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Pour aborder les diverses formes que peut prendre la mort dans les jeux vidéo comme un phénomène unitaire que, faute de disposer comme en allemand du neutre (das Tode, « ce qui est mort ») ou de pouvoir inventer un terme spécifique, nous nommerons simplement : la mort, nous retenons trois lignes de force qui sont autant de pistes de lecture. Nous les donnons ci-après en ordre croissant d’importance. Il faut, disons-nous, préciser le rôle des jeux vidéo en tant que spectacles mettant en scène ce phénomène. Leur existence est certes encore trop récente et leur évolution trop rapide pour qu’il soit possible d’établir à leur sujet un bilan définitif. Tout ce qui va suivre n’a donc qu’un caractère provisoire, voire hypothétique.

La première ligne de force remonte à l’origine des jeux. Elle a trait à l’effet moral et/ou psychologique exercé sur de jeunes joueurs par la violence mortifère. La seconde incline à voir dans les jeux, préalablement resitués dans le contexte plus global d’une culture de la mort maintenue, le possible reflet de certaines angoisses mortifères de la société actuelle. Quant à la dernière, d’ordre purement technique, elle consiste à souligner deux points dans les jeux vidéo : une visualisation renforcée et, ceci découlant de cela, le nouveau rôle conféré au joueur, passé du statut de spectateur à celui d’acteur. Si les deux premières lignes de force restent sujettes à débat ou demandent à être confirmées, la dernière repose en revanche sur un fait nouveau.

La mort en procès

Le jeu avec mort peut-il, selon une expression familière, être « mis entre toutes les mains » et sous tous les yeux ? Est-il dangereux pour les jeunes qui forment après tout son public le plus vaste et qui, confondant la fiction avec le réel, seraient enclins à croire que ce qui est possible sur l’écran n’est pas interdit dans la réalité ? La mort vidéoludique est-elle, en un mot, contagieuse ? Voilà les questions qui se posent depuis qu’en 1976, le jeu vidéo Death Race a semé le trouble évoqué plus haut. Soit dit en passant, la controverse n’est pas propre aux jeux vidéo car elle ne manque pas d’évoquer un précédent littéraire, avec les jansénistes du XVIIe siècle imputant le même détestable effet au théâtre, à leurs yeux coupable de légitimer l’amour passionnel[1].

Mais c’est une controverse d’adultes, non d’adolescents : moralistes de tout crin, contempteurs a priori d’une forme de loisir suspectée de porter atteinte à ce qu’ils nomment les « bonnes moeurs » ; croyants criant au blasphème devant la part trop belle faite à Satan dans certains jeux et persuadés que celles que le christianisme appelle les « Puissances infernales » vont réellement jaillir de la PlayStation ; parents inquiets de voir que leur fils préfère les jeux d’arènes et ses féroces gladiateurs à Rise of the Argonauts où il apprendrait la belle histoire d’un Jason bicéphale (à la fois conquérant de la Toison d’Or et Orphée tentant d’arracher son Eurydice alias Alcmène aux Enfers) ; sociologues, psychologues et psychanalystes réfléchissant sur l’influence des jeux vidéo sur les jeunes…

Vaste dossier, donc, et que la multiplication des séquences gore (crudité d’abattoir du sang giclant sur l’écran de l’ordinateur), n’a cessé d’alourdir. Relayé par les médias, il a été naturellement porté sur la place publique. En France notamment, où, à la suite des attentats du 13 novembre 2015, une association de défense de la famille[2] a lancé dès le 26 novembre suivant un message d’alerte invitant les parents à n’offrir comme cadeaux de fin d’année que des jeux respectant la classification PEGI[3]. Le sujet étant, comme on dit, politiquement sensible (et rentable), un ancien président de la République n’a pas manqué d’emboîter le pas au début de décembre 2015 en clouant au pilori l’imbécile Père Noël qui aurait la mauvaise idée de glisser dans sa hotte des jeux aussi néfastes[4].

Mais revenons à l’essentiel. Et aux personnes réellement concernées ou fondées à parler sans passion des jeux vidéo. Le dossier comprend dès lors deux volets. Le premier soupçonne les jeux soit de minimiser voire de banaliser à l’excès la violence, soit de légitimer l’homicide. Illustrant le premier soupçon, une étude exprime ainsi son inquiétude devant une « représentation toujours plus réaliste, toujours plus choquante [nous soulignons] d’une suite de massacres opérés souvent à un rythme frénétique » (Triclot, 2011, p. 20) ; reprenant le second, une autre analyse pointe du doigt le danger de ces « violences scénarisées » qui s’appuient sur le « principe de la négation de l’altérité et de l’instrumentalisation de l’autre » (Tremel et al., 2010, p. 54). Que répondre ? Que la violence n’existe pas dans les jeux vidéo ? Que le gamer ne joue pas à tuer ? Ce serait nier l’évidence. Ce n’est toutefois pas aller contre l’évidence que d’observer qu’entre un meurtre simulé et un meurtre réel, il y a une marge réelle et qu’il n’est donc pas certain que le jeune joueur, assez mûr pour ne pas céder au chant des sirènes entendu dans l’annonce de certains jeux[5], ait envie, une fois déconnecté de sa partie, de tuer son prochain.

Second volet, celui qui enquête sur un possible effet nocif des jeux vidéo sur le psychisme des adolescents[6]. Outre le risque de dépendance décelé dans le cas, extrême, de ceux que le jargon vidéoludique appelle les No life, « Pas de vie[7] », le danger d’un rapport anormal avec la mort est celui qui retient le plus l’attention. Il est décrit chez certains comme une véritable tragédie, le jeu pouvant « stimuler » chez les adolescents la « pulsion de mort […] en renforçant [leur] narcissisme » (Tremel et al., 2004, p. 1224). En clair, si la pulsion de mort est bien ce qu’elle est chez Freud après 1920[8], à réduire en eux l’énergie vitale, voire à développer chez certains des tentations suicidaires. Conclusion implicite : il faudrait isoler certains jeux pathologiquement pervers par un cordon sanitaire pour éviter qu’ils ne contaminent les sujets fragiles. Un psychanalyste spécialisé dans les jeux vidéo est pour sa part moins catégorique. Sans nier l’afflux chez les jeunes d’« angoisses plus archaïques de mort, d’anéantissement et de morcellement » (Tisseron, 2008, p. 41), il est d’avis, d’abord, qu’elles ne devraient pas alarmer outre mesure l’entourage familial[9], et ensuite, qu’elles ne porteraient pas à conséquence dans la mesure où elles s’inverseraient en « violence positive, civilisatrice » exercée « contre les forces du chaos » (Tisseron, 2009, p. 3). Ce qui, toujours traduit en termes de vulgate freudienne, reviendrait à dire que, le jeu vidéo étant une forme de construction et de projet, rien n’interdirait de le concevoir comme une manifestation de la pulsion d’Éros qui est, quant à elle, pur élan vers l’avenir[10]. Conclusion dans ce cas : le jeu ne relèverait en rien de la pathologie et serait au contraire une thérapie.

Quoi qu’il en soit, la controverse reste ouverte. Le bel avenir promis aux jeux vidéo lui apportera peut-être une solution. Celle-ci devra en tout état de cause tenir compte de deux faits, le premier étant la dimension comique de nombre de jeux où l’accumulation des boucheries, loin d’être au pied de la lettre, produit l’effet inverse et tourne au « rigolard recommencement » (Audureau, 2015, p. 14) ; le second étant que le jeu vidéo demeure ce que sont les jeux depuis que l’homme existe, un divertissement qui délasse les jeunes des contraintes de leurs études et les adultes, qui le pratiquent de plus en plus, des soucis du quotidien.

Le jeu vidéo, reflet d’une sacralité maintenue et d’une actualité troublée

Un constat d’abord, qui n’implique en aucun cas un jugement de valeur : la vogue des jeux vidéo qui commence dans le dernier quart du XXe siècle coïncide, du moins en Europe occidentale et en Amérique du Nord, avec une époque où (parlons simplement) la façon de concevoir la mort ou de vivre avec elle a changé. Plusieurs facteurs expliquent ce changement (nous n’en citons que les plus notoires) : les progrès de la médecine qui, réduisant le danger des maladies, allonge de plus en plus la durée de vie et atténue les souffrances du dernier moment ; les conditions et les contraintes de la vie en zone urbaine, qui renforcent l’anonymat et réduisent la famille à un cercle plus étroit ; la croissance de l’individualisme et, partant, l’affaiblissement du tissu communautaire, lié pour certains historiens à la dégradation du sentiment religieux (Ariès, 1977, p. 556 ; Voyelle, 1983, p. 740), et pour tel anthropologue, à la réduction, voire à la banalisation des rituels funéraires[11]. Et pourtant, malgré son relatif effacement, l’évènement de la mort demeure. Simplement, on en parle moins. Mais le fait d’en moins parler ne signifie pas qu’on le nie. Au contraire, le propre d’un tabou étant qu’on en parle peu ou mal, la mort reste un sujet tabou.

Quel est, au vu de ce contexte, le rôle du jeu vidéo ? La réponse à cette question dépend du point de vue adopté : ou bien on le situe sur le temps long et, le reliant à la représentation traditionnelle de la mort, on repère ses similitudes avec cette tradition ; ou bien on le situe sur le temps court et on prend en compte ses liens avec l’actualité immédiate.

Le jeu vidéo évalué en longue durée réactive les images relatives à la Mort et aux morts. Deux éléments peuvent être évoqués pour illustrer cette réactualisation. Ils découlent tous deux de l’atmosphère de religiosité qui plane dans certains jeux où elle restitue, certes indirectement, le caractère sacré, suscitant effroi et respect, qui entoure en principe tout ce qui touche à la mort. Contribue déjà à cela un fait d’apparence minime et souvent passé inaperçu. Nous voulons parler du recours à la majuscule dans les jeux francisés (son usage est plus libre en anglais). Il mériterait à lui seul une étude. Toutes proportions gardées, il joue dans la figuration de la mort le rôle qu’a l’italique dans n’importe quelle sorte de discours écrit. Il a le même pouvoir de happement car, qu’il s’agisse des anthroponymes ou de la toponymie, il donne visuellement au « Chef Suprême Wolnir », à la « Danseuse de la Vallée Boréale » ou au « Tombeau des Géants » et à la « Voie Immaculée » (tous exemples tirés des Dark Souls) une force d’aimantation qu’ils n’auraient pas s’ils étaient présentés normalement. Et si de surcroît cette graphie qui saute à l’oeil prend appui sur le décorum d’un paysage crépusculaire où, selon une expression connue, « il se passe des choses », le frisson de la terreur est doublement garanti.

Second exemple d’une parade sacrale renforçant la présence de la mort, ce qui se passe dans les niveaux où le péril – risque de se faire tuer ou d’être victime de la PD (Permadeath) est grand. Aussitôt, tel qui n’a peut-être jamais mis les pieds dans une église se met soudain à « invoquer », appeler à l’aide un autre joueur devenu son ange gardien ou son saint protecteur ; tel autre attend pour sa part le secours du « Diacre des Profondeurs » (ibid.), titre où l’on notera l’effet de surprise du zeugma entre « Diacre » (on attend le nom d’une paroisse) et « Profondeurs » (désignation énigmatique pour quelque en-bas) ; tel autre enfin, rencontrant le PNJ (personnage non jouable) Oswald de Carim le Confesseur, et, le tuant par provocation, voit sur l’écran apparaître ce message menaçant : « Péché impardonnable ! » Simple cliché ? Non, vu qu’il s’agit en l’occurrence d’un personnage au nom deux fois évocateur d’un saint célèbre[12], il saute aux yeux que « Péché » ne peut être pris autrement que comme mot nimbé de sa signification chrétienne.

Évalué à l’aune du temps court, le jeu fonctionne vraisemblablement comme un miroir des actuelles angoisses mortifères. Elles ne manquent pas. Et le silence dont nous avons parlé plus haut n’empêche pas qu’elles affleurent, plus ou moins visibles, dans les jeux vidéo. Ainsi celle des guerres qui se succèdent sur la planète et du malheur desquelles le joueur est souvent poussé à se consoler en prenant fait et cause pour le parti des Bons, comme le suggèrent Full Spectrum Warrior ou Six Days in Falloujah[13]. Ainsi celles incarnées par les « infectés ». Dans un monde légitimement préoccupé par le souci d’être ou de rester en bonne santé en jouissant de cette « prolongation de la vie » qui est, faute pour la science d’avoir pu instaurer l’amortalité (vie éternelle sur terre, obtenue par exploitation des cellules potentiellement non soumises à la mort biologique), la grande conquête des temps modernes (Morin, 1976, p. 337), le phantasme du virus traduit le mélange de terreur et de fascination qu’inspirent, plus encore que la maladie du siècle (le cancer), les attaques virales dont la pandémie du sida a rappelé, au cas où certains l’auraient oublié, qu’elles sont partie prenante dans le destin sanitaire des hommes. Dans le jeu vidéo, leurs effets sont rarement beaux à voir : victimes décervelées, réduites à l’état de loques, hurlant et errant comme des meutes d’animaux fous, et dont, signe qu’elles n’ont plus rien d’humain, le regard ne dit plus rien. Il y a enfin l’inquiétude, depuis longtemps présente dans la science-fiction, de la précarité d’un monde en attente de sa fin apocalyptique.

Ces menaces seraient en somme autant d’indices de la « revanche de la mort » sur un monde devenu un peu trop mutique à son sujet[14]. Et, pourquoi ne pas le dire, autant d’encouragements à pousser plus avant une lecture qui, touchant à la présence globale de la mort, donc non limitée à la seule mort « intraludique », demande encore à être approfondie. Notamment en élargissant le contexte figuratif des jeux vidéo en prenant davantage en compte leurs similitudes avec les oeuvres littéraires (Coussieu, 2011).

Une nouvelle façon de jouer avec la mort

Techniquement parlant, il est indubitable que les jeux vidéo, si on les compare aux modes d’expression similaires comme le cinéma et le théâtre, ont introduit quelque chose de neuf. On a dit avec raison qu’ils sont un « discours en images » comme le cinéma (Triclot, 2011, p. 71). À cette différence près qu’ils exploitent les possibilités de la visualisation tout autrement que le cinéma puisque l’éloignement, qui caractérise au cinéma le spectateur, s’inverse pour le ou les joueurs en proximité (pour ne pas dire : en intimité). En effet, le gamer voit presque à le toucher l’adversaire qui n’est jamais statique et qu’il supprime de sa vue après l’avoir poursuivi en franchissant un obstacle après l’autre, et non sans avoir perdu ou gagné des points affichés sur l’écran. Et si de surcroît la course-poursuite se déroule dans un labyrinthe (que de jeux ont cette architecture angoissante !), et si elle repose sur une bonne capacité à distinguer entre fausse et bonne piste, entre portail clos et portail qui s’ouvre, entre un escalier à la Piranèse qui mène au bon endroit et un autre escalier à la Piranèse qui descend vers une impasse, la performance du joueur est encore plus grande.

Cette performance en appelle une autre, comme va le montrer un rapide parallèle avec le théâtre. Le théâtre repose sur la séparation, inscrite dans l’espace de la salle, entre le public et l’acteur : l’un regarde, et l’autre fait semblant d’être le personnage que l’auteur a construit ; celui-là est passif et celui-ci joue à être actif. Soit l’exemple très simple de deux pièces, Caligula, de Camus, Jeux de massacre, d’Ionesco, où la mort du personnage — que pour des raisons techniques la tradition française évite en général de montrer et préfère remplacer par un « récit » — a réellement lieu en scène. Dans Caligula, le spectateur peut seulement voir le célèbre empereur fou étrangler sa maîtresse Caesonia, et Chérea, un des conjurés, frapper Caligula, déjà atteint dans le dos par un autre conjuré, en pleine figure ; et dans Jeux de massacre, qui représente les malheurs de la peste, il se contentera d’assister à la mort de tous ceux qui, à l’instant même qu’ils nient la peste, s’écroulent sur la scène.

Dans le jeu vidéo qui est également un théâtre, il n’y a pas de spectateur mais seulement un personnage (le joueur) affrontant d’autres personnages et qui, la scène étant à la fin vide, est devenu le personnage principal. Et que cette pièce se passe par l’intermédiaire d’un « avatar », figure dans lequel le joueur prend son rôle en le choisissant parmi divers possibles (il peut se déguiser par exemple en guerrier ou en magicien), ou directement, dans les jeux à la première personne, ne change rien à l’affaire : le joueur monté sur scène est celui qui tue Caesonia ou Caligula ; il est la peste invisible mais prompte à abattre ceux qui ont douté d’elle.

De plus, alors que l’acteur théâtral est selon Henri Gouhier, ici cité de mémoire, un « rôle incarné » (texte et intrigue de la pièce imposés au comédien), ce qui a pour conséquence qu’il peut interpréter le rôle (par exemple par la mimique ou la gestuelle), mais non le modifier ni sortir des limites temporelles à lui imposées par la durée de la pièce, le joueur est un acteur qu’on ne saurait mieux définir qu’en disant qu’il a un réel droit de regard sur son rôle. Quoique soumis à des règles plus ou moins drastiques (Heavy Rain est au jugement de certains plutôt « dirigiste », alors que Dark Souls III est moins contraignant), il joue son rôle à sa guise. Il n’est pas tenu par le temps puisqu’il peut, s’il le juge utile, quitter la scène pour réfléchir à son angle d’attaque, évaluer la capacité de résistance de l’ennemi, demander de l’aide aux autres partenaires dans les jeux en ligne, chercher des solutions (« soluces » en jargon) sur les sites spécialisés.

Mieux encore, il a dans certains jeux la faculté d’opter entre plusieurs solutions, devenant de la sorte co-auteur d’une pièce dont il choisit le dénouement. Avec les retombées en amont que cela suppose. Comme un comédien qui, ayant lu la pièce, dirait à son auteur : « Non, l’intrigue de votre pièce ne me convient pas. Je veux la tourner autrement. Pourquoi ? Parce ce que tel est mon bon plaisir. » Stimulant par ailleurs la créativité et les facultés d’organisation du joueur (deux traits qui constituent pour certains spécialistes le côté positif des jeux), cette innovation n’est pas la moins remarquable et suffit à elle seule à dire que les jeux vidéo ont créé une nouvelle forme de théâtre.

Notre examen des jeux vidéo en tant que spectacles mettant en scène ce phénomène unitaire qu’est la mort a privilégié trois pistes de lecture : le problème que pose la présence de la violence mortifère (effet moral et psychologique des jeux présumés dangereux sur les adolescents) ; l’éventuel rapport des jeux avec les actuelles mentalités devant la mort (fonction de reflet) ; et enfin — fait le plus important parce que définitivement acquis —, la véritable mutation technique (visualisation et théâtralisation accrues) que les jeux ont introduite en tant que spectacles de mort. Les articles rassemblés dans ce numéro de Frontières enrichissent la discussion en explorant d’autres avenues.

Les analyses proposées dans ce numéro de Frontières

Depuis que les jeux vidéo existent, la mort en est un élément constitutif. Encore faut-il préciser le sens qu’elle y prend, ses formes, son rôle dans l’action et ses effets sur le joueur. Le présent numéro de Frontières tente d’analyser ces divers aspects en les regroupant selon trois axes d’investigation. Le premier, de Gilles Ernst, est fondé sur la polysémie du mot « mort ». Il tente une approche anthropologique d’un phénomène illustré d’abord par la mort stricto sensu, puis par un personnage mythologique et eschatologique (la Mort), et enfin par les créatures plus ou moins monstrueuses qui escortent la Mort. Viennent ensuite, dans le deuxième axe, quatre études plus ciblées. Carl Therrien interroge Legendary Axe II, qui s’achève sur la mort de l’avatar du joueur, « expérience de désintégration morale et physique » illustrant l’échec de ce « fantasme de puissance » qui motive depuis toujours les joueurs. Frédéric Maheux et Gabriel Tremblay-Gaudette, qui soulignent le contraste entre, d’un côté, le niveau, toujours plus réduit, de difficulté des jeux, et de l’autre, une mort de plus en plus mise à l’« avant-plan », enquêtent sur The Binding of Isaac et Hotline Miami, deux jeux où les « cas de frustration » sont fréquents. Pour sa part, Amélie Paquet éclaire, dans Unmanned, où les drones jouent un rôle majeur, le contenu «  métaréférentiel » d’un jeu à la fois éthique (le soldat peut-il donner la mort ?) et autoréflexif (mise en question de l’industrie des jeux). Enfin, Olivier Servais veut montrer que les jeux vidéo sont un « excellent révélateur des sociabilités en ligne ». Et cela, en s’appuyant sur le cas de World of Warcraft ; il y analyse le rituel funéraire. Les jeux n’étant pas qu’un divertissement et/ou un diffuseur de culture, ils ont également une fonction thérapeutique, ainsi que le prouve, dans le troisième axe de ce dossier, Guillaume Gillet qui, convoquant Nintendo Wii U et New Super Mario Bros. U, fait état, par exemple dans le cas des « souffrances identitaires narcissiques », des « effets psychiques de la mort vidéoludique » sur certains patients. En somme, faute de pouvoir être complet sur un sujet dont les diverses bibliographies soulignent la complexité, ce numéro de Frontières souhaite du moins dégager quelques-unes des grandes lignes de force orientant un univers en plein essor.

Gilles Ernst et Patrick Bergeron

Présentation de l’article hors thème

L’article qui clôture ce numéro de Frontières nous introduit dans un monde où la proximité de la mort est vécue dans le concret du quotidien plutôt que dans le virtuel du jeu : les centres d’hébergement et de soins de longue durée. La contribution d’Éric Gagnon et d’Émilie Allaire déplace le lecteur vers un autre lieu, mais elle propose des réflexions qui s’inscrivent en convergence avec le thème du numéro, notamment avec le texte d’Olivier Servais, qui décrit lui aussi un rituel d’hommage à un défunt.

Les deux articles proposent une ethnographie et montrent comment le rituel trouve sa force dans les liens : liens brisés avec le défunt, liens à consolider entre celles et ceux qui sont affligés par la perte. Les joueurs cités par Servais se sont rassemblés dans un paysage virtuel – celui du jeu World of Warcraft – alors que le centre d’hébergement présenté par Gagnon et Allaire a accueilli ses invités entre des murs bien réels. Néanmoins, on est en présence de la même émotion causée par la mort d’une personne qui laisse un vide dans la vie de ceux qu’elle a côtoyés et d’un besoin semblable de se rassembler pour rendre hommage. « Ce n'est pas parce qu’on n’a connu ladite personne que sur un jeu qu'on ne peut pas avoir de liens avec elle », dit le joueur Erocdrah. « Les relations en ligne ne sont pas virtuelles, elles sont seulement en ligne. Les personnages par le biais desquels ces relations se nouent sont, eux, virtuels, mais pas les liens entre joueurs », ajoute Andromalius. C’est la même conviction qu’exprime l’animateur de la cérémonie d’hommage dans le centre d’hébergement : « C’est avec cette conviction que nous nous réunissons aujourd’hui ! Cette conviction que nous portons est que ces liens que nous avons construits, que vous avez construits au fil du temps, ont laissé en nous et autour de nous quelque chose de bien vivant. La rencontre d’un autre que soi-même nous transforme inévitablement.»

« Ce type de cérémonie témoigne de l’émergence d’un nouveau mode de lien social fort », constate Servais ; « le lexique de l’hommage ou de la mémoire est la véritable dominante des motivations des participants », dit-il. La conclusion de Gagnon et Allaire retient la même perspective : « Si elle [la cérémonie] n’a pas (encore) le caractère répétitif qui caractérise tout rituel, elle instaure une série de médiations symboliques afin de resserrer les liens entre les individus et les groupes, surmonter les divisions, diminuer l’angoisse devant la mort. »

Les personnes qui reçoivent des services en centre d’hébergement et celles qui dispensent ces services sont capables de former un « nous », selon Gagnon et Allaire ; la célébration qu’ils ont observée en témoigne. Il est possible de célébrer ce « nous », même dans un lieu où la mort menace de près et affirme à répétition sa présence.

Diane Laflamme