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Parmi les activités militaires marquant la montée de l’islamisme radical au Moyen-Orient, la destruction du patrimoine culturel occupe une place importante. Ce ne sont pas seulement les artefacts archéologiques précieux qui sont ainsi saccagés, mais aussi les vestiges de villes jadis célèbres et significatives dans l’histoire de la région. Cette frénésie d’anéantissement des signes tangibles du passé constitue une nouvelle étape dans l’histoire de l’effacement des cités, de ces « urbicides » (Coward, 2009) qui ont jalonné la mémoire humaine. Pour comprendre ces conduites, il est nécessaire de situer, dans un premier temps, les perspectives historiques et internationales quant au traitement des biens culturels dans les conflits armés pour pouvoir mieux comprendre la spécificité de l’idéologie islamiste qui sous-tend les stratégies de la ruine des ruines que l’on pourrait qualifier de vestigicides.

De la destruction des villes à la protection des biens culturels

Dans l’histoire des civilisations, la destruction des villes apparait comme un phénomène récurrent, des premières villes néolithiques aux centres urbains contemporains, malgré des différences dans les objectifs politiques et militaires, les armements et l’ampleur des dévastations liées aux guerres. Dès l’établissement de ces agglomérations, leur contrôle est apparu essentiel pour asseoir le pouvoir politique local ou étatique et, en cas de révolte ou de conflits interétatiques, leur destruction et la déportation de leurs populations ont constitué des formes de dissuasion ou de représailles qui se sont répétées dans les mythes et dans l’histoire.

Dans la mythologie et la littérature de la Grèce antique, la destruction de la ville de Troie occupe une place essentielle que souligne l’épopée de l’Iliade et de l’Odyssée. Elle est le résultat de la rivalité entre les dieux et de leur intervention dans les affaires humaines, de même que de l’importance du jeu des alliances entre les chefs achéens et le roi Ménélas. Pâris, fils du roi de Troie, est reçu par Ménélas et son épouse, Hélène, à Sparte. Mais Pâris enlève Hélène, transgressant par ce geste, les règles fondamentales de l’hospitalité. La guerre ne survient qu’après que les négociations pour réparer la faute de Pâris ont échoué et Troie finira par être détruite par le feu, pillée et saccagée. Ainsi se constitue l’un des fondements mythiques de l’histoire grecque. Mais le traitement des villes en cas de conflit n’est cependant pas toujours aussi extrême et l’on retrouve l’établissement de règles de conduite de la guerre comme celles de la Ligue Amphictyonique de Delphes, un regroupement de plusieurs villes religieuses grecques au IVe siècle avant notre ère et selon lesquelles les cités éviteraient de se détruire réciproquement (Neff, 2005). La protection des édifices de cultes communs aux Grecs est aussi une conduite préconisée, préfigurant déjà des préoccupations qui seront reprises et codifiées dans les règlements plus modernes.

La rivalité religieuse à la source de la destruction urbaine, quant à elle, est déjà présente dans le contexte de l’Égypte ancienne, dans le cas du complexe des temples de la ville de Karnak construits par le pharaon Akhénaton qui voulait imposer le culte d’un dieu unique, Aton (Laboury, 2010). Cette révolution religieuse fut suivie d’une révolte de la part des clergés des autres cultes interdits qui tentèrent d’effacer toutes les traces visibles de cette tentative monothéiste et réutilisèrent les matériaux de pierre des édifices ruinés pour reconstruire le temple d’Amon, le dieu remis à l’honneur.

C’est dans les textes bibliques que la destruction des villes prend une tournure idéologique théologique avec l’affirmation du monothéisme et la lutte sans merci contre l’idolâtrie, mettant en relation les conduites des individus et le destin de leur cité (Bergey, 2003). Sodome et Gomorrhe sont ainsi annihilées, comme le rapporte le livre de la Genèse, à cause des comportements immoraux de leurs habitants. Selon les lois de la guerre édictées dans Deutéronome 20, une ville ne sera assiégée qu’après avoir refusé la paix, et le degré de destruction sera plus total dans le cas des cités situées sur le territoire de Canaan sur lequel seul le culte monothéiste est permis. Le livre de Josué sur la conquête de Canaan rapporte la ruine de trois villes (Jéricho, Aï et Hatsor) sur les trente mentionnées, mais ce sont surtout les lieux de culte idolâtre qui font l’objet des injonctions d’anéantissement les plus extrêmes, compte tenu de la lutte sans merci à mener contre ces pratiques religieuses jugées inacceptables.

Les admonestations des prophètes annoncent à plusieurs reprises la dévastation des villes d’Israël à cause des comportements idolâtres de la population, comme le précise, par exemple, cet avertissement d’Ézékiel (6, 6) : « Partout où vous habitez, vos villes seront ruinées/Et vos hauts lieux dévastés/Vos autels seront délaissés et abandonnés/Vos idoles seront brisées et disparaîtront/Vos statues du soleil seront abattues/Et vos ouvrages anéantis. ». Par contre, dans le cas du prophète Jonas, celui-ci refuse d’annoncer la ruine de la grande ville de Ninive, prévue à cause de la violence et de la dépravation qui la caractérise, et il s’enfuit pour se soustraire à cette injonction. Après de nombreuses péripéties, il se voit obligé de se conformer à l’appel divin, avec comme conséquence le repentir des habitants qui sauve Ninive de son sort, mettant ainsi en évidence la possibilité d’échapper à une destruction qui n’est pas inéluctable, mais sujette à une modalité morale.

Dans le monde romain, les lois de la guerre demandent la reddition sans conditions des villes assiégées qui, en cas de refus, sont soumises à des opérations de pillage, de saccage et de massacre que désigne un verbe latin spécifique – diripio – employé pour ce type d’opérations (mettre en pièces de façon indisciplinée et violente), avec pour objectif de démontrer de façon éclatante le pouvoir politique et militaire romain (Gillespie, 2011). Nombreuses sont les villes qui ont fait l’objet d’un tel traitement à différentes époques de la constitution de cet empire. Citons, pour mémoire, la ville de Corinthe incendiée en 146 avant notre ère, après que tous les hommes ont été tués, et les femmes et les enfants vendus, pour éliminer toute opposition et effacer son identité ; celle de Carthage complètement détruite la même année, après un siège de quatre ans, pour s’assurer qu’elle ne constituera plus un adversaire potentiel au plan politique, militaire et commercial. Quant à Jérusalem, déjà détruite une première fois par les Babyloniens en 586 avant notre ère, elle est de nouveau anéantie en 70 de notre ère, entrainant la démolition de son temple, le lieu de culte fondamental dans le Judaïsme antique ; de plus, sa population est passée au fil de l’épée, suite à une révolte contre le pouvoir romain.

Face à ces politiques impitoyables, certains philosophes prennent quelquefois en considération, dans leurs réflexions, des dimensions plus éthiques, considérant que les parties belligérantes devraient montrer du respect pour les religions et s’abstenir de profaner les lieux de culte des ennemis (Neff, 2005 ; Gillespie, 2011) sans que ces avis ne soient effectivement incorporés dans les règles de conduite de la guerre.

La destruction massive des villes et le massacre des populations deviennent nettement condamnés dans les lois de la guerre du Moyen-Âge. À la protection accordée aux premiers vient s’ajouter la formalisation des modalités de reddition (Gillespie, 2011). Plutôt que d’avoir recours au sac des centres urbains, il est enjoint aux autorités militaires d’avertir les ennemis des conséquences d’un refus de se rendre sans conditions et ce, après des délais définis. Cette perspective, privilégiée dans le contexte chrétien et islamique, permit de protéger, dans certains cas, des centres urbains. Néanmoins les pratiques destructrices, tout comme les massacres, continuèrent de survenir, l’Église luttant dans plusieurs régions contre les sectes hérétiques (byzantines, occitanes, albigeoises et cathares) même si les codes d’honneur lui enjoignaient de protéger les monastères et les églises. Ces modalités de destruction se maintinrent tout au long des guerres européennes, des invasions mongoles (Inde, Asie centrale, Perse, Russie, Hongrie) et de la conquête du Mexique et de l’Amérique du Sud où les empires Aztèque et Inca s’effondrèrent et leurs nombreuses villes furent détruites ainsi que leurs biens culturels, en particulier les codex, un patrimoine culturel irremplaçable qui contenait des informations précieuses sur les cultures locales. Et ce, pour des raisons politico-religieuses liées à la conversion forcée des populations conquises au christianisme et l’élimination des cultes autochtones considérés comme relevant de l’idolâtrie et de superstitions (voir par exemple, Thomas, 2012).

À partir du 17e siècle, avec la mise en place d’une réflexion plus directement associée aux conduites internationales des États-nations suite aux développements des armements et de leur puissance ainsi que des doctrines militaires, des juristes problématisèrent les lois de la guerre en mettant de l’avant le principe de la protection des populations vulnérables civiles, le rejet de la destruction des propriétés, des monuments et des édifices artistiques. Grotius, l’un des fondateurs du droit international lié à la guerre, a consacré ainsi un chapitre de son livre sur Le droit de la guerre et de la paix (1625) aux enjeux de la spoliation où il préconise le respect des artefacts culturels, tout comme ceux associés au domaine du religieux et du mortuaire à cause de leur impact sur les populations, de la transgression des normes de la justice et des principes du christianisme. Ces prohibitions furent reprises ultérieurement par d’autres penseurs comme De Vattel dans le Droit des gens (1758, Livre 3, chapitre IX, p. 168) qui insiste sur l’importance

[…] d’épargner les édifices qui font honneur à l’humanité […] les temples, les tombeaux, les bâtiments publics, tous les ouvrages respectables par leur beauté. […] C’est se déclarer l’ennemi du genre humain que de le priver de gaité de coeur, de ces monuments des arts, de ces modèles de goût.

Ces tentatives de réglementations se prolongèrent au courant du 19e siècle, où la codification des règles entourant les conduites en temps de guerre vise à circonscrire les conditions limitatives concernant la destruction des villes et des patrimoines culturels. Lors de la guerre de Sécession, les Instructions militaires de Lieber (1863) imposèrent des règles en ce sens pour assurer la protection des biens culturels (collections, bibliothèques, instruments scientifiques), mais aussi des hôpitaux, y compris dans des contextes de belligérance particulièrement éprouvants associés aux sièges et aux bombardements, mais avec un succès mitigé compte tenu des dommages importants infligés aux villes dans les régions esclavagistes du sud des États-Unis.

Les discussions sur ces enjeux se précisèrent avec la Déclaration de Bruxelles en 1874, pour aboutir en 1899, puis en 1907, avec la Convention de La Haye sur les lois et coutumes de la guerre sur terre qui, dans la convention IV chapitre 2 (articles 25 à 27), fixe les conduites militaires à tenir quand les villes et les biens culturels sont concernés par leurs opérations : interdiction d’attaquer ou de bombarder tout lieu non défendu ; avertir les autorités avant tout bombardement et éviter la démolition des édifices religieux, artistiques, scientifiques et des hôpitaux qui ne sont pas sous contrôle militaire. La convention IX élargit ces conduites aux bombardements navals, mais le texte des interdictions par les attaques aériennes ne fut pas ratifié, car le bombardement des villes par l’aviation comme moyen de prévention et de dissuasion stratégique était préconisé par les instances militaires. La ratification de la convention de La Haye par un nombre significatif de puissances européennes n’empêcha pas les ravages de la Première Guerre mondiale avec la destruction de villes et de villages, de lieux de culte (Arras, Reims, Soissons, Verdun, Louvain, etc.) ainsi que des monuments artistiques importants, avec comme objectifs la démoralisation et l’affaiblissement de l’ennemi.

Avec le Traité de Washington ou Traité de Nicolas Roerich (1935), du nom de son promoteur, la notion de protection des biens culturels est élargie et ceux-ci deviennent « patrimoine de la culture des peuples », plutôt que celui d’un ensemble national plus restreint. Limité aux pays américains, ce traité met l’accent sur l’interdiction des opérations militaires près des locations où se trouvent ces biens et de leur spoliation. Ces innovations juridiques n’eurent, semble-t-il, aucune influence sur les stratégies militaires de la Seconde Guerre mondiale où la destruction des villes et du patrimoine culturel par toutes les parties belligérantes atteignit des sommets inégalés. Aux bombardements massifs et répétés de la ville de Londres, à la destruction de Varsovie ou de Stalingrad et d’autres villes européennes par les forces allemandes, les Alliés répondirent par des opérations aériennes de grande ampleur contre les cités allemandes, comme par exemple le bombardement de Dresde ou le pilonnage de Berlin à la fin de la guerre. Sur le front du Pacifique, le conflit s’acheva avec le lancement des bombes nucléaires par les Américains sur Hiroshima, le second centre artistique du Japon, et sur Nagasaki, une ville industrielle. La ville de Kyoto, le centre culturel du pays, fut cependant épargnée. Ces opérations visaient ainsi à démoraliser l’ennemi par la terreur, à détruire les infrastructures industrielles et à amener les États à capituler sans conditions. Le Tribunal de Nuremberg, à la fin de ce conflit, introduisit la notion de crime de guerre contre l’humanité pour condamner de hauts dignitaires nazis responsables des politiques génocidaires de même que de la destruction et la spoliation de biens culturels.

L’une des autres retombées juridiques issues de ce conflit fut la Convention de La Haye de 1954 qui incluait la protection des biens culturels en cas de guerre et des sanctions pénales ou disciplinaires pour les personnes qui contreviendraient aux interdictions qu’elle définissait (Mainetti, 2004). Ces innovations dans le droit international n’empêchèrent pas la destruction et le pillage délibérés du patrimoine culturel dans les régions de l’ex-Yougoslavie confrontées à des guerres civiles et à des nettoyages ethniques, ce qui entraina des condamnations par le Tribunal Pénal pour l’ex-Yougoslavie et par la Cour Pénale Internationale pour ces crimes de guerre.

Par la suite, le droit international humanitaire, pénal et culturel (sous la direction de l’UNESCO) a convergé en 1999 dans le Deuxième protocole, entré en vigueur en 2004, pour inscrire la criminalisation des activités militaires touchant les biens culturels (attaque des biens culturels, en particulier ceux sous protection de la Convention de La Haye de 1954 et du Deuxième protocole, leur utilisation à des fins militaires, leur destruction ou leur appropriation, leur vol, leur pillage et leur détournement), à définir les catégories de violations graves et d’infractions associées, ainsi que les sanctions appropriées selon les cas de figure. De façon voilée, l’un des articles oblige les parties à poursuivre et à extrader les personnes responsables de ces actes, mais aussi à intervenir directement, privilégiant ainsi un « devoir d’ingérence culturelle » (Mainetti, 2004).

L’évolution des pratiques militaires et du droit international concernant le patrimoine culturel met donc en relief les contradictions majeures existant entre les contraintes de la guerre et la protection difficile des biens. La mise en place d’une armature juridique complexe ne suffit pas à prévenir ou à bloquer les opérations qui, aujourd’hui, non seulement affectent les villes, mais aussi le patrimoine culturel associé aux vestiges archéologiques, ce qu’illustrent les stratégies islamistes radicales que nous analyserons à présent.

La mort des ruines : de l’Afghanistan au Moyen-Orient

La montée des mouvements islamistes constitue l’un des évènements majeurs de la fin du 20e siècle qui se poursuit avec vigueur aujourd’hui. Elle s’est accompagnée d’actions politiques et terroristes de groupes divers se réclamant de cette idéologie, mais qui sont en compétition pour le contrôle des esprits, des territoires, des ressources et des populations. Dans un contexte en constante mouvance, les populations civiles, les autorités politiques ou militaires dans plusieurs régions du monde (Moyen-Orient, Afrique, Asie ; voir Dupuis, 2014 pour une nomenclature) sont ainsi visées. Le patrimoine culturel et religieux des États et des minorités n’est pas non plus épargné et ses sites sont soumis à des formes de destruction dont les justifications sont liées à l’interprétation d’injonctions coraniques et à leurs commentaires. En 2001, des talibans afghans avaient ainsi soumis à des tirs d’artillerie et détruit aux explosifs trois statues de Bouddha millénaires nichées dans des falaises de Bamyan, éliminant un patrimoine culturel précieux, malgré les interventions de pays musulmans de culture bouddhiste. Les arguments qui expliquaient ces actes iconoclastes se fondaient sur l’interdit de la représentation de toute figure humaine dans l’idéologie musulmane et les perceptions du Bouddhisme comme culte idolâtre. À part ces statues, tout un patrimoine de statues gréco-bouddhistes exposées dans des musées de Kaboul, Ghazni et Herat avaient aussi été brisées dans la même année (Puech, 2004). Au Mali, des autodafés de manuscrits précieux ont pris place et le patrimoine musulman comprenant plusieurs mausolées dans la ville de Tombouctou a été démoli, sous prétexte que ces édifices étaient illicites (haram) ; des actes similaires sont rapportés aussi en Afrique de l’est contre des mausolées soufis (Le Monde, 2012).

Plus récemment, les vestiges archéologiques au Moyen-Orient (Syrie et Irak, en particulier) ont fait l’objet de tentatives d’effacement, de la part du groupe Daesh, qui s’inscrivent dans un ensemble d’actions politiques et militaires brutales. Ces opérations visent à maintenir le contrôle des populations locales, à les terroriser et à recourir à des pratiques considérées comme des crimes de guerre (élimination de populations civiles et de minorités religieuses considérées comme infidèles, mise en esclavage des femmes et enfants, viol et violence, imposition de lois religieuses contraignantes, etc.). Ce mouvement se revendique d’une idéologie islamiste radicale qui profite du chaos politique actuel en Syrie et en Irak pour tenter d’imposer un régime de type totalitaire dont il fait la promotion en utilisant les techniques de propagande les plus modernes qui font usage des nouvelles technologies de communication (vidéos, sites Internet, revues) et des réseaux sociaux. Ces technologies permettent de diffuser des messages visant à propager l’idéologie du groupe et d’assurer un recrutement interne et international.

Dans ce contexte théâtral morbide, la ruine des ruines occupe une place privilégiée. Cet objectif n’obéit pas à des « pogroms silencieux », selon l’expression de Nicholas Roerich, mais à des pogroms actifs, calculés, brutaux et médiatisés. La notion de « guerre totale », au sens étatique Westphalien, est ainsi dépassée, puisque ces ruines n’ont aucune valeur stratégique ou pertinence directe dans les enjeux politiques en cause. Daesh s’en est ainsi pris, en 2014 aux ruines de Nimrod, inscrites au patrimoine mondial, une ancienne ville mésopotamienne, déjà endommagée après la chute de Saddam Hussein, puis, en 2015, à celles de Hatra, une ancienne cité arabe dans la même région, également patrimoine mondial, ainsi que Khorsabad et Assur, d’anciennes capitales assyriennes (Curry, 2015). Le monastère de Mar Elian en Syrie fut aussi détruit par bulldozer, comme de nombreuses mosquées et mausolées appartenant à des sectes musulmanes. Au-delà de la démolition des temples, des statues et d’autres monuments, la furie de Daesh s’est aussi exercée sur les livres et les manuscrits datant de plusieurs siècles, rasant la bibliothèque municipale de Mossoul, elle-même située dans un bâtiment historique, brisant au marteau des artefacts originaux et des répliques datant des Assyriens et conservés au Musée de cette ville, ou les pillant pour les vendre à des collecteurs internationaux peu regardants (Fadhil, 2015).

Mais c’est la destruction, au mois de mai 2015, d’une partie des ruines de Palmyre inscrites au patrimoine mondial, qui fut sans doute l’évènement le plus médiatisé et le plus connu du répertoire des vestigicides archéologiques de Daesh. Cette cité, qui atteignit son apogée au début du troisième siècle de notre ère, était située sur la route de la soie et elle fut saccagée suite à sa rébellion contre les Romains. Les vestiges de temples et de places publiques, qui avaient survécu aux cataclysmes naturels et humains depuis deux millénaires, n’ont pas résisté aux militants de Daesh qui les dynamitèrent et allèrent jusqu’à décapiter, après l’avoir torturé et mutilé, Khaled al-Assad, un archéologue octogénaire retraité de Palmyre, pour avoir refusé de dévoiler l’emplacement d’artefacts cachés appartenant à cette ancienne ville (Shaheen et Black, 2015). Quelques semaines après cette destruction, Abu Bakr al-Baghdadi, le leader de Daesh depuis 2010, proclamait l’instauration du Califat depuis la grande mosquée de Mossoul lors d’un sermon prononcé pendant le Ramadan (Wood, 2015).

Les justifications idéologiques religieuses qui explicitent ce programme de destruction se retrouvent, entre autres, dans l’un des articles publié en 2015 dans l’un des numéros de la revue Dar Al Islam (numéro 3), l’organe de Daesh, sous le titre : « L’État Islamique applique le jugement d’Allah. La destruction des idoles »[2]. Ce texte se base sur des arguments tirés du Coran, des Hadith et d’autres commentaires pour fonder l’obligation de faire disparaître tous ces vestiges et ainsi réaliser la tâche la plus importante de l’État Islamique et du Califat, celle de réussir l’installation totale du monothéisme dans le monde (Tawhid) et l’élimination de l’idolâtrie (Chirk). Celle-ci est considérée, dans cette perspective fondamentaliste, comme le péché le plus abominable, car elle met à égalité la créature et le Créateur « Tout-puissant et Omniscient ».

Plusieurs justifications sont avancées pour expliquer la nécessité de la destruction des artefacts religieux et culturels. En premier lieu, on retrouve comme pratique contribuant à l’idolâtrie, la « vénération des tombes des pieux », considérées comme des fausses divinités adorées par les non-croyants. Suite à l’interprétation d’un commentaire traditionnel, l’article avance que les pratiques religieuses, axées sur la vénération des tombes, y compris celles des prophètes, comme « l’invocation, la prosternation, le sacrifice » constituent des formes inacceptables d’idolâtrie, d’où l’obligation de leur éradication. Ainsi, l’une des sources de socialisation des enfants à des conduites problématiques et dangereuses pour la foi musulmane serait éliminée, évacuant du même coup l’une des origines du désordre social et religieux (Fitna). En second lieu, certaines mosquées sont situées sur l’emplacement de tombes ; les prières qui y sont effectuées contribueraient aussi à des agissements idolâtres et au désordre, d’où la nécessité de les faire disparaitre. En troisième lieu, l’auteur avance que les activités de démolition de ces vestiges ne font que reprendre celles déjà prônées par des prophètes et leurs fidèles, antérieurs à l’Islam, et qui se retrouvent dans le Judaïsme. Cette position est soutenue par des penseurs musulmans qui considèrent qu’il est impératif de détruire les sculptures, les tombes, les mausolées et toute pierre érigée que des musulmans fréquentent à des fins de vénération et de dévotion, pour obtenir une bénédiction ou une réalisation de voeux personnels. Ces stratégies d’affirmation du message prophétique, fondamental pour l’État Islamique, sont comparées aux actions des autres groupes islamistes impliqués dans des luttes politiques semblables à celles de Daesh (Talibans, Al-Qaida et sa succursale, AQMI) pour les critiquer et les juger insuffisantes dans le combat pour l’installation du véritable Islam. Daesh serait ainsi le seul mouvement à se situer dans la véritable tradition islamiste inspirée par les prophètes pour assurer que le message du monothéisme pur et dur soit mis en pratique et réalisé dans toute sa plénitude.

L’analyse sociale de ce fondamentalisme religieux ne fait pas l’unanimité chez les observateurs de l’État Islamique qui proposent des hypothèses contradictoires. Pour certains, comme le journaliste Wood (2015), le type de religion

prêché par ses fidèles les plus ardents dérive d’interprétations cohérentes et même savantes de l’Islam. Virtuellement chaque décision majeure et chaque loi promulguées par l’État Islamique adhère à ce qui est appelé, dans sa presse et ses discours, sur ses panneaux d’affichage, ses plaques d’immatriculation, sa papeterie et sa monnaie, « méthodologie Prophétique », ce qui signifie suivre la prophétie et l’exemple du prophète Mohammed, dans les détails les plus pointilleux.

De ce fait, les pratiques militaires de Daesh ne seraient qu’une reproduction des normes qui auraient eu cours à l’époque du Prophète. Pour d’autres, par contre, cette analyse doit être inversée, car comme le suggère Gilsinan (2015), « Ce n’est pas l’interprétation par l’ISIS des textes islamiques qui impulse sa brutalité – C’est la brutalité voulue par le groupe qui propulse son interprétation des textes. ».

Néanmoins d’autres opérations ne semblent pas s’inscrire dans une perspective religieuse, comme c’est le cas de la destruction de murailles et d’arches de la ville de Nimrod – la première des capitales assyriennes, où l’absence d’idoles est pourtant patente et la visée tactique de type militaire plutôt incohérente. Cet exemple indique la présence de motivations qui se situent hors du champ religieux quant aux objectifs de destruction. Les buts de propagande ou d’action psychologique orientées tant vers les militants de Daesh, en vue de les endoctriner, que vis-à-vis des populations musulmanes et occidentales, en vue de les intimider, de les encourager et de les diviser, seraient aussi présents.

Les motivations financières ne sont pas non plus étrangères à ces conduites dévastatrices quand les pillages des vestiges se fondent sur leur valeur marchande, ce qui contribue à enrichir les finances de l’État en formation ou des intérêts plus individuels. En plus de la dîme obligatoire, et surtout du trafic de pétrole, Daesh se livre aussi à l’écoulement illégal, sur le marché de l’art international, d’artefacts archéologiques qui constituent des biens culturels irremplaçables, comme, par exemple, les mosaïques romaines de la ville d’Apaméa en Syrie qui auraient été retirées de ce lieu et vendues à des collectionneurs. Pour ce genre de commerce, ce groupe a même émis des licences de pillage afin de percevoir une véritable taxe de ventes (Danti et al., 2015).

Cette tentative d’élimination des ruines obéirait à une autre motivation également, celle de s’approprier et de réinventer un islam politisé et insulaire qui s’appuierait sur une réinterprétation imaginaire de l’histoire musulmane de la région. Tous les indices de civilisations disparues sur le territoire occupé par Daesh qui ne cadrent pas avec cette réinterprétation doivent ainsi être effacés. Dans ce cas de figure, on se rapproche ici des motivations sous-jacentes à la Révolution culturelle chinoise, dans les années 1960, lorsque le vandalisme contre les « quatre vieilleries », entre autres celles de l’élimination des traces du passé (architecture, littérature, peinture, antiquité) était totalement encouragé (Graham-Harrison, 2015), une politique qui ne reprenait en fait que l’un des vers du célèbre chant de l’Internationale, « Du passé faisons table rase ! ».

L’État Islamique vise donc à annihiler les traces de civilisations qui ont marqué son histoire et son territoire, de même que des religions pourtant au fondement de ses croyances. Il s’agit d’une guerre livrée contre l’héritage pré-musulman et musulman de la région que l’État Islamique occupe, alors que, même après plusieurs siècles de présence musulmane, des temples antiques comme ceux de Baal et de Baalshamin avaient été conservés. Cet effacement final suggère que la norme même du modus vivendi du Prophète Mohamed est remise en question.

En fin de compte, comme l’écrivait le professeur Amr Al-Azm dans un article paru dans la revue Times (2015), cette seconde mort des ruines syriennes et irakiennes est tragique, car au lendemain des guerres civiles qui secouent aujourd’hui l’Iraq et la Syrie, ces peuples auront plus que jamais besoin de ces anciens symboles qui les unifiaient en transcendant leurs différences religieuses et ethniques. Ces ruines ne représentent rien de moins qu’un héritage national – et les préserver, c’est préserver l’espoir d’un avenir meilleur et d’une possible réconciliation.

Conclusions

Qu’en est-il alors aujourd’hui de la communauté internationale et de ses déclarations sur les plans politique, moral, éthique et juridique quant à la reconnaissance de l’importance de la préservation des biens culturels, des trésors de l’humanité ? Hélas, face à un mouvement tel que Daesh sans véritable assise étatique et sans désir de conformité ou de légitimité auprès de la communauté internationale (voire même régionale), la réponse ne peut qu’être décevante. Après tout, ce groupe ne recherche sa légitimité qu’auprès des siens et de ceux qui prôneraient le violent rejet des normes et valeurs sous-jacentes aux modèles démocratiques. Ce rejet fondamental est au coeur de son identité et de sa stratégie de croissance. Et donc, à défaut de pouvoir contraindre l’État Islamique par des stratégies d’isolation ou militaires à cesser ses politiques de destruction du patrimoine culturel sur son territoire, seule peut-être l’autodestruction escomptée du mouvement en raison de son isolement grandissant et de ses contradictions internes pourrait épargner les ruines et les biens culturels qui survivent encore dans la région. Il reste que le combat idéologique pour contester et critiquer les motivations théologiques sous-jacentes à ces conduites constitue un défi de taille et la lutte contre des convictions obscurantistes fortement enracinées dans ces groupes et leur atténuation exigera des efforts de longue haleine qui n’en sont qu’à leurs balbutiements. Mais en attendant, la sauvegarde d’un patrimoine mondial de l’humanité est incertaine dans des régions où la guerre s’éternise et devient de plus en plus extrême. Cette situation risque de faire du vestigicide une autre catégorie à ajouter à la longue liste des « cides », des génocides aux urbicides, en passant par les ethnocides, qui ont marqué les barbaries du siècle précédent et qui maintenant s’attaquent aux traces d’une mémoire historique dans une région qui fut l'un des berceaux de la civilisation.