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L’essor de la médiation thérapeutique est lié à la nécessité d’adapter les cadres-dispositifs de soin aux problématiques contemporaines. Cependant, le choix d’un objet de médiation « classique » (pâte à modeler, marionnettes, …) est parfois inapproprié. Or nous savons que les cadres-dispositifs thérapeutiques s’inspirent des dispositifs sociaux ou institutionnels (Roussillon, 2011, p. 24-25). C’est pourquoi le choix du jeu vidéo est pertinent car il s’agit d’un objet culturel suffisamment familier des jeunes générations pour servir de support d’une relation thérapeutique (Leroux, 2009). Son utilisation en médiation thérapeutique conduit toutefois à des écueils. Un premier consiste à négliger les spécificités du logiciel en le prenant comme un prétexte à la parole ; un autre écueil est lié à la focalisation de l’attention sur les contenus du jeu vidéo, ce qui a trois conséquences. Premièrement, les thérapies par le jeu vidéo se fondent essentiellement sur les avatars, qui sont ces entités de pixels que le joueur peut modifier à volonté. Les analyses reposent alors sur l’observation du lien entre la personnalisation de l’avatar et la vie fantasmatique du joueur. Elles se situent donc sur le plan figuratif. Deuxièmement, l’analyse du jeu vidéo repose sur l’observation des interactions entre l’avatar du joueur et l’environnement virtuel-numérique. Les interprétations relèvent du niveau de la relation entre deux entités qui sont perçues et reconnues comme séparées. Troisièmement, la mort virtuelle-numérique est souvent considérée comme un épiphénomène dont la fonction est de signaler la fin de la partie, avant sa reprise. Pourtant, lorsque les soignants abordent la question de la mort de l’avatar, ils l’associent presque immédiatement à la représentation figurative de la mort du joueur.

Notre approche ne se limite pas aux aspects figuratifs et relationnels. Pour la présenter, nous commencerons par rappeler le sens et les principes de la médiation thérapeutique avant de préciser les paramètres de notre cadre-dispositif de groupe thérapeutique à médiation virtuelle-numérique. À partir de notre expérience clinique, nous dégagerons les spécificités de l’expérience de la mort dans le jeu vidéo.

Naissance de la subjectivité et sources de la souffrance psychique

À l’aube de la subjectivité, le bébé et sa mère établissent une communication primitive sous la forme d’une chorégraphie corporelle qui repose sur des expériences de partage esthésique et d’accordage émotionnel et affectif (Stern, 1985). La régularité des temps de présence et d’absence de la mère instaure les premiers rythmes (Marcelli, 1992) et donne une illusion de permanence et de continuité à partir de laquelle le bébé construit un sentiment de sécurité de base (Ciccone et Ferrant, 2006, p. 97). Il investit alors sa mère comme un double (Roussillon, 2008b) lui permettant d’accéder ainsi à la réflexivité, c’est-à-dire à la capacité de se sentir, de se voir, de s’entendre, de s’auto-informer et de s’auto-représenter (Roussillon, 1999, p. 139). Le désaccordage plonge le bébé dans une agonie qui renvoie à un état de non-existence (Winnicott, 1964, p. 60). Sans le reflet de sa mère, il ne peut pas transformer ses sensations en impressions. Pour survivre, il se retire de sa subjectivité. Le processus tourne alors à vide et répète l’échec de cette non-rencontre (Roussillon, 2010b, p. 187). Le sujet est assailli de sensations correspondant à des traces mnésiques qui s’imposent à lui sous forme hallucinatoire et il est pris dans la compulsion à transformer ses sensations en émotions (Brun, 2015, p. 14 et 16). C’est le cas dans la souffrance identitaire-narcissique dans laquelle le sujet souffre davantage du manque à être que du manque dans l’être (Roussillon, 1999, p. 13). Le patient investit alors le thérapeute comme le miroir de ce qui n’a pas été suffisamment reflété de lui.

Nécessité d’adapter les cadres-dispositifs aux souffrances psychiques contemporaines

La métabolisation de l’expérience agonistique requiert un environnement « suffisamment bon », « soignant » et « adapté sur mesure » (Roussillon, 1999, p. 145). Or, la souffrance des patients renvoie à une époque qui précède l’acquisition de la parole (Freud, 1937, p. 279). Il est donc impossible de travailler uniquement à partir du langage verbal (Brun, 2007, p. 14). De plus, les expériences s’expriment sous forme d’hallucinations corporelles, ce qui impose d’écouter le « langage du corps et de l’acte » (Roussillon, 2010b, p. 177). Cependant, la rencontre duelle en face-à-face peut être source d’angoisse et d’insécurité comme chez l’adolescent (Jeammet, 2002, p. 113-116) et chez les victimes d’agression. L’invitation à parler peut induire un effet traumatique en les forçant à mettre des mots sur des vécus qui n’ont pas encore été subjectivement perçus. Enfin, le dispositif de groupe est souvent préconisé pour le traitement de ces souffrances. Cependant, le groupe constitue aussi une menace pour l’individu car il provoque un retour d’angoisses paranoïdes et dépressives ainsi qu’un vécu de perte d’identité (Anzieu, 1975, p. 70). C’est pourquoi, si tout groupe peut être considéré comme une médiation (Kaës, 2011, p. 49), la plupart des groupes thérapeutiques reposent sur l’utilisation d’un objet médiateur.

Approche psychodynamique de la médiation thérapeutique

La médiation thérapeutique consiste à proposer un moyen détourné pour aborder quelque chose qui menace l’existence du sujet lui-même (Chouvier, 2002, p. 33). Il s’agit de réactiver de manière non traumatique les expériences sensorielles primitives qui n’ont pas été suffisamment symbolisées. La médiation vise la restauration d’un travail de liaison qui permet la reprise de l’activité de symbolisation et de l’appropriation subjective (Roussillon, 2008b, p. 84). Elle s’opère à travers la présentation de l’objet médiateur dont la manipulation attracte la vie psychique (Brun, 2007, p. 47) qui s’hallucine et se loge dans l’objet (Roussillon, 2008b, p. 81) qui devient une matière à symboliser (Roussillon, 2013, p. 60). Le sujet externalise alors les parts les plus inacceptables de lui-même, dans un objet extérieur qui n’est pas lui, mais qui le représente (Chouvier, 2011, p. 44). Cela permet de donner forme au non-soi, afin de le percevoir et de se l’approprier subjectivement. Pour cela, le médium sensoriel doit être suffisamment malléable, c’est-à-dire qu’il doit être disponible sans condition, accessible, consistant, prévisible, infiniment transformable, hypersensible, résistant et auto-animé (Roussillon, 1991, p. 136-137).

Chaque médium sensoriel offre un rapport particulier à la sensorialité, ce qui impose de penser le lien entre la matière de l’objet médiateur et la problématique des patients. Le jeu avec l’objet de médiation permet au sujet de faire l’expérience de la réversibilité de ce qu’il croyait définitivement non subjectivable. En médiation thérapeutique, les caractéristiques du rapport premier avec l’objet maternel se transfèrent dans le rapport à l’objet de médiation et à l’activité de pensée. Le jeu avec l’objet médiateur devient ainsi un analyseur du rapport à l’objet (Roussillon, 1999, p. 170 et 181). Cependant, ces conditions ne sont opérantes qu’au sein d’une relation transférentielle, c’est-à-dire dans le cadre d’une relation thérapeutique, au point de rencontre entre la verbalisation associative, le lien transférentiel et le registre sensori-perceptivo-moteur en jeu dans l’exploitation de la médiation (Brun, 2007, p. 35). C’est pourquoi, le médium n’est pas l’objet de médiation mais l’association entre le cadre matériel, le thérapeute et l’objet sensoriel. Le travail du clinicien consiste alors à repérer les incidences contre-transférentielles, c’est-à-dire ce qui émerge en lui, en réponse à ce qu’il vit avec le patient afin de rendre ces vécus partageables et de permettre la transformation des sensations en impressions.

Groupe à médiation virtuelle-numérique Nintendo Wii U-New Super Mario Bros U[2]

Le cadre-dispositif à médiation virtuelle-numérique s’inscrit au sein d’une Unité de soin d’une clinique psychiatrique extra-hospitalière dédiée à l’accueil des étudiants. L’hospitalisation est de courte durée. Les patients souffrent de problématiques identitaires-narcissiques ou psychotiques avec une symptomatologie variée. La prise en charge associe des entretiens individuels, des groupes d’expression et des pratiques médiatisées. L’élaboration, la mise en place et l’animation d’un cadre-dispositif à médiation virtuelle-numérique reposent sur des conditions préalables. Tout d’abord, la création d’un groupe thérapeutique à médiation jeu vidéo ne se décrète pas a priori. Elle implique une réflexion et une analyse qui se prolongent tout au long de la durée du groupe. De plus, la médiation ne saurait émaner du seul désir d’un soignant, ni être imposée ou improvisée, mais elle doit être le fruit d’une décision partagée (Chouvier, 2013, p. 83). Ensuite, la médiation virtuelle-numérique est impossible sans l’investissement préalable de la part des soignants. En effet, toute médiation suppose une pratique personnelle de la part des animateurs qui doivent être « amoureux » du médium choisi (Milner, 2000). De plus, l’élaboration de la médiation implique la rédaction d’un projet qui doit être co-construit par les futurs coanimateurs, à partir de l’expérience d’immersion dans le jeu vidéo. Cela permet de parler des résistances et de construire une représentation partagée. Enfin, la mise en place d’une médiation thérapeutique doit tenir compte du fonctionnement institutionnel. C’est pourquoi le projet doit être présenté en réunion institutionnelle afin d’obtenir le soutien des collègues. Pour finir, la médiation virtuelle-numérique ne doit pas être le seul et unique temps de soin qui focaliserait l’ensemble du travail thérapeutique.

Spécificités du cadre-dispositif[3]

Le cadre-dispositif à médiation virtuelle-numérique repose sur l’utilisation de la console de jeu vidéo Nintendo Wii U®, de quatre manettes de jeu standards Wii®, d’une manette à écran tactile Wii U®, du jeu vidéo New Supermario Bros U® et d’un vidéoprojecteur. Il est possible de jouer à cinq joueurs simultanément, dont quatre joueurs incarnant chacun un personnage de l’univers Mario (Mario, Luigi, Toad Jaune, Toad Bleu). Ces entités virtuelles-numériques ne sont pas personnalisables. Il ne s’agit pas de « personnages bac-à-sable » appelés « avatars ». Ce sont des personnages virtuels-numériques qui assurent une fonction de représentants d’actions virtuelles ou d’intermédiaires d’action. Chaque personnage permet de sauter, marcher, courir, se baisser, nager, voler, s’accrocher, tirer des projectiles, porter sur les épaules ou porter un objet. Durant son parcours, il peut ramasser des objets boni qui le dotent de pouvoirs magiques facilitant sa progression.

Dès le début, chaque personnage est crédité d’un nombre de vies. Lorsque le personnage tombe dans le vide ou qu’il est touché par un ennemi, il disparaît, perd une vie, puis il réapparaît contenu dans une bulle de protection qui flotte en l’air. Dans sa bulle, le personnage pleure comme un bébé, ce qui suggère à la fois une position de régression et une demande à en sortir. La bulle « suit » le groupe des personnages qui sont encore « actifs » dans le jeu, ce qui suggère que le joueur n’est jamais laissé seul à l’écart du groupe et qu’il peut laisser « porter » son personnage par les autres. En secouant sa manette, le joueur fait rapprocher la bulle qui contient son personnage, de celui contrôlé par un autre joueur. Le contact fait éclater la bulle. Le personnage ainsi libéré s’écrit « Ohoh ! » comme un « coucou ».

La mise dans la bulle peut également être « provoquée » par le joueur en appuyant sur une touche spécifique de sa manette. Tout d’abord, cela lui permet d’éviter les chutes mortelles dans le vide et la perte d’une vie en cas de saut raté. Ensuite, cela protège des dégâts causés par les ennemis. De plus, le personnage peut traverser des obstacles ou des murs pour atteindre des zones inaccessibles autrement. Enfin, il se trouve libéré temporairement des règles auxquelles sont soumis les autres personnages, ce qui permet d’être présent tout en étant absent dans le jeu.

Tous les joueurs voient ce qui se passe sur l’écran produit par le vidéoprojecteur. Cependant, la manette à écran tactile propose d’autres modalités de jeu. En effet, elle reproduit sur son écran intégré ce qui se passe à l’écran du vidéoprojecteur. Mais elle permet également de voir certains éléments qui sont invisibles pour les autres joueurs. Le cinquième joueur qui l’utilise peut alors décider de faire apparaître ces objets cachés sur l’écran commun en appuyant sur l’écran tactile. Il peut également créer des plateformes, activer des mécanismes ou encore empêcher les ennemis d’approcher ou d’attaquer les personnages des joueurs. Enfin, il peut faire éclater la bulle dans laquelle se trouve le personnage d’un autre. Il dispose ainsi de la liberté de choisir entre une position de spectateur ou une position d’accompagnant ou d’entrave à la progression du groupe virtuel-numérique. En revanche, le cinquième joueur n’incarne pas de personnage. Il n’est donc pas représenté à l’écran. Il est à la fois partout et nulle part. Cependant, les traces de ses actions sont visibles à travers de petits flashes de lumière qui apparaissent sur l’écran perçu avec les autres.

Séance-type

Le groupe est coanimé par trois soignants. Il s’adresse à quatre patients maximum. Avant le début de la séance, les soignants se retrouvent pour installer le matériel. Ensuite, ils prennent du temps pour parler. L’un d’eux note tout ce qui se dit, sans censurer ni transformer. Puis, les patients sont accueillis. Le groupe débute par un temps d’échange sans utiliser le jeu vidéo. Chacun est libre de s’exprimer ou non, et comme il le souhaite.

Vient alors le temps du jeu vidéo. Chaque patient choisit s’il souhaite jouer au jeu vidéo ou non. S’il refuse, cela ne l’exclut pas du groupe. Il peut rester observateur tout en donnant son avis. Il peut aussi chercher à « faire faire » à un autre patient, sans pour autant avoir le contrôle direct sur un personnage. Lorsqu’un patient décide de jouer, il choisit entre les manettes standards et la manette à écran tactile. Pour le jeu vidéo en groupe, les places des soignants sont en partie fixes et en partie variables. Le premier thérapeute se place toujours en côte-à-côte avec le patient qui joue avec la manette à écran tactile. Avant de mettre la console sous tension, le groupe décide lequel des deux autres soignants jouera au jeu vidéo avec les patients en utilisant une des manettes standards. Le troisième soignant non joueur occupe une position d’observateur-commentateur. La consigne vise à inviter les patients à s’exprimer à travers le jeu vidéo. Une fois le temps de jeu vidéo écoulé, la console est arrêtée. S’ouvre alors un temps d’échange et de partage où chacun est invité à dire ses impressions à partir de ce qu’il a perçu. Le matériel perceptif apporté par le jeu vidéo sert alors de support prénarratif et d’induction de sensations, en vue d’élaborer l’expérience. Après la fin de la séance et le départ des patients, les soignants échangent leurs impressions et ils associent librement. L’un d’eux note de nouveau tout ce qui se dit, sans trier ni reformuler.

Clinique de la médiation virtuelle-numérique

Chloé est une femme très filiforme, avec un teint livide qui donne l’impression d’un contraste entre épuisement et excitabilité. Chloé érotise le rapport à l’autre afin de l’attirer tout en le maintenant à distance. Lorsqu’elle parle, elle assemble les mots pour se fabriquer un « vêtement » dont elle s’habille pour se protéger. Elle est hospitalisée suite à une tentative de suicide par phlébotomie. Elle a été victime d’attouchements sexuels au sein de sa famille.

Christophe est un homme très mince avec le teint blafard qui donne une impression de dévitalisation. Il semble chercher à passer inaperçu. Le regard des autres suscite en lui un sentiment de honte. Sa grande fragilité active chez les soignants une position maternelle. Christophe est hospitalisé pour des troubles du comportement, une très forte inhibition, un évitement du regard, un repli massif et une expression verbale très diminuée.

Pauline est une femme brune, au regard très embrumé qui présente une légère surcharge pondérale due à une alimentation instable. Elle alterne entre un investissement massif d’un objet et du retrait. Elle cherche la stimulation pour se réanimer, puis soudain elle semble vide et absente à elle-même, surtout durant les temps de parole. Pourtant, le silence l’angoisse. Pauline est hospitalisée pour syndrome dépressif avec crises de boulimie.

Gaétan est un homme au physique « passe-partout », qui donne l’impression de ne pas avoir de problèmes. Sa tendance à aider les autres masque un vécu d’hyper-adaptation. Il est hospitalisé pour un syndrome dépressif suite à une rupture amoureuse. Ses parents se sont séparés lorsqu’il avait 3 ans. Sa relation à son père est conflictuelle ; il se tient donc à distance. Sa relation à sa mère est « fusionnelle ». Dès l’école primaire, Gaétan était angoissé par la mort.

Lors de la première séance, le groupe est habité par un climat « mortiphère » presque palpable. Chloé commence par dire qu’elle a une très faible estime d’elle. Elle s’agite. Elle adopte une posture de séduction afin de faire couple avec Pauline, puis avec Gaétan. Plusieurs fois, Chloé dit qu’elle tient à la vie. Durant le jeu vidéo, elle dit avoir peur d’un « méchant » qui ne peut pourtant pas s’approcher de son personnage. Lorsque son personnage obtient le pouvoir de lancer des boules de feu, Chloé dit qu’elle préfère arrêter car elle craint de blesser les personnages des autres. Pourtant, elle rit de les voir se sauter sur la tête. Elle est attirée par les objets ayant une fonction d’habillage ou d’entourage (vêtements, tenues, maison) et elle met souvent son personnage dans sa bulle. Lorsqu’elle rate un saut, Gaétan qui joue avec la manette à écran tactile essaie de sauver son personnage de la chute. Mais il appuie trop tôt sur l’écran tactile. La bulle éclate tandis que le personnage de Chloé flotte au-dessus du vide. Il chute, disparaît et perd une vie. Puis, il réapparaît dans sa bulle. Les joueurs perdent de nombreuses vies. Le soignant-observateur ressent de l’angoisse et de la colère. Après le jeu vidéo, Christophe dit sa difficulté à s’appuyer sur les autres. Puis, le groupe parle des nombreuses erreurs. Lorsque l’on pense diriger son personnage, il ne répond pas car c’est celui d’un autre joueur, ce qui donne l’impression de ne plus savoir qui on est. Puis, le groupe parle de la mort, de perdre des vies, de disparaître, de revivre et enfin des tortues zombies qui se décomposent quand on leur saute sur la tête, mais qui revivent en se reformant indéfiniment. Après la séance, les soignants parlent d’un mouvement d’empressement suffocant dans le groupe. C’était chaotique car chacun s’est focalisé sur son personnage.

Lors de la deuxième séance, un thérapeute remarque que Chloé porte un bracelet. Il lui en demande la provenance. Elle répond que ça vient des urgences. (Elle y était avant d’arriver à la clinique). La jeune femme rallonge sa manche pour cacher le bracelet. Ensuite, elle refuse de jouer au jeu vidéo. C’est Christophe qui joue avec la manette à écran tactile. Chloé semble déprimée. Alors que les autres commencent à jouer, elle se tourne en direction de l’écran qu’elle fixe du regard en tournant le dos au groupe. Puis, elle se retourne vers l’intérieur du groupe pour se mettre face au soignant. Elle se penche alors en avant et laisse tomber ses longs cheveux devant son visage. Cela donne l’impression qu’elle s’effondre et qu’elle crée un mur filandreux avec lequel elle efface le soignant, le groupe et elle-même. Le soignant-observateur ressent de l’exclusion comme s’il était annulé ou effacé, ce qui est très déplaisant. Chloé relève la tête et se retourne en direction de l’écran comme si elle se récupérait et réapparaîssait. Ces deux mouvements se succèdent plusieurs fois, ce qui suggère une forme de respiration, de balancement ou de proto-rythme proche d’un jeu de « cache-cache ». Le soignant qui joue avec les patients perd toutes ses vies. Son personnage disparaît alors durant tout le niveau, ce qui le contraint à attendre la fin de la partie afin que le logiciel recrédite le nombre de vies à son personnage. Lorsqu’il voit les personnages chuter dans le vide, le soignant-observateur ressent des sensations de chute dans son corps. Il perçoit un écart entre ce qu’il s’attend à voir et ce qu’il perçoit. Il y a un désaccordage entre les représentations de mouvements qu’il a construites à partir de son expérience antérieure de jeu vidéo et les actions virtuelles qui se déroulent sous ses yeux, mais sans qu’il puisse les modifier. L’impuissance qu’il éprouve produit du déplaisir, de la colère et de l’angoisse. Les morts répétées dans le jeu vidéo induisent une montée de tension dans son corps. Il en vient à anticiper les mouvements des personnages et à se préparer à les voir chuter. La répétition des maladresses du soignant-joueur qui perd toutes ses vies produit un effet comique. Tout le monde rit. Un plaisir se partage. Les tensions diminuent. L’observateur dit qu’on peut jouer à se jeter dans le vide, jouer à ne pas jouer ou jouer à mourir. Christophe essaie d’abord d’aider tout le monde en même temps. Puis, il choisit d’aider Gaétan qui est le plus habile. Christophe fait apparaître des plateformes afin d’anticiper les chutes du personnage de Gaétan. À la fin de la partie, le personnage contrôlé par le soignant réapparaît et il est recrédité du nombre de vies initial. Après le temps de jeu, Christophe parle des difficultés qu’il a rencontrées et de son choix d’aider uniquement Gaétan pour aider le groupe en renonçant à aider les autres. Gaétan dit qu’il a compris les intentions de Christophe. Il s’est donc ajusté à lui afin de rendre prévisibles les mouvements de son personnage en accordant ses sauts avec l’apparition des plateformes.

La séance suivante, Chloé dit qu’elle veut jouer au jeu vidéo. Pauline joue avec la manette à écran tactile. À plusieurs reprises durant la partie, le personnage de Chloé perd une vie, soit en se faisant toucher par un ennemi soit en tombant dans le vide. Elle s’exclame alors : « Je suis morte ! », et le répète tout au long de la séance. Le thérapeute-observateur éprouve la même angoisse que lorsque les personnages chutaient dans le vide. Il rappelle la possibilité d’utiliser la bulle lorsque l’on rate un saut. Peu après, Chloé joue à le faire. Tout le monde rit. Un soignant dit que c’est une nouvelle façon de jouer et de se déplacer. Plusieurs fois, lorsque le personnage d’un joueur tombe dans le vide, un autre y précipite le sien comme s’il se suicidait par mimétisme. Chloé utilise sa manette comme un volant de voiture. Pendant que les autres continuent de jouer, Chloé se donne l’illusion d’orienter la trajectoire de la bulle qui ne répond pourtant pas aux mouvements qu’elle impulse. Sa bulle se rapproche d’un autre personnage, ce qui la fait éclater. Chloé enferme de nouveau son personnage. Mais sa bulle éclate encore alors qu’elle n’est à proximité d’aucun personnage. Chloé répète plusieurs fois l’opération. Le thérapeute remarque qu’il s’opère une alternance entre les moments où le personnage de Chloé est dans sa bulle et les moments où la bulle éclate et qu’il en sort. Il est toujours visible à l’écran, mais il passe d’une position active à une position passive. Le soignant a l’impression que s’instaure un rythme qui suggère un jeu de cache-cache, comme lorsque Chloé se cachait derrière ses cheveux. À la fin, la jeune femme se met à chantonner en s’accordant avec l’air et le rythme de la musique du jeu. Durant le temps de parole, Pauline dit que c’est elle qui faisait éclater la bulle dans laquelle se trouvait le personnage de Chloé. Celle-ci sourit. Elle est surprise de découvrir que ce qu’elle observait était dû à l’action de Pauline. Tout le monde rit dans le groupe.

Mort et symbolisation sensorimotrice en médiation virtuelle-numérique

Notre approche se situe en amont des enjeux de « customisation » de l’avatar ou de la relation d’objet. Elle se fonde sur l’observation de l’utilisation de l’objet (Winnicott, 1971, p. 162-176) qui renvoie à une période de l’existence dans laquelle l’être humain n’a pas encore intégré subjectivement le principe de séparation entre les corps. Cela suppose une extension de l’écoute du thérapeute qui tient compte du registre mimo-gesturo-postural et de la rythmicité, c’est-à-dire de la manière dont la pratique du jeu vidéo reflète les modalités de la vie primitive du patient. Cette analyse excède le cadre de l’article, c’est pourquoi nous ne relèverons que quelques éléments à partir de l’expérience de Chloé. Pour cela, nous nous appuyons sur l’hypothèse selon laquelle la manière dont elle investit le cadre-dispositif porte les traces de l’histoire de son rapport à l’autre et à la pensée et donc à sa propre subjectivité.

Nous savons que Chloé a vécu des situations d’attouchements sexuels dont les effets traumatiques sont particulièrement désorganisateurs pour le psychisme. En effet, l’inceste induit durablement une confusion entre le sujet et son environnement. La levée de l’interdit du toucher et la confusion des générations produisent une confusion des places, un trouble de l’habitation du corps et une indifférenciation entre la vie psychique et l’extérieur. Il en résulte une équivalence entre penser, percevoir et faire. Lorsque les traces mnésiques du vécu traumatique font retour, le sujet se trouve confronté de nouveau à l’impensable. L’acte suicidaire intervient alors comme l’ultime recours pour survivre au vécu insupportable. Or, la subjectivité préfère se sentir à l’origine des phénomènes plutôt que de se vivre impuissante. Par conséquent, afin d’éviter passivement le retour de l’état antérieur, le geste suicidaire convoque activement le retour à l’état antérieur en mettant en scène la mort psychique à travers la mort physique. L’acte de suicide prend lieu et place d’un « blanc psychique » qu’il tente de colmater. Nous retrouvons ces enjeux en séance avec Chloé.

Dès la première séance, alors que la mort semble habiter le groupe, Chloé répète qu’elle veut vivre. Durant le jeu vidéo, elle exprime des angoisses archaïques de persécution et d’agression. Tout d’abord, elle parle du « méchant » qui pourrait attaquer son personnage se trouvant pourtant hors de portée. Cela pourrait signifier que pour elle, la perception de la distance entre les personnages ne lui assure pas une distance suffisamment sécurisante entre les corps. Ensuite, elle parle de sa crainte de blesser les personnages des autres avec des boules de feu. Cela pourrait signifier que pour elle, l’action virtuelle serait équivalente de l’acte réel. L’envoi de quelque chose qui sort d’un corps et qui se rapprocherait d’un autre corps pourrait le détruire, même si c’est le corps appartenant à la même « famille ». Par ailleurs, Chloé surinvestit les images d’objets enveloppants ou recouvrants (vêtements, maison, bulle...). Or, nous savons que l’image est apparue avant la séparation psychique et qu’elle a d’abord été mise au service de l’illusion de l’unité primitive. Cela fait de l’image le premier contenant indifférencié qui tend à envelopper le psychisme (Tisseron, 2005, p. 7, p. 164-165). L’image du jeu vidéo est une intersensorialité (Tisseron, 2005, p. 186) dans la mesure où elle associe plusieurs modalités sensorielles. Dans le cas de ce groupe, nous pourrions même dire qu’il s’agit d’une intersensualité puisque l’image du jeu vidéo est un objet commun/partagé sur l’écran entre tous les joueurs et spectateurs. C’est pourquoi l’expérience de jeu vidéo peut être vécue comme une expérience de plongée dans un magma au sein duquel l’individualité se dissoudrait. Par conséquent, l’immersion dans le jeu vidéo pourrait avoir convoqué chez Chloé le retour des traces d’un corps-à-corps primitif dans lequel elle pourrait se sentir intrusée et confondue, ce qui constituerait un écho de la situation d’attouchements sexuels dont elle a été victime. Sa focalisation sur des images de contenants pourrait alors traduire son besoin de se sentir contenue et différenciée.

Durant cette séance, Chloé perd son personnage qui chute plusieurs fois dans le vide et qui disparaît avant de réapparaître. En nous plaçant du côté de l’utilisation de l’objet, nous pourrions penser que les chutes du personnage pourraient être vécues comme des mises en scènes figuratives d’un effondrement, où le Soi et l’objet seraient confondus. Même lorsque Gaétan tente d’aider Chloé, la maladresse du jeune homme conduit à la mort du personnage. L’autre peut être vécu non pas comme un objet secourable mais comme un objet qui l’entraîne dans sa chute. À la fin, cette séance est marquée par les morts répétées des personnages, le chaos, la désorganisation et l’égarement. L’ensemble de ces éléments a pu être vécu dans le groupe et plus particulièrement par Chloé, comme une situation de désaccordage.

À la séance suivante, la question du thérapeute sur la provenance du bracelet produit une mise en retrait de la part de Chloé qui refuse de jouer. La question sur l’origine de l’objet que porte la jeune femme a pu induire le retour au souvenir de son hospitalisation aux urgences, et en amont des traces mnésiques du vécu traumatique qui l’avait conduite à sa tentative de suicide. Chloé répond en recouvrant son corps pour cacher le bracelet et en refusant de jouer comme pour se retirer de la scène du jeu. Durant la partie de jeu vidéo, l’alternance entre la fixation de l’écran et sa position face au thérapeute admet plusieurs interprétations. Tout d’abord, elle contribue à instaurer un rythme de base à partir duquel Chloé tente d’exister dans le groupe, malgré son refus de jouer. Ensuite, cette rythmicité corporelle vise à restaurer une situation d’accordage précoce qui permet la constitution d’un fond psychique sur lequel déposer ses pensées. De plus, Chloé met en scène une situation de fusion avec l’autre, par l’intermédiaire de son accrochage à l’image, puis elle manifeste une tentative de séparation et de protection en se détournant/retournant plusieurs fois. Le toucher étant lié au traumatisme des attouchements, elle ne peut utiliser ses mains pour les mettre devant ses yeux. La barrière qu’elle crée a donc plusieurs fonctions. D’une part, elle effectue une distanciation par laquelle elle s’échappe du regard des autres. D’autre part, le « mur » de cheveux pourrait être simultanément un substitut de l’écran et une seconde peau fibrillaire qui la protègerait du « toucher » par le regard. Cela suggère également qu’elle s’appuie sur son corps pour halluciner négativement, c’est-à-dire effacer de la perception, la présence en trop de l’autre. Enfin, nous pouvons penser que Chloé réalise en même temps un effacement de soi à travers une forme corporelle du « jeu de coucou » ou de cache-cache. Simultanément, Chloé assiste à un jeu d’accordage entre Gaétan et Christophe qui s’ajustent l’un à l’autre sans se parler.

La troisième séance, il s’opère un transfert par déplacement des enjeux de rythmicité, d’ajustement et de mort dans l’univers virtuel-numérique du jeu vidéo. Après s’être assurée de la possibilité de ne pas jouer, ou de jouer à ne pas jouer en se retirant d’une scène potentiellement menaçante, Chloé choisit de jouer au jeu vidéo. Durant la partie, la perte de vie de son personnage l’a conduite à parler de cette mort comme si c’était la sienne. Cette identification avec l’entité virtuelle-numérique lui permet d’aborder le thème de la mort par suicide qui l’a conduite d’abord aux urgences, puis au sein de l’unité de soin. Dans le jeu vidéo, le personnage disparaît avant de réapparaître. Par ce jeu de présence-absence, le logiciel signifie que la mort du personnage n’est pas une représentation de la mort de soi au sens de la finitude mais qu’elle représente l’arrêt momentané du jeu du joueur sans que le processus de jeu soit interrompu. Le jeu vidéo permet donc de faire l’expérience d’une réversibilité d’un phénomène que Chloé pensait définitivement inintégrable. Le logiciel sous-tend donc un principe de continuité et de maintien d’une permanence de soi dans le jeu. Chloé investit alors son personnage comme un double virtuel-numérique, par lequel elle peut se représenter la disparition d’un soi-autre, sans que « ce soit la mort ». Les angoisses de chute et de mort trouvent un écho chez le soignant-observateur qui co-éprouve dans son corps les sensations d’effondrement. Chloé parvient à apprendre à protéger son personnage des chutes en le protégeant dans sa bulle. Celle-ci pourrait alors faire fonction d’écran ou d’enveloppe protectrice qui permettrait de se retirer de la partie de jeu vidéo sans pour autant disparaître tout à fait. Puis, ces enjeux entrent en résonance dans le groupe lorsqu’un autre patient précipite son personnage dans le vide comme pour reproduire ce que Chloé vient de faire en faisant tomber le sien. Il semble se produire un accordage par l’intermédiaire d’une mise en écho dans le groupe d’une forme de suicide en double qui se généralise ensuite en « suicide collectif ». Après cela, s’instaure entre Pauline et Chloé, qui l’ignore à ce moment-là, un accordage qui permet la mise en place d’un jeu de « cache-cache » virtuel-numérique. La répétition de la mise dans la bulle du personnage par Chloé puis sa sortie par l’action de Pauline, reprend dans le monde virtuel-numérique, ce que Chloé avait opéré à la séance précédente. Cette fois, la jeune femme joue à un cache-cache où on la voit encore. Elle se protège sans se retirer tout à fait. L’ensemble de ces éléments permet de penser que Chloé initie la reprise de la virtualité symbolisante à partir de la sensorimotricité. Elle joue à transformer un vécu de type agonistique qui était jusque-là joué sans mots sur la scène de son corps, en une expérience de mort scénarisée dont elle peut parler.

Conclusion

Dans cet article, nous avons souligné la nécessité de proposer des cadres-dispositifs adaptés aux problématiques contemporaines. Nous avons également montré l’importance d’un autre niveau de lecture de la fonction de la mort virtuelle-numérique, en proposant de la considérer comme la figuration scénique d’une rupture de la continuité psychique. L’expérience de la mort dans le jeu vidéo en groupe permet d’aborder des angoisses archaïques qui sont de l’ordre des vécus agonistiques bien antérieurs à la capacité de représentation de la mort en tant que fin de l’être. Nous avons montré comment le jeu vidéo pouvait être un objet de transfert de l’histoire singulière et du rapport à la subjectivité. Et nous avons proposé une illustration de la manière dont le jeu vidéo pouvait être utilisé comme un objet de médiation par lequel s’opère une reprise du processus de symbolisation. Cependant, la compréhension du travail de la mort virtuelle-numérique gagnerait en profondeur avec une précision des points de convergence et de divergence entre le jeu vidéo et les autres objets de médiation. En effet, le jeu vidéo présente une malléabilité spécifique. Sa partie matérielle est intransformable et non malléable tandis que son contenu virtuel-numérique peut être sans limite en termes de processus de transformation. De plus, le jeu vidéo propose un contenu figuratif préétabli, ce qui le différencie grandement de la pâte à modeler, qui constitue l’objet-paradigme des processus de transformation en thérapie.