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James W. Foley, un photojournaliste originaire de Rochester aux États-Unis cumulant les expériences de correspondant à l’étranger[1], est disparu avec son interprète, le 22 novembre 2012[2], dans une zone contestée de la province d’Idlib située au nord de la Syrie. Sa famille et ses amis ont alors lancé une campagne publique pour sa libération : Free James Foley[3]. Le 19 août 2014, soit dix jours après que les États-Unis se soient officiellement engagés contre Daech et presque deux ans après avoir perdu sa trace, l’ancien enseignant est réapparu dans une vidéo d’exécution de quatre minutes quarante, mise en ligne d’abord sur YouTube, puis sur Twitter et ainsi de suite, ce qui a mis un terme à sa recherche. Du moins pour ses proches et le gouvernement américain[4], car tant James Foley que ce macabre court-métrage allaient dès lors grandement attiser la curiosité et être mondialement « recherchés[5] ».

Même si cette vidéo, déjà amplement étudiée à l’instar de maintes autres dont traitent notamment El Difraoui (2013), Comolli (2016) et Chouraqui (2018), mérite d’être resituée dans son contexte de production pour être mieux comprise, c’est plutôt sa réception et ce qu’elle a produit chez ses destinataires attitrés[6] qui a retenu mon attention.

Il m’importait de questionner les effets de cette « arme numérique de la terreur » (Salazar, 2017, p. 58) sur la vision de la mort[7] et de ses limites chez les « ennemis » du récent califat l’ayant produite et auxquels il s’adresse, car la réponse de l’audience occidentale me semblait assez particulière. Pas que le court film du premier otage étatsunien décapité par « le virus mutant d’Al Qaeda » (Chouraqui, 2018, p. 20) présentait du jamais-vu, mais, contrairement à ceux des mises à mort de Daniel Pearl[8] et de Nick Berg[9] présentés jadis au compte-goutte par certaines grandes chaînes d’informations, il a été accessible à tout le monde en quelques secondes grâce aux technologies susmentionnées. En effet, à la différence des organisations ayant précédemment alimenté le jihad médiatique et la terreur-spectacle[10], ledit État islamique a bénéficié des florissants réseaux sociaux[11], de la multiplication des téléphones intelligents et de la tendance générale au voyeurisme qu’ils favorisent. Désormais, on le sait, quiconque est muni de ces outils peut, d’une part, diffuser du contenu directement en ligne et, d’autre part, y accéder instantanément. Nul besoin d’attendre la décision éditoriale des grands médias pour prendre connaissance de ces menaces, ripostes ou intimidations filmiques, ni même de se contenter de quelques bribes. Sans ces traditionnels portiers (gatekeepers), tout ou presque est donné à voir sur n’importe quel écran, petit et grand, et les images macabres des derniers instants du quarantenaire se sont répandues comme une traînée de poudre.

Avec la même célérité, le monde entier a réagi et interagi, multipliant les messages (posts) et les mentions (likes) – un peu plus, Internet explosait[12] –, puis la censure est advenue. Malgré elle, ou plutôt grâce à elle, le clip montrant la fin de Foley a été mis en pièces. D’innombrables captures d’écran ont circulé frénétiquement (en ligne et hors ligne) et elles inondent toujours, sept ans plus tard, les différents moteurs de recherche. L’ampleur de la réaction en dit aussi long sur le rapport à ce type de mort que la vidéo elle-même. Du moins, elle met en lumière le fait que Daech a réussi à faire d’une pierre deux coups, soit faire perdre la tête à Foley et au monde entier, mettre non seulement sa victime à genoux, mais certains de ses compatriotes qui se mirent alors à valoriser, comme lui, les martyrs (Chouraqui, 2018, p. 4). Il faut dire que les parents de Foley ont rapidement déclaré à la presse : « Nous pensons qu’il était un martyr… Un martyr pour la liberté[13] ». Ainsi, « les héritiers des djihads afghans et irakiens » (Chouraqui, 2018, p. 28) ont réussi à affoler la Toile – miroir aux alouettes diffractant[14] les images dans les écrans à travers et dans lesquels nous vivons (Sobchack, 2016, p. 158) –, à un point tel que sa fin pouvant être vue mille et une fois ne semble plus avoir de fin, voire être elle-même une fin, comme c’est justement le cas avec celle des martyrs. Pour saisir, autant que faire se peut, comment ce meurtre offert sur l’autel des sites d’hébergement et des réseaux sociaux a ramené en force cette idée du martyre, et ce, même si cette mort n’a pas été filmée et diffusée en direct comme d’autres[15], il importe d’identifier ce que donne à voir la vidéo, de sa mise en scène à son montage iconique, puis de mettre en lumière les réactions suscitées par sa réception, de sa censure à sa prolifération numérique.

Un message à l’Amérique

Plusieurs ont glosé sur la qualité professionnelle des images et du son des vidéos du centre des médias Al-Hayat[16], sur leur facture hollywoodienne[17] ainsi que sur leurs évidents emprunts faits à certains jeux vidéo[18]. Celle qui m’intéresse, reprenant tous les codes de la culture pop (Chouraqui, 2018, p. 16; 20) et initiant une sanguinaire série, est du même ordre[19]. Un message à l’Amérique s’ouvre sur un extrait de conférence de presse de Barack Obama expliquant sa décision relative aux récentes attaques aériennes conduites sur le territoire contrôlé par l’État islamique. Après un fondu noir, elle enchaîne sur le plan large d’un homme, rasé et habillé d’une combinaison orange, agenouillé dans un désert aux côtés d’un autre homme debout, masqué et entièrement vêtu de noir. Le logo sophistiqué de l’organisation, un drapeau virtuel imitant l’étendard noir des armées du Prophète (Chouraqui, 2018, p. 61), flotte en surtitre. En sous-titres, anglais et arabes, apparaît le nom de James Wright Foley, lequel prend la parole. Durant son discours capté par micro-cravate, une deuxième caméra HD filme en plan serré son visage de profil. Une fois le message livré[20], l’autre empoigne le col de la tunique emblématique des prisonniers de Guantanamo[21] et s’adresse à la caméra en anglais avec son accent britannique, agitant, de l’autre main, un couteau. Pendant que l’homme, identifié plus tard comme étant Mohammed Ewwaz ou Jihadi John[22], vilipende les États-Unis[23], les plans de face et de profil de sa prochaine victime grimaçante alternent. Puis le Koweitien de Londres pose la lame de son arme sur la gorge dudit humaniste. Après un autre fondu noir, surgit l’image fixe d’une tête posée sur un corps : la tête reconnaissable de l’homme vu vivant quelques instants auparavant et le même corps revêtu de la tunique fatidique, au cou dorénavant ruisselant de sang. Enfin, le bourreau présente à la caméra Stephen Sotloff, un autre journaliste étatsunien kidnappé près de la frontière syro-turque en août 2013, qu’il menace d’exécuter si les frappes continuent[24]. C’est tout, mais c’est déjà beaucoup. C’est pourquoi, avant de poursuivre sur la réception de ces tristes minutes ayant assuré la célébrité de Foley, il faut s’attarder à certaines de ses particularités, soit le type de mise à mort et le deuxième fondu qui, à l’instar d’une guillotine, empêche de voir l’instant fatidique.

La décapitation – le degré zéro des supplices selon Foucault (1975, p. 49) –, pullule dans l’histoire de l’humanité. Qu’on le veuille ou non, Homo Sapiens coupe des têtes, il les expose autant qu’il collectionne les crânes humains et dépeint ces actes avec un plaisir certain[25]. Pareil effacement des corps a toujours fait partie intégrante de la propagande des États tyranniques et l’autoproclamé islamique ne fait pas nécessairement pire, même si ce procédé, dont le caractère artisanal va à l’encontre des moyens high-techs mis en oeuvre pour l’exposer, s’était jusqu’à récemment plutôt raréfié[26]. Or, le retour en force de la décapitation dans le contexte syro-irakien – propagande qui se fonde sur un système de parallèles historiques et sur l’exploitation du poids théologique de la région (Chouraqui, 2018, p. 59-60) –, ne doit pas éclipser son universalité. Prendre des têtes (ou la tête) reste une représentation du pouvoir[27] et le califat contemporain choisit d’étêter (Pape, Rowley et Morell, 2014) autant pour faire écho à divers ouvrages et imiter plusieurs images de l’histoire ancienne et récente du monde arabo-musulman, dont la geste des soldats de Yazid[28], que « pour prouver sa bravoure, faire honte aux ennemis et donner un exemple à ceux qui regardent » (Stahl, 1986, p. 61; 29), soit pour se montrer tel un véritable État dont la violence serait légitime selon Weber[29]. Il sait que la décapitation, au même titre que n’importe quelle exécution publique[30] – performances indéniablement rituéliques[31] – « tire une part de son pouvoir de notre incapacité à nous en détourner » (Larson, 2019, p. 28).

Les médias djihadistes devaient, pour atteindre leur public cible, sinon leur cible dans cette guerre des images où ils se sont appropriés ce qui les a longtemps paralysés, soit la caméra et le cinéma en tant que machine visuelle, institution politique et outil de domination (Zagdanski, 2004), non seulement parler la langue du condamné mais surtout offrir « [une] exécution […] pensée et organisée pour la vue » (Taïeb, 2004, p. 57). D’ailleurs, le califat de al-Baghdadi tire une partie de son pouvoir du caractère ostentatoire de ses actions. Elles doivent donc être vues. Or, dans la vidéo étudiée, « le punctum temporis de la chute » (Dominguez Leiva, 2004, p. 112) est seulement suggéré. Le fondu séparant le début de la décapitation par égorgement de son issue fatale – coupure métonymique[32] qui n’empêche pas de l’imaginer vu les innombrables peintures qui représentent ce détail (Dominguez Leiva, 2004, p. 68) – fait écran. Par conséquent, il permet de tout regarder[33], d’en être peut-être plus horrifié[34], mais aussi d’en douter[35]. Certains ont donc avancé que ce n’était qu’une mise en scène[36] pour provoquer l’ennemi et pas une scène de crime! Bien sûr, ce meurtre réalisé, non pas en « un seul geste et un seul instant » comme avec la guillotine (Dominguez Leiva, 2004, p. 21), ne s’éloigne pas trop de ce qui doit arriver sur maints plateaux. Son format par trop similaire à tant de fictions déjà vues mine l’effet du jamais-vu, mais ce n’en est pas moins une mort bien réelle. Évidemment toutes morts médiées, même réelles, semblent illusoires, car « la mise en cinéma [les] affecte d’un vernis de facticité ou d’irréalisme » (Comolli, 2016, p. 31).

Devant un pareil film, l’effet de déréalisation du cinéma, de la généralisation du spectacle audiovisuel et de la multiplication des écrans (Comolli, 2016, p. 76) opère coûte que coûte. Il fait voir le monde comme le spectacle du monde et qui, au matin du 11 septembre, provoqua une complète incrédulité chez plusieurs reconnaissant vaguement les scènes, lesquelles existaient dans leurs imaginaires puisqu’elles avaient été présentées auparavant à des fins de divertissement[37]. Ainsi, une certaine « accoutumance du regard » (Taïeb, 2004, p. 58) fait que « c’est à ne pas y croire et nous sommes [quand même] contraints d’y croire », comme l’écrit Cohn (2016, p. 73), puisque l’État adepte de gore avait déjà habitué, à l’automne 2014, son public à beaucoup plus de détails (voir Comolli, 2016, p. 14) et avait même créé un véritable engouement pour ses vidéos sanguinolentes. Tout ayant été montré et vu, même le plus révulsant[38], il est donc parfaitement légitime de se demander pourquoi le meurtre du photojournaliste, s’il y a eu meurtre, n’est pas montré dans ce montage. Al Hayat et Al Furqan voulaient peut-être, précisément et volontairement, brouiller un peu plus les frontières entre fiction et réalité (Chouraqui, 2018, p. 43) et provoquer des débats enflammés. Usant de notre ferveur digitale et abusant de notre amour des images, ces organes ont « détourné » les imaginaires, retourné le soft power hollywoodien contre lui-même (Chouraqui, 2018, p. 11). Avec le spectacle par trop sinistre pour les sensibilités (Larson, 2019, p. 28) de la décapitation de Foley, Daech est parvenu à prendre le contrôle d’un autre territoire : Internet, minant « la certitude que [ce dernier] et les technologies numériques nous appartiennent et que nous les contrôlons » (Salazar, 2017, p. 58; voir également Bronner, 2021, p. 146).

Effet Streisand ou de la diffraction

Avant même l’authentification du clip par le Conseil de sécurité américain le lendemain, les responsables des sites l’hébergeant fermaient les comptes liés à sa diffusion. Personne n’avait besoin de déterminer si c’était une fiction ou la réalité pour comprendre que l’arme et l’agresseur, c’étaient la vidéo et sa diffusion, et qu’elles importaient presque plus que le meurtre en tant que tel. Comme si la cible n’était pas la victime, mais bien le public : un public rendu complice et qui, un peu comme lors de la consommation de pornographie, participe à l’exploitation des corps et aux stéréotypes sexistes (Zagdanski, 2004, p. 213).

Même si Internet permet de se déresponsabiliser, soit d’observer de près tout en gardant [ses] distances (Larson, 2019, p. 89), n’importe qui pouvait, sans fournir le moindre effort, y participer par le regard[39], lequel, même sans « l’instant inénarrable » (Jankélévitch, 1977, p. 219) dans le montage final[40], fait partie de l’exécution (Taïeb, 2004, p. 60). En ce sens, Foley était en quelque sorte autant victime des regards que du couteau du bourreau, car la vision de sa mort a pu faire autant jouir que son meurtre par les célèbres sadiques islamiques, offrant notamment la satisfaction d’avoir remporté une course contre la montre[41] et son prix afférent, soit l’indélébile souvenir d’un cou tranché au-dessus d’une combinaison orange… D’autres pouvaient jouer le jeu des bourreaux jusqu’au bout, en assumant au départ la tâche de dissémination, sans crainte de représailles. Cependant, dès le 20 août, la vidéo était traitée par la police britannique comme « une publication terroriste pouvant conduire quiconque la regarde, la télécharge ou la diffuse à être poursuivi pour terrorisme » (Krayewski, 2014). D’ailleurs, trois jours seulement après sa publication, la vidéo était difficile à trouver[42], mais le « mal » était déjà fait.

En fait, la volonté d’empêcher son visionnement et son partage avait déclenché l’effet inverse : l’effet Streisand (Bronner, 2021, p. 272-273). Il faut dire que les médias, même s’ils ont généralement refusé de montrer les images de Daech – ces dernières constituant leurs principales armes de propagande[43] –, ont toutefois sauté sur l’affaire, laquelle a attiré l’attention de manière inédite[44]. En dépit des nobles politiques éditoriales, toutes les chaînes et tous les journaux en ont parlé et plusieurs ont présenté, dépendamment du support, des extraits ou des captures d’écran qui pullulent toujours sur la Toile. Fonctionnant comme une police de la pensée[45], ils ont rapidement imposé un commentaire sur les images, et ce, afin de les substituer (Salazar, 2017, p. 156). Ainsi, les grands organes de presse, pour traiter de cette vidéo qu’on ne saurait voir (et/ou nous informer qu’on ne saurait la voir), l’ont diffractée, soit littéralement mise en morceaux, ce qui a produit un flot inouï de reproductions. Étant donné qu’il est radicalement impossible d’éliminer toutes traces numériques, de faire disparaître, dix millions de fois ou une bonne fois pour toutes, ces répliques surabondantes des écrans, on peut penser que c’était un moyen de noyer l’affaire; peut-être un moyen pour reprendre le contrôle du territoire virtuel et de l’histoire narrée dans la vidéo déjà amputée par Daech pour circuler plus facilement.

Il n’en demeure pas moins que, sans tout ce tapage visant sa condamnation, cette vidéo n’aurait pas été si connue. La censure s’est donc révélée l’obstacle – le corps opaque entraînant la déviation des ondes lumineuses et aqueuses dans le phénomène de diffraction – ayant permis sa propagation avec plus d’intensité[46], mais aussi dans une autre direction. Les images de Foley, tant celles relatives à sa vie d’avant qu’à ses derniers instants, ont proliféré, faisant en sorte que sa mort ne correspond pas à une disparition. En ligne, dans l’espace public médiatique et numérique, cet individu est loin d’être disparu. En fait, c’est tout le contraire, bien que cela soit de plus en plus fréquent, comme on peut le constater entre autres avec les pages Facebook créées en mémoire des personnes décédées[47]. Cela dit, Foley n’est pas un mort ordinaire. Non seulement il avait déjà les deux pieds dans l’univers médiatique – tant en raison de son travail que de sa disparition vingt-deux mois plus tôt –, mais, en plus, il a été exécuté (ce qui demeure peu commun) et sa mise à mort, elle, a été filmée et diffusée.

On pourrait penser que ses derniers instants capturés par le viseur et partagés par tant de diffuseurs ont fait de Foley un « surmourant », soit quelqu’un qui continue à mourir après sa mort (Cavallari, 2013, p. 2-4), piégé dans une potentielle répétition immémoriale (Comolli, 2016, p. 23). Cependant, ce n’est pas exactement ce qu’on trouve, ce qu’on voit. Les innombrables représentations filmées disponibles disent l’évanouissement plus que la disparition, non seulement parce qu’elles peuvent être regardées en boucle, mais surtout parce qu’elles le montrent vivant.

Cette persistance rendue possible par la démultiplication des images crée, dans le cas de Foley, une sur visibilité (Dilmac, 2017, p. 160) qui annule en quelque sorte sa mort et en fait une célébrité post mortem (Quemener et Dakhlia, 2018, p. 60). Ainsi, il serait plutôt un amortel (Balandier, 2004). Seule sa vie individuelle a cessé, sa vie imagelle, pour parler comme Cavallari (2013, p. 3-4), se poursuivant indéfiniment, prenant même une ampleur sans commune mesure avec l’existence de chair et d’os du quidam en question. Par conséquent, la diffraction et le potentiel de réitération infinie des derniers instants de sa vie provoquent une mutation de la vision de la mort, si elle ne met elle-même la mort un peu à mort. Face à la production macabre des terroristes et à l’impossibilité d’en épurer complétement Internet, leurs dits ennemis occidentaux ont répondu par la bouche de leurs canons. En mitraillant ce territoire virtuel d’images et de textes, ils ont pris part d’une certaine manière à la guerre qui avait cours depuis une dizaine de jours dans le ciel irako-syrien. Ils ont en quelque sorte neutralisé la disparition de Foley en créant une « survivance numérique ». Or, le fait d’offrir une alternative, de créer un autre souvenir et de faire de cet homme un véritable martyr a quand même permis à Daech d’atteindre un de ses objectifs, c’est-à-dire nous entraîner, à sa suite, vers la martyrologie.

Martyrologie 2.0

Dès le 2e siècle avant notre ère, des écrits ont été produits en résistance aux nombreuses mises à mort violentes incluses dans la propagande des pouvoirs en place, lesquelles étaient souvent considérées injustes. Les récits nés d’une volonté de relecture de ces drames – procès, actes, légendes – forment une importante martyrologie, regroupant plusieurs figures dont on célébrait, notamment par ce biais, l’existence et la fin exemplaires qu’il ne fallait pas oublier. On peut donc considérer la martyrologie comme un type de propagande méliorative contrecarrant celle qu’est la monstration macabre des tourments endurés et permettant de faire de toutes morts, de toutes pertes et/ou de toutes défaites, une victoire (Chouraqui, 2018, p. 136). En effet, même si le culte des personnes considérées martyres − en continuité avec celui des héros[48] − était et demeure un culte funéraire (Baslez, 2021, p. 17-18), il n’en demeure pas moins que la victime, par son encensement, avait et a toujours une deuxième vie où elle était/est justement « victorieuse », voire glorieuse parce que glorifiée. Autrement dit, une réception incluant une relecture des événements et une production d’histoire alternative peut transformer le massacre de personnes innocentes en aller simple pour leur « immortalité mémorielle » (Baslez, 2021, p. 14). En ce sens, il y a longtemps que la martyrologie fait, avec plusieurs trépassés, des survivants symboliques et a par conséquent flouté les frontières entre vie et mort, mais aussi entre privé et public[49], réalité et fiction.

Si aujourd’hui, la plupart se représente les personnes martyres comme des chrétiennes et des chrétiens jetés en pâture aux lions dans la Rome antique, il n’en demeure pas moins qu’il y a désormais plus de personnes tuées pour leur foi que depuis de nombreux siècles – et certainement plus que par les Romains[50]. Compte tenu de la déclaration des parents de Foley et de l’importance qu’a pour eux la foi catholique, certains ont supposé que « Jim » partageait cette dernière avec eux et devait donc être considéré comme quelqu’un mort pour sa foi[51]. D’autres ont affirmé qu’il était plus que croyant, ainsi qu’un essai écrit par lui en 2011 pour le magazine des anciens élèves de son alma mater dirigée par des jésuites, le laisse entendre. « Foley y parlait avec émotion de sa foi dans la prière, et en particulier de son recours au rosaire pour le soutenir… C’est également le coeur de son message envoyé depuis sa captivité aux mains de l’État islamique » (Gibson, 2014).

Il faut ajouter ici qu’on pourrait parler de martyre pour maintes victimes des terroristes amoureux du sang versé et de la mort, et ce, parce qu’elles sont cruellement torturées jusqu’à ce que mort s’en suive et, par la suite, « transfigurées » ou transformées par les récits faits a posteriori. D’ailleurs, de nos jours, les moyens pour que ces morts ciblés en raison de leur identité, religieuse ou autre, soient omniprésents foisonnent, puisqu’ils sont, pour une grande part, écraniques. En effet, les trépassés de notre ère de disponibilité d’attention outrepassant les heures contenues en une journée[52] persistent dans nos moniteurs : télévisions, ordinateurs et téléphones, miroirs sans tain par lesquels toutes et tous peuvent « fréquenter » leurs images, entendu que ce ne sont toujours que des spectres ou εἴδωλον[53], comme il en va avec la mort filmée, laquelle, même vraie, n’est toujours que l’image de la mort.

D’ailleurs, qu’on le veuille ou non, James Foley, comme maints et maintes autres, a été tué afin d’être utilisé comme image (Zagdanski, 2004, p. 213). Certes, d’un côté, cela annule certains effets recherchés des exécutions passées, dont la disparition de la personne condamnée et son potentiel oubli, mais de l’autre, cela a permis d’alimenter l’industrie martyrologique contemporaine chérie par les djihadistes de tout acabit. Ces derniers utilisent donc la puissance des images qui leur ont été offertes sur un plateau d’argent – on the silver screen – à des fins politiques comme armes de destruction massive de l’imaginaire. Dans cet ordre d’idées, et surtout parce que le terrorisme tire son nom de son utilisation des images pour troubler et/ou modifier les comportements, on peut affirmer que Daech a visé juste avec la mort-spectacle abordée dans le présent article. En effet, après que sa force apotropaïque ait tétanisé le monde[54], ainsi que sa censure quasi immédiate le met en lumière, elle a fait accoucher les écrans, mais pas que, de nombreux contre-témoignages. Je souligne que, hormis les pléthoriques réactions médiatiques et la page mémorielle sur Facebook, il existe désormais une avenue James Foley en Nouvelle-Zélande, une série de 33 peintures, Inescapable Truths, de Bradley McCallum, un documentaire, Jim: The James Foley Story (2016), ainsi qu’une fondation éponyme.

Comme certains l’ont souligné, « l’utilisation des médias sociaux par le groupe terroriste a amplifié le désarroi causé par la mort de James Foley[55] » et sa médiatisation outrancière a fort probablement augmenté les réponses à cette dernière. Soulevant nécessairement des enjeux relatifs au regard – lui seul nous mettant en rapport avec cette disparition qui, par son enregistrement et sa diffusion sur Internet, n’en est plus vraiment une ou alors seulement dans la dimension intime, hors ligne – ce court clip et ce qu’il a engendré ont flouté bien des limites. De privé qu’elle aurait pu être, elle est devenue affaire publique. Et nombreux furent les ennemis de Daech qui, ainsi bombardés, se sont défendus avec d’autres images, puisque les médias ont enjoint le monde à condamner cette répugnante mise en scène de propagande en ne contribuant pas à sa diffusion, mais aussi à honorer la mémoire de James Wright Foley avec des images de lui le montrant en train de faire ce qu’il aimait le plus : nous informer[56]. Or, comme le soutient Salazar, répondre à un montage par un autre montage est une erreur (2017, p. 70), peut-être un peu parce que ceux offerts en guise de résistance au « discours » de ces hommes en noir alimentaient la foisonnante martyrologie contemporaine.

En ce sens, on peut dire qu’un grand nombre d’individus ont joué le jeu de ces terroristes, lesquels ont réussi à les entraîner à leur suite dans ce monde qu’ils valorisent, leur ont permis d’atteindre un de leurs objectifs. Ainsi, à l’instar des caméras, l’opérateur symbolique qu’est le martyre tourne depuis à plein régime, profitant de l’engouement pour les écrans ainsi que pour les personnes « survivantes ». Il ne faut toutefois pas oublier que la vidéo de James Foley n’est qu’une goutte d’eau dans l’océan où se noient aussi les Maccabées, ces premiers martyrs de l’histoire qui perdurent dans différents artefacts, et une multitude de saintes et de saints. La vidéo, même censurée, n’en est pas moins « acte d’inscription qui produit une trace » (Cohn, 2016, p. 71-72), brique supplémentaire à cet édifice bimillénaire ou à cette route au bout de laquelle toutes et tous doivent baigner dans leur sang, du moins dans le discours du meurtrier cagoulé[57]. C’est, qu’on le veuille ou non, le genre de mort où il y a une vie, certaine, après. Les limites de l’une et de l’autre étant floues… comme si nous étions perpétuellement dans un film[58].