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La présence fantomatique de la suicidalité dans les études/mouvements trans[2]

« Please don’t be sad, it’s for the better. The life I would’ve lived isn’t worth living in… because I’m transgender. […] I have decided I’ve had enough. […] People say “it gets better” but that isn’t true in my case. It gets worse. Each day I get worse. […] Sorry if that’s not a good enough reason for you, it’s good enough for me. […] My death needs to mean something. My death needs to be counted in the number of transgender people who commit suicide this year. I want someone to look at that number and say “that’s fucked up” and fix it. Fix society. Please. »

– Alcorn, 2014

« Fix society. Please. », tels sont les derniers mots laissés par Leelah Alcorn dans sa note de suicide. Ses/ces mots ont repris vie dans les titres et le contenu de plusieurs articles, éditoriaux et textes en ligne d’autrices, d’auteurs et d’activistes en études trans suite au geste fatal de cette jeune de 17 ans, en 2014 (Reynolds, 2016; Pyne, 2015). Les phrases de Leelah Alcorn ont été le plus souvent rapportées dans le but de dénoncer le rôle crucial du cisgenrisme[3] dans le phénomène de la suicidalité[4] trans dont la présence est, pourrait-on dire, fantomatique dans les études/mouvements trans, à travers le souvenir incessant des personnes trans décédées. Ces appels poignants d’universitaires, d’activistes et d’Alcorn à changer la société afin d’être inclusive et sécuritaire pour les personnes trans ne peuvent laisser quiconque indifférent ou indifférente – particulièrement quand on est une personne trans qui vit les conséquences du cisgenrisme, ce dont je peux témoigner comme homme trans.

Il me semble cependant que le modèle social du suicide mis de l’avant dans ces appels répétés à transformer les structures sociopolitiques (en opposition au modèle médical du suicide qui le réduit à une pathologie individuelle) porte ombrage à d’autres éléments légués dans cette note de suicide, comme dans plusieurs autres. En insistant sur les dimensions structurelles qui devraient être transformées pour prévenir les suicides et à travers cette volonté de « sauver » à tout prix les personnes de suicides considérés évitables puisque causés par des systèmes d’oppression (cisgenrisme, hétérosexisme, racisme, colonialisme, capacitisme, etc.), ce modèle d’interprétation du suicide oublie parfois de porter attention aux réalités vécues, aux besoins et aux revendications des personnes suicidaires. Dans ce cas-ci, Alcorn insistait aussi sur le fait que sa décision se voulait pour le mieux et était fondée sur des raisons valables de son propre point de vue, bien que ces raisons soient délégitimées par les personnes (non suicidaires) oeuvrant en prévention du suicide ou au sein des études/mouvements anti-oppressions[5]. Cette délégitimation du point de vue des personnes suicidaires reste néanmoins occultée dans les interprétations dominantes sur les suicides (trans ou non), qu’elles soient fondées sur le modèle médical, biopsychosocial ou social du suicide. Sous cet angle, la présence fantomatique de la suicidalité au sein des études/mouvements trans prend également la forme de l’absence, de ce qui demeure dans l’ombre et irréel, comme les raisons de mourir et les discours des personnes suicidaires qui demeurent incompréhensibles d’un point de vue non suicidaire.

Alors que les modèles médical et biopsychosocial du suicide ont fait l’objet de nombreuses critiques, notamment par les chercheuses et chercheurs en suicidologie critique (McDermott et Roen, 2016; Reynolds, 2016; White et al., 2016; Marsh, 2010), le modèle social, lui, qui sous-tend la majorité des analyses sur la suicidalité au sein des études/mouvements trans, n’est jamais remis en question à partir de perspectives anti-oppressions. Par conséquent, les limites de ce modèle demeurent sous-théorisées. La question autour de laquelle s’articule cet essai est : quelles sont les limites du modèle social du suicide sous-tendant les analyses de la suicidalité trans? Basé sur une analyse critique des discours des travaux adoptant le modèle social, cet article démontre que les discours prédominants sur la suicidalité trans au sein des études/mouvements trans, malgré leur objectif louable de diminuer le nombre de suicides et leurs nombreux apports heuristiques, s’avèrent peut-être non seulement inefficaces, mais reproduisent aussi des formes subtiles de stigmatisation, de marginalisation et de pathologisation des personnes (trans) suicidaires. Je défends la thèse selon laquelle le modèle social du suicide, mobilisé au sein des études/mouvements trans, produit ses propres formes d’exclusion et de violences épistémiques[6] qui relèvent du suicidisme. Le néologisme « suicidisme », que j’ai créé dans mes précédents travaux (Baril, 2018, 2017) et inspiré de termes tels que sexisme, racisme, ou cisgenrisme, désigne un système d’oppression (construit à partir des perspectives non suicidaires) aux plans normatif, discursif, médical, légal, social, politique, économique et épistémique, dans lequel les personnes suicidaires vivent de multiples formes d’injustice et de violence (discrimination, stigmatisation, exclusion, pathologisation, criminalisation, etc.). Cette violence suicidiste est pernicieuse, car elle est invisible et revêt, parmi les mouvements sociaux défendant les intérêts des groupes marginalisés, le discours de la protection (protéger les personnes vulnérables d’elles-mêmes et des oppressions qui les touchent).

Pour soutenir cette thèse, le présent essai se divise de manière tripartite. La première section présente brièvement différents modèles d’interprétation du suicide en focalisant sur le modèle social adopté au sein des études/mouvements trans. La deuxième section répertorie cinq limites du modèle social ou, pour le dire autrement, exhume les « cadavres du placard » et les absences hantantes dans les analyses de la suicidalité trans. La troisième partie, qui fait office de conclusion, met en lumière les apports heuristiques d’autres modèles d’interprétation de la suicidalité trans, notamment dans le champ de l’intervention sociale, et permet d’établir de potentielles solidarités entre les personnes trans et suicidaires. Le modèle socio-subjectif du suicide esquissé dans cette partie crée un espace sécuritaire où les voix des personnes suicidaires ne restent pas lettre(s) morte(s), notamment à l’intérieur des études/mouvements trans et leurs analyses de la suicidalité.

Penser la suicidalité trans : les différents modèles d’interprétation du suicide

La problématique particulière de la suicidalité au sein des communautés trans n’est plus à démontrer. Plusieurs recherches indiquent que les personnes trans sont surreprésentées dans les statistiques sur les idéations suicidaires et les tentatives de suicide (Trujillo et al., 2017; Marshall et al., 2016; McDermott et Roen, 2016; Bauer et al., 2015, 2013; Haas, Rodgers et Herman, 2014; Cover, 2012; Goldblum et al., 2012; Scanlon et al., 2010; Clements-Nolle, Marx et Katz, 2006). Une étude menée auprès de plus de 27 000 personnes trans américaines montre que 40 % ont fait une ou des tentatives de suicide au cours de leur vie et 7 % ont tenté de se suicider dans les douze derniers mois, comparativement à 0,6 % chez la population générale, situant les taux de tentatives récentes de suicide chez les personnes trans à près de douze fois supérieurs à la moyenne nationale (James et al., 2016, p. 10). L’étude canadienne de Veale et al. (2015, p. 44), menée auprès de 923 jeunes trans, indique que 65 % ont, de manière sérieuse, envisagé le suicide durant la dernière année, avec plus d’une personne sur trois ayant effectué une tentative ou plus. Quant à l’étude de Bauer et al. (2013, p. 54) réalisée auprès de 433 personnes trans ontariennes, elle a permis de découvrir que

[…] 77 % des personnes trans […] avaient déjà sérieusement envisagé le suicide […]. Une proportion très élevée de ces personnes – 43 % – avaient fait une tentative de suicide. […] Au cours de la dernière année, on estime à 36 % le taux des personnes trans en Ontario qui ont envisagé sérieusement le suicide et à 10 % celui de celles qui ont fait une tentative.

Si, de façon générale, le suicide éveille la curiosité des scientifiques de multiples disciplines, cette surreprésentation des personnes trans dans les statistiques sur la suicidalité attise particulièrement l’intérêt des chercheuses et chercheurs en sciences sociales s’intéressant aux enjeux liés aux identités de genre et aux sexualités (études de genre, études trans et études lesbiennes, gaies, bisexuelles et queers/LGBQ), qui interprètent le suicide à travers un prisme principal, soit sa dimension sociopolitique. Ce prisme relève du modèle social du suicide, opposé au modèle médical/psychiatrique et qui se distingue aussi du modèle biopsychosocial[7].

Le modèle biopsychosocial prend en considération de multiples facteurs, dont des aspects biologiques et psychosociaux, pour comprendre la suicidalité (Beattie et Devitt, 2015, p. 46-49; Cover, 2012; Webb, 2011). L’Organisation mondiale de la Santé (OMS, 2014, p. 8) adopte cette vision qui se penche sur les « […] facteurs biologiques, psychologiques, sociaux, environnementaux et culturels dans le déterminisme des comportements suicidaires ». Ce modèle représente un amalgame de deux modèles qui ont historiquement dominé les interprétations du suicide, soit le médical et le social, qui insistent de part et d’autre sur des aspects différents de la suicidalité. D’un côté, le modèle médical/psychiatrique interprète la suicidalité comme une pathologie individuelle traitable avec des médicaments ou des thérapies, occultant ou minimisant l’importance des facteurs sociaux dans les idéations et gestes suicidaires (Marsh, 2010; Bayatrizi, 2008; Szasz, 1999). D’un autre côté, le modèle social conçoit la suicidalité comme étant ancrée dans des problèmes sociaux qui pourraient être résolus à travers des transformations sociopolitiques plutôt que des interventions et cures individuelles (Trujillo et al., 2017; McDermott et Roen, 2016; White et al., 2016; Taylor, 2014). Les travaux sur la suicidalité qui adoptent le modèle social reposent sur deux postulats principaux : 1) la suicidalité ne résulte pas d’une maladie mentale; 2) la suicidalité constitue un problème sociopolitique et structurel (McDermott et Roen, 2016; White et al., 2016; Cover, 2012; Smith et Jaffer, 2012; Marsh, 2010). En d’autres mots, le modèle social offre une « historicisation et politisation[8] » (Taylor, 2014, p. 19-20) de la suicidalité et insiste sur la centralité des systèmes d’oppression (colonialisme, racisme, capacitisme, âgisme, hétérosexisme, cisgenrisme, etc.), dans les idéations et gestes suicidaires. Ce modèle affirme que ces systèmes sont responsables de ces morts, bref que « la haine tue » (Reynolds, 2016; Dorais et Lajeunesse, 2004).

Au cours des dernières années, les modèles médical/psychiatrique et biopsychosocial ont fait l’objet de critiques rigoureuses (que j’endosse), principalement de la part d’auteurs et d’autrices se réclamant du modèle social (McDermott et Roen, 2016; White et al., 2016; Taylor, 2014; Marsh, 2010; Szasz, 1999). Le modèle social, qui a parfois été critiqué à partir du modèle médical, n’a néanmoins pas fait l’objet de critiques à partir de perspectives anti-oppressions (Baril, 2017). Autrement dit, les études/mouvements anti-oppressions semblent aller de pair avec le modèle social du suicide. Si l’on peut applaudir les nombreuses contributions du modèle social, incluant celle de rendre visibles les aspects sociopolitiques menant à une surreprésentation de certains groupes dans les statistiques sur la suicidalité, l’absence de questionnements ou d’analyses critiques à son endroit me semble problématique, d’où mon focus sur ce modèle dans cet essai. Adopté de façon quasi unilatérale par les personnes au sein des études/mouvements anti-oppressions, notamment trans, le modèle social, comme les autres modèles du suicide, me semble non seulement inefficace, comme le montrent les statistiques relativement stables des suicides complétés peu importe les méthodes de prévention déployées (Stefan, 2016; Beattie et Devitt, 2015; Gratton et Genest, 2008; Nock et al., 2008)[9], mais surtout reproduit, comme les autres modèles, des formes d’exclusion, de stigmatisation et de marginalisation des personnes suicidaires. Ces formes de violence relèvent du suicidisme et sont reconduites non seulement dans les travaux en suicidologie (critique ou non), mais également au sein des études/mouvements anti-oppressions. Néanmoins, ces effets négatifs continuent d’être peu, voire pas étudiés.

Exhumer les cadavres du placard des interprétations dominantes de la suicidalité trans

La suicidalité trans et LGBQ est interprétée de façon générale dans les études/mouvements anti-oppressions à partir du modèle social du suicide (McDermott et Roen, 2016; Pyne, 2015; Smith et Jaffer, 2012; Marsh, 2010). Les autrices et auteurs qui adoptent ce modèle identifient l’hétérosexisme et le cisgenrisme comme responsables des suicides, ainsi que l’expriment Dorais et Lajeunesse en soutenant que « l’intolérance tue » (2004, p. 7). Reynolds (2016, p. 181) parle ainsi non pas de suicides, mais de meurtres déguisés : « Youth are not killing themselves. Hate is killing our children ». Elle soutient qu’il faut rendre visibles les conditions sociopolitiques qui ont mené à ces décès (Reynolds, 2016, p. 184). Le même son de cloche se fait entendre dans l’étude Trans Pulse (Bauer et al., 2015; Scalon, 2010). Bauer et al. (2013, p. 57) écrivent : « Même si certains chercheurs ont prétendu que leur [sic] condition trans était la cause des problèmes de santé mentale de ces personnes […], les résultats de notre recherche suggèrent plutôt que leur suicidabilité [sic] est d’abord un problème de justice sociale ». Ce problème de justice sociale est multiforme : violence (physique, sexuelle, psychologique, économique, institutionnelle, légale, médicale), exclusion, stigmatisation, criminalisation, pathologisation.

Les solutions identifiées pour résoudre ce problème social visent spécifiquement les communautés LGBTQ et se situent dans la sphère sociopolitique. Par exemple, ces autrices et auteurs proposent d’enrayer les discriminations et violences hétérosexistes et cisgenristes en transformant les lois, les cultures institutionnelles, les politiques publiques, les approches adoptées à l’intérieur des services sociaux et des soins de santé, de même qu’en implantant des programmes d’éducation, de sensibilisation et de soutien aux communautés LGBTQ. En tant qu’activiste trans et expert des enjeux trans, je suis en accord avec ces diverses solutions pour améliorer les conditions de vie des personnes trans. De nombreux travaux ont d’ailleurs démontré que les diverses formes de soutien aux plans parental/familial, social, scolaire, médical, légal, etc., envers les personnes trans (notamment chez les jeunes) tendent à réduire la détresse psychologique, favorisent la résilience et pourraient ainsi avoir une incidence sur les taux de suicidalité (Pullen Sansfaçon et al., 2018; Trujillo et al., 2017; Olson et al., 2016; Bauer et al., 2013). Néanmoins, je ne peux m’empêcher de penser, d’une part, que si ces solutions sont extrêmement utiles pour améliorer le sort des communautés trans, leur efficacité reste à démontrer pour la prévention des suicides en soi, étant donné la complexité entourant la suicidalité et les nombreux facteurs sociaux pouvant y contribuer. D’autre part, l’adhésion unilatérale et acritique au modèle social laisse dans l’ombre, à partir d’une vision négative du suicide, certains discours dont ceux des personnes suicidaires en particulier. Ces points de vue ne sont pratiquement jamais considérés, et ce, même dans les travaux s’intéressant aux « insider perspectives », qui, de fait, privilégient les récits des proches, des professionnelles et professionnels de la santé, des intervenantes et intervenants, des activistes et des personnes ex-suicidaires plutôt que ceux des personnes actuellement suicidaires (Fitzpatrick, 2016; White et al., 2016). En somme, le modèle social a des cadavres dans son placard; il produit ses propres formes d’exclusion et d’effacement. Faute d’espace, ma critique ne considère ici que cinq des limites de ce modèle. Elle ne vise d’ailleurs pas une confrontation avec les partisanes et partisans de celui-ci, mais constitue davantage une invitation à entamer des réflexions et dialogues féconds sur la suicidalité (trans).

Premièrement, en focalisant sur les dimensions sociopolitiques entourant les idéations et gestes suicidaires trans, je soutiens que le modèle social tend à évacuer la complexité inhérente à la suicidalité (Stefan, 2016; OMS, 2014; Goldblum et al., 2012; Gratton et Genest, 2008). S’il est vrai que les structures sociales, politiques, économiques, légales et normatives peuvent jouer des rôles clés dans les états émotifs/psychologiques des individus, on ne saurait réduire le désir de mort à de telles structures. Si c’était le cas, toutes les personnes LGBTQ se suicideraient ou tenteraient de le faire. Il y a donc une part d’individualité et de subjectivité (celles-ci n’étant pas comprises comme détachées du social) qui amène certaines personnes, et pas d’autres, à envisager cette option face à des sociétés hétérosexistes et cisgenristes. Bref, identifier les systèmes hétérosexistes et cisgenristes comme étant les causes uniques ou principales des désirs suicidaires est réducteur et fait l’impasse sur d’autres facteurs. Comme le souligne Halberstam (2010) dans son analyse de la campagne It Gets Better, « […] just because a teen is gay and kills himself, does not mean that he killed himself because he was gay ».

Deuxièmement, le modèle social du suicide adopté au sein des études/mouvements trans tend à reproduire certaines formes de violence cisgenriste, notamment celle consistant à réduire les personnes trans à leur transitude. Les personnes des communautés LGBTQ sont souvent réduites à un aspect unidimensionnel de leur identité en fonction des normes et structures dominantes, soit leur sexualité et identité de genre, une forme d’effacement de la complexité de leur identité et des oppressions croisées qu’elles vivent (Smith et Jaffer, 2012). Le fait d’interpréter la suicidalité trans à travers le prisme du cisgenrisme relève ainsi d’une lecture non intersectionnelle des identités et oppressions; bien que la personne trans puisse vivre des violences cisgenristes, il se pourrait que les difficultés ressenties avec plus d’acuité soient liées aux discriminations racistes, classistes, capacitistes, etc., auxquelles elle est confrontée, ou même que cette personne soit privilégiée et ne vive que peu de violences structurelles, auquel cas son désir de mort pourrait s’expliquer par d’autres facteurs.

Troisièmement, les solutions et approches préventives proposées par le modèle social se limitent généralement à des transformations sociopolitiques. Si le suicide est un phénomène multifactoriel et complexe, je soutiens que les solutions et méthodes préventives devraient être multiples, complexes et prendre en considération tous les facteurs. Le rejet (souvent catégorique) d’explications médicales/psychiatriques à propos de la suicidalité à l’intérieur du modèle social dessert la recherche d’explications des causes du suicide et, par conséquent, de solutions complexes à cette problématique (OMS, 2014; Goldblum et al., 2012; Nock et al., 2008). Il semble en effet que la dépression et d’autres problèmes en santé mentale (je réitère que les problèmes en santé mentale ne peuvent être pensés en dehors des contextes sociaux, comme le montre la notion de stress minoritaire, selon Trujillo et al., 2017) jouent des rôles fondamentaux dans les idéations et gestes suicidaires des personnes trans, peut-être même davantage que d’autres facteurs (Trujillo et al., 2017; Haas, Rodgers et Herman, 2014; Clements-Nolle, Marx et Katz, 2006). S’il est vrai que le cisgenrisme (et d’autres systèmes d’oppression) affecte les individus et leurs états psychologiques, il serait réducteur d’interpréter les problèmes de santé mentale à travers une lorgnette unidimensionnelle de type sociopolitique (comme c’est le cas pour le suicide). Il me semblerait donc important de développer des outils pour évaluer l’état de santé mentale des personnes trans qui peut jouer un rôle prépondérant dans leur suicidalité, sans toutefois retourner à un modèle médical d’interprétation fondé sur un individualisme pathologisant. Il faudrait aussi développer des approches préventives qui viseraient non seulement les aspects sociopolitiques, biopsychosociaux, mais aussi subjectifs de la suicidalité.

Quatrièmement, sachant qu’un des facteurs clés dans la prévention du suicide est de briser l’isolement, je soutiens que les approches actuelles de prévention, notamment celles du modèle social, sont contre-productives. Malgré leur apparente ouverture à écouter les personnes suicidaires, leur vision négative du suicide réduit celles-ci au silence. Stefan (2016, p. 107-108) écrit d’ailleurs à ce sujet : « The people I interviewed were unanimous in saying that the more determined they were to kill themselves, the more they concealed their intentions […] ». Les données empiriques valident ce fait; les personnes suicidaires se taisent et se suicident (Stefan, 2016; Beattie et Devitt, 2015; OMS, 2014; Webb, 2011; Nock et al., 2008; Szasz, 1999). Tel que je l’ai démontré dans d’autres travaux (Baril, 2018, 2017), les personnes suicidaires sont réduites au silence par deux moyens. D’une part, la possibilité de vivre des conséquences négatives liées au dévoilement des désirs suicidaires telles que des jugements, l’institutionnalisation, la prise forcée de médicaments, la perte de la garde de leurs enfants ou de leur emploi les empêche de s’exprimer (Baril, 2018, 2017; Stefan, 2016; Webb, 2011; Bayatrizi, 2008; Szasz, 1999). Ajoutons que si elles veulent parvenir à leurs fins, elles n’ont d’autre choix que de garder le silence : le fait de s’exprimer mènerait au démantèlement de leurs plans. D’autre part, si elles s’expriment, leurs discours sur le suicide sont invalidés à partir de perspectives capacitistes, plus particulièrement sanistes (Baril, 2017; Bayliss, 2016; Maier-Clayton, 2016; Hewitt, 2010). Le sanisme (sanism) est une forme spécifique de capacitisme qui vise les personnes dont les handicaps/enjeux de santé sont au niveau mental/psychologique/émotif (LeFrançois, Menzies et Reaume, 2013, p. 339). Le sanisme mène à une invalidation et à une délégitimation des discours des personnes suicidaires, vues comme irrationnelles; leur volonté de mourir ne peut être légitime car leur jugement est considéré comme altéré par la détresse mentale (qu’elle soit causée biologiquement ou socialement) (Baril, 2018, 2017). Sous cet angle, je crois que les personnes suicidaires souffrent d’une « injustice épistémique » (Fricker, 2007, p. 1) qui leur cause un tort dans leur capacité comme sujet connaissant. Fricker (2007) identifie deux formes d’injustices épistémiques, dont « l’injustice testimoniale » qui rend non crédible la parole de groupes marginalisés. J’estime que les personnes suicidaires vivent cette injustice : elles sont perçues par les personnes non suicidaires comme non crédibles pour tenir des discours sur le suicide. J’argumente que cette injustice testimoniale résulte d’une conjugaison de perspectives sanistes et suicidistes, qui considèrent les personnes suicidaires comme irrationnelles, incompétentes au plan du jugement et illégitimes quant à leurs discours/visions sur le suicide. Ces formes de violence réduisent plusieurs personnes suicidaires au silence, ce qui s’avère contre-productif en prévention du suicide (Baril, 2018, 2017; Stefan, 2016; Webb, 2011; Werth, 1998).

Cinquièmement, le sanisme et le suicidisme, qui fonctionnent de façon concomitante et entrecroisée pour faire violence aux personnes suicidaires, demeurent sous-théorisés au sein des études/mouvements anti-oppressions, dont trans. Comme c’est le cas pour plusieurs groupes marginalisés, les groupes dominants, dans ce cas-ci les personnes non suicidaires, refusent l’autodétermination des personnes concernées, parlent à leur place, les pathologisent, paternalisent, stigmatisent, excluent, etc. Bien que parvenant à des conclusions différentes des miennes, des autrices et auteurs comme Szasz (1999), Bayatrizi (2008), Webb (2011) et Stefan (2016) ont démontré l’existence de mécanismes de surveillance, régulation, contrôle, criminalisation, stigmatisation et marginalisation dont souffrent les personnes suicidaires. Ces mécanismes découlent, à mon avis, d’un système suicidiste dans lequel le suicide ne constitue jamais une option valable. Les droits des personnes suicidaires s’en trouvent ainsi bafoués et la violence suicidiste qu’elles vivent, plutôt que d’être problématisée par les études/mouvements anti-oppressions, est reconduite sans questionnement critique. C’est au nom du bien et de la protection des personnes suicidaires qu’on justifie leur enfermement forcé, leur traitement inégalitaire et l’invalidation de leurs paroles et perspectives.

En somme, le modèle social du suicide déployé au sein des études/mouvements trans comporte des limites sous-théorisées. En plus d’être réducteur en termes d’explications et de solutions, il porte préjudice aux personnes trans (en les réduisant à leur transitude), aux personnes vivant avec des enjeux de santé mentale (sanisme) et aux personnes suicidaires (suicidisme). Ce modèle nous prive donc d’outils conceptuels et d’intervention pertinents pour agir auprès des personnes (trans) suicidaires. S’il est réducteur de condamner sans nuance ce modèle, puisqu’il comporte des avantages dont je ne peux faire ici état et que je ne peux qu’applaudir, je suggère que des questionnements critiques à son égard, voire la création d’autres modèles, favoriseraient le développement d’outils mieux ciblés et plus adéquats.

Se mettre à l’écoute des personnes suicidaires : éviter que leurs voix/paroles restent lettre morte

« In order to tell our stories […] we need a space that is safe. […] All of me cannot be present when the biggest issue on my mind at the time, my suicidal thoughts, are denied, rejected, or avoided. »

– Webb, 2011, p. 59

Webb, à partir de son expérience d’ex-suicidaire, montre comment les modèles actuels d’interprétation du suicide échouent à intégrer les voix des personnes suicidaires et créent des environnements non sécuritaires, ce qui rend difficile, voire impossible pour celles-ci de s’exprimer, alors que ces modèles prétendent les écouter. À l’instar de Webb, je dirais que les paroles des personnes suicidaires restent lettre morte dans les interprétations de la suicidalité (trans). Si l’on peut féliciter les rares chercheuses et chercheurs qui prennent en considération ces paroles en étudiant les notes de suicide (Perreault, Corriveau et Cauchie, 2016; Gratton et Genest, 2008) ou les discours des personnes ex-suicidaires (Fitzpatrick, 2016; Dorais et Lajeunesse, 2004), il serait pertinent de s’intéresser également aux paroles des personnes suicidaires vivantes et actuellement suicidaires (pas seulement ex-suicidaires), ce que le modèle social permet peu ou pas, d’où la pertinence de se tourner vers d’autres modèles. Dans des travaux antérieurs, j’ai développé, pour théoriser plusieurs réalités dont la transitude et la suicidalité, un « modèle socio-subjectif » (Baril, 2018, 2017). Celui-ci, à la manière du modèle biopsychosocial, prend en considération plusieurs facteurs, mais surtout, à la suite du modèle social, il mobilise des perspectives anti-oppressions (ce qui n’est pas nécessairement le cas avec le modèle biopsychosocial), tout en ne portant pas ombrage aux expériences subjectives, ce qui n’est pas le cas lorsqu’une place trop prépondérante est accordée à la dimension sociopolitique. Ce modèle socio-subjectif du suicide reconnait les implications des systèmes d’oppression dans la suicidalité (trans), mais accorde également une place centrale aux enjeux de santé mentale et à la subjectivité suicidaire, c’est-à-dire aux visions, discours et revendications des personnes suicidaires. Il facilite la création d’un espace sécuritaire où les voix des personnes suicidaires peuvent être entendues. Je m’intéresse ainsi aux apports heuristiques de ce modèle : qu’est-il possible d’apprendre à partir des oublis/absences des autres modèles du suicide (notamment social) que le modèle socio-subjectif souligne? Comment l’identification de ces limites pourrait-elle favoriser l’émergence de nouvelles solidarités entre groupes marginalisés? Qu’arrive-t-il lorsque les analyses intersectionnelles incluent un nouveau groupe, comme celui des personnes suicidaires, à partir d’une perspective antisaniste et antisuicidiste?

Le modèle socio-subjectif se distingue d’autres perspectives et approches visant à réduire la stigmatisation entourant le suicide et qui mettent elles aussi au coeur de leurs analyses les voix des personnes suicidaires dans le but de prévenir les suicides (Stefan, 2016; Webb, 2011; Szasz, 1999; Werth, 1998). De fait, le modèle socio-subjectif suggère non seulement comme ces autres approches l’écoute des voix des personnes suicidaires pour prévenir leur suicide, mais aussi l’accompagnement dans leur suicide. Ancré dans une approche de réduction des méfaits fondée sur le postulat vérifié empiriquement que les personnes déterminées à mourir parviennent à leurs fins (Stefan, 2016; Julien et Breton, 2008; Nock et al., 2008; Szasz, 1999), le modèle socio-subjectif invite à repenser nos interprétations et méthodes de prévention du suicide, en faisant du suicide une option valable. À mon avis, l’aide médicale à mourir devrait être accessible à toutes les personnes qui en feraient la demande, incluant les personnes suicidaires qui pourraient, avant de passer à l’acte de façon isolée, être accompagnées dans un processus rigoureux de choix vis-à-vis leur mort. Il m’est impossible, dans les limites de cet essai, de démontrer les apports de ce modèle développé ailleurs (Baril, 2018, 2017), notamment en termes de prévention du suicide, mais retenons que, comme le montrent les statistiques dans les pays où l’aide médicale à mourir est disponible sur la base de souffrances psychologiques/émotives, non seulement un infime pourcentage de gens s’en prévalent, mais un grand nombre d’entre elles, à travers le processus de réflexion accompagnée qu’elles entament, changent d’idée avant l’accomplissement du suicide assisté (Stefan, 2016). Comme plusieurs personnes en témoignent, le fait de briser le silence et être accompagné(e) dans sa détresse peut donner envie de vivre (Shraya, 2017; The Economist, 2015). Le but du modèle socio-subjectif, bien qu’il vise à réduire le nombre de suicides, ne vise pas la prévention de tous les suicides, mais propose également d’accompagner dans la mort certaines personnes suicidaires qui font le choix de mourir, leur évitant ainsi une mort violente, comme celle d’Alcorn, tout en réduisant le choc des proches de trouver leur corps sans avoir eu l’occasion de faire un deuil progressif, de dire au revoir, d’exprimer leurs émotions ou de comprendre le « pourquoi » du suicide (Beattie et Devitt, 2015). Je soutiens que l’adoption d’un modèle socio-subjectif du suicide, qui reconnait le sanisme et le suicidisme dont souffrent les personnes suicidaires et qui se focalise sur leurs voix, transformerait radicalement les conceptualisations de la suicidalité (trans) et les interventions auprès des personnes suicidaires. Je présente ici les cinq plus importantes implications de ce modèle.

Premièrement, il offre une vision complexe du suicide; plutôt que d’y voir une solution qui devrait être évitée à tout prix, il considère que cela peut être la bonne décision pour certaines personnes dans certains contextes. C’était le cas pour Nathan Verhelst, qui en 2013, sur la base de souffrances psychologiques entourant sa transition, a opté pour un suicide assisté (Nollet, 2014).

Deuxièmement, cette vision nuancée et complexe du suicide permet le déploiement de solutions complexes et multifactorielles. La suicidalité trans n’est plus vue comme le résultat d’une oppression principale pour laquelle des solutions sociopolitiques sont recherchées, mais comme une problématique aux multiples facettes enchevêtrées, requérant des interventions sociopolitiques, médicales/psychiatriques, mais aussi pragmatiques (comme l’approche de réduction des méfaits) visant non seulement à prévenir les suicides, mais aussi à « soutenir » certains suicides.

Troisièmement, ce modèle transformerait les approches de santé publique, les modèles d’intervention, les règlementations et les lois (comme la Loi sur l’aide médicale à mourir ou la Loi sur la protection des personnes dont l’état mental présente un danger pour elles-mêmes ou pour autrui). Plutôt que d’établir des mécanismes de surveillance, de contrôle, voire d’enfermement des personnes suicidaires, ce modèle permettrait d’accompagner de façon non stigmatisante les personnes dans leurs idéations suicidaires et, potentiellement, dans leur suicide assisté.

Quatrièmement, plutôt que d’imposer un seul narratif du suicide comme un problème à éradiquer, qui ne laisse aucun espace sécuritaire pour les personnes suicidaires pour discuter du suicide d’autres manières, ce modèle promeut l’écoute des voix suicidaires et le respect de ces dernières, en leur accordant une légitimité et crédibilité, permettant ainsi d’éviter les injustices testimoniales. Cela favoriserait l’intégration, dans les recherches sur la suicidalité (trans), des perspectives des premières personnes concernées.

Cinquièmement, ce modèle aurait des répercussions sur les études/mouvements anti-oppressions, notamment trans. Plutôt que de voir les personnes suicidaires comme des victimes aliénées (par le cisgenrisme, l’hétérosexisme, etc.) à sauver d’elles-mêmes, le fait d’inclure leurs voix et reconnaitre le suicidisme modifieraient les rapports de pouvoir entre activistes et personnes suicidaires. Bref, une analyse combinée du cisgenrisme et du suicidisme (et du sanisme) pourrait faire émerger des solidarités entre des groupes stigmatisés, soit les personnes trans, les personnes vivant avec des enjeux de santé mentale et les personnes suicidaires, dont les frontières sont d’ailleurs poreuses.

En conclusion, l’adoption du modèle social du suicide par les études/mouvements trans peut avoir comme effet pervers de couper court aux discussions que pourraient vouloir avoir les personnes suicidaires avec des alliées et alliés potentiels. Il semblerait pertinent, à l’heure où les analyses intersectionnelles sont devenues incontournables dans les études/mouvements anti-oppressions, que ces champs d’études et mouvements sociaux, fondés sur l’auto-détermination et le respect des voix des groupes marginalisés, s’intéressent à de nouveaux modèles d’interprétation du suicide qui ne « forcent » pas les personnes suicidaires à s’enlever la vie de façon isolée et violente, refusent d’entendre leurs voix et perspectives et reproduisent des formes de surveillance, régulation, stigmatisation et violence dénoncées depuis des décennies. Peut-être serait-il temps d’entrevoir les taux élevés de suicidalité trans comme des possibilités de trans-former radicalement nos interprétations du suicide et ainsi promouvoir une plus grande justice sociale pour toutes les personnes, incluant les personnes (trans) suicidaires.