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Introduction

Les écoles juives, comme toutes les écoles privées au Québec, religieuses ou non, jouissent d’un financement public qui peut atteindre jusqu’à 60% de leurs frais de fonctionnement. Le taux de fréquentation de ces écoles au sein de la communauté est assez élevé et représente une « faible majorité » (environ 60 %) des élèves juifs à Montréal (Shahar et Karpman 2006). Cette situation, ainsi que la concentration métropolitaine et résidentielle encore marquée de la communauté qui habite principalement dans les alentours de Montréal et ses grandes banlieues (MICC 2005; Shahar et Karpman 2004), explique du moins en partie la méconnaissance de cette communauté encore majoritairement anglophone par les autres Québécois, notamment francophones[1]. En nous[2] intéressant à la réalité des écoles juives aujourd’hui, entre autres la manière dont l’équilibre entre le curriculum obligatoire et le curriculum axé sur la culture et la religion juive s’articule quotidiennement, nous avons cherché à mieux comprendre le rapport qu’établissent les jeunes de la communauté avec la société québécoise et le degré d’insertion des élèves dans leur communauté et dans la société plus large. Nous avons mené un terrain de recherche au sein de quatre écoles juives primaires de Montréal, non hassidiques, membres de l’Association des écoles juives (AÉJ)[3].

L’analyse présentée ici s’appuie sur des observations ethnographiques de situations concrètes de transmission des savoirs aux élèves (deux jours en 5ème et deux jours en 6ème année d’école primaire[4]) insérées dans une méthodologie convoquant également des entretiens semi-directifs d’une à deux heures avec les directions, le personnel scolaire, les parents et des groupes de discussion avec les élèves. Lors des observations dans les classes, nous avons accompagné les élèves de la prière du matin jusqu’à la fin des cours, en incluant les récréations et la pause du midi. Le dispositif a toujours été le même : trois observatrices étaient présentes dans chaque classe tout au long de la journée, sauf lorsque les groupes étaient divisés pour réaliser certaines activités. La difficulté d’accès à certains des sites explique que notre observation s’est échelonnée de janvier à octobre 2012. La dynamique pédagogique a donc pu être fort différente entre les écoles, qu’elles soient visitées au retour des vacances d’hiver, avant la semaine de relâche ou encore au début de l’année scolaire suivante. Les échanges avec les différents acteurs nous ont permis de comprendre leur perception de l’expérience que nous observions ainsi que leurs motivations à en faire partie. Nous avons par ailleurs sondé leurs attentes à l’égard de l’école, en ce qui concerne le niveau académique, la vie communautaire et l’intégration des enfants dans la société plus large. Ces mêmes questions ont été abordées avec les élèves lors de groupes de discussion.

Dans le présent article, je m’intéresserai plus particulièrement aux manières par lesquelles les écoles contribuent à la création ou à la dissolution de la tension apparente entre les deux pôles d’appartenance de leurs élèves, d’abord à la communauté juive puis à la société québécoise et canadienne. Après une présentation générale des écoles, je décrirai la gestion de cette tension à travers l’observation de deux aspects distincts, mais complémentaires de la vie scolaire : les enseignements et l’environnement créé par les différentes dispositions de l’école.

1 Les écoles juives de notre échantillon : une description

Nous avons voulu rendre compte le plus possible dans notre échantillon de la diversité au sein de la communauté juive montréalaise non hassidique. Les quatre écoles choisies se désignent elles-mêmes (les directions, leur site web ou leurs publications officielles), comme orthodoxe moderne, francophone sépharade[5], non confessionnelle et juive pluraliste. Cette catégorisation reflète l’attachement des écoles à un courant religieux ou à une affiliation ethnique et culturelle (ashkénaze/sépharade). Elle semble permettre néanmoins de moins en moins rendre compte de la réalité de la clientèle actuelle des écoles. C’est pourquoi dans la description qui suit, je mettrai plutôt en lumière la réalité des écoles, telle que nous avons pu la documenter.

La première école de notre échantillon (école A) se présente comme une école orthodoxe moderne, un courant attaché autant à la pratique religieuse orthodoxe qu’à la participation active à la vie du monde moderne[6]. Les pratiques religieuses y encadrent intégralement le quotidien des élèves et du personnel (par exemple en imposant un code vestimentaire au personnel) et la façon dont les enseignements sont dispensés à l’école, tout en valorisant le curriculum séculier et la réussite scolaire. Elle accueille uniquement des enfants de familles pratiquantes qui sont, en suivant l’expression de la direction, shomer shabbat[7] (qui surveillent les rituels de samedi) et leur offre un environnement scolaire juif communautaire qui dépasse largement le cadre scolaire. Elle abrite par exemple une synagogue fonctionnelle hors des heures d’ouverture de l’école que les familles sont invitées à fréquenter. Cette école, auparavant plutôt ashkénaze, n’en est plus réellement, tellement que le rite observé à la synagogue est un rite sépharade.

La deuxième école (école B) se présente comme étant de tradition sépharade[8]. Elle aussi est relativement orthodoxe dans ses pratiques : port de la kippa toute la journée, prière matinale dans le gymnase (au primaire) ou à la synagogue de l’école (au secondaire), rituels entourant le repas (netilat yada’im, birkat hamazon[9]). Les familles des élèves qui fréquentent l’école B se déclarent plus ou moins pratiquantes. En différentes occasions, nous avons pu observer des enseignants[10] demander aux élèves de raconter les rituels accomplis à la maison, félicitant certains et incitant d’autres à encourager leurs parents à mieux les respecter. Du point de vue religieux, les enseignants parlent de l’établissement comme d’une école traditionnaliste, c’est-à-dire qu’elle s’attache à une tradition juive plutôt qu’à une stricte pratique religieuse, même si son quotidien s’organise autour de rituels orthodoxes. Par ailleurs, l’école, loi 101[11] oblige, accueille un grand nombre d’élèves issus de l’immigration. Aussi, alors que deux heures par semaine sont toujours consacrées à l’apprentissage de la liturgie sépharade, les élèves sont désormais issus de diverses origines, ashkénazes comme sépharades.

Une troisième école (école C) ne se revendique d’aucun courant religieux en particulier (orthodoxe, conservateur, réforme, etc.), mais se définit plutôt en lien avec une approche pédagogique qui, à l’instar du programme de l’école québécoise, met l’expérience de l’élève au centre de ses apprentissages[12]. C’est dans ce sens que je la qualifie de non confessionnelle. Elle affiche cependant son attachement au quotidien religieux, ce qui lui permet de rester attractive pour les enfants de familles orthodoxes qui continuent de fréquenter l’établissement. Comme à l’école orthodoxe moderne (l’école A), le port de la kippa y est obligatoire toute la journée. Elle débute par la prière quotidienne ; le repas est encadré par les rituels religieux. L’ambiance générale reste décontractée ; c’est la seule école de notre échantillon qui n’impose pas d’uniforme aux élèves. L’atmosphère familiale de l’établissement fait l’objet d’une grande fierté tant chez le personnel enseignant que chez les parents et les élèves. En effet, l’école affiche une forte cohésion, notamment par effet de sa pédagogie, tout en restant disponible pour accueillir une grande diversité de familles sur le plan des pratiques religieuses.

La dernière école de notre échantillon (école D) adopte la vision libérale-pluraliste du judaïsme, selon laquelle l’objectif de l’éducation juive est de contribuer au développement, chez les futures générations, d’un attachement à la vie juive et à la société israélienne. On s’y attache donc plutôt aux principes philosophiques et éthiques du judaïsme, considérés comme toujours pertinents pour la vie contemporaine. L’absence de toute consigne formelle de nature religieuse (même pour la nourriture, l’école n’oblige pas, mais recommande, le respect des règles alimentaires juives) contraste alors avec la rigueur imposée pour d’autres règles de vie, qui ne diffère pas en ce sens que celle imposée dans les deux premières écoles décrites ici. C’est, par exemple, la seule école où nous avons été témoins d’un conflit entre enseignantes et élèves à propos du port du vernis à ongles, interdiction que les enseignants justifiaient par l’importance du respect de l’uniforme et des règles de vie de l’établissement en général (déplacement en rang, routines scolaires, etc.). Cette école accueille un grand nombre d’élèves juifs récemment immigrés au Québec qui, quelles que soient leurs origines, se sentent à l’aise dans ce projet éducatif. Son affiliation à la culture ashkénaze de ses fondateurs, des immigrants juifs arrivés à Montréal de l’Europe de l’Est au tournant du XXe siècle, est clairement affichée et l’école continue à consacrer trois heures par semaine à l’enseignement de la langue yiddish, de son univers littéraire et de son imaginaire.

Le tableau suivant propose la synthèse des différences entre les quatre écoles en ce qui a trait à leur attachement à un courant du judaïsme, à leur langue d’enseignement et à la place qu’elles accordent au religieux en leur sein.

Tableau 1

Les écoles de l’échantillon : synthèse

Les écoles de l’échantillon : synthèse

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Les écoles considèrent leur rôle de façon similaire : il s’agit d’éduquer un « juif cultivé » afin d’assurer son ancrage dans le judaïsme et de lui permettre, « sans perdre son individualité juive, de se pencher sur la communauté humaine qui l’entoure et d’aller de l’avant vers un objectif universel. » (Meyer 2010: 268). C’est en immergeant les élèves dans l’environnement juif qu’est l’école, que les quatre écoles se donnent comme mission principale de contribuer à développer, renforcer et maintenir les liens des futures générations avec le judaïsme en général et la communauté juive montréalaise en particulier. Les parents, quant à eux, espèrent assurer une continuité entre leur mode de vie familiale et le quotidien de l’école ou, pour certains, la transmission d’une tradition qu’ils ne maintiennent plus à la maison, mais qui, à leurs yeux, demeure importante à léguer à leurs enfants. Il reste que la réussite académique (et la réussite sociale et économique qui suivra) est valorisée davantage, amenant de nombreux parents à envoyer leurs enfants plutôt à des écoles non juives pour le niveau secondaire. Ils considèrent qu’ils ont accompli leur devoir pour rapprocher leurs enfants du judaïsme et de la communauté juive montréalaise pendant la scolarité du primaire.

Ces écoles, comme d’autres écoles juives en Amérique du Nord (Miller 2011; Woocher 2012), tentent de transmettre une identité juive, montréalaise et canadienne, et ce, à travers deux éléments relativement distincts, mais clairement complémentaires : des enseignements généraux et spécifiques au judaïsme et l’intégration des élèves dans un milieu de vie juif. Elles les mettent en revanche en oeuvre à travers des approches pédagogiques différentes et s’attachent à d’autres courants religieux, ce qui témoigne clairement de la diversité de façons d’être juif à Montréal.

2 Les enseignements

Tel que stipulé par la Loi sur l’enseignement privé (L.R.Q. chap. E-9, 1993), les quatre établissements suivent le programme de formation de l’école québécoise tout en consacrant une dizaine d’heures par semaine à leur projet éducatif spécifique, l’éducation juive. Le judaïsme, pour ces écoles, n’est jamais exclusivement envisagé comme une identité religieuse, mais toujours aussi comme une identité ethnique. C’est en ce sens qu’elles se considèrent sionistes, c’est-à-dire qu’elles acceptent la prémisse que l’État d’Israël est l’État du peuple juif. Ceci ne les empêche pas de se projeter et se positionner en lien avec les réalités de la communauté juive montréalaise locale. Les écoles peuvent donc simultanément encourager leurs diplômés à partir en Israël pour une année avant leur entrée au cégep et les inciter à revenir faire leurs études postsecondaires à Montréal[13]. Leur offre d’enseignement trilingue (français, anglais et hébreu) s’inscrit dans la même logique. Certes, elle permet d’assurer à l’établissement une plus grande subvention gouvernementale[14], mais elle est aussi considérée par le personnel et les parents comme une contribution importante à l’intégration des enfants dans la société québécoise.

Leur offre d’enseignement est trilingue (environ 16 heures par semaine de français en langue première ou en immersion, 12 heures d’anglais et 11 heures d’hébreu) et intègre le programme de formation de l’école québécoise (PFEQ) et un enseignement du judaïsme. Elle reflète ainsi une articulation permanente entre une identité juive et une identité montréalaise canadienne. L’enseignement du français, condition de la subvention gouvernementale, veut aussi assurer la bonne intégration des enfants dans la société québécoise et ses institutions. L’anglais conserve sa place de langue vernaculaire de la communauté (même à l’école francophone, où les enfants parlent souvent en anglais entre eux) et l’hébreu favoriserait une identification juive non exclusive culturelle, ethnique et religieuse.

Trois titulaires (homme ou femme) interviennent dans le quotidien des élèves : l’un est responsable de l’enseignement en français, l’autre enseigne en anglais et le troisième est chargé des cours de judaïsme et d’hébreu. L’organisation du temps scolaire varie tous les jours afin de permettre à chaque enseignant de bénéficier des « meilleures » heures de la journée (le matin) pour transmettre sa matière[15]. Les journées sont très chargées : les classes commencent à 8h00 et se terminent à 16h30 (sauf le vendredi en hiver, alors que les classes se terminent à 14h30 pour permettre à tous de rentrer avant shabbat au coucher de soleil).

Tableau 2

Répartition des heures selon la langue d’enseignement

Répartition des heures selon la langue d’enseignement

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Aussi, certains élèves ne parviennent pas à suivre ce rythme et l’enseignement en trois langues, malgré les grands efforts des équipes scolaires. Ils sont alors dispensés du cours d’hébreu, perçu par de nombreux parents comme un aspect plus « folklorique » des études juives, et jouissent pendant ces heures d’un programme adapté à leurs besoins de renforcement en d’autres matières. En effet, l’important pour les parents et l’équipe scolaire est d’offrir aux enfants une scolarisation dans un milieu juif. Les enseignements spécifiquement juifs sont ainsi facilement condamnés au détriment d’un renforcement en mathématiques ou en français, afin de maintenir les élèves dans ce cadre. En revanche, les suggestions de certains parents d’enseigner en anglais les contenus plus complexes ou techniques (en géographie, en sciences et même en études bibliques) pour faciliter leur apprentissage ne sont pas aussi facilement acceptées, les écoles étant tenues de respecter le régime scolaire imposé par l’État pour avoir accès à leurs subventions.

Les élèves suivent donc le Programme de formation de l’école québécoise tout au long de leur scolarité. Ils partagent les connaissances communes des autres jeunes Québécois en matière d’histoire et de culture générale sur la société québécoise. Lors des observations dans les écoles, nous avons ainsi croisé des affiches présentant René Levesque et Gilles Vigneault comme des personnalités ayant marqué le Québec et entendu les élèves débattre de questions politiques locales dans le cours sur la séparation des pouvoirs provinciaux et fédéraux.

Le programme d’études juives, le même dans les quatre écoles[16], comprend, outre l’apprentissage de l’hébreu, l’étude de chapitres choisis du texte biblique, de l’histoire du peuple juif et de sa tradition (les fêtes, les chansons et les histoires). Tout est enseigné en hébreu, même si l’anglais est généralement toléré dans ces cours (alors qu’il est entièrement banni des cours en français). Les enseignants peuvent choisir néanmoins de privilégier certains aspects et d’en délaisser d’autres (chansons, histoires, etc.) à l’intérieur des dix heures par semaine qu’on y consacre en moyenne dans les écoles, tout en suivant la ligne directrice du programme. C’est ainsi qu’à l’occasion de Pourim par exemple, les élèves de l’école B apprenaient les quatre mitsvot de la fête et ceux de l’école D discutaient plutôt de ce qu’enseigne la meguila en ce qui concerne la vie dans une société multiculturelle de nos jours. Dans les quatre écoles, les élèves passent d’ailleurs d’un enseignement à l’autre sans transition ni logique particulière, des études juives aux mathématiques, des cours d’histoire aux cours de Bible et, généralement, rien ne vient indiquer le changement de registre (séculier vers religieux et inversement). Seule exception : l’école D, où les élèves sont invités à mettre la kippa au même temps qu’ils se préparent aux études juives. J’y reviendrai ultérieurement.

La véritable distinction entre les écoles tient dans ce qu’elles ajoutent de spécifique à ce programme déjà chargé : le yiddish (école D), la liturgie sépharade (école C), des cours de Mishna (école A)[17], marquant ainsi leur affiliation aux différents courants du judaïsme ou à une de ses traditions en particulier. Au-delà de la transmission d’une religion et d’une tradition, ces enseignements tentent d’encourager les liens d’attachement des jeunes à leur communauté. C’est avec cet objectif en tête que l’enseignante de yiddish se concentre sur des poèmes qui racontent l’expérience d’immigration juive à Montréal et aux États-Unis au début du XXe siècle et organise des sorties annuelles au « Vieux-Montréal juif[18] ». L’enseignement de la liturgie sépharade a aussi été instauré à l’école, nous a-t-on expliqué, suite à une première expérience réussie qui a réveillé la nostalgie des parents à la « musique » de chez eux. Les enseignants proposent constamment des liens entre leur enseignement et la réalité que vivent leurs élèves. En liturgie, les élèves chantaient des chansons populaires et, en Mishna, ils discutaient la pertinence encore aujourd’hui des réponses proposées par ce texte fondamental du judaïsme à des situations rencontrées dans le quotidien des élèves.

Le rôle que jouent ces enseignements dans les écoles juives est aussi à considérer dans le contexte de diversité culturelle et religieuse qui caractérise ces écoles. En effet, elles s’adaptent aux changements démographiques au sein de la communauté juive montréalaise qui accueille depuis les années 1960 des immigrants originaires notamment des pays du Maghreb, mais aussi de pays d’Amérique latine (notamment l’Argentine) ou d’Israël, et est de plus en plus francophone et sépharade[19]. Si la loi 101, qui oblige les immigrants à fréquenter des écoles francophones, joue aussi un rôle important dans le changement du paysage scolaire de la communauté, la diversité ethnique et culturelle croissante au sein de la communauté est aussi observée dans le contexte américain (Woocher 2012). C’est ainsi que dans les écoles qui étaient auparavant majoritairement ashkénazes, on trouve désormais une majorité de sépharades, alors que l’école francophone, traditionnellement sépharade, accueille désormais plus d’immigrants d’origine ashkénaze[20].

L’enseignement d’un judaïsme qui s’attache clairement à l’une ou l’autre de ses différentes traditions devient ainsi un facteur dans les choix de parents de l’une ou l’autre école, qui est animé par la recherche d’une appartenance à la communauté. Ils espèrent « planter les graines » (Shevitz et Koren 2004) pour préparer leurs enfants à un quotidien qui n’est plus exclusivement juif. Certains voient l’école comme faisant partie intégrante de ce qui devient pour eux une tradition familiale : les parents sont allés à la même école ou d’autres membres de la famille élargie, comme les cousins, sont déjà inscrits dans la même école. Dans d’autres cas, le choix s’explique au contraire par le regret des parents de ne pas avoir vécu une expérience communautaire satisfaisante : certains fréquentaient une école publique et n’ont pas bénéficié d’une éducation juive, d’autres étaient dans une école différente qui ne leur a pas permis d’établir un réseau social significatif. En effet, ce réseau est considéré souvent comme une assurance d’attachement à la communauté aussi à l’âge adulte (Cohen et Veinstein 2011). Les résultats scolaires, mentionnés par certains parents, restent peu significatifs dans le choix de l’école, qui jouissent toutes de la confiance des parents à cet égard. Certains parents choisiront plus tard l’école secondaire privée, considérant que la réussite scolaire devient alors plus importante que le renforcement de l’identité juive.

Cependant, leur principal défi est de rendre ces enseignements du judaïsme pertinents dans un monde qui propose d’autres savoirs et d’autres visions du monde en permanence. On entend d’ailleurs souvent les enseignants responsables des études juives expliquer en quoi cet enseignement pourrait contribuer à l’amélioration de la vie des élèves dans la société contemporaine. Un cours présentant le récit de pourim qui raconte l’histoire de la communauté juive dans l’Empire perse au temps de sa splendeur est ainsi devenue l’occasion de discuter de la vie dans une société multiculturelle. C’est aussi dans cette perspective qu’un cours sur l’histoire de l’immigration juive est devenu l’occasion de parler de l’expérience des immigrants en général et qu’au cours de mishna dans une autre école, qui a traité de la question de pikouach nefesh[21], l’enseignant a proposé de réfléchir aux réponses proposées par le judaïsme aux différentes situations du quotidien qui peuvent s’appliquer à cette notion importante dans le judaïsme.

3 Vivre au quotidien dans un milieu juif

Dans les quatre écoles, la journée commence un peu avant 8h00. À l’école D, qui n’impose aucune routine[22] religieuse dans le quotidien, les élèves commencent dès leur arrivée à l’école les cours, mais dans les trois autres écoles, les enfants se réunissent d’abord pour la prière quotidienne en classe (à l’école C et à l’école A) ou au gymnase (à l’école B). Les pupitres sont encore vides, mais la prière commence et les enfants entrent au fur et à mesure que leurs parents les déposent devant l’école, prenant leur place en silence et ouvrant leur sidur (livre de prières) pour suivre la prière. Dans tous les cas, cette prière matinale ressemble beaucoup à celle qui se fait à la synagogue : récitée généralement plutôt de manière individuelle, elle est « dirigée » par des élèves qui sont désignés quotidiennement pour le rôle de chantres (chazan pour un garçon ou chazanit pour une fille[23]). Quelques enseignants y participent, mais aucun commentaire n’est nécessaire : les élèves connaissent leur prière. Ils l’apprennent dès leur entrée à l’école et la récitent quotidiennement. Elle fait partie de leur routine et intègre ainsi leur vie quotidienne, rendant la vie religieuse aussi « ordinaire » (Berger et Zijderveld 2009) que les autres aspects de la vie scolaire. Les écoles ne cherchent pas en effet à transmettre un sens religieux par cette pratique quotidienne, mais à s’assurer que ces jeunes puissent participer à la vie communautaire. Cela s’explique d’une part par la reconnaissance que l’éducation spirituelle devrait toujours rester le choix de parents et, d’autre part, par la tradition de l’enseignement religieux dans le judaïsme qui se résume par la notion na’asé ve nishma qui signifie « d’abord on fera, après on entendra », c’est-à-dire après on apprendra le sens de ces actes. Le sens émerge alors de l’expérience.

Dans les mêmes trois écoles (école A, B, et C), deux autres rituels réunissent les élèves au cours de la journée, à l’heure du dîner[24] : avant de manger, les enfants sont invités par les enseignants à faire la netilat yadaïm, le lavage des mains rituel, puis, au terme du repas, de réciter ensemble la birkat hamazon, la bénédiction de la nourriture. Ces rituels, tout à fait quotidiens, s’intègrent aussi dans la routine scolaire. Gérés par les enseignants, qui ne sanctionnent pas pour autant l’élève qui n’a pas récité sa bénédiction, qui était distrait ou qui parlait avec son voisin, ils marquent le début du repas et sa fin, et la sortie à la cour pour la récréation. Et encore ici, la routinisation de ces rituels n’enlève en rien l’importance de l’apprentissage. En effet, en répétant la bénédiction quotidiennement, celle-ci devient partie intégrante du repas et les mots prononcés ne peuvent plus être distingués de l’action (Tavory et Winchester 2012). Le fait que toutes les écoles surveillent un environnement kasher a par conséquent un autre sens : tout en permettant à tous les juifs de fréquenter ces lieux, cette pratique n’engage les élèves dans aucune expérience réelle. Ils n’accordent pas plus de réflexion à ce rituel qu’à la routine d’habillement pour sortir jouer à la cour pendant l’hiver.

Le port de la kippa par les garçons est un autre rituel important dans les écoles juives. Dans trois des écoles, elle fait partie de l’uniforme pour les garçons qui la mettent souvent juste en sortant de la voiture avant de rentrer dans la cour d’école. L’objectif est alors de rendre la kippa si quotidienne, que les élèves oublient qu’ils la portent, et le geste de la mettre le matin si ordinaire qu’ils continuent à la porter en dehors de l’école. Dans la quatrième école, où les élèves ne portent pas la kippa toute la journée, on leur rappelle de la mettre systématiquement au début des cours d’hébreu et de judaïsme. C’est alors que le port de la kippa marque clairement la transition entre espaces séculiers et environnement juif : les élèves apprennent à marquer systématiquement l’entrée, même virtuelle (car ils restent dans la même classe) dans ce dernier et, par conséquent, à opérer à une distinction entre ces deux univers. C’est alors tout le sens que prend le geste de la kippa (on la met pour y entrer et on la retire pour y sortir). Et à chaque fois qu’ils l’opèrent, ce geste leur rappelle leur judaïté, leur appartenance à une communauté distincte (Tavory 2011).

La vie juive s’organise aussi autour de la célébration de divers rituels. Les fêtes juives et israéliennes (comme la fête de l’indépendance de l’État d’Israël), soulignées dans toutes les écoles, marquent le calendrier scolaire tout au long de l’année, déterminant également les apprentissages dans les cours séculiers (par exemple dans le cours d’arts plastiques, qui s’inspire souvent de contenus enseignés dans les cours religieux). Les festivités et rituels spécifiques à chaque fête permettent aux écoles de créer leur propre tradition : en plus des célébrations des fêtes importantes comme Rosh Hashana (le Nouvel An), Yom Kipour (le jour du pardon) et Pesach (la Pâque) les écoles organisent un carnaval de Pourim ou une grande fête familiale à l’occasion de Hanoukka, une célébration d’importance mineure du point de vue religieux, mais qui, parce qu’elle coïncide avec Noël, est centrale pour les Juifs en Amérique du Nord (Pomson et Schnoor 2008).

L’accueil du Shabbat est un exemple intéressant à cet égard. Il est célébré dans trois des écoles en classe le vendredi, généralement à l’heure du cours de judaïsme. À la différence d’autres rituels mentionnés, c’est l’école A, orthodoxe moderne, qui considère qu’il n’est pas nécessaire de consacrer de temps à ce rituel, prenant pour acquis que les enfants célébreront tous le Shabbat à la maison. Les autres écoles, qui accueillent un grand nombre d’élèves non pratiquants, profitent de cette célébration hebdomadaire pour créer des souvenirs positifs et chaleureux et donner un sens communautaire et familial à la pratique religieuse. Cette différence entre les écoles, qui peut sembler anodine au départ, est de taille : elle marque en effet la différence entre les familles qui fréquentent les différentes écoles et le rôle que celles-ci jouent dans la communauté.

Dans toutes les écoles, les espaces séculiers sont perméables au judaïsme, qui fait son entrée de différentes manières dans les différentes activités scolaires et sociales. On utilise par exemple des concepts de la tradition juive pour expliquer aux élèves et justifier auprès d’eux les consignes de discipline. Dans une école, on leur dit qu’il faut être un mensch, une expression yiddish qui signifie littéralement « être humain » en yiddish, mais qui peut être utilisée pour rappeler qu’il faut être « une personne d’intégrité et d’honneur ». Dans une autre école, on insiste sur l’importance d’avoir des midot tovot, c’est-à-dire des bonnes manières pour réagir de façon convenable en société, encourageant par exemple le bénévolat dans les résidences pour personnes âgées juives ou la responsabilité civique à dénoncer un « crime » (par exemple, un ballon de basketball utilisé pendant la récréation qui s’était retrouvé mystérieusement percé). Le judaïsme inspire aussi des réponses aux interrogations des jeunes sur la sexualité, par exemple sur les menstruations qui préoccupent les filles à ce moment de leur vie. Par exemple, à l’école A, la plus orthodoxe, une enseignante nous a raconté les discussions autour des règles de pureté qui exigent la visite au mikvé (bain rituel) après les menstruations pour garder sa pureté, afin de leur montrer à la fois la pertinence et la beauté du judaïsme.

Dans la même optique, les écoles développent aussi le côté ludique de l’enseignement juif, religieux et culturel. À cet égard, les écoles participent à des événements qui réunissent toutes les écoles juives de Montréal, comme la zimria, un rassemblement musical autour des chansons juives et israéliennes, et encouragent la participation des élèves à des événements mondiaux comme le Bible Contest dont la finale est célébrée chaque année à Jérusalem.

Conclusion : apprendre pour devenir des juifs montréalais

Les écoles juives de notre échantillon partagent un même objectif : éduquer les jeunes générations comme des juifs montréalais, qui poursuivront leur vie juive dans la ville. L’attachement communautaire qu’elles tentent de créer dans certains cas et de renforcer dans d’autres est en effet double. Même lorsqu’ils félicitent la « mode » de certains jeunes juifs de passer une année avant le cégep en Israël, nos interlocuteurs disaient espérer les revoir de retour à Montréal après leur séjour. C’est dans cette optique qu’elles accordent une place centrale aussi bien à la culture d’accueil qu’à la culture ethnique ou religieuse.

L’enseignement trilingue de deux curriculums, national séculier et juif, n’est pas sans poser plusieurs défis aux écoles, qui semblent être de nature pratique plutôt que de nature théorique. En témoigne la décision de dispenser certains élèves de l’enseignement de l’hébreu pour assurer leur réussite scolaire. La seule pertinence qui peut se trouver à être contestée, par les élèves comme par leurs parents, est celle qui justifie les études juives. Paradoxalement, c’est aussi cette capacité des écoles à faire le lien entre judaïsme et monde actuel qui motive le choix des parents d’inscrire leurs enfants dans les écoles juives, pour certains au nom de la continuité entre la maison et l’école, pour d’autres au nom de la complémentarité des deux univers de sens et de socialisation. Dans les deux cas, l’environnement juif garde préséance sur la socialisation avec les autres Québécois. La rencontre entre les jeunes juifs et les autres Québécois est inévitable, a-t-on précisé dans les écoles, dans les quartiers et dans le cadre des activités sportives comme le hockey, ce n’est donc pas aux écoles de la mettre en place. Cependant, cette absence de liens significatifs avec d’autres jeunes Québécois lors de l’expérience intensive de socialisation que constitue la scolarité obligatoire (qui ne saurait être entièrement compensée par les contacts épisodiques hors de l’école mentionnés par les répondants) limite certainement la vision que portent les autres Québécois sur la communauté juive et ses écoles, mais également la représentation que les jeunes juifs ont de la société québécoise, qui est apparue très théorique lors de notre terrain. C’est ainsi que les élèves qui fréquentent ces écoles grandissent dans un environnement qui les invite à articuler constamment une identité complexe et plurielle qui peut même être décrite comme répondant parfaitement à l’objectif de ces écoles.