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Introduction

Le monde urbain contemporain défie de plus en plus nos modèles d'intelligibilité et nos capacités d'entendement. Soumis à des bouleversements inédits, multiformes, plus ou moins manifestes ou latents, d'ampleur variable selon les régions, l'urbain tend à devenir une véritable énigme, à ébranler nos certitudes et nos manières d'être les plus établies. Georges Balandier (2005) parlait à cet égard du grand dérangement qui signe notre époque et déstabilise nos repères les plus établis. Constatant l'émergence de nouveaux "Nouveaux Mondes", il questionnait l'entrée dans un univers incertain et analysait en détail les métamorphoses du monde sensible.

Sans doute n'est-ce pas un hasard s'il prenait l'exemple du bruit pour déchiffrer nos conditions d'existence, décrire nos environnements quotidiens et rendre compte des formes sociales contemporaines. Les transformations du monde que nous habitons se manifestent et s'actualisent bel et bien dans nos expériences sensibles les plus banales et les plus ordinaires. Peut-être même avons-nous avec le domaine sensible un analyseur et un opérateur particulièrement puissant pour explorer les mutations de nos modes d'habiter et élaborer une version originale de l'écologie urbaine.

Comme le remarquait très justement Félix Guattari (1992 : 141) : "La puissance esthétique de sentir, bien qu’égale en droit aux autres puissances de penser philosophiquement, de connaître scientifiquement, d’agir politiquement, nous paraît en passe d’occuper une position privilégiée au sein des agencements collectifs d’énonciation de notre époque." Comprenons-le, c'est bien de sentir dont il est question dans cette esthétique ; des flux, tonalités, atmosphères, affects et autres vecteurs d'intensité de l'expérience qui prennent désormais le pas sur un pur monde des objets et des substances. Avec une telle orientation, c'est l'ontologie même qui s'en trouve inquiétée, désormais tournée vers les immatériaux (Lyotard, 1985) et s'attachant à fréquenter les incorporels (Cauquelin, 2006). Ce nouveau paradigme esthétique que Guattari appelait de ses vœux et qu'il mobilisait pour fonder son écosophie se situe au cœur des débats qui traversent actuellement les études urbaines. Le milieu urbain fonctionne en effet comme une condition de possibilité, comme le résonateur par excellence de l'expérience sensible contemporaine. Il constitue un formidable laboratoire qui permet de révéler de nouvelles formes de sentir, de tester des cadres de pensée originaux et d'expérimenter des dispositifs d'enquête inédits.

Mais alors, qu'en est-il de cette puissance esthétique de sentir ? Qu'est-ce que cette problématique du sensible révèle du monde urbain présent et à venir ? En quoi la question des ambiances et des atmosphères peut-elle participer du renouvellement des études urbaines ? Le propos de cet article est délibérément exploratoire et prospectif. Il vise à ouvrir de nouvelles pistes de questionnement en plaidant pour une sensibilisation des études urbaines et en s'interrogeant sur une possible écologie urbaine des ambiances. Après avoir mis en évidence le rôle central que joue la notion d'ambiance dans le questionnement sur la ville sensible contemporaine (partie 1), je m'intéresserai à l'esthétisation des espaces urbains (partie 2), à l'impact de la transition numérique sur nos manières de percevoir (partie 3), et à l'émergence actuelle d'une sensibilité écologique (partie 4).

1. Ouvrir l'urbain à sa teneur ambiante

L'ambiance s'inscrit dans un mouvement général d'ouverture au sensible et participe de l'émergence de nouveaux cadres de la sensibilité. De toute évidence, les ambiances d'aujourd'hui ne sont pas celles d'hier, l'atmosphère des passages parisiens du XIXème siècle n'a pas grand-chose à voir avec celle des centres commerciaux du XXIème. Mais plus fondamentalement, c'est notre manière d'être sensible aux espaces que nous habitons qui est en train de changer.

D'une part, nous assistons de plus en plus à des stratégies déclarées de sensibilisation des territoires quotidiens, consistant aussi bien à scénographier qu'à animer, paysager, designer, illuminer, sonoriser ou même odoriser les espaces de vie. Nombre d'auteurs ont fait le constat de cette esthétisation ambiante (Mons, 2013), se sont inquiétés de cette frénésie paysagère (Sansot, 1993) ou ont pris acte de la naissance d'un urbanisme sensoriel (Zardini, 2005 ; Lucas & Mair, 2008). Tout se passe comme s'il s'agissait d'encadrer des sensations, installer des climats, donner à sentir des atmosphères. Bref, un design des ambiances est en train de se développer, se donnant les moyens de transformer en profondeur et durablement l'écologie sensible des espaces habités.

D'autre part, le monde sensible se prête désormais à toutes sortes d'approches et positionnements scientifiques. Des sensory studies aux performance studies, des sonic studies aux material culture studies et autre affect theory, une constellation complexe de travaux questionne à nouveaux frais les cadres de l'expérience. Plutôt que de parler de confort, de qualité de vie ou même de bien-être, les outils théoriques et conceptuels s'affinent et se diversifient. On s'intéresse alors aux notions d'affordance (Gibson, 2014 ; Pecqueux, 2014) et de formant (Chelkoff, 2010), aux phénomènes immersifs (Lescop & Gilbert, 2016), aux accordages affectifs (Perez-Gomez, 2016) et aux effets sensibles (Augoyard & Torgue, 1995), aux quasi-objets (Griffero, 2017) et aux enveloppes climatiques (Rahm, 2009). Autant d'entrées qui creusent le sillon du sensible et préfigurent des pistes originales en matière d'écologie. Un paysage inédit de la recherche se dessine, qui vise à rendre compte précisément de la relation socio-esthétique que nous entretenons avec nos milieux de vie.

Sans doute sommes-nous engagés dans un moment historique de thématisation et de transformation de nos conditions sensibles d'existence. La sphérologie de Peter Sloterdijk décrit avec force détails ce mouvement d'explicitation qui contribue à "l'élévation de l'atmosphérique au rang de théorie" (Sloterdijk, 2005 : 30). Le sensible est bel et bien en train de remonter à la surface, de se faire entendre, et l'ambiance en est un de ses plus puissants porte-voix. Si cette montée en puissance du sensible n'est plus à démontrer, on peut par contre se demander pourquoi les ambiances et les atmosphères sensibles font figure de proue en la matière. Deux arguments principaux peuvent d'être relevés, affirmant la capacité de l'ambiance à convoquer une version forte du sensible et à mettre à l'épreuve l'ordinaire de l'urbain.

1.1. Une version forte du sensible

Sans entrer dans le détail, il est important de comprendre que l'ambiance n'est pas un domaine sensible parmi d'autres mais bien plutôt ce par quoi le monde devient sensible. De ce point de vue, l'ambiance ne serait autre que la chair du monde sensible. Elle n'est donc pas un objet de la perception – comme pourrait l'être par exemple un spectacle ou même un paysage – mais la condition même de la perception. En tant que médium (air, son, lumière,…), intermédiaire, metaxu, l'ambiance est ce qui rend la perception possible, ce à partir de quoi nous percevons, ce qui fait exister le sensible (Coccia, 2010). En d'autres termes, nous ne percevons pas l'ambiance à proprement parler, nous percevons selon elle. Cette remarque est d'importance. Elle fait de l'ambiance le lieu par excellence de formation de nos habitudes perceptives, d'activation de nos schèmes sensori-moteurs et d'engagement de notre relation socio-esthétique au monde. Autrement dit, en mettant en partage des percepts anonymes et en donnant à sentir des affects impersonnels, l'ambiance imprègne nos milieux de vie et infuse la sensibilité contemporaine.

Ainsi en va-t-il de la puissance formante de l'ambiance, de sa capacité à ouvrir le monde urbain à sa teneur sensible et à ses nuances atmosphériques. D'une certaine manière, une ambiance filtre ce qui est perceptible et imperceptible, distribue l'habituel et l'inhabituel en matière de sensation, trace les angles morts de la perception, participe fondamentalement du partage du sensible. Bref, si transformation de notre sensibilité il y a, alors nous devons pouvoir en trouver des traces dans les ambiances qui nous habitent au quotidien. On l'a compris, l'ambiance relève du fond pathique de l'expérience, convoque notre sens des nuances et notre sensibilité aux petites perceptions, et donne le ton à nos faits et gestes les plus ordinaires. Elle s'apparente à ce que François Bonnet appelle l'infra-monde : "le milieu des sensations non‑objectivées, des impressions inconscientes, des événements à peine remarqués, ou pas suffisamment pour qu'on s'en souvienne"      (Bonnet, 2017 : 72). On est ici au seuil du perceptible, au niveau des micro-sensations, au sein du domaine de l'hypersensibilité (Grossman, 2017). En aucun cas réductible au registre de la représentation, l'ambiance fait preuve d'une puissance d'immersion, d'imprégnation et de contagion qui façonne nos états du corps et nos capacités mêmes de sentir. Elle relève moins d'une appréciation esthétique particulière qu'elle ne conduit à restaurer une pensée de l'aisthesis et à questionner la discipline esthétique elle-même.

1.2. L'épreuve sensible de l'ordinaire urbain

Mais alors, qu'est-ce que le milieu urbain fait aux ambiances et réciproquement, que lui font‑elles en retour ? Si la notion d'ambiance permet de prêter attention aux nuances de l'infra-sensible et à ses inflexions les plus ténues, elle n'a d'existence effective que relativement à des situations concrètes et des contextes singuliers. Il nous faut parler alors des ambiances au pluriel, dans leur diversité et leur spécificité.

Il suffit de lire des récits d'expérience de villes pour constater combien leurs ambiances diffèrent et comprendre comment des blocs de sensation se forment et se modalisent selon les milieux urbains (Thibaud & Thomas, 2004) : les ambiances de Los Angeles se donneraient plutôt sur le mode l'emportement (Nancy, 2011), celles de Las Vegas procèderaient davantage d'une expérience hallucinatoire (Bégout, 2002), tandis que celles de Moscou du siècle dernier ressortirait plutôt à la déstabilisation et à l'hésitation (Benjamin, 1983). Il ne s'agit pas dans ces exemples d'essentialiser ou de stéréotyper de tels milieux ambiants (il faudrait d'ailleurs revenir plus précisément à l'échelle concrète des situations) mais plutôt de relever leur puissance à informer et à reconfigurer des manières de sentir, à placer le corps dans certaines dispositions sensori-motrices et affectives, à modeler et moduler la peau atmosphérique de la ville (Griffero, 2013). Visiteurs occasionnels de ces villes, nos trois auteurs sont conduits à se décentrer, à réviser les formes normales de leur perception, à s'acclimater à ces nouvelles atmosphères en devenant sensiblement autres.

Dans les termes de Jean Ladrière (1973) la ville fonctionne comme un véritable inducteur affectif ou existentiel. Elle fait preuve d'une puissance tonalisante qui borde et encadre les affects collectifs. Si le sensible de l'ambiance est fondamentalement discret et diffus, quasi-imperceptible, il n'en est pas moins canalisé. Ne se manifestant jamais à l'état sauvage, il est filtré, domestiqué et normalisé par nos formes de vie urbaine. La ville met donc le sensible en condition, elle lui donne consistance en lui conférant son caractère ordinaire et familier. C'est à ce prix que notre rapport au monde quotidien se maintient sur fond de sécurité ontologique, de confiance de base nous assurant de la continuité et de la fiabilité de nos milieux de vie (Courtright, 2013). A cet égard, travailler à une écologie urbaine des ambiances revient à mettre à jour les modalités et les processus qui participent de cette politique du sensible.

Ce serait donc une erreur que de chercher à hypostasier le sensible et tenter de le penser indépendamment des conditions qui l'informent et des contextes qui le spécifient. Si l'ambiance s'avère particulièrement opérante en matière d'écologie urbaine c'est parce qu'elle postule un sensible enchâssé dans des territoires et des matérialités, des récits et des activités, des climats et des sociabilités, des attentes normatives et des affects d'arrière-plan. Se rendre attentif aux ambiances revient alors à faire preuve de sensibilité aux agencements complexes qui tissent le monde perceptible, au fond indistinct et aux lignes de force qui traversent une situation. D'une certaine manière, une ambiance constitue une composition de base, un format élémentaire à partir duquel le sensible ressortit à l'urbain et se prête à expérience.

Comme on va le voir plus en détail dans les parties suivantes – et outre l'urbanisation massive de la planète – trois changements majeurs semblent marquer notre époque : l'emprise grandissante des politiques néo-libérales sur nos milieux de vie, la prégnance croissante des technologies numériques dans l'espace urbain et la prise de conscience du passage à l'ère de l'anthropocène. Ces tendances de grande ampleur ouvrent la voie à une écologie urbaine renouvelée, davantage attentive aux conditions atmosphériques, affectives et existentielles de l'expérience contemporaine. Il n'en va pas seulement de nos formes de perception mais plus largement des modes d'existence du sensible en milieu urbain.

2. L'urbanité mise en ambiances

Une première entrée de cette écologie ambiante consiste à s'intéresser aux processus d'esthétisation des espaces urbains. D'aucuns y verraient un cas particulier d'esthétisation du monde à l'âge du capitalisme contemporain (Lipovetsky & Serroy, 2013) tandis que d'autres reconnaitraient une expression de l'art à l'état gazeux      (Michaud, 2003). De toute évidence, cette esthétisation de l'urbain n'est en aucun cas réductible à de simples opérations d'embellissement ou de décoration des espaces habités, elle procède bien plutôt de leur gouvernement sensoriel, de leur mise en ambiances. C'est alors la place du corps et de l'expérience sensible qui est affirmée, tant comme valeur anthropologique fondamentale de l'habiter que comme instrument privilégié de l'économie de l'expérience (Pine & Gilmore, 1999). La notion même d'expérience relève désormais d'enjeux socio‑économiques dans la fabrique de la ville et s'impose comme un des maîtres-mots de la gouvernance urbaine (Hasse, 2014). L'ambiance – en tant qu'opérateur privilégié de l'expérience sensible – est ainsi l'objet d'une prise en charge croissante, d'une mise en forme et en ordre délibérée, voire parfois d'une instrumentalisation stratégique. Autrement dit, elle relève de moins en moins des conséquences non intentionnelles de l'action (Soubeyran, 2014).

On peut alors se demander comment les ambiances participent de diverses figures de la ville contemporaine : de la patrimonialisation de la ville historique aux nouvelles scènes de la ville créative, du design fonctionnel de la ville mobile à la végétalisation de la ville durable, de la climatisation de la ville souterraine à l'animation de la ville événementielle, du conditionnement de la ville marchande à la gentrification de la ville centre, autant d'interventions singulières qui participent de l'esthétisation ambiante en donnant le ton à de tels espaces. Assistons-nous alors à l'émergence d'une ambiance-manifeste, attentive à devenir la vitrine de l'urbain, exposant une image de marque séduisante, et soucieuse d'afficher un environnement attractif ? L'ambiance serait-elle devenue un domaine à montrer et à exposer ? Une pluralité de mondes urbains se déploie ici, et l'ambiance y joue un rôle spécifique dans chacun d'eux, dans sa capacité à les installer, à les qualifier et à les faire vivre. On le comprend, les modes d'existence des ambiances urbaines sont multiples et variés, jouant aussi bien des milieux naturels que des environnements artificiels (Thibaud & Siret, 2012 a).

Un véritable chantier serait à ouvrir en la matière, distinguant les formes de mise en ambiance de l'urbain et spécifiant comment le domaine sensible se trouve enchâssé dans les processus de transformation de la ville. Dans cette perspective, il ne s'agirait pas tant de viser des types d'espace ou des figures de ville, que de s'intéresser aux conditions de l'expérience sensible urbaine : s'interroger par exemple sur l'aseptisation de notre milieu de vie (Sennett, 2002 ; Thomas, 2009), la programmation urbaine de l'animation (Hajer & Reijndorp, 2000), l'émergence d'une ville garantie (Breviglieri, 2013), la spectacularisation de l'urbain (Jeudy & Berenstein-Jacques, 2006), l'uniformisation du cadre de vie (Jeudy, 2003), le règne des sensations faibles (Koolhaas, 2011) ou de l'urbanisme clean (Dolle, 2005). Autant de propositions qui tentent d'expliciter les travers et les formes dérivées d'esthétisation de la ville. Tout se passe comme si la ville actuelle participait d'un appauvrissement de l'expérience sensible et d'une réduction du champ des perceptions.

Selon un autre chemin, on pourrait partir d'une logique du sensible et s'interroger sur les opérations élémentaires qui participent d'une mise en ambiance. Il s'agirait moins de décrire par le menu la dégradation des qualités et des aménités urbaines que de rendre compte de la puissance même des ambiances à faire (et défaire) territoire avec du sensible. Le concept de ritournelle développé par Gilles Deleuze et Félix Guattari (1980) est un modèle en la matière, permettant de comprendre comment des traces sensibles et des marques expressives qualifient un territoire et opèrent un agencement territorial. On pourrait ainsi se demander en quoi consiste la capacité d'une ambiance à animer (insuffler de la vie), conditionner (infléchir des conduites), climatiser (contrôler des conditions), atmosphériser (imprégner des espaces) et tonaliser (composer des affects) un milieu urbain. Une grammaire générative serait à développer, qui décrirait les diverses modalités de sensibilisation des espaces habités. C'est ici la puissance critique de la notion d'ambiance qui est véritablement à l'œuvre, permettant de révéler les processus sous-jacents constitutifs de l'installation d'une atmosphère commune dans laquelle baigne tout un chacun. Si politique des atmosphères il y a, c'est au niveau pré-discursif qu'il faut la chercher, dans la capacité d'un espace à immerger et à imprégner un public, dans son aptitude à produire un milieu ambiant partageable. Cette psycho-politique consiste alors à déconstruire la mise en condition atmosphérique nécessaire pour qu'un espace commun puisse exister et perdurer (Sloterdijk, 2005).

Sans doute serait-ce une erreur que de chercher à affilier outre mesure la mise en ambiance de l'urbain à un type particulier de territoire ou de savoir. On a bel et bien affaire à un mouvement transverse, diffus et multiforme, qui tend à s'étendre à tous les domaines de la vie urbaine. L'ambiance fonctionne à la fois comme un analyseur et un opérateur des transformations sensibles de l'urbanité contemporaine. Ici réside l'intérêt heuristique d'une perspective en terme d'ambiance : pouvoir circuler entre de multiples échelles (de la micro-situation urbaine à l'espace globalisé des villes), se mettre au service de questions très diverses (sécurité, soin, risque, commerce, transport, hospitalité, tourisme, muséographie, etc.), articuler dans un même mouvement des dimensions techniques, esthétiques et sociales (Amphoux, 2006). Les actes des trois Congrès Internationaux sur les Ambiances (Augoyard, 2011 ; Thibaud & Siret, 2012 ; Rémy & Tixier, 2016) témoignent de ces très nombreuses orientations.

Si l'ambiance est souvent sollicitée dans les travaux traitant du bien-être et de la qualité de vie urbaine, elle est aussi fortement mobilisée dans une version plus critique. Il s'agit alors de décrire comment la mise en ambiance de l'urbain s'inscrit dans le cadre de la ville néo-libérale et d'une psychopolitique usant de l'emotional design et du smart power (Han, 2016). Une approche par les ambiances permet par exemple de comprendre comment des processus de globalisation se mettent en place et prennent véritablement corps (Urry et al., 2016). Particulièrement formatée et conditionnée, l'ambiance des aéroports est analysée comme une manifestation concrète de la globalisation et comme un phénomène plus général qui se propage au-delà des stricts milieux aéroportuaires. Sans doute avons-nous ici un exemple achevé de production d'un environnement hermétique et artificiel, s'inscrivant dans un mouvement général de capsularisation des espaces collectifs (De Cauter, 2005). D'autres prendront le shopping mall (Crawford, 1992 ; Peron, 2004) ou le theme park (Sorkin, 1992 ; Bégout, 2010) comme cas paradigmatiques du devenir ambiant du monde.

Diverses recherches enquêtent empiriquement sur ces tendances urbaines contemporaines, s'appuyant sur des études de cas concrètes pour mettre en évidence un nouveau régime de l'expérience sensible : la Disneyfication de Times Square permet de montrer comment un paysage urbain se transforme en imagescapes à valeur marchande et donne lieu à un sentiment de ré-enchantement, de l'ordre de la simulation et de la suspension de l'incrédulité (Boyer, 2000) ; la privatisation des espaces publics de Potsdamer Platz à Berlin illustre comment l'ambiance participe d'une nouvelle stratégie de pouvoir jouant de l'inclusion, de la séduction et d'une véritable économie de l'affect (Allen, 2006) ; l'agencement de diverses ambiances dans le gigantesque shopping mall ION Orchard à Singapour révèle comment chacune d'elles s'adresse à un segment particulier de la société tout en contribuant à forger l'identité affective de cette Cité-Etat (Hudson, 2015). Dans de tels travaux, tout se passe comme si ces ambiances participaient d'une certaine forme de déréalisation de l'expérience urbaine, d'un rapport distendu à la réalité de l'ordre du flottement et du merveilleux, ressortissant en quelque sorte à une plateforme du rêve (Ratouis, 2004). Walter Benjamin (1935) n'avait-il pas anticipé en son temps une telle évolution, quand il faisait des passages parisiens le règne de la fantasmagorie urbaine consacrant l'esthétisation de la marchandise ?

Les ambiances d'aujourd'hui semblent s'inscrire dans un processus massif de marchandisation et de commodification. Il s'agit alors de prendre part au marketing urbain, de mettre en œuvre de nouvelles techniques de branding, de packaging, et de benchmarking, afin de donner une identité aux villes et de climatiser le marché (Grandclément, 2004). Dans son esthétique des atmosphères, le philosophe allemand Gernot Böhme (2017) élabore à ce propos une critique de l'économie esthétique contemporaine. S'appuyant sur les pensées de Walter Benjamin et de Jean Baudrillard, il en vient à proposer la notion de staging-value, complémentaire des notions plus classiques de valeur d'usage et de valeur d'échange. Cette critique de l'esthétisation du monde marchand nous invite à prendre acte du rôle que jouent les atmosphères dans leur capacité à exposer et à valoriser les produits de consommation, à inciter l'achat en vendant une image et en suscitant du désir (Michaud, 2013). Expérimentée dès les années 1970 (Kotler, 1973), cette stratégie commerciale intervient sur de multiples facteurs d'ambiance tels que la musique, les couleurs, les odeurs et autres sensations tactiles. L'ambiance devient ici un instrument utilisé à des fins marchandes, cible les citadins en tant que consommateurs et est conçue de manière à produire des effets déterminés. Dans un tel contexte, elle perd sa puissance critique pour devenir un instrument au service de la ville néo-libérale et de la kéno-urbanisation (Dear, 2002). D'une certaine manière, l'écologie ambiante de l'urbain rencontre ici la nouvelle école d'écologie urbaine de Los Angeles.

Pour aussi importants qu'ils soient, de tels travaux critiques ne doivent pas masquer la diversité du monde urbain et l'insistance des milieux ambiants à persévérer dans leurs formes ordinaires, plurielles et informelles (Devisme, 2013). Si les remarques précédentes révélaient à juste titre l'incursion du capitalisme contemporain dans les espaces urbains, il n'en reste pas moins que l'ambiance se déploie également dans des espaces quelconques, plus discrets et silencieux, moins spectaculaires, sanslieu susceptible d'être circonscrit comme un propre (de Certeau, 1980). C'est dire qu'une ambiance ne se décrète pas aussi facilement. La production d'espaces introvertis aux ambiances formatées ne constitue qu'un versant de la réalité urbaine contemporaine, même si elle témoigne d'une force d'emprise grandissante. La part des pratiques sociales, des mémoires habitantes, des coutumes locales et des sociabilités publiques n'y est pas pour rien dans l'existence atmosphérique d'une situation urbaine (Angiboust, Dousson, Melemis, Tixier, 2014). On pourrait parler à cet égard de l'adhérence ambiantale d'un lieu, de la force d'une ambiance locale à persister et à perdurer, de sa résistance à s'altérer de manière par trop volontariste et soudaine. C'est ainsi qu'on pourrait également prendre la mesure des pratiques urbaines ordinaires qui contribuent à installer des atmosphères et à configurer le milieu ambiant de manière à le rendre vivable, voire hospitalier (Chase, Crawford & Kaliski 2008 ; Amin, 2014). Une distinction serait peut-être à faire dans la mise en ambiance des espaces urbains, entre instaurer et installer une ambiance, entre mettre en œuvre une stratégie de la séduction et de l'immédiateté marchande, et seconder le monde au quotidien en laissant travailler les pratiques informelles et les imprégnations durables (Thibaud, 2014). Ainsi en va-t-il des enjeux de l'ambiance dans sa puissance d'immersion, de sa capacité à affecter et tonaliser les milieux de vie de manière plus ou moins ouverte ou contraignante.

3. Sous influence du monde numérique

Un deuxième mouvement d'importance dans lequel s'inscrit l'écologie ambiante de l'urbain concerne la transition numérique. La montée en puissance des technologies embarquées, smartphones, capteurs, et autres outils numériques mobiles ne peut plus être considérée comme un épiphénomène des transformations du cadre de vie urbain et mérite d'être questionnée à sa juste valeur. Ainsi en va-t-il de tout un domaine de recherche qui transforme l'ordinaire urbain et relève de l'ambient intelligence (Aarts & Marzano, 2003). Une autre figure de l'ambiance fait donc irruption ici, davantage tournée vers les nouvelles technologies et les perceptions "augmentées". Il s'agit alors de prendre la mesure de la dissémination et de l'emprise grandissante de tels environnements numériques. Que l'on parle de ville augmentée, urban computing ou smart cities, les citadins vivent dans un monde de plus en plus technologique qui les sollicite et affecte en profondeur leur expérience. Le développement de ces nouvelles technologies de l'information et de la communication influence moins la forme physique et construite des villes que l'expérience des citadins et l'expérimentation de nouveaux rapports sensoriels avec les milieux de vie (Wachter, 2011). Dans un tel contexte, la catégorie de l'ambient est de plus en plus mobilisée pour désigner les flux informationnels diffus et omniprésents qui traversent l'expérience quotidienne des citadins, et pour relever le caractère ubiquitaire et intégré de ce type d'environnement artificiel. L'ampleur de ces reconfigurations ambiantes du milieu urbain est telle, qu'elle semble toucher aussi bien le monde du commerce et de la consommation, celui de la surveillance et de la militarisation, celui enfin de l'art et de la création (Crang & Graham, 2007). C'est dire si tous les domaines de la vie urbaine sont affectés par cette prégnance croissante du monde numérique.

Pour tirer les conséquences de cette révolution technologique en matière d'écologie ambiante, on peut s'appuyer sur l'histoire culturelle d'une époque. Ainsi, en s'intéressant aux voyages en train, Wolfgang Schivelbusch (1990) fait un nouvel usage de l'idée freudienne de pare-excitation, tandis que Jonathan Crary (1999) analyse en détail la suspension de l'attention à l'âge moderne. Ou bien encore, on peut s'intéresser aux transformations contemporaines de l'environnement sensible urbain et montrer comment elles sont travaillées en profondeur par les innovations technologiques : Reyner Banham (1969) invente ainsi l'idée de technologie environnementale tandis que Paul Virilio (2002) théorise le contrôle d'environnement et la perception assistée qui l'accompagne. Comme l'avait anticipé en son temps Walter Benjamin (1939), notre perception est bel et bien marquée du sceau de l'histoire. L'étroite imbrication entre les mutations technologiques d'une époque et l'altération des sensibilités urbaines n'est désormais plus à démontrer. Qu'en est-il alors des conséquences socio-esthétiques de la révolution numérique à laquelle nous assistons ?

L'ampleur d'un tel bouleversement n'est pas sans susciter un travail critique de fond qui pose à nouveau frais la question même de l'esthésie. Ainsi voit-on apparaître des machines de guerre théoriques, attentives à décrire la complexité des mutations perceptives et cherchant à déconstruire les structures de la sensibilité contemporaine. On thématise alors la guerre esthétique (Stiegler, 2005) aussi bien que le conflit des perceptions (Boyer, 2015). Dans une veine phénoménologique revendiquée – mais s'inscrivant néanmoins à l'encontre d'une métaphysique de la présence – Elsa Boyer décrit ainsi les conditions d'émergence d'une perception artificielle, au croisement de la perception, de l'imagination et de la technique. Au prix d'une lecture critique très serrée de la phénoménologie husserlienne, elle montre comment les nouvelles technologies mobilisent une économie souterraine de la perception qui s'émancipe des distinctions entre réalité et fiction, sensation et phantasma, perception et imagination. De son côté, Bernard Stiegler s'interroge longuement sur le passage de la sensibilité technique à la sensibilité technologique, sur le tournant machinique de la sensibilité qui tend à transformer l'expérience esthétique en conditionnement esthétique. Il fait alors le constat d'une refonctionnalisation de l'esthétique et d'une externalisation des facultés humaines qui conduit d'une certaine manière à un déficit de sensibilité. On l'a compris, ces travaux nous alarment sur une tendance des sociétés post-industrielles à l'anesthésie et à l'amnésie, sur une incapacité grandissante à ressentir (Bonnet, 2017).

En revenant plus directement à l'écologie ambiante de l'urbain c'est sans doute la question de l'attention qui est au cœur du questionnement (McCullough, 2013). Si les interfaces techniques jouent un rôle fondamental dans la relation sensible que nous entretenons avec le milieu urbain, les développements les plus avancés en matière d'urban computing visent justement la réduction de leur charge cognitive et l'augmentation des savoirs tacites dans leur usage. Si ambient intelligence il y a, celle-ci se doit d'être la plus invisible et intégrée possible, impliquant un minimum d'effort et de délibération consciente, et reposant sur des processus implicites d'habituation et d'incorporation. La sensibilité appareillée joue donc autant que possible des backgrounds et de la distraction pour passer inaperçue et inciter le sens du flow. Ainsi en va-t-il d'une écologie de l'attention (Citton, 2014) qui s'interroge sur ces nouvelles manières d'être attentif à ce qui nous entoure. Il s'agit dès lors de décrire les dispositifs de captation, de canalisation et de structuration de l'attention, de donner toute sa place aux perceptions flottantes, distribuées et périphériques. De telles perspectives nous ramènent très directement aux ambiances en cela qu'elles plaident pour une écologie politique de l'attention flottante et questionnent à nouveaux frais les fonds communs et les arrière‑plans perceptifs qui donnent le ton aux expériences urbaines.

On l'a compris, un défi d'importance nous attend, consistant à reconsidérer l'assemblage étroit entre le registre technique et le registre esthétique de l'expérience urbaine. La pensée de Gilbert Simondon serait alors d'une aide précieuse pour rendre compte des processus inédits d'individuation psychique et collective auxquels nous avons affaire. En mettant à l'épreuve de l'urbain la techno‑esthétique qu'il appelait de ses vœux (Simondon, 2014), il s'agirait d'analyser en quoi de nouvelles formes de sensibilité sont en train d'émerger en relation étroite avec ces nouveaux milieux associés. Cette exploration du fond sensible des villes – de l'ambient commons (McCullough, op. cit.) – permettrait de comprendre comment des régimes attentionnels singuliers font avec la sur‑sollicitation du sensorium humain.

4. Une écologie sensible aux éléments

Last but not least, le troisième mouvement d'importance à relever concerne l'émergence d'une sensibilité écologique et la résonance toute particulière qu'elle trouve en termes d'ambiance. Autrement dit, l'ambiance conduit aussi à la question fondamentale de l'anthropocène et du changement climatique. Elle participe d'une tentative de repenser en profondeur notre attachement au monde, permet d'étayer une approche non‑instrumentale de la nature, et contribue au développement d'une esthétique écologique (Rigby, 2011). Peut-être même que l'attention portée aux ambiances pourrait nous aider à réapprendre à écouter la Terre (Abram, 2013). On a affaire ici au versant plus délibérément atmosphérique de l'ambiance.

Notons tout d'abord qu'il s'agit de revenir à un questionnement sur l'air et plus généralement sur les éléments (air, eau, terre, feu). Quand nous parlons de l'ambiance en tant que médium de la perception, quand nous mettons l'accent sur les flux, les rayonnements et autres émanations qui nous traversent, nous nous situons précisément du côté de l'élémental (Macauley, 2009) et de la chair du monde (Merleau-Ponty, 1964). Selon cette perspective, nous ne sommes pas dans le monde, mais bel et bien du monde, de la même étoffe et texture que lui. Merleau-Ponty n'aura de cesse de démultiplier les termes pour désigner ce rapport d'embrassement avec le monde : non pas un rapport de face-à-face ou même d'inclusion, mais bien plutôt d'enjambement, d'enveloppement, d'empiètement. La dichotomie de l'objet et du sujet n'a donc pas lieu d'être, tant le corps est poreux à son entourage et perméable aux éléments (pensons à l'air que l'on respire ou au son qui nous fait vibrer, à l'odeur ou à la chaleur qui nous envahit). C'est dire si une pensée renouvelée de l'écologie nécessite de clarifier ce dont le monde est fait. Dans la lignée des pré-socratiques inoniens, l'ambiance remet en cause une ontologie de l'objet pour s'orienter plus volontiers vers une ontologie de l'élément (Barbaras, 1998), bouleversant alors nos manières de penser notre rapport au monde. Ainsi en va-t-il par exemple de la vie des plantes qui aide à reconnaître la consistance atmosphérique du monde, qui permet d'affirmer de manière originale la compénétration des êtres, et qui conduit in fine à une métaphysique du mélange (Coccia, 2016).

La question est alors de savoir ce que le milieu urbain fait aux éléments et surtout comment il fait avec eux. Des trames vertes et bleues à la pollution atmosphérique, des éco-quartiers aux terrains contaminés, de l'hydropolitique aux îlots de chaleur, toute une écologie politique des éléments est implicitement à l'œuvre. A l'échelle architecturale, des propositions originales sont faites pour concevoir avec et selon la température, l'humidité, le vent, etc. (Rahm, op. cit.). A l'échelle urbaine, il s'agit de comprendre comment la ville participe de l'expérience et de la modulation du temps qu'il fait, que ce soit en termes de flux aéraulique, de radiation, d'humidité, de précipitation ou de qualité de l'air (Janković & Hebbert, 2012). Mais il faudrait aussi parler des airs urbains au pluriel, prenant acte des qualités différentielles selon les quartiers, selon les plus ou moins grandes proximités de territoires industriels et autres capacités à se prémunir des nocivités en tous genres. Ainsi en va-t-il des inégalités atmosphériques – particulièrement prononcées dans les mégapoles (Adey, 2013) – qui se traduisent aussi bien en termes physiques (santé et toxicité) que sensibles (air irrespirable, odeurs nauséabondes, brouillard de fumées et de particules).

L'approche ambiantale de tels phénomènes offre une perspective nouvelle à ce propos. Elle aide à remettre en cause le grand partage entre nature et culture, entre entités physiques et vie de l'esprit. Ainsi peut être reprise ici la critique de la bifurcation de la nature chère à Whitehead (1998). Après tout, des éléments aussi divers que l’air, l’eau ou le végétal relèvent de facteurs d’ambiance autant que de ressources environnementales. Ils participent de notre expérience sensible tout en nourrissant notre milieu de vie. L'atmosphère procède ainsi indissociablement d'un versant météorologique et d'un versant affectif (McCormack, 2008 ; Ingold, 2012), d'un versant physique (enveloppe gazeuse) et d'un versant esthétique (tonalité affective).

Une nouvelle thématique de recherche est en train d'émerger à ce propos, donnant toute sa place au weather, au temps qu'il fait. Pluie, vent, soleil, neige, brouillard, sont ainsi passés au crible de l'histoire de la sensibilité (Corbin, 2013) et de la culture météorologique (Ethnologie française, 2009). Alors que de nombreux dispositifs matériels visent à neutraliser la perception du temps en ville, à produire des environnements invariablement tempérés et protégés, il n'en reste pas moins que notre sensibilité aux climats tend à s'exacerber. Le milieu urbain n'est pas réductible à ses caractéristiques construites et matérielles, ni d'ailleurs à ses composantes technologiques. S'il vise une domestication des éléments, celle-ci ne peut être que partielle et incomplète. La ville n'est pas composée seulement d'espaces confinés et hermétiques, elle reste bel et bien exposée aux saisons et au temps qu'il fait, aux variations climatiques et aux modulations météorologiques, bref, à une relative impermanence (Saito, 2005) et forme de mélange. Les conditions ambiantes dans lesquelles nous vivons nous échappent donc en partie et mettent en défaut notre pure volonté de maîtrise. D'une certaine manière, le weather travaille la ville à son insu, la tempère et l'anime, colore au jour le jour l'expérience de tout un chacun.

Réintroduire les éléments dans le devenir sensible des espaces habités ouvre ainsi la voie à une écologie de la vie (Ingold, 2011) attentive à notre condition atmosphérique. La qualité des souffles, l'intensité des flux, la fluidité des mélanges, et la prégnance des climats participent de la vitalité d'un milieu humain, de sa tonalité et de sa tonicité, tant il est vrai que nous habitons autant l'air que la terre. De ce point de vue, l'ambiance remet en cause l'idée d'une possible extériorité de la nature, permet d'éprouver concrètement que nous sommes embarqués, et contribue à ramener l'écologie à la maison (Di Chiro, 2014). En permettant à tout un chacun de se sentir de ce monde, l'ambiance aide à penser les conditions d'intégration des enjeux écologiques à l'expérience quotidienne des habitants.

Tout un ensemble de créations artistiques contemporaines ouvrent ainsi le champ en matière d'expériences atmosphériques et de phénomènes climatiques (Knebusch, 2008). Ces explorations donnent à sentir des situations ambiantes inhabituelles et rendent sensibles des phénomènes aux franges de l'expérience. De nombreuses expérimentations mettent ainsi à l'épreuve les potentialités du sensorium humain et inquiètent les évidences de la foi perceptive. Il s'agit alors de produire des situations ambiantes déstabilisantes au moyen d'installations et de performances, de questionner la portée immersive de l'ambiance en rendant étrange ce qui se donne habituellement sur le mode de la familiarité. Avec de telles expériences esthétiques, c'est la transformation de nos modes de perception et de nos manières de sentir qui est inquiétée. On l'a compris, l'émergence d'une sensibilité écologique passe aussi par le monde de l'art, rendant perceptible l'imperceptible, souvent au moyen de dispositifs disruptifs. Dans sa version la plus radicale, la piste d'une ambient poetics est ouverte, proposant une nouvelle manière de penser l'esthétique écologique. Cette dark ecology travaille à remettre l'ambiance au premier plan et se propose d'explorer l'intrication étroite entre le monde des humains et des non-humains (Morton, 2007).

Conclusion : l'émergence d'une sensibilité atmosphérique

On l'a vu, l'ambiance offre une entrée socio-esthétique aux enjeux économiques, technologiques et écologiques du monde contemporain. Elle traverse ces registres en les traduisant à chaque fois dans le domaine des expériences ordinaires et des situations quelconques. Elle rend ainsi le sensible à l'urbain en accompagnant ses transformations et ses mutations. Dans la littérature scientifique anglo-saxonne, trois versants de l'ambiance se dessinent : ce qui est placé sous le signe de l'ambient et qui met en avant l'immersif, l'ubiquitaire et le numérique ; ce qui est placé sous le signe de l'atmospherics qui insiste plutôt sur le météorologique, le climatique et l'élémental ; ce qui est placé sous le signe de l'affect qui questionne surtout les petites perceptions, les forces impersonnelles et les puissances d'agir. Un des enjeux est alors de savoir comment le milieu urbain parvient à articuler et faire tenir ensemble ces trois versions du monde ambiant.

Ouvrant la voie à une conception située, incarnée et partagée du monde sensible, l'ambiance se situe à l'interface de la recherche et de la fabrique. Elle permet tout autant de mener l'enquête que de faire projet, de questionner la ville sensible (puissance heuristique) que de la façonner (puissance opératoire). Mais encore, sorte de Janus biface – d'image dialectique à la Walter Benjamin – elle peut fonctionner aussi bien comme un puissant outil de critique et de déconstruction des milieux urbains que comme un instrument actif et efficace de la ville néolibérale. Sans doute en va-t-il de l'ambiance comme d'un bien commun que l'on peut nourrir ou dégrader, dont on peut prendre soin ou abuser. C'est dire qu'en s'intéressant aux phénomènes ambiants c'est le caractère le plus précaire et fragile de l'existence urbaine qui est mis à l'épreuve.

Pour finir, de quoi relèverait une écologie ambiante de l'urbain et que serait-elle susceptible d'apporter de plus aux études urbaines ? Disons tout d'abord qu'il s'agit de mettre l'accent sur une écologie sensible qui redonne droit de cité aux entités labiles et fragiles que sont les flux, les atmosphères, les climats. C'est dire que le milieu urbain n'est pas réductible à un monde d'objets ou d'entités bien définies mais procède également d'un espace fluide, poreux et diffus, en continuel mouvement, formation et transformation. Il nous faut donc apprendre à reconnaître ce monde d'existences moindres (Lapoujade, 2017) qui passe la plupart du temps inaperçu mais n'en est pas moins effectif. Un tel programme pourrait ouvrir la voie à une nouvelle écologie des situations urbaines attentive aux phénomènes d'enveloppement et d'imprégnation constitutifs de toute expérience située. Placée sous l'égide du sentir, de notre capacité à être affecté par le milieu environnant, cette écologie ambiante se donnerait les moyens de capter et de décrire les diverses tonalités urbaines qui infusent le monde contemporain. A cet égard, la question ne serait plus seulement de comprendre comment l'urbain se fabrique et se transforme mais également à quels types de prises, d'emprises et d'affects il donne lieu.

Voisine de l'école de Chicago et de la nouvelle école de Los Angeles, apparentée à l'écosophie de Félix Guattari tout autant qu'à l'écologie de la perception de James Gibson, cette écologie ambiante de l'urbain participerait ainsi de l'émergence d'une sensibilité à l'existence atmosphérique de nos milieux de vie. En aiguisant notre sensibilité aux micro‑perceptions et aux nuances de l'expérience, aux affects de vitalité et aux puissances d'agir, elle fonctionnerait en quelque sorte comme un guide pour l'attention : attention aux sentiments diffus de vulnérabilité que peut susciter un milieu urbain, aux sensations de dépaysement d'un monde que l'on peine à reconnaître, aux phénomènes de basse intensité qui rendent un espace habitable et hospitalier. Ce n'est pas moins que notre relation sensible aux espaces habités qui est ici en jeu, dans sa dimension vitale et existentielle. Les formes de vie urbaine seraient alors à rapporter à nos manières d'être sensibles aux espaces que nous habitons et à nos capacités à faire preuve de petites attentions. N'assisterions-nous pas alors à un mouvement de sensibilisation de la pensée urbaine elle-même ?