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Il est vrai qu’il y a une manière de désigner la barrière de l’impossible qui fait conclure à la vanité́ de toute action. C’est la manière de juger en spectateur, sans comprendre que la représentation de l’impossible contribue à éteindre le sens du possible.

Claude Lefort, L’invention démocratique

Quarante-trois étudiants ont disparu depuis la nuit du 26 septembre 2014, après avoir subi une terrible agression de la police dans la ville d’Iguala, Guerrero. Ces faits ont été largement médiatisés et ils ont suscité des sentiments d’indignation ainsi que des mobilisations collectives au Mexique, du nord au sud de l’Amérique et aussi un peu partout dans le monde. De sorte que cette disparition engendre aussitôt une arène publique et donne forme à une affaire. Loin d’être spontanée, la mise en forme de l’affaire des 43 étudiants de l’École Normale rurale d’Ayotzinapa relève d’un travail critique opéré tout d’abord par les étudiants d’Ayotzinapa et les parents des disparus qui au lendemain de cette nuit funeste ont entamé une enquête pour trouver leurs proches et ont organisé une lutte pour que justice leur soit rendue. Nous chercherons ensuite à comprendre ce travail critique qui réussit à donner une forme politique à la disparition des étudiants.

L’approche qui est la nôtre emploie le terme affaire comme catégorie analytique, à l’instar d’Élisabeth Claverie lorsqu’elle analyse la généalogie de cette forme politique dans l´histoire moderne de France, laquelle renvoie à une « innovation critique » entreprise par Voltaire et plutôt connue par l’expression « l'affaire du Chevalier de La Barre » ou « l’affaire Calas »[1]. Cette « forme affaire » a une structure : elle est associée à une scène judiciaire qui est contestée et mise en évidence à travers des arguments politiques, de sorte que son déroulement et dénouement s’émancipent de la scène judicaire et font irruption sur la scène publique (Claverie, 1994). À partir du procès du Chevalier de La Barre, après l'affaire Calas, « Voltaire faisait d´un procès une affaire et d´une affaire une cause » (Claverie, 1998). Ce processus permet de rendre visible le sentiment d’injustice d’une personne ordinaire pour que cette injustice soit reconnue par d´autres, dans des espaces plus larges voire dans l´espace public (Boltanski et Claverie, 2007).

Dans cette perspective, nous voulons analyser, d´une part, les articulations et désarticulations qui se produisent entre la scène judiciaire et la scène publique durant les jours qui ont suivi la disparition des quarante-trois étudiants de l´École Normale rurale d´Ayotzinapa et, d´autre part, la manière dont émerge une critique qui va déclencher une situation de crise et produire une configuration nouvelle des rapports entre les étudiants, les parents des disparus et l´État. Pour réaliser cette démarche, deux sources sont consultées : les comptes rendus judiciaires et les récits de victimes transmis par les médias.

Un premier compte rendu judiciaire, une première version des faits

Samedi 27 septembre, le Bureau du Procureur Général de Justice de l'État du Guerrero (PGJE), lors d’une conférence de presse, divulgue un compte rendu à caractère judicaire, libellé comme un communiqué de presse intitulé « Enquête PGJE sur les faits violents qui se sont déroulés dans la ville d’Iguala ». C’est la première déclaration de la part d’une autorité sur « les faits qui ont eu lieu dans la nuit du 26 au 27 septembre où 6 personnes sont mortes et 17 autres blessées » :

Le 26 septembre vers 21h 30 on a enregistré un incident entre un groupe d’étudiants de l’École Normale rurale Raúl Isidro Burgos d’Ayotzinapa et des éléments de la police [Policía Preventiva Municipal de Iguala]. La raison : les étudiants ont subtilisé trois bus de la gare pour les transporter à leur école. Á ce moment, ils ont été rattrapés par des policiers qui ont utilisé leurs armes contre les bus [accionaron sus armas contra los citados vehículos]. Un de ces bus est arrivé jusqu’au Palais de justice où les étudiants sont descendus, on a pu constater que les fenêtres du bus avaient été cassées de l’intérieur avec des pierres

PGJE/27.09.14[2]

À travers ce compte rendu, le PGJE définit comme « un incident » l’action survenue entre la police et les étudiants. Il utilise ce terme évasif qui désigne un fait mineur, évitant ainsi de dire qu’il y a eu une attaque des uns contre les autres. Cet « incident » a donc son origine dans l’action des étudiants qui ont « occupé des bus ». Si aucune justification légale ne peut légitimer les tirs de la police, il existe quand même une raison pour avoir voulu les arrêter, les faire descendre des bus. C’est qu’ils avaient « occupé », éventuellement par la force, des bus. Subtiliser un bus est une pratique courante lors des mobilisations étudiantes au Mexique et, notamment, chez les étudiants de l’École Normale rurale d’Ayotzinapa. Ici, il s’agit de demander aux conducteurs de ces véhicules de changer leur trajet ordinaire pour amener les étudiants là où ils vont participer à une manifestation. Au titre d’une faveur exceptionnelle, le conducteur se met au service des étudiants pour les y amener. Éventuellement, les étudiants peuvent faire une collecte pour rembourser le conducteur, mais ils n’y sont pas obligés. Occuper un bus est souvent une action musclée, qui demande toujours la présence de nombreux étudiants (une centaine ici) décidés à subtiliser un moyen de transport. Cette injonction contraint fortement le conducteur, qui souvent préfère céder pour conserver en bon état son outil de travail et le rendre intact à l’entreprise pour laquelle il travaille, à la fin de sa journée. Le 26 septembre, les étudiants se sont rendus à Iguala pour prendre des bus parce qu´ils voulaient les amener à leur école, à Ayotzinapa, et repartir quelques jours plus tard vers la ville de Mexico afin de participer à la manifestation du 2 octobre, commémorant le massacre des étudiants à Tlatelolco qui a eu lieu en 1968.

Selon le PGJE, les policiers ont « utilisé leurs armes contre les bus » (accionaron sus armas contra los vehículos), textuellement dans cet énoncé l’action du sujet, les policiers, concerne les bus, et non pas les étudiants. C’est-à-dire que les policiers ont tiré d’abord sur le bus, puis sur les étudiants lorsqu’ils étaient dans le bus, mais aussi lorsqu’ils sont descendus. Le communiqué souligne que les étudiants avaient des pierres à l’intérieur et qu’ils les ont jetées sur les policiers, cela suppose donc qu’il y a eu « une confrontation ». Il note aussi que deux étudiants ont été trouvés morts sur l’avenue Périphérique Nord, à côté d´autres bus qui portaient des traces de balles. À minuit, « on a enregistré une autre agression des sujets armés contre divers conducteurs qui circulaient sur l’autoroute Iguala-Chilpancingo », où trois personnes ont trouvé la mort. Il rapporte, enfin, que les soldats viennent juste de trouver le corps d’un jeune homme allongé, dont les yeux et la peau du visage ont été arrachés.

Dans ce début d’enquête judiciaire, il s’avère que les « faits violents » posent assez des problèmes aux autorités pour qu’elles se saisissent de l’affaire. Autrement dit, les « faits » ne sont pas suffisamment détaillés et explicités par le PGJE. D’une part, ce qui s’est passé entre la police et les étudiants est qualifié comme « un incident » et, d’autre part, on sait qu’il y a eu ensuite d’autres « agressions des sujets armés » où deux étudiants sont morts, mais on ignore qui sont les « sujets armés » et les raisons de poursuivre cette attaque.

Quoique le PGJE cherche à atténuer les caractéristiques réelles de la violence, l’agression de la police est avérée, et ce fait va rendre incontestable la nature du crime qui a eu lieu. Il a été commis, de toute évidence, par des éléments de l’État : la police municipale d’Iguala en l’occurrence. Le lendemain, les journaux nationaux rendent l’affaire publique : « Des policiers tirent sur des normalistas à Iguala, 5 morts », selon le journal de gauche La Jornada. « Des policiers attaquent des normalistas au Guerrero », déclare celui de la droite, El Universal. Ils annoncent aussi que six personnes sont mortes, dont 2 étudiants de l’École Normale rurale, une femme qui voyageait dans un taxi dans le lieu, un adolescent qui voyageait avec son équipe de football dans un bus et le conducteur de ce bus —ces trois derniers sont trouvés morts sur l’autoroute où, à minuit, ils ont été attaqués « par des sujets armés ». Les journaux révèlent par le biais d’une photo la mort d’un jeune homme au visage écorché. Un peu plus tard, sa femme et ses proches le reconnaîtront. On sait alors qu’il était aussi un étudiant de l’école d’Ayotzinapa, tout récemment inscrit au premier niveau : Julio César Mondragón, âgé de 22 ans. Les journaux rapportent qu’il y a, en plus, 17 personnes blessées dont deux se trouvent dans le coma, et des dizaines d’étudiants qui ont été amenés par la police depuis la nuit du samedi et « ils n’ont pas encore réapparu ». Trois jours après, parents et étudiants vont rectifier la liste et vérifier que ce sont bien quarante-trois étudiants qui ont été pris par la police et qui dès lors sont portés disparus.

Les premiers récits des étudiants survivants et les preuves apportées

Samedi 27 septembre, David García López, représentant du comité d’étudiants d’Ayotzinapa, raconte aux journalistes : « On a parlé avec les conducteurs des bus et ils ont accepté de nous rendre un service, nous ne les avons jamais menacés, ce n’était pas un rapt [des bus] ». Une fois dans les bus, il affirme que les policiers ont commencé à tirer sur eux, sur les bus qu’ils avaient pris. La sincérité de son témoignage tient, comme il l’affirme, au fait que ses compagnons ont enregistré des vidéos qui prouvent l’agression tout à fait délibérée des policiers (La Jornada, 28 septembre 2014).

La parole des étudiants, à travers les comptes rendus journalistiques, rapporte aussi la force de l’attaque qu’ils ont subie cette nuit-là, à trois moments différents. Après la première agression où les policiers tirent sur les jeunes lorsqu’ils sont dans les bus, ceux-ci réussissent à convoquer quelques heures plus tard une conférence de presse pour faire connaître ce qu’ils venaient de subir. À ce moment les agressions reprennent, cette fois par « des sujets armées », comme dit le PGJE, puisqu’il s’agit de personnes civiles ou, en tout cas, sans uniforme. Et encore, à minuit, un groupe de civils habillés en noir et fortement armés reprend l’attaque contre les étudiants et aussi contre un bus où voyageait toute une équipe de footballers adolescents de la région.

La manière de raconter les faits par les étudiants consiste à montrer les différents moments des agressions commises à leur égard et à signaler sans hésiter les responsables : la première attaque a été commise par la police, de manière directe et délibérée, sans sommation. Cette première attaque reste donc définie clairement. Les témoignages et les vidéos filmés par les étudiants avec leurs téléphones portables en constituent la preuve ; de plus, elles permettent d´identifier les numéros des voitures de patrouilles qui y ont participé, celles où ont été amenés les étudiants aujourd’hui disparus. En revanche, les agressions qui suivent sont plus difficiles à définir et à comprendre. Elles ont eu lieu le soir et jusqu´à minuit, dans l´obscurité, et ont été commises par des hommes habillés en noir, cagoulés. Les habits et la cagoule permettent de cacher non seulement leur identité, mais transmettent un message pour terroriser les étudiants, les personnes qui se sont rendues à la conférence de presse et les habitants d´Iguala. Cela peut donner lieu à différentes interprétations et spéculations, mais on ne peut pas accéder à une compréhension précise de la logique de cette violence dont les traces s’avèrent particulièrement cruelles.

Un autre point souligne l’aspect brutal de cette violence : durant cette nuit, les étudiants n’ont pas cessé de communiquer par portable avec leurs proches et leurs compagnons qui étaient restés à l’école à Ayotzinapa. Ils ont aussi appelé les journalistes et les professeurs de la région pour convoquer une conférence de presse, pourtant cela n’a pas empêché les bourreaux de continuer.

Lundi 29 septembre, dans la ville d’Iguala il y a une manifestation matinale. Des étudiants parcourent les rues avec des pancartes et en criant des slogans. Une deuxième manifestation a lieu le soir, mais cette fois ils marchent en silence, avec prudence et davantage de retenue, s’arrêtant juste au coin où les bus ont été bloqués, où est tombé mort un de leurs compagnons, le vendredi soir. À cet endroit, les étudiants habillés de leur uniforme passent chacun pour déposer un cierge allumé. Ils ont fait de même, un peu plus tôt, aux portes de la mairie, qui sont restées fermées devant eux. Les habitants d’Iguala « s’arrêtent et les observent avec un silence respectueux. Aucun bruit, Aucun policier non plus », rapporte le journaliste Arturo Cano (La Jornada, 30 septembre 2014). Ce même jour, une nouvelle synthèse des témoignages des survivants est transmise par les journaux :

Á la sortie de la gare, direction Chilpancingo, plusieurs patrouilles ont essayé d’empêcher les bus d’avancer, tout en commençant à tirer sans s’arrêter et sans les avoir prévenus du tout. Les étudiants sont descendus du bus et ont essayé de se défendre, ce qui a suscité une brève confrontation. Ensuite les étudiants sont remontés dans les bus et sont repartis. Au moment d’arriver à l’avenue Périphérique Nord (l’endroit où ce soir les igualtecos ont placé une offrande), une patrouille de la municipalité numéro 320, s’est mise devant le bus pour les empêcher de continuer, alors 30 policiers sont arrivés et se sont mis en position d’attaque, placés à différents endroits. Les étudiants sont restés encerclés par les patrouilles 017, 018, 022, 027 et 028 […] Ils sont descendus des bus en s’adressant à la patrouille qui s’est mise juste devant pour essayer de partir. Sans dire aucun mot les policiers ont commencé à tirer en rafales depuis différents angles, de manière non contrôlée ; tombe gravement blessé, à cet instant, Aldo Gutiérrez Solano, élève de première année… Les étudiants qui étaient dans le dernier bus ont été descendus violemment par la police […] Les autres se sont dispersés en courant dans différentes directions, alors que les policiers municipaux continuaient de faire feu. La balacera a duré environ 40 minutes[3].

À travers ces témoignages, les étudiants vont s’opposer à la version du PGJE, notamment à l’égard des deux prémisses : a) ce n’est pas « un incident », mais une offensive armée menée par la police, b) il n’y a eu aucune confrontation avant que la police commence à tirer sur les étudiants. Uniquement après cette attaque de la police, les étudiants ont essayé, en effet, de se défendre, mais les seuls moyens utilisés ont été des pierres qui s’avèrent ridicules face aux armes utilisées par la police.

La manière dont les faits sont décrits et qualifiés est fondamentale puisque cela peut constituer des évènements différents. Décrire « les faits » est une manière d’établir la nature de la violence. D’après les scènes que restituent les étudiants, l’on voit qu’ils ont été victimes d’une violence exercée par la police, sans aucun doute illégale et illégitime. Cela a une double signification : d’une part, la police a usurpé sur les droits fondamentaux et d’autre part, aucune autre autorité n’est intervenue pour défendre les étudiants.

L’enquête judiciaire constate la « disparition forcée »

Dimanche 28 septembre, le PGJE déclare qu’une plainte a été portée au sujet des « faits qui ont eu lieu la nuit du 26 septembre », parce que l’on ignore où sont des dizaines d’étudiants de l’École Normale rurale d’Ayotzinapa. D’autres autorités au niveau fédéral sont alors sollicitées pour participer à l’enquête, et « la société » est aussi invitée à rendre public tout ce qui pourrait permettre de retrouver les étudiants disparus[4].

Lundi 29 septembre, lors d’une conférence de presse, le procureur du Guerrero reconnaît que la police municipale a employé la force de manière « démesurée » et qu’il n’y avait aucune justification qui permettait de tirer sur les étudiants. Il ajoute qu’il est possible que « le crime organisé » (crimen organizado), c’est-à-dire des narcotrafiquants, aient participé à ces « faits violents », d’après l’étude des balles trouvées sur les scènes du crime et le modus operandi. Il affirme, enfin, qu’il y a des éléments pour incriminer la police municipale au titre de « disparition forcée ».

L’enquête judiciaire poursuit alors deux lignes de recherche qui permettront d’orienter les démarches à venir et de donner des qualifications plus précises au crime : d’une part celui-ci est qualifié de « disparition forcée », et d’autre part, le procureur annonce que les narcotrafiquants sont soupçonnés d’avoir participé aux meurtres et aux disparitions.

En ce qui concerne la première catégorie, la disparition forcée implique un crime contre l’humanité (ce n’est plus un « incident », cf. le terme employé), donc susceptible d’être jugé à l’aune des droits de la personne et du droit international. Rappelons que la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées, définit dans son deuxième article :

Aux fins de la présente Convention, on entend par « disparition forcée » l'arrestation, la détention, l'enlèvement ou toute autre forme de privation de liberté par des agents de l’État ou par des personnes ou des groupes de personnes qui agissent avec l’autorisation, l’appui ou l’acquiescement de l’État, suivi du déni de la reconnaissance de la privation de liberté ou de la dissimulation du sort réservé à la personne disparue ou du lieu où elle se trouve, la soustrayant à la protection de la loi.

Si l’utilisation de cette catégorie au cours du procès judiciaire implique nécessairement une interpellation faite à l’État, au moins à l’égard des agents de l’État concernés, l’annonce d’une éventuelle participation du crimen organizado dans les meurtres risque de brouiller les choses, soit les responsabilités propres des agents de l’État et les actions des groupes criminels. Les médias soulignent alors les liens que le maire d’Iguala, José Luis Abarca, entretient avec les barons de la drogue. Il apparaît que dans cette ville, tout le monde savait que le maire était marié avec la soeur des narcotrafiquants (issus du cartel des frères Beltrán Leyva), chefs du marché des drogues dans la région d’Iguala. Cela avait été auparavant révélé à travers des reportages journalistiques et il y avait même eu des dénonciations auprès des instances judiciaires, sans aucun succès.

Par ailleurs, les autorités locales et régionales s’expriment aussi pour associer la violence contre les étudiants à des règlements de comptes entre narcotrafiquants. Interviewé à la radio, le gouverneur de Guerrero, Angel Aguirre, déclare que la police d’Iguala est « totalement infiltrée par des groupes du crime organisé », dont la bande qui s’appelle Guerreros Unidos. Il ajoute que dans le centre de cette région il y a aussi le groupe Los Rojos, et que le meurtre d’Iguala a pu seulement être accompli par « des meutes malades, des meutes criminelles » (El universal, 2 octobre). Dans ce même sens une rumeur circule dans les journaux, alimentée par un ancien fonctionnaire de la mairie d’Iguala qui reste anonyme : « Celui qui contrôle la municipalité est la maña, la plupart des gens qui y travaillent obéit à la maña qui est le groupe armé qui contrôle toute la sécurité d’ici » (La Jornada, 1er octobre 2014). Pour sa part, le maire d´Iguala, José Luis Abarca, déclare qu’il n’a rien su des meurtres parce qu’à ce moment précis, il était à une fête organisée pour remercier les activités de sa femme, María de los Ángeles Pineda, présidente du Centre pour le développement de la famille (DIF). Ensuite il est parti dormir. Cette version est ratifiée sans aucune autre explication par le gouverneur de Guerrero, qui souligne seulement ne pas être intervenu car, lorsqu’il a appelé le maire d’Iguala pendant la nuit du 26 septembre pour lui demander des explications sur ce qui se passait, Abarca n’a pas répondu car il dormait. Les jours suivants, le maire et sa femme ont pris la fuite.

« Où sont-ils ? » : l’enquête menée par les parents des disparus

« Où sont-ils ? », c’est la question que l’on entend à Iguala, Chilpancingo et dans tout le Mexique. Les parents des disparus, avec les étudiants de l’École Normale rurale, mènent leurs propres enquêtes pour les retrouver. Tout d’abord, ils les cherchent de manière individuelle dans les hôpitaux, le ministère public, voire auprès de militaires ; ensuite, ils se conduisent d’une manière plus organisée, en se rassemblant ; enfin, ils agissent de concert pour rendre publique leur éprouvante situation.

Mercredi 1er octobre, un groupe de parents se rend à Iguala, le lieu du crime, emportant les photos avec les noms de leurs fils, mais là-bas « personne ne voulait en parler. Les gens vivent apeurés. Lorsqu’on s’approchait pour poser une question, maison par maison, les portes se fermaient », raconte un étudiant d’Ayotzinapa (La Jornada, 2 octobre 2014). On l’a vu, les autorités municipales d’Iguala ont fermé les portes de la mairie lorsque des manifestants s’y sont rendus le lundi. De même, les habitants de la ville se taisent et ferment aussi leurs portes aux parents lorsqu’ils sont en train de chercher leurs enfants. Le déni de justice et le refus de parler de la réalité (Cottereau, 1999) constitue donc la toute première réaction à leur enquête. Pourtant cela ne se traduit pas par l’abattement. Au contraire, ils visent à outrepasser les frontières du local : pour cela ils s’approchent des médias. De leur côté, des journalistes assument leur mission d’informer et de diffuser les faits, mais il faut insister pour dire que ce sont les proches des disparus qui font pression sur les medias pour qu’ils relaient leurs dénonciations de disparition face à la communauté locale, nationale et internationale.

Les mères des étudiants font la queue devant les cahiers des journalistes pour leur dire les noms de leurs disparus. « Notez le mien, licenciado. Il s’appelle César Manuel González Hernández, de Huamantla Tlaxacala ». Israel Jacinto originaire d’Atoyac n’avait jamais été à Iguala. Il a 19 ans et « il était en train de parler avec son petit frère. Il lui disait que la police était en train de lancer des gaz et qu’il ne pouvait parler davantage. Ensuite, nous n’avons plus rien su de lui », raconte sa marraine, prête à pleurer. « Il a deux oncles qui sont enseignants, ils sont ici, ils ont étudié à Ayotzinapa. Voulez-vous parler avec eux ? »

La Jornada, 2 octobre 2014

Face à l’impossibilité de trouver des interlocuteurs auprès des pouvoirs municipaux d’Iguala, un public local se constitue (Dewey, 2010) à travers les proches des disparus, les étudiants des écoles normales et d’autres personnes qui vont les soutenir, notamment des enseignantes de la région et les activistes des ONG. Les mobilisations collectives sont la manière la plus évidente pour les parents de se rendre visibles et de faire entendre leurs revendications au-delà d’Iguala, dans les lieux publics où siègent les pouvoirs de l’État : Chilpancingo, qui est la capitale de Guerrero, et Mexico. Les faits et les revendications locales deviennent alors des sujets de discussion au centre de l’arène publique et atteignent un niveau de généralité en interpellant des interlocuteurs autres que les autorités locales. La violence à l’égard des étudiants et la disparition de certains d’entre eux apparaissent alors comme un trouble qui génère une arène publique de mobilisations (Quéré, 2003).

Mise en forme d’une critique à caractère politique

Jeudi 2 octobre 2014, les mobilisations au Guerrero se poursuivent et s’accroissent. Après avoir mis en place un blocage durant plusieurs heures sur l’autoroute Mexico-Acapulco, le Ministre de l’intérieur, Miguel Ángel Osorio Chong, accepte de dialoguer avec les étudiants et les parents des jeunes disparus. Ceux-ci lui demandent que ce soit le Bureau du Procureur Général de la République (PGR) qui mène l’enquête judicaire au lieu d’une instance régionale (PGJE). Le lendemain, le PGR annonce qu’il prend en charge l’enquête étant donné que le délit de disparition forcée est accrédité.

À cet égard, le travail critique mis en oeuvre par les étudiants consiste à : a) revenir sur les faits à partir de ce qu’ils ont vu et de ce qu’ils ont pu comprendre au cours de la violence subie, b) à regarder de plus près les détails de l’action de la police et des autres agresseurs non encore identifiés, c) se tenir à l’écart des rumeurs et suppositions qui prétendent associer ce crime à la violence du narco.

Avec un peu de recul, une semaine après les meurtres, plusieurs récits des survivants se font entendre, notamment à la radio et dans les journaux ; ensuite ils sont diffusés sur l’Internet et par différents types de réseaux sociaux. Après-coup, les étudiants rappellent leur expérience pour révéler d’autres aspects auparavant inconnus.

En sortant de la gare nous avons longé seulement une ou deux rues, ensuite deux patrouilles de la police municipale d’Iguala sont apparues, sans jamais nous faire signe de nous arrêter, les policiers n’ont jamais voulu dialoguer avec nous. Dès qu’ils nous ont vus, ils ont commencé à tirer. Au début nous croyions que c’était des coups tirés en l’air, mes compagnons et moi, nous sommes descendus du bus et alors nous nous sommes rendu compte qu’ils tiraient sur nous. […] On allait prendre le périphérique quand une patrouille de la police municipale d’Iguala nous intercepte, nous sommes restés encerclés par des policiers qui ont tout de suite commencé à tirer dès que nous sommes sortis du bus. Nous sommes sortis pour essayer de repousser la patrouille et à ce moment on commence à écouter les décharges de la police. […] Immédiatement le compagnon Aldo a reçu une balle dans la tête, il tombe à côté de moi, je crie. Un autre compagnon voulait le prendre, mais les policiers continuent à nous tirer dessus [rafaguear] intensément. […] Nous nous sommes cachés entre deux bus. Si les policiers te voyaient ou t’écoutaient ils tiraient sur toi, on ne pouvait même pas bouger […] Le troisième bus est sous le contrôle [de la police], ils pointent avec leurs armes mes compagnons [encañonados], les font descendre, les font s’allonger par terre avec les mains sur la tête. […] Ensuite ils les font monter dans les voitures de patrouilles 017, 018, 020, 022, 028 et 302 […] Les compagnons du troisième bus sont amenés par la police municipale et nous sommes restés encañonados. À ce moment sont arrivés les autres policiers qui, à la différence de ceux qui ont commencé l’agression, portaient casque, gilet pare-balles, genouillères et tout l’équipement antiémeute. […] Une heure et demie après on était en train d’informer les médias et soudain on entend un bruit énorme et on voit du feu.

Ernesto Guerrero, interview réalisé par Juan Omar Fierro, 8 octobre, noticias MVS

Suite à ce témoignage, le journaliste Juan Omar Fierro qui réalise l’interview qualifie ces faits de « massacre ». En effet, on en observe certains traits ; en plus de la brutalité de l´attaque, on voit que les étudiants ne s’attendaient à rien. Lorsqu’ils commencent à entendre les balles, ils ne croient pas une seconde que la police est en train de tirer sur eux ; ils pensent que « c’était des coups tirés en l’air ». Cette description de « leur surprise, leur stupeur, leur sidération » est comparable à celle observée par Elisabeth Claverie (2004) lorsqu’elle enquête auprès des victimes du génocide en Bosnie-Herzégovine. La déstabilisation expérimentée et racontée par les survivants n’est que la contrepartie d’une action organisée et préparée à l’avance par les bourreaux[5]. Il faudrait donc connaître ce que savaient les policiers d’Iguala et les autres tueurs à l’égard des étudiants d’Ayotzinapa. Il faudrait savoir si cette violence a été organisée au préalable et, si oui, depuis quand, qui l’a commandée et pourquoi.

Dans son récit, l’étudiant Ernesto Guerrero signale aussi qu’il a vu deux types de policiers. Il fait cette remarque d’après les habits, puisque les premiers policiers qui les ont pris pour cible ne portaient que le pantalon et la chemise de leur uniforme, n’avaient pas de gants, ni de casque, ni aucun autre type d’accessoires, à la différence du second groupe dont les policiers portaient tout le dispositif antiémeute. Il observe également que quand ces derniers sont arrivés, les autres sont partis et il lui semble « qu’ils n’entretenaient pas une bonne relation ». Ensuite le second groupe de policiers laisse partir les étudiants, mais ils n’ont pas voulu quitter Iguala sans leurs autres compagnons amenés par le premier groupe de policiers. Alors ils cherchent des professeurs de la région et font appel aux journalistes, en croyant nécessaire de rendre immédiatement publique cette agression pour que leurs compagnons soient libérés. Durant la conférence de presse, ils perçoivent soudain un « feu », « une grande lumière » et entendent un bruit strident. À cet instant, deux étudiants tombent morts, tandis que les autres partent en courant dans tous les sens.

Des récits de survivants comme celui-ci sont assez explicites pour permettre de comprendre la nature de la violence qu’ils ont subie : « Ils nous ont chassés comme des chiens, même pire que si nous étions des délinquants », raconte un autre survivant qui garde l’anonymat (Proceso, 7 octobre). Aussitôt, ces récits vont attirer l’attention des organisations de droits humains au niveau international, car ils révèlent nettement l’absence prolongée de toute sorte d’autorité. À cet égard, le président de Human Rights Watch, José Miguel Vivanco, exprime sa consternation en disant qu’il s’agit d’une disparition « en temps réel ». (El Universal, 20 octobre 2014).

Certes, après les meurtres d’Iguala, il se produit quelque chose, un déplacement catégoriel et politique en ce qui concerne la définition du type de violence exercée. Un discours critique se constitue à travers les témoignages des survivants et leur analyse. Insistons encore une fois sur la précision des récits des survivants dans la description des meurtriers : ce sont deux groupes de policiers, qui sont arrivés dans des voitures de patrouille dont les numéros ont été enregistrés. Quoique d’autres agresseurs non identifiés aient été dénoncés par les autorités, ceux-ci n’appartiennent à aucune catégorie concrète : « narco », « sicaire », « crime organisé ».

En revanche, la catégorisation de disparition forcée signifie la reconnaissance de la participation des agents de l’État dans le meurtre. Cela constitue le noeud de l’affaire Ayotzinapa, car il est empiriquement prouvé qu’il s’agit d’une violence d’État et non pas d’une agression apparemment ordinaire et commise par les narcotrafiquants. Or, cet événement revêt des significations particulières qui ne sont compréhensibles qu’à condition d’être recontextualisées dans l’histoire récente du Mexique. Pour faire le point très rapidement, rappelons que le président précédent, Felipe Calderón, déclare en 2006 la « lutte contre le narco ». À la suite de cette déclaration s’institue une situation absolument exceptionnelle, qui sans modifier les lois et sans suspendre les droits des citoyens, permet dans la pratique la violation systématique des libertés fondamentales. Dès lors des milliers de meurtres[6] ont lieu en toute impunité et sont présentés par les autorités, tout simplement, comme la conséquence des affrontements armés entre narcotrafiquants, sans même mener une enquête voire sans apporter aucune preuve. Ils restent inscrits – et fictivement justifiés – dans la rhétorique de l´ennemi intérieur, « le narco » en l´occurrence.

La violence se déploie progressivement, visant de nombreuses populations, et l’on compte maintenant plus de vingt mille personnes disparues[7]. Pourtant, aucun de ces cas n’a été reconnu comme disparition forcée ; le terme de « disparition » n’était d’ailleurs pas une catégorie en usage. Les autorités et les médias ont parlé plutôt de levantados (« enlevés »), euphémisme habituel qui s’emploie pour signaler un enlèvement commis par un groupe criminel dont l’issue est assez incertaine.

D’ailleurs, les étudiants d’Ayotzinapa affirment avoir été interrogés par les autorités judiciaires (PGR) pour trouver des liens entre eux et les narcos, plutôt que pour avoir des informations permettant de trouver des camarades disparus[8]. Ils ont été soumis à des questions telles que : « Est-ce que vous écoutez des narco-corridos ? »[9], « Savez-vous qui trafique de la drogue ici ? ». Cela a indigné les étudiants autant que les parents des disparus, et les a incités à se distancier de cette rhétorique.

La disparition comme politique produit un « espace ambigu » où le rapport de violence est supposé remplacer le rapport politique, alors qu’en réalité tous les deux agissent ensemble (Hermant, 1994). Dans ce contexte, faire valoir leur témoignage est un des premiers gains des étudiants. Ils ont réussi tout d’abord à être reconnus par le pouvoir comme des victimes – victimes de la violence policière voire de la violence politique – et de cette manière ils ont contribué à éclaircir les responsabilités politiques qui restaient obscures dans la « guerre contre le narco ».

Une critique se déploie alors pour que le crime soit nommé et juridiquement qualifié comme disparition forcée. Sa force consiste dans sa capacité à rendre public l’aspect politique autrement caché dans la rhétorique de l’ennemi intérieur. Cette critique détourne le cours suivi par les évènements depuis le début de la « guerre contre le narco » et sape le dispositif mis en place, selon lequel la responsabilité de tous les meurtres était a priori endossée par le narco. Confronté publiquement à la démonstration empiriquement prouvée de la violence d’État, ce dispositif ne tient plus.

La dénonciation de la disparition comme un crime d’État s’adresse à ceux que l’on cherche à mobiliser : le citoyen démuni des moyens pour se défendre et qui se sent si vulnérable devant les abus extrêmes de la police voire des autres autorités. Ce n’est pas seulement les quarante-trois étudiants d’Ayotzinapa comme personnes singulières qu’il s’agit de défendre, mais l’état de choses qui se vit au Mexique, où toute personne peut disparaître même aux mains de la police et au regard des autorités. Les 43 devient la cause des citoyens mexicains exposés à la violence criminelle autant que politique.

Dès que l’on parle de disparition forcée, le terme évoque des expériences politiques antérieures. Dans l’histoire nationale, cela rappelle la guerra sucia (sale guerre) où l’État, par le biais de l’armée, réprimait « en secret » les guérillas et l’opposition des années 1970 (Radilla et Rangel, 2012). Dans l’histoire de l’Amérique latine, ce terme évoque évidement la violence d’État exercée durant les dictatures militaires (Déotte, 2002 ; Díaz, 2012). Les images de ce passé noir surgissent avec force lorsque les manifestants d’aujourd’hui récupèrent les mots d’ordre d’autrefois : la reproduction des affiches avec les photos des disparus comme preuve de leur existence, le slogan vivos se los llevaron, vivos los queremos.

Le travail critique mis en oeuvre par les étudiants et les parents des disparus consiste à faire d’une situation locale, au début décrite par le PGJE comme un simple « incident », un problème public. La légitimité du procès judiciaire est contestée dès son début, à propos de la reconnaissance des faits, leur qualification et la pertinence de celle-ci. Alors, ledit « incident » s’avère plutôt relever d’un euphémisme[10]. Cette critique met en cause la légitimité des autorités judicaires ainsi que de l’enquête qu’elles mènent. Elle s’exprime comme une opération de jugement qui interpelle l’État et les citoyens au nom du respect de la dignité humaine et des droits de la personne, ce qui oblige à trancher entre le vrai et le faux, le juste et l’injuste face aux discours et actions des autorités. Le jugement souligne, enfin, l’incapacité des autorités à assurer la liberté et la sécurité des citoyens puisque ce sont justement elles qui les violentent.

Au début circonscrite à l’arène judiciaire, la disparition des étudiants de l’école rurale d’Ayotzinapa accède désormais à une arène publique qui déborde ce qui touche les personnes directement affectées par les crimes. Cette arène appelle au jugement de tous et chacun. Durant ce processus de jugement public et de mobilisations collectives s’élabore un travail critique qui donne forme à l’affaire des 43 étudiants disparus. De telle sorte qu’aujourd’hui, d’autres personnes au Mexique et même ailleurs peuvent se sentir interpellées et éventuellement agir de concert.