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Comment résoudre de façon efficace et pacifique la question de la langue en Europe aujourd’hui ?

C’est cette problématique qui a sous-tendu les travaux du colloque « Politiques et usages de la langue en Europe hier et aujourd’hui » ténu les 2 et 4 décembre 2004 à l’Institut Goethe de Paris. Les contributions d’une douzaine de participants, composés d’historiens, de sociologues, de linguistes, de politistes, de philosophes et de spécialistes de la littérature constituent le corpus de ce livre, réalisé sous la direction de Michael WERNER. Ce dernier est historien et germaniste de formation.

Dans son introduction liminaire Werner rappelle le double défi qui est celui de la France et de l’Allemagne, confrontés à un recul général de leurs deux langues sur le plan international puis à une baisse continue de l’apprentissage réciproque du français en Allemagne et de l’allemand en France.

Werner s’interroge, ainsi que les autres participants du reste, sur le plurilinguisme et sur la portée des politiques linguistiques initiées par différents gouvernements et par l’Union européenne aux fins d’arrêter l’érosion des autres langues au contact de l’anglais. Il en arrive au constat qu’aucune loi coercitive ne saurait mettre fin au métissage des langues aujourd’hui. Les nostalgiques de la pureté linguistique n’ont qu’à déchanter car cette option ne saurait être un objectif de nos jours. Il faut, ainsi que le préconise Werner, prendre la mesure des transformations incessantes du paysage linguistique en acceptant la dynamique même des langues. (p. 19)

Mais les contributions des uns et les autres ne se limitent pas seulement aux pratiques actuelles de la langue mais contiennent un volet historique qui éclaire le lecteur sur la constitution des langues et des territoires linguistiques.

Aussi la première partie du livre, « Statut et repères », essaie-t-elle de définir la notion de langue et se penche sur les relations entre langue maternelle et identité.

Pierre Judet DE LA COMBE dans sa contribution, « Crise des langues et éducation européenne », montre bien que les manifestations violentes des jeunes révoltés des banlieues Parisiennes d’octobre et novembre 2005 et plus récemment en Angleterre sont la preuve éclatante que le langage n’est pas le medium adéquat pour ces jeunes afin d’exprimer leur déception et leurs attentes. (p. 23) Il faut donc désormais compter avec la variante « violence » que l’on retrouve même dans leur langue à eux, pauvre en vocabulaire, ne respectant ni modalité ni concordance de temps. Des « sociolectes », tel que les nomme De La Combe, se sont ainsi constitués et s’opposent à la langue supposée commune. (p. 24)

Du coup on découvre qu’à l’intérieur d’une société dite monolingue se trouvent des « ghettos de langues ». C’est ce qui lui fait dire que « les sociétés sont plurilingues sans même qu’il soit besoin de parler d’invasion de langues étrangères comme l’anglais international. » (p. 24)

Définissant la langue, De La Combe y relève deux approches : l’une « expressive », lorsque la langue est supposée exprimer une identité historique, et l’autre « rationaliste » lorsqu’elle désigne un moyen de communication efficace entre les individus. (p. 27)

Dans son intervention, il ne partage pas l’idée d’une identité culturelle, comme appartenance à un ensemble historique fait de traits distinctifs inaltérables. Pour lui, le passé ne saurait se définir comme une identité immuable et dont une marque indélébile imposerait à la vie présente sa force civilisatrice. Fort logiquement il soutient plus loin que l’histoire culturelle n’apparaît pas comme le prolongement naturel de données originelles mais à l’inverse comme une suite de « renaissances » (cf. p. 31). L’identité perd alors sa qualité primaire d’où son concept d’identité réflexive.

À ce niveau je partage entièrement l’avis de l’auteur, car il n’y a pas d’état achevé d’identité. L’identité est toujours en construction, c’est une quête permanente.

De La Combe dénonce en outre la tendance à minimiser les langues maternelles au profit d’une langue dite utilitariste, à savoir l’anglais artificiel qui a aussi ses limites. Vouloir réduire les langues particulières aux besoins de la mondialisation ne peut que créer l’effet contraire car, soutient-il, plus on insistera sur l’ouverture des sociétés plus on donnera la place aux traditions historiques.

De La Combe affirme enfin et j’en conviens avec lui que les idiomes naturels ne sont pas des sous langues et peuvent à ce titre être utilisable par tous!

Contrairement à De La Combe, Alexandre ESCUDIER, abordant le thème de « Langue et conscience d’historicité » soutient que l’identité se rapporte à un passé fixe, immuable, un toujours déjà là à partir duquel l’on reconstruit une identité culturelle et politique. (p. 51) Vue la multitude des diversités culturelles il préconise d’assumer cette « différenciation » des sphères de valeurs et d’activités humaines prônée par Max Weber, puis de les transcender pour atteindre une forme d’identité collective nouvelle. (p. 52) Ce faisant Escudier montre une solution médiane aux décideurs européens en quête d’une politique linguistique et culturelle adéquate en se situant à équidistance du « nationalisme ontologique » et du « tout- à- l’anglais ».

Au chapitre théorie interprétative de la traduction il donne tout son sens au dicton populaire qui dit que traduire c’est trahir en citant avec raison Henri Meschonnic : « L’herméneutique appliquée à la traduction ne transporte qu’un cadavre. Ou plutôt son esprit. Le corps est resté sur l’autre rive. Et l’esprit seul est sans voix. » (p. 54) L’auteur montre que toutes les langues se valent, sauf qu’à un moment de l’histoire de l’humanité l’une est mise au devant de la scène et joue de façon provisoire le rôle de métalangue. Ce fût hier le cas du latin puis du français et aujourd’hui celui de l’anglais!

Jürgen TRABANT dans sa contribution intitulée « L’antinomie linguistique. Quelques enjeux politiques » déplore le recul des langues nationales et singulièrement de l’allemand face à l’anglais. Il s’indigne surtout de l’immobilisme et même de la démission des leaders d’opinions allemands quant à la défense de leur langue. Si dans les années 1980 un biologiste allemand constatait presque triomphalement que « [l]a recherche de pointe parle anglais », aujourd’hui ce sont les hommes politiques allemands qui semblent faire de l’anglais la langue de la politique de haut niveau avec l’immixtion dans leurs discours d’anglicismes de tous ordres. D’où le recul de la langue nationale, le « Hochdeutsch ». Mais dans cette opposition à l’anglais, où la langue nationale semble très mal en point, Trabant conseille le maintien des deux, car la victoire de l’une sur l’autre serait une erreur. Il cite d’ailleurs certains scientifiques qui prennent le contre-pied du biologiste allemand en affirmant que la science est indépendante des langues. Elle peut donc parler toutes langues même les dialectes. Ce qui importe c’est la connaissance de la Vérité. Toutefois, cette vision aristotélicienne de la langue vue comme ensemble de signes arbitraires, s’oppose à l’approche plutôt humaniste qui voit en la langue des constructions cognitives des hommes. Cette dernière approche combat les langues particulières considérées comme obstacles majeurs à la vérité et à l’objectivité de la science. Mais en sus de cette raison scientifique, des contraintes économiques et politiques amènent à abandonner les langues nationales et particulières qui perdent du coup leur prestige.

Un brin d’espoir naît néanmoins avec la sociolinguistique qui, consciente de l’importance des langues pour la biodiversité culturelle, s’est donné pour mission de protéger les langues menacées. C’est ce que révèle Abraham de SWAAN dans sa communication sous le titre : « Le sentimentalisme des langues. Les langues menacées et la sociolinguistique. » De Swaan relève cependant un paradoxe dans l’attitude des sociolinguistes qui étudient les langues minoritaires, quand eux-mêmes parlent, écrivent et publient dans les langues majeures, à même de leur garantir une carrière internationale. Mais à ce niveau je ne partage pas l’avis de De Swaan car pour sensibiliser le monde sur la protection des langues menacées, il faut bien utiliser une langue à forte audience et qui ait une portée internationale.

Malheureusement tous les sociolinguistes ne partagent pas le même avis sur la nécessité de sauvegarder les langues mineures. Exemple est pris sur Ladefoged qui estime que le déclin de la diversité linguistique n’entraîne pas forcément un déclin de la diversité culturelle.

Aussi De Swaan fera t-il un choix pragmatique en suggérant à la Commission européenne d’opter pour l’enseignement d’une langue qui puisse optimiser les chances des apprenants sur le marché du travail au lieu de leur enseigner leur langue maternelle peu répandue. Il reconnaît néanmoins en fin de son article que c’est un choix difficile, un dilemme. Si l’acquisition de la langue majeure offre à court terme de meilleures perspectives individuelles, la perte de la langue particulière par contre signifie à long terme la perte d’un capital culturel collectif. (p. 96)

Astrid VON BUSEKIST justement dans la partie « Politiques et enjeux » du livre instruit le lecteur sur quelques approches politico-idéologiques de la langue. On comprend alors pourquoi la démocratie libérale admet parfois la diversité des langues et parfois pas. Elle donne également dans son intervention les raisons qui font que les républicains, plutôt liés à l’unicité du corps social, ne reconnaissent pas les communautés linguistiques.

Pierre ENCREVÉ qui a réfléchi sur « les conditions d’exercice d’une politique linguistique en démocratie aujourd’hui. Notes sur le cas français », fait d’abord l’inventaire des nombreuses réformes linguistiques initiées en France ces quinze dernières années. Il constate une multitude d’acteurs à la base desdites reformes. Ce qui traduit l’absence en France d’une politique linguistique bien coordonnée.

Mais l’échec de la politique de promotion du français et des autres langues européennes en France est dû au choix même des élèves et de leurs parents qui préfèrent les langues professionnelles jugées plus utiles. Malgré « l’idéologie linguistique française » qui consiste à ériger le français en quasi-religion d’État (p. 126), l’anglais s’impose de plus en plus en France.

Après la France c’est au tour du spécialiste de la sociolinguistique et de la politique de la langue, le professeur Ulrich AMMON de se pencher sur la politique linguistique de l’Allemagne. En la matière, l’Allemagne voudrais suivre l’exemple de la France qui, à ses yeux, s’engage plus dans ce domaine. Ulrich Ammon égraine les avantages qu’il y a à avoir sa langue nationale utilisée au niveau international. C’est pourquoi toutes les grandes puissances ont une forte politique de promotion et de diffusion de leurs langues y compris les pays anglo-saxons alors qu’on pourrait imaginer que ces derniers n’en ont plus besoin. Ammon dénonce la politique linguistique étrangère de l’Allemagne du temps des sociaux-libéraux (1969-1982), qu’il qualifie de « l’une des plus timides » (p. 146). Son jugement est d’autant plus justifié qu’il rapporte que par exemple l’ancien traducteur-interprète au service du gouvernement allemand, Hermann Kusterer, aurait plaidé en faveur d’un retrait de l’allemand comme langue de travail de la CEE. (p. 147) Ulrich Ammon constate enfin une passivité voire une démission de l’Allemagne en matière de politique linguistique aujourd’hui au sein de l’Union européenne. Il nous apprend que certains allemands n’hésitent plus à plaider pour « le tout-anglais » convaincus que leur langue ne peut devenir une véritable langue de travail.

Brigitte JOSTES a, quant à elle, passé au peigne fin toutes les politiques linguistiques initiées au sein de l’Union européenne. Elle édifie le lecteur sur les vastes programmes éducatifs européens que sont Socrates (pour l’éducation) et Leonardo (pour la formation professionnelle). Cependant l’objectif de l’Union qui est de former un citoyen européen multilingue ou tout au moins capable de maîtriser deux langues européennes en plus de sa langue maternelle, échoue sur l’absence de volonté des Européens à apprendre une langue étrangère autre que l’anglais.

Dans sa contribution « Les politiques linguistiques de la Suisse. Raisons et rançon d’un succès », Manuel MEUNE explique de fort belle manière l’histoire de la création de l’État Suisse et de sa politique des langues. On découvre ainsi une répartition intelligente des responsabilités dans la gestion des langues entre les cantons et l’État fédéral. Au nom du « principe de territorialité » les cantons décident de la langue officielle à l’intérieur de leurs frontières et l’État fédéral assure le respect de ce principe tout en protégeant les langues mineures. L’anglais, langue de la mondialisation, a aussi atteint la Suisse et sert de langue de communication entre les différentes communautés. La leçon ici est que sa maîtrise n’exclut pas le respect des langues nationales. Un autre grand enseignement à tirer de l’exemple suisse et qui serait d’une grande utilité pour l’Union européenne est que le multilinguisme ne signifie pas égalité intégrale entre les différentes langues, mais un jeu subtil entre langues majoritaires et minoritaires. (p. 188)

Après la Suisse c’est l’exemple d’un autre État multilingue, la Belgique, qui est présenté par le sociologue bruxellois Claude JAVEAU. L’exposition de l’histoire de ce pays montre le rôle important que le français y a joué et continue de jouer. Mais le long combat du mouvement flamand pour l’égalité entre les langues aboutira en 1932 à l’unilinguisme en Flandre et en Wallonie et au bilinguisme à Bruxelles. Les flamands qui se sentent marginalisés par la communauté francophone, à en croire Javeau, n’en finissent pas de revendiquer davantage d’égalité. Ils en sont même arrivés à développer un sentiment identitaire, nationaliste dont le parti politique Vlaams Belang est le porte-flambeau. Escalade que je trouve inquiétante, parce qu’en tant qu’Africain, je connais que trop bien les dangers que font planer sur la cohésion nationale, un parti politique fondé sur une base ethnique et régionale.

Parlant d’une toute autre forme de communication entre administration et administrés, Peter BECKER parle du « formulaire » qui en est le véhicule. Celui-ci, malgré l’évolution des techniques de communication, garde son charme, ses avantages mais aussi ses inconvénients.

Jean-Pierre LEFEBVRE revient quant à lui sur la baisse de l’apprentissage de l’allemand en France. Ses statistiques au niveau des admis au concours d’entrée à l’école Normale Supérieure de Paris confirment un constat empirique fait par moi-même au cours de mes années d’enseignement de l’allemand. C’est que les élèves qui font l’effort de bien travailler en allemand comprennent mieux les autres matières et sont les meilleurs à tous les niveaux.

La dernière intervention du livre et qui en sert de conclusion est plutôt philosophique. Yves DUROUX y développe trois thèses fort enrichissantes et que je vais me contenter de reprendre ici :

  • « Tout être humain est par nature polyglotte. »

  • « Nul ne sait ce que peut une langue. »

  • « La spécificité européenne est d’avoir co-constitué les langues et les États, c’est-à-dire d’avoir inventé les langues d’État. »

A la lecture de Politiques et usages de la langue en Europe on est édifié par les interventions d’éminents spécialistes en divers domaines sur la question des langues en Europe. Le livre passe en revue les différentes approches de la langue, l’histoire des communautés linguistiques étatiques, le rapport langue, identité et diversité culturelle. Enfin pour tous ceux qui s’intéressent à la problématique des langues dans le monde et surtout au sein de l’Union européenne, ce livre constitue une référence précieuse. Les décideurs de la Commission européenne pourraient notamment y trouver des réponses souples et réalistes à la brûlante question des vingt sept langues officielles.

Pour ma part, Politiques et usages de la langue en Europe m’a ouvert les yeux sur plusieurs réalités. En clamant l’égalité entre toutes les langues, particulières comme majoritaires, ce livre m’a guérit d’un complexe dont souffrent la plupart des Africains. En effet, du fait qu’elles ne soient généralement pas écrites et suffisamment répandues, les langues africaines sont désignées par des termes dévalorisants du genre » idiome, patois, parler, dialecte et que sais-je encore? Les locuteurs de langues minoritaires d’Afrique ou d’ailleurs ne devraient plus en avoir honte car, comme le rapporte Abram de Swaan, « [t]oute langue est un produit de la créativité collective des peuples exprimée sur des vingtaines, centaines ou milliers d’années. Qu’elle soit écrite ou non écrite, sa disparition est une perte culturelle irréversible. » (p. 83)

Le français qui jusque-là a fait office de « langue d’ouverture au monde » par excellence pour les ex-colonies françaises est à la base de la disparition de beaucoup de nos langues africaines. Aujourd’hui ce français est lui-même menacé par l’anglais autant en France qu’à l’extérieur. Il en est de même pour l’allemand, l’espagnol, l’italien etc. J’en déduis alors que toutes les langues sont vulnérables. La force d’une langue n’est donc pas interne à la langue elle même. C’est la dynamique sociale, politique et économique qui la sous-tend et qui lui donne sa force dominatrice. Il n’est donc pas exclu que demain s’impose comme langue de communication internationale le chinois, le japonais ou, pourquoi pas, le swahili?