemporain et c’est en cela qu’ils sont de nature à aiguiller les prismes du champ des études urbaines : esthétisation et apprêtement de plus en plus affiné (par différents opérateurs) des ambiances ; numérisation croissante (risque de l’anesthésie et de l’amnésie) ; déploiement de la sensibilité écologique.

L’intérêt d’un dossier thématique d’une revue en ligne est d’être plus un potentiel qu’un ensemble figé. Qu’il puisse ainsi contribuer à l’actualisation des études urbaines.