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1 Introduction

Si la mondialisation financière que nous connaissons depuis le début des années 1980 peut historiquement trouver son origine aux États-Unis, l’Union européenne en est aujourd’hui un moteur puissant. Il faut comprendre, pour apprécier les motifs de l’Union, la logique profonde qui anime les institutions européennes, soutenues sans discontinuer par les gouvernements des États membres.

Nous retrouvons, comme point de départ de cette logique, un constat, simpliste certes, mais répandu : la mondialisation, comme ensemble de phénomènes économiques, est inéluctable. Il faut, aux vieilles économies de l’Union, s’adapter ou périr. S’adapter pour conquérir, car la guerre économique actuelle ne laisse pas d’autres choix. S’adapter veut dire se donner les moyens de conquérir des marchés intérieurs tout en participant au jeu de la mondialisation, c’est-à-dire accepter l’interdépendance économique qu’elle induit en devenant attractif soi-même, comme marché. Pour cela, il s’agit de mener des « réformes » internes, qui sont des libéralisations sur le marché intérieur de l’Union. Ce programme est exposé officiellement lors de la réunion des chefs d’États et de gouvernement qui s’est tenue à Lisbonne en 2000 et qui a fixé un calendrier dit « Agenda de Lisbonne » : il s’agit, ni plus ni moins, pour l’Union, de devenir « la zone la plus compétitive du monde à l’horizon 2010 ». Et comme il importe de ne pas perdre l’objectif de vue ni d’oublier, à terme, les moyens préconisés, la stratégie est rappelée par une communication de la Commission, datée du 4 octobre 2006, et entérinée par le Conseil de l’Union dès le 13 novembre, Global Europe - Competing the world[1]. Dans ce cadre, l’Accord général du commerce des services (AGCS) est un instrument parmi d’autres. La stratégie de l’Union doit s’apprécier sur tous les plans, interne et externe, et dans l’usage de tous les instruments à portée, accords multilatéraux négociés dans le cadre de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), mais aussi, accords bilatéraux et/ou régionaux, négociés avec les partenaires de l’UE.

2 L’Accord général sur le commerce des services (AGCS)

L’Accord général sur le commerce des services est l’un de ceux, nombreux, auxquels sont parties prenantes les 148 États membres de l’Organisation mondiale du commerce (OMC)[2]. Il a pour ambition de parvenir au plus haut niveau possible de libéralisation du commerce international des services, et il comporte même un calendrier de négociations (article XIX-1).

L’AGCS couvre les 13 secteurs, eux-mêmes subdivisés en 163 sous-secteurs, regroupés dans la nomenclature de l’OMC : services aux affaires, communications, construction/ingénierie, distribution, éducation, environnement, finances, santé/services sociaux, tourisme, loisirs/culture/sport, transports. Le treizième, au cas où quelque chose aurait été oublié, s’intitule « autres ». Hormis les affaires militaires, policières, juridiques et monétaires ― prérogatives régaliennes des États ―, toutes les activités humaines de prestation de services sont visées. Désormais, une règle de droit international oblige les États à « libéraliser », c’est-à-dire à mettre en concurrence les prestataires de ces services, y compris ceux relevant de la puissance publique (art I-3b et I-3c). Le coeur du dispositif de l’AGCS se trouve dans l’article VI-4, relatif aux réglementations intérieures des États, celles-ci ne devant pas constituer des « obstacles non nécessaires au commerce des services ». Cette notion de « non nécessité » est floue et, par ailleurs, ce ne sont pas les États qui en sont juges, mais l’Organe de règlement des différends (ORD) de l’OMC, au moyen de « panels » d’« experts » internationaux disposant du pouvoir d’autoriser des représailles[3] contre l’État jugé coupable d’avoir posé de tels « obstacles ». Qui plus est, l’article VI-2-a prévoit que les États signataires mettent en place, dans leur droit interne, des juridictions chargées d’appliquer les règles de l’Accord, et la possibilité de poursuites contre eux s’ils ne le font pas.

Pour l’Union européenne, la conclusion du cycle de Doha est une priorité. Elle fait feu de tout bois pour tenter de parvenir à un accord sur les services et sur l’accès aux marchés non agricoles[4], l’autre grand dossier avec celui de l’agriculture. L’Union européenne a indiqué clairement qu’elle souhaite, sur les services, un « accord ambitieux »[5].

Il faut dire que l’agriculture représente 2% du PNB de l’UE (1.4% de celui des États-Unis) en 2003, alors que les exportations de services représentaient 71% du PNB de l’UE à 25 (73.9 des EU), les produits industriels représentant pour leur part 27% du PNB de l’UE (24.6% pour les EU). Même si l’UE a dit à plusieurs reprises qu’elle ne consentirait pas à un engagement qui aille au-delà des limites tracées par la récente réforme de la politique agricole commune, la question se pose de savoir s’il ne s’agit pas que d’une posture tant les enjeux financiers sont considérables. De nombreux signes montrent que les dossiers de l’accès aux marchés non-agricoles et des services sont prioritaires sur les autres.

A l’heure actuelle, l’AGCS est encore sans grande incidence sur les États membres de l’UE. Tout simplement parce que, à l’initiative de la Commission, les gouvernements n’ont pas attendu cet accord pour adopter des directives de libéralisation de secteurs entiers de leurs services autrefois totalement ou partiellement publics : banques, assurances, télécommunications, poste, transport ferroviaire, aérien et maritime[6], énergie. Ce sont précisément certains de ces secteurs structurants (banque, assurance, télécommunications) et d’autres (technologies de l’information et de la communication, grande distribution) encore réglementés dans certains pays du Sud que l’UE et les États-Unis entendent ouvrir à leurs grandes entreprises, dans le cadre du grand marchandage en cours à l’OMC : agriculture/accès au marché des produits non agricoles/services.

Même si l’AGCS a essentiellement les marchés du Sud pour cibles, son approfondissement ne serait pas sans incidence en Europe, où elle aggraverait les effets de dumping déjà facilités par les grandes disparités au sein du marché intérieur de l’UE. Par exemple, une autorité locale décidant de passer un marché public pour la réalisation de telle ou telle prestation (ramassage scolaire, traitement des ordures ménagères, etc.) et qui voudrait que le prestataire réponde à des exigences sociales, sanitaires ou environnementales, pourrait voir la procédure de passation du marché annulée par le juge[7].

Des services encore formellement exclus du mandat de négociation de la Commission européenne à l’OMC ― éducation, santé, culture, audiovisuel, services sociaux[8] ― pourraient bien y entrer par la bande, par exemple l’enseignement supérieur à distance (E-learning) qui intéresse au plus haut point les États-Unis et la Nouvelle-Zélande. Il semble que le commissaire européen Peter Mandelson soit fortement tenté de les incorporer lorsqu’il propose que les offres de libéralisation des pays développés (donc celles de l’UE) comportent de « nouvelles et sérieuses ouvertures » dans au moins 139 sous-secteurs (soit 85 % des 163 sous-secteurs de services), en échange d’offres substantielles de libéralisation des pays en voie de développement dans au moins 93 sous-secteurs (soit deux tiers des 139)[9]. Cette proposition, formulée juste avant la réunion ministérielle de l’OMC à Hongkong en décembre 2005, est symptomatique de l’activisme sans relâche de l’UE : en « offrant » des secteurs qu’elle a déjà peu ou prou libéralisés, l’Union tente de pousser une négociation qui ne va pas assez vite ni assez loin à son goût. Elle ravie ainsi le lobby des services européens (le Forum européen des services[10]) regroupant quelques 80 entreprises de services européennes de taille internationale, Forum qui travaille avec son homologue américain dans le sens d’une plus grande libéralisation des marchés de services, lequel bénéficie d’une écoute pour le moins attentive de la Commission[11].

Sur 2 des 4 modes de prestation de services[12], la Commission fait des demandes et des offres de libéralisation inquiétantes. Ainsi sur le mode 3, définissant les conditions de la présence commerciale d’une entreprise d’un État membre chez un autre État membre, elle reprend à son compte, pour les exiger du Sud, bon nombre des dispositions du tristement célèbre Accord multilatéral sur l’investissement (AMI) qui, préparé au sein de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), avait dû être mis au placard en octobre 1998 à la demande tardive de la France[13].

Sur le mode 4, le détachement temporaire de travailleurs migrants, la Commission annonce qu’elle est prête à des concessions importantes, concernant au moins les prestataires de services aux entreprises et les travailleurs indépendants. En répondant par là aux demandes de pays du Sud comme l’Inde, le Pakistan, le Bangladesh et la Thaïlande, désireux d’« exporter » des travailleurs qualifiés (du moins dans un premier temps) dans le cadre de prestations transfrontières de services, elle espère les amadouer sur les 3 autres modes. Elle élargirait ainsi à l’échelle planétaire les possibilités de dumping social que le projet de directive Bolkestein organise seulement au niveau européen. On comprend vers quoi s’oriente la Commission : tout en tenant le discours à usage médiatique qu’il n’est pas question de brader la question sociale, elle donne des signaux forts à l’OMC qu’elle est prête à le faire... pourvu que l’accès aux marchés des pays émergeants soit assuré.

En effet, les négociations sur les services sont celles qui sont allées le plus loin, et sans le dossier agricole, elles auraient pu aboutir aujourd’hui. L’accord de Hongkong (décembre 2005), dans son article 7, a prévu un mécanisme extrêmement efficace pour faire avancer les négociations : il s’agit de réunir un certain nombre de « pays amis » (de la libéralisation) de tel ou tel secteur[14], et de leur demander d’établir la liste de ce qu’ils entendaient voir libéraliser chez certains de leurs partenaires commerciaux ainsi ciblés. Comme les pays réunis ont déjà des relations commerciales appréciables entre eux, et qu’il n’est nul besoin ainsi de s’encombrer avec certains pays sous-développés ne présentant aucun intérêt commercial dans les secteurs concernés, ce mécanisme avait pour qualité d’aboutir rapidement. De fait, le 28 février 2006, un certain nombre de listes d’exigences sont parues, discrètement, sur des secteurs aussi divers que la grande distribution, les services financiers, mais aussi l’investissement et le déplacement transfrontières des travailleurs salariés. Faut-il préciser que l’Union européenne aura été de pratiquement tous les groupes de pays amis, ou peu s’en faut ? Il faut remarquer aussi que le secteur concernant le déplacement des travailleurs salariés a vu l’Union européenne être désignée comme une des cibles de ses partenaires commerciaux. Ces négociations, promouvant un système de concurrence entre ceux des travailleurs qui, dans le monde, bénéficient d’un système de protection sociale et ceux qui n’en bénéficient pas, est porteur de conséquences sociales considérables. La Commission européenne qui conduit les négociations pour les États de l’Union, les gouvernements nationaux qui lui donnent mandat, et les médias qui ont pour mission de tenir informés les citoyens de ce qui se négocie en leur nom, ont gardé là-dessus une discrétion que n’explique pas seule la complexité de la question.

3 Relance des accords bilatéraux déjà nombreux

Pourtant, un accord définitif qui conclurait le cycle de Doha peine à se concrétiser. La fin du cycle a même été annoncée (sans doute prématurément) en juillet 2006. Dès l’annonce du blocage, la ministre française du commerce extérieure, Mme Christine Lagarde a indiqué : « On doit regarder maintenant les alternatives, c’est-à-dire les négociations plurilatérales de nature régionale ». Tous les représentants des États sont allés dans ce sens. À bien des égards, la réalité est déjà celle-là. L’Union européenne s’active beaucoup dans la passation d’accords bilatéraux, ainsi que les États-Unis. Des accords avec toutes les parties du monde ou peu s’en faut sont en négociations : l’UE et l’Asean, la communauté andine, le Mercosur, etc. Tous ces accords sont dits OMC+, car ils prévoient des règles encore plus drastiques que celles prévues dans le cadre multilatéral, notamment en matière d’investissement et d’accès au marché.

Pascal Lamy lui-même, dans un discours le 17 janvier 2007 estimait qu’il y aura 400 accords commerciaux préférentiels d’ici à 2010 dans le monde. M. Lamy estime que le travail en bilatéral effectué depuis l’échec de Hong Kong n’était pas inutile mais que le moment est venu de remettre un peu d’ordre dans tout cela, et de faire de ces 400 accords en cours de finalisation un bon gros accord multilatéral qui remette chacun à sa place dans le village global[15].

Si on rapproche cette relance des accords bilatéraux avec le fait que, à l’OMC, des accords sectoriels ont pu être trouvés (on l’a vu sur les services), il faut désormais analyser l’OMC non comme un instrument par lequel les États sont censés parvenir à des résultats, mais comme un lieu de négociations où sont possibles des accords partiels déclinés ensuite dans les accords bilatéraux ou régionaux, accords qui peuvent porter sur certains secteurs d’activités ou être de portée plus générale

4 Faire de l’Union européenne le moteur de la mondialisation libérale

Un document de la Commission, daté du 4 octobre 2006, Global Europe - competing in the world[16] promeut de faire de l’UE un moteur de la mondialisation libérale. Ce document définit les intérêts généraux de l’UE en termes d’accès agressif aux marchés pour la communauté d’affaires européennes, et promeut une stratégie rénovée qui devrait être mise en place début 2007.

Une attention particulière est mise sur l’approche dite « pro active » qui permet l’obtention de nouvelles occasions d’exportations pour les Entreprises transnationales européennes (ETN). La publication identifie les accords commerciaux bilatéraux ou régionaux avec des partenaires tels que l’ASEAN, la Corée, le Mercosur, l’Inde, la Russie ou le Conseil de coopération du Golfe, au rang de priorités pour faire progresser cet « agenda ». Parallèlement, la communication exprime ses engagements par rapport à l’OMC et la reprise des négociations du cycle de Doha.

Ce document identifie trois axes clés par lesquels l’UE souhaite sécuriser de nouvelles opportunités d’accès aux marchés extérieurs pour ses entreprises :

  • Les barrières non-tarifaires : cela consiste en ce que l’UE réduise les obstacles tarifaires dans les pays tiers, en dépit des difficultés reconnues qu’un tel processus peut causer dans beaucoup de pays en développement (dont des faillites massives et des pertes de revenus importantes). Cependant, l’UE souhaite aussi accroître son attention sur l’ensemble des régulations « derrière la frontière » (« behind the border ») qui représentent des entraves au commerce. A cette fin, l’UE propose que la nouvelle génération d’accords commerciaux inclut des droits prioritaires de consultation aux entreprises européennes sur les nouvelles régulations que pourraient introduire les pays « cibles », et que l’industrie accède à des mécanismes de suivi et de renforcement aussi efficaces que l’Organe de règlement de l’OMC (ORD) qui opère seulement sur une base État-État.

  • L’accès aux ressources : en réponse au lobbying effectué par les groupes industriels européens, l’UE identifie l’accès non entravé aux ressources naturelles comme une priorité majeure, et s’engage à lutter contre les problèmes rencontrés par les firmes européennes à cet égard. L’UE liste un nombre considérable de secteurs, en particulier l’énergie, dans lesquels les contrôles doivent être levés de sorte que l’accès des entreprises européennes à ces ressources soit garanti.

  • Nouveaux secteurs de croissance : l’UE place les questions de la propriété intellectuelle, des services, des investissements, des marchés publics et de la concurrence comme des secteurs qui requerront une action plus agressive à l’avenir. Les ETN sont déjà parvenu, au sein de l’OMC, à des avancées favorables concernant la propriété intellectuelle avec l’accord dit ADPIC (accord sur les divers aspects de la propriété intellectuelle lié au commerce), et ce, au détriment premier des pays en développement. Pour autant, l’UE estime que ces droits doivent être encore renforcés.

L’UE cherche à obtenir ou renforcer le droit à investir librement dans les marchés tiers au bénéfice de ses industries, par le biais d’un nouvel accord d’investissement et par l’ouverture des marchés publics aux principales multinationales de transport et de construction européennes.

Il est important de voir que Global Europe - Competing in the world se conçoit comme un programme de libéralisation interne autant qu’externe. La menace la plus significative introduite par ce programme vient du désir d’adopter « une approche ouverte et flexible dans la mise en place de nos règles », avec l’intention explicite d’harmoniser les règles européennes de façon à ce qu’ils ne créent plus de tensions avec les partenaires aux exigences réglementaires moins élevées.

Le Commissaire au commerce Peter Mandelson a établi explicitement que cela signifie avant tout un processus de convergence avec le système réglementaire américain, apprécié par le monde des affaires pour la faiblesse de son contenu social et environnemental.

5 Le PET ou la zone de libre-échange États-Unis – Union européenne

Parallèlement aux négociations à l’OMC, l’idée de la mise en place d’une zone de libre-échange entre les États-Unis et l’Union européenne connaît des avancées sensibles. Dans ce cadre, la zone de libre-échange entre les EU et l’UE prend un relief particulier.

A la fin du mai 2006, le Parlement européen a voté un rapport présenté par la sociale-démocrate Erika Mann (RFA). Il s’agit du rapport sur les relations économiques transatlantiques États-Unis/Union européenne. Ce rapport appelle la mise en place « d’un marché transatlantique sans barrière d’ici 2015 ». Le Comité du Commerce international au Parlement européen avait déjà approuvé ce rapport à une large majorité, avec l’appui de ses membres sociaux-démocrates.

Concrètement, le rapport recommandait qu’un sommet EU-UE trouve un accord pour relancer le Nouveau Calendrier Transatlantique (NCT) de 1995 et le Partenariat Economique Transatlantique (PET) de 1998, afin de parvenir à la mise en place d’une zone de libre échange d’ici 2015, qui en serait l’aboutissement. Cet accord à été trouvé lors du sommet de Washington du 30 avril 2007.

Le rapport de Mann dénonce les réglementations prises par les États dans le cadre de l’exercice de leurs missions de régulation : celles-ci seraient devenues les obstacles les plus importants au commerce et à l’investissement entre ces deux partenaires. Le rapport insiste particulièrement sur la prolifération des régulations d’États, l’utilisation de « standards techniques » non internationaux comme base de ces régulations, et des procédures d’autorisations et/ou de qualifications trop lourdes.

Par exemple, cet accord poserait la question de sa compatibilité avec l’interdiction européenne des hormones pour bovins ainsi que dans le lait, sans parler des réglementations interdisant les OGM. Une zone de libre-échange renforcerait la pénétration en Europe du modèle agro-industriel américain, particulièrement pour la production animale, puisqu’un certain nombre de régulations seraient désormais interdites : quid des labélisations, des obligations d’information du consommateur, du soutien à certaines filières?

Par ailleurs, l’instauration d’une zone de libre-échange entraînerait la remise en question des régulations sociales autorisées : dans quelle mesure les obligations minimales sociales qui s’imposent encore aux entreprises (salaire minimum, temps de travail) ne seraient-elles pas ainsi attaquées ? Puisque aucune harmonisation social n’est faite (ou alors une harmonisation par le bas, par le biais de la directive Bolkestein nouvelle mouture), une zone de libre-échange mettant directement en concurrence des salariés, des entreprises, des systèmes sociaux aurait inévitablement un effet d’entraînement vers toujours moins de régulations sociales, environnementales, fiscales et de protection du consommateur.

Le contre-modèle nord-américain serait étendu à l’Europe, au nom de l’investissement, du marché et de la compétitivité des entreprises transnationales.

6 Conclusion

Le document Global Europe confirme que la logique d’action de l’UE est entièrement conditionnée par les intérêts privés : « plus nos pratiques et nos règlements sont cohérents avec nos principaux partenaires, plus cela bénéficie aux intérêts privés européens ». Les populations, l’environnement et le modèle social européen ne fait visiblement pas partie des préoccupations de l’Union.

Ce processus s’impose comme l’irrésistible ascension des divisions blindées allemandes dans les Ardennes, en 1940. Il n’en n’est rien. D’une part, la conscience est toujours plus nette au Sud à l’effet que cet accord constitue une menace pour les pays en voie de développement. Ceux-là savent, du fait du mode 4 de l’AGCS par exemple, qu’il accélérerait considérablement la fuite des cerveaux des pays du sud, phénomène déjà très important[17]. Également, on a conscience qu’il ne sera pas possible pour les pays du Sud d’avoir un jour la possibilité d’organiser des services publics dans un tel système[18]. Au Nord également, la société civile se mobilise. L’AGCS n’est qu’un instrument parmi d’autres de la libéralisation : en Amérique du Nord, l’ALENA produit des effets dévastateurs, et au sein de l’Union européenne, les politiques libérales conduites par l’Union et par les gouvernements ont des effets bien plus immédiats. Toutefois, un mouvement de citoyens interpellant les collectivités locales s’organise depuis quelques années, tant à l’intérieur de l’Union que dans le reste du monde. Nombreuses sont désormais les collectivités publiques locales qui annoncent, dans des décisions politiques publiques, qu’elles s’opposent à l’application de l’AGCS, se déclarant symboliquement « hors » ou « contre » l’AGCS, quand elles ne réclament pas un moratoire des négociations. À l’intérieur de l’UE, l’Autriche, la Belgique, l’Espagne, la France, la Grande-Bretagne, l’Italie, plus récemment et dans une moindre mesure l’Allemagne, sont touchées par ce mouvement. Elles ont d’ailleurs tenu une Convention européenne à Genève les 10 et 11 octobre 2007. Hors de l’UE, la Suisse et le Canada voient une riposte s’organiser. Dans le monde, de grandes capitales se sont déclarées opposées à l’AGCS, Montréal, Vienne, Paris, Turin, et, détail amusant, le bâtiment de l’OMC à Genève se trouve sur un territoire déclaré « hors-OMC ». Au delà du symbole, il s’agit de renverser le rapport de force : considérant que, d’une part, l’OMC n’est jamais qu’un forum d’États, et que, d’autre part, ces États s’expriment au nom des citoyens, il n’est pas trop tard pour renverser la mécanique, et interdire à nos États de négocier en notre nom ce que nous ne voulons pas. À cet égard, la responsabilité des militants et des élus de l’Union européenne est à la hauteur du poids de l’UE à l’OMC, c’est-à-dire, considérable.

Le blocage des négociations à l’OMC devrait être l’occasion de repenser réellement la régulation du commerce international. Celle promue par l’OMC jusqu’ici a montré ses limites : basée sur le libre-échange, elle n’a pas permis de dégager un accord entre des pays de nature différente et qui ne consentiront pas à se plier à une idéologie qui n’aura pas su convaincre. Le commerce international doit être subordonné à des règles et ne doit pas primer sur des droits plus fondamentaux (économiques, sociaux et culturels). Au minimum, la hiérarchie des normes internationales doit être rétablie, de sorte que celles du commerce international ne priment pas de fait sur toutes les autres. La question de la coopération doit être posée, et devrait certainement se substituer au dogme du libre-échange qui n’a jamais démontré qu’il était l’alpha et l’oméga du développement. Quoiqu’il en soit, les politiques commerciales, qu’elles soient nationales ou multilatérales, doivent être élaborées et débattues de façon démocratique et transparente, associant les Parlements nationaux, mais aussi les autorités locales et les acteurs de la société civile. Ce moment de latence, ouvert par l’échec de l’OMC, échec qui doit s’analyser non comme celui d’une institution seule mais comme celui d’un système, donne des perspectives de réflexion et d’action attendue depuis des années. Toutefois, il ne faut pas attendre que cette prise de conscience politique se fasse naturellement. Il faut des mobilisations et des campagnes.

Aujourd’hui (avril 2007), les grands acteurs de l’OMC (les membres du G4 ou du Quad -- EU, UE, Brésil, Inde; ainsi que le DG Pascal Lamy) font feu de tout bois pour relancer les négociations. En effet, la procédure dite du Fast-Track aux États-Unis était censée arriver à échéance en juillet de cette année. Le G4, augmenté de l’Australie et du Japon, vient de repousser l’échéance à la fin de 2007. Nous assistons donc ces derniers temps à une reprise d’activité très nette de l’OMC.