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Les animaux élevés à des fins de production (alimentation, peausserie, etc.) ont longtemps été amenés vivants, puis abattus à l’étal du boucher à la vue de tous les passants. La mort animale est ensuite massivement écartée du regard dès lors qu’on met en place l’abattoir au 19e siècle; bien que des pratiques paysannes perdurent, elles tendent peu à peu à se marginaliser (Agulhon, 1981; Giedion, 1980; Young Lee, 2008). Ce principe d’industrialisation de la filière est un des témoins les plus puissants de la mise en place du capitalisme, en même temps qu’il révèle les errements de ce modèle économique (Bolmain, 2014). On va rationaliser les taux de production et augmenter les profits, tandis qu’un impact éthique et sanitaire est également attendu. Mais dans le même temps, on ferme la porte sur le fonctionnement de ce système qui prend bientôt la forme d’une boîte noire : pendant près de deux siècles, il n’est plus possible de savoir ce qui se passe à l’intérieur et plus personne ne veut voir, ni ne veut savoir. Désormais l’abattoir est à l’écart, presque considéré comme inexistant. Il participe, dans l’ombre, au fonctionnement d’une société qui a fait le choix d’exploiter industriellement les animaux de rente (Dessors et De Gasparo, 2009; Ferrières, 2015 [2002]; Rémy, 2009a; Rémy, 2009b).

Mais le monde change et, dans un contexte de préoccupations grandissantes concernant la vie et la mort des animaux (animaux de rente bien sûr, mais aussi animaux sauvages, de spectacle ou dans les zoos), des actions sont de plus en plus fréquemment menées par des organisations militantes (269Life, Fondation Brigitte Bardot, Sea Shepherd, etc.) ou politiques (en France, le parti animaliste a obtenu 2,2 % des suffrages aux élections européennes de 2017, ce qui est plus que certains partis emblématiques comme Lutte ouvrière – 0,8 % – et quasiment identique au Parti communiste – 2,5 %[1]). À partir des années 2010, le « problème animal » devient progressivement l’affaire de tous (Boukala et Givre, 2019). En France, l’association de lutte contre la maltraitance animale L214 est probablement celle qui a le plus fait parler d’elle sur la période. Son nom n’a pas été choisi au hasard. Il fait référence à la série d’articles L214 du code rural rédigé en 1976 concernant la condition animale, en particulier le premier article qui désigne les animaux comme des « êtres sensibles[2] ». Son objectif est de rendre visible et de médiatiser cette partie du code en même temps qu’il convient de la dénoncer, car les membres de l’association considèrent qu’elle n’est pas respectée : selon eux, les élevages et les abattoirs ne prennent pas suffisamment en compte le bien-être et la sensibilité des animaux (Del Amo, 2017).

L’action de l’association repose sur l’usage de la vidéo et la conduite d’opérations médiatiques consistant, d’abord, à transgresser la loi pour filmer illégalement dans les élevages et les abattoirs[3]. Les militants propagent ensuite cette information sur Internet. Le principe est celui de la publication de leurs vidéos sur les chaînes YouTube ou Vimeo de l’organisation, de leur reprise sur son site et de leur diffusion via les réseaux sociaux (en particulier Facebook et Twitter). On le voit : l’objectif est clairement d’utiliser les potentialités du numérique et d’Internet pour favoriser l’émergence d’une nouvelle question de société autour de ces contenus et d’encourager les échanges à leur propos (Cardon, 2013). Une relation entre technologies du numérique et mort animale (il n’est même pas question ici de parler de dénonciation et/ou de militantisme) n’a pas encore fait l’objet de recherches nombreuses dans l’aire francophone[4].

La puissance évocatrice de ces images a rapidement alerté les milieux médiatiques qui s’en sont emparés pour les diffuser à leur tour sur leurs canaux (presse papier, presse en ligne et télévision). Cette mécanique, décrite par Luc Boltanski dans sa Souffrance à distance (2007 [1993]), était désormais engagée. Pourtant, peu de médias s’étaient préparés à l’émergence de ces nouveaux discours vidéographiés. Ils ont donc dû les domestiquer dans des temps courts (Dagiral et Parasie, 2010). Par ailleurs, le rythme des publications devenant extrêmement soutenu en contexte numérique (Beuscart, Dagiral et Parasie, 2016, p. 118), les réalisations des médias eux-mêmes ont rapidement été marginalisées au profit du réemploi de matériaux préexistants. Ainsi, des ressources produites par des tiers comme L214 – pour ce qui nous concerne ici – ont été de plus en plus régulièrement réutilisées, insérées dans des articles ou proposées au visionnage.

La désormais célèbre vidéo Abattoir made in France publiée sur la chaîne YouTube de L214 le 22 février 2016 fait partie de ces contenus qui ont connu une importante audience permise par sa circulation sur le Web, mais surtout sa réutilisation dans les médias, celle-ci offrant un sujet d’actualité de première importance au moment où elle est mise en ligne[5]. Le pays tout entier y découvre, effaré, les maltraitances auxquelles sont exposés les animaux dans les abattoirs avant leur mise à mort. Le phénomène n’est probablement pas nouveau. Mais maintenant qu’il a été rendu visible, il n’est plus possible de fermer les yeux.

Avec cette vidéo et d’autres réalisées par L214, le fonctionnement de l’industrie de l’élevage et de l’abattage est maintenant dévoilé au grand public (les conditions de mise à mort des animaux étant bien connues dans le monde de la recherche : Rémy, 2004; Muller, 2002). Une conscience citoyenne émerge alors autour du droit au bien-être des animaux conduisant immanquablement, et par effet de réciprocité, à soulever la question du bien manger et du bien-être chez les êtres humains. Plus largement, cette problématique vient alimenter un nouveau paradigme qui prend forme au tournant du 21e siècle et qui consiste à entretenir un rapport de défiance à l’égard du monde industriel, maintenant qu’il est donné aux femmes et aux hommes de « voir le capital », comme le souligne joliment le titre d’un livre de Susan Buck-Morss (2010) traitant des représentations visuelles de la société capitaliste contemporaine. Ainsi, à partir d’un principe de dénonciation des conditions de vie et de mort des animaux dans les élevages et les abattoirs, c’est maintenant tout le système capitaliste qui est interrogé. Voici une manière comme une autre d’entrer dans l’analyse d’un changement de société.

L’action de L214 peut être assimilée à celle de « tireurs d’alarme » comme Francis Chateauraynaud et Didier Torny les ont appelés en leur temps (1999) ou de « lanceurs d’alerte » comme on les identifie plus communément aujourd’hui. La définition qui en a été donnée dans la loi française Sapin 2 du 9 décembre 2016 sur la transparence, la lutte contre la corruption et la modernisation de la vie économique – inspirée de celle du Conseil de l’Europe – retient l’attention : il s’agit d’« une personne physique qui révèle ou signale de manière désintéressée et de bonne foi, une violation grave et manifeste […] de la loi […] ou un préjudice grave pour l’intérêt général » (Schmid, 2017). Ainsi, si une entité morale comme L214 ne peut pas être considérée, à proprement parler, comme lanceur d’alerte, dans les faits, la frontière est mince entre cette entité juridique et les figures de ses deux fondateurs, Brigitte Gothière et Sébastien Arsac, qui la représentent.

Je veux explorer ici le cas de l’alerte donnée par ces militants en posant la question de son impartialité. Pour cela, je me place dans une perspective socio-sémiologique attentive à la structure des vidéos et à leur contexte d’émergence, puis de circulation (Odin, 2011; Jeanneret, 2008). Je garantis également la neutralité axiologique de mon propos, n’ayant aucun intérêt pour l’action menée par cette association, sinon comme objet de recherche archétypal de changements de société en cours. L’analyse repose (1) sur une consultation exhaustive des vidéos réalisées par L214 entre 2015 et 2019, hébergées sur YouTube ou Vimeo, puis encapsulées sur leur site Internet; (2) sur l’exploration exhaustive des articles de presse issus de trois grands quotidiens nationaux français (Le Figaro, Le Monde et Libération) sur la même période[6]; (3) sur l’écoute et la lecture des comptes rendus de séances à l’Assemblée nationale et au Sénat entre 2016 et 2017, période durant laquelle une commission d’enquête sur les conditions d’abattage des animaux de boucherie, puis une procédure législative se sont tenues.

Dans cet article, je présente dans un premier temps la structure de l’alerte lancée par L214 et j’interroge spécifiquement la place que les technologies numériques occupent pour dévoiler les conditions de mise à mort des animaux de rente dans les abattoirs (captation des images, analyse et montage, puis publication sur Internet). La deuxième partie décrit le rôle que jouent les médias dans l’authentification et la mise en circulation de l’alerte, mais aussi la mise en visibilité auprès du grand public des conditions de mise à mort des animaux dans les abattoirs. Le troisième et dernier mouvement concerne les ressorts émotionnels de l’alerte : sentiments d’effroi, de mensonge ou encore de peur que ces vidéos peuvent générer et qui favorisent la mobilisation des médias, des pouvoirs publics et de la population à leur propos. De manière générale, cette proposition – qui s’inscrit dans le champ des études en communication (Almiron, Cole et Freeman, 2016) – est une contribution à une réflexion sur le statut des images dévoilant les conditions de mise à mort des animaux (Givre, Franck et Gardin, 2019).

Dévoilement des conditions de mise à mort des animaux dans les abattoirs à l’aide de la vidéo

Le lanceur d’alerte est souvent un professionnel expert dans un secteur (médecin, membre d’un comité d’hygiène et de sécurité) ou un élu (maire, délégué syndical, représentant des parents d’élèves). Mais il peut aussi s’agir de citoyens qui ont des connaissances pertinentes et qui décident d’agir, soit individuellement, soit de manière organisée, comme c’est le cas pour L214 (Chateauraynaud et Torny, 1999, p. 32-33). La première préoccupation du lanceur d’alerte est d’attirer l’attention le plus massivement possible sur un danger ou une situation qu’il considère comme portant atteinte au bon fonctionnement de la société. Pour cela, il lui faut non seulement réfléchir à la forme que l’alerte adoptera mais aussi jouer sur la banalité du problème et sur son caractère inquiétant de façon à générer une « mobilisation collective » et évoquer le contexte propice à son émergence, lequel a créé les « conditions d’acceptabilité » de l’alerte (Chateauraynaud et Torny, 1999, p. 14-15).

Dans le cas de L214, il convient d’abord d’indiquer que l’industrie de l’élevage et de l’abattage tient une place importante dans le fonctionnement de notre société, et plus particulièrement pour notre alimentation. Il faut ensuite préciser qu’elle est sujette à des dysfonctionnements pour mobiliser l’opinion publique, car l’alerte constitue une véritable « mise à l’épreuve des dispositifs de veille et de gestion des crises déjà en place » : ici, ce sont des problèmes infrastructurels et des défaillances dans les contrôles sanitaires qui sont particulièrement pointés (Chateauraynaud et Torny, 1999, p. 15). La vidéo – comme moyen de lancer l’alerte – constitue donc une manière tout à fait ingénieuse d’agir, car elle permet de convoquer des preuves visuelles qui vont avoir un caractère éminemment mobilisateur.

La collecte des données est la première étape du processus. Elle peut être légale, comme le recueil de témoignages ou le rassemblement de données éparses contenues dans différentes sources. Elle peut également être illégale, comme la collecte de données confidentielles ou privées, ce qui expose alors le lanceur d’alerte à des représailles ou à un risque de condamnation si le processus est contraire à la loi, et ce, malgré l’importance sociale de l’alerte. Dans le cas de L214, ce sont les principes de l’infraction, du mensonge ou de la complicité qui président à la collecte des données. On dénombre quatre cas de figure :

  • le premier cas est celui où des membres de l’association entrent par effraction dans les élevages et les abattoirs pour filmer en caméra portée[7];

  • dans le deuxième cas de figure, ils installent des caméras cachées qu’ils viendront récupérer plus tard[8];

  • le troisième cas est celui où ils parviennent à se faire accepter ou recruter dans un élevage ou un abattoir et procèdent aux prises de vues directement[9] ou en installant des caméras cachées[10];

  • le quatrième et dernier cas de figure est celui d’un personnel d’élevage ou d’abattoir qui décide de devenir complice de l’association et de capter des images qu’il lui transmettra ensuite[11].

Le principe est celui du « pas vu pas pris ». Ainsi, des images captées illégalement entre juin 2015 et février 2016 dans l’abattoir du Vigan ont été utilisées à des fins législatives dans le cadre d’une commission d’enquête gouvernementale sur « les conditions d’abattage des animaux de boucherie dans les abattoirs français[12] » ou à l’occasion de procès intentés par l’association à l’encontre de plusieurs directions d’abattoirs[13]. Par contre, deux militants, dont le cofondateur de l’association, Sébastien Arsac, se sont fait appréhender par les forces de police en décembre 2016 alors qu’ils pénétraient par effraction dans un abattoir des Yvelines pour récupérer des caméras qu’ils y avaient cachées. Ils avaient été repérés et ils étaient attendus après qu’une des caméras se soit décrochée et qu’elle ait été retrouvée par terre par les équipes de l’abattoir. Cet incident leur a valu d’être condamnés à une amende pour violation de domicile quelques mois plus tard[14].

Il faut ensuite traiter et mettre en forme ces données collectées. Avec Internet, on aura vu un grand nombre de lanceurs d’alerte dans l’incapacité de réaliser ce travail, car les corpus sont trop volumineux[15]. Dans le cas de L214, le corpus est extrêmement réduit, à peine quelques épreuves de tournage captées furtivement. Ce travail de sélection des images et de montage est donc réalisé en autonomie. Ces ressources audiovisuelles vont cependant faire l’objet de longues analyses, pouvant prendre plusieurs mois, en compagnie d’experts, afin que le montage final soit incontestable. Les recommandations de Temple Grandin[16], experte reconnue internationalement sur ces questions, auront par exemple permis d’écarter des situations où les animaux (surtout les cochons lorsqu’ils sont gazés en vue de leur faire perdre connaissance avant qu’ils soient abattus) sont pris de spasmes et non de mouvements respiratoires, comme cela aurait pu être diagnostiqué dans un premier temps (Del Amo, 2017, p. 202).

La troisième étape consiste à trouver un moyen de mettre les données à disposition. Ici, les vidéos sont diffusées sur Internet, via YouTube, un principe nouveau et commun avec le numérique. À partir de là, deux canaux sont utilisés. Le premier est celui des réseaux propres à l’association. Depuis son site Internet ou ses comptes Facebook et Twitter, L214 met ses vidéos en circulation et s’appuie sur des relais de militants ou de sympathisants. Le deuxième canal est celui des médias traditionnels qui sont alertés et qui relaient les vidéos selon la mécanique de circulation de l’information en contexte numérique.

La quatrième et dernière étape consiste à accompagner l’alerte en répondant aux sollicitations des pouvoirs publics, aux questions des médias, en participant à des débats citoyens et en acceptant d’associer son image à la cause, car toute dénonciation induit nécessairement de revêtir les habits du dénonciateur (Boltanski, Darré et Shiltz, 1984). Ce qui n’est pas sans susciter de l’animosité et des conflits au sein de certains médias, de la part de certains industriels ou pour une partie de la population attachée à la consommation de viande : en effet, les militants de L214 n’auraient-ils pas un intérêt direct dans la production de signaux d’alarme? Une question que soulevaient déjà Francis Chateauraynaud et Didier Torny en leur temps (1999, p. 16). Cette position est vivement critiquée par certains autres réseaux militants animalistes, alors même qu’ils sont censés faire cause commune : on pensera en particulier à l’association 269Life qui conduit des actions violentes dans l’espace public (mise à mort fictive d’êtres humains[17] ou saccages de boucheries) aux antipodes du message de sensibilisation « modéré » qui est celui de L214 (débats, publication de vidéos informatives).

Utilisation des médias comme caisse de résonance

Toute information collectée par un lanceur d’alerte doit être vérifiée ou corroborée par un tiers avant d’être dévoilée. La place des journalistes est tout à fait centrale dans ce processus. Ils ont pour mission de définir un cadre de reconnaissance ou de mettre au jour des éléments conjoncturels qui vont permettre la validation des faits, afin que les données se muent en preuves[18] (Latour, 1989, p. 40). Dans le cas de L214, il y a deux choses qui préoccupent originellement les médias : la manière dont les images ont été captées et l’intérêt du sujet, en l’occurrence, la crise contemporaine de l’industrie de l’élevage et de l’abattage. Compte tenu de l’intense rapidité de circulation des informations grâce aux technologies en place et des impératifs médiatiques qu’il y a à obtenir des exclusivités, la reprise et le traitement de l’alerte sont devenus des quasinécessités. Ainsi, une fois qu’une information est reçue, elle est rapidement évaluée, puis déconfinée pour qu’elle sorte du seul réseau des experts (Chateauraynaud et Torny, 1999, p. 18). Dans le cas de L214, les médias vont ainsi reprendre les contenus vidéo eux-mêmes, soit en les insérant directement dans un article ou dans un sujet, soit à travers l’écriture d’un papier ou la réalisation d’un reportage y faisant référence.

De son côté, le lanceur d’alerte a pour mission d’accompagner le travail du journaliste, soit en répondant à ses questions, soit en lui indiquant les noms d’experts qui vont lui permettre de corroborer les informations. Dans le cas de L214, la dimension plutôt spectaculaire des images et le processus de leur collecte sont bien entendu des atouts pour l’association, car ils mobilisent rapidement les médias. Par ailleurs, cette alerte soulève une multiplicité de questions de société sur des sujets aussi variés que la maltraitance animale, l’alimentation, la santé, la souffrance au travail, les aberrations industrielles, etc. Enfin, elle ouvre une voie alternative aux discours institutionnels.

En contexte numérique, et spécifiquement avec l’utilisation massive des réseaux sociaux, la donne a quelque peu changé. La médiation d’une alerte peut être réalisée en autonomie, en dehors des canaux traditionnels de diffusion de l’information (presse écrite, radio ou télévision). Mais les risques de confinement de l’alerte sont grands, soit sous l’effet des comportements de certaines internautes qui vont consulter l’information sans la relayer, soit sous l’effet des algorithmes eux-mêmes qui vont automatiquement mettre l’alerte à l’écart. Ainsi, bien que des médiations alternatives puissent exister (L214 ne se prive d’ailleurs pas d’utiliser intensément les réseaux sociaux dans son action), l’utilisation de moyens institutionnalisés de mise en circulation de l’information reste primordiale. En effet, la focalisation des médias (journaux, radio, télévision) sur un sujet contribue très largement à sa visibilité. Ces derniers permettent ensuite d’asseoir la plausibilité de l’alerte et de garantir sa pénétration au sein de la population. Ils ont également une influence sur la manière dont le lanceur d’alerte lui-même va approcher son sujet dans le temps long. Le traitement médiatique d’une alerte contribue enfin à en dessiner les contours.

Cependant, les médias (en particulier les médias audiovisuels) font et défont les sujets à l’envie. L’élément primordial pour L214 est alors de se construire une identité visuelle et cela va se faire autour de la figure de ses cofondateurs qui vont totalement focaliser l’attention. On va pouvoir les interviewer, publier leur photographie pour incarner l’alerte, les inviter sur des plateaux de télévision, les entendre à la radio. Un principe fondamental de communication veut que, une fois l’alerte lancée, elle devient plus importante que le contenu même de l’alerte. C’est ainsi que Brigitte Gothière et Sébastien Arsac vont s’imposer comme figures tutélaires du mouvement et bientôt comme porte-étendards de la lutte contre l’Institute of Economic Affairs (IEA) en France.

La question fondamentale que pose ce processus est la suivante : peut-on se servir des médias sans y être assujetti? En effet, dans la société médiatique qui est la nôtre, il est difficile pour une organisation comme L214 de partager une vision du monde en rupture avec un modèle dominant (celui de l’industrialisation de la production alimentaire, mais aussi des cosmétiques, de l’habillement, etc.) sans risquer de voir son propos manipulé, déformé ou même trahi par certains journalistes. En effet, les militants n’ont pas leur mot à dire sur le traitement médiatique de leur action et la couverture médiatique de l’alerte (notamment parce qu’elle est marquée du sceau de l’urgence), ce qui peut être préjudiciable pour eux.

C’est la raison pour laquelle de nombreux intellectuels, idéologues de gauche et personnalités des mouvements militants brocardent régulièrement les médias et particulièrement le média audiovisuel. Celui-ci est considéré comme particulièrement aliénant dans sa forme dominante, parce qu’il mobilise toujours les mêmes ressorts argumentatifs (enchaînement rythmé et répété de courtes séquences, mouvements, saturation sonore ou encore limitation des ellipses). Une réponse au risque d’assujettissement médiatique de l’alerte est à trouver chez ceux qui ont su tirer parti de la puissance évocatrice du média audiovisuel, à l’instar de L214 qui maîtrise la production des contenus et leur circulation, mais aussi s’adapte au rythme effréné des médias, allant même jusqu’à leur imposer son propre calendrier. Ces « médiactivistes », comme les appellent Dominique Cardon et Fabien Granjon (2010) pour désigner ceux qui utilisent les médias pour l’action, ont précisément pour objectif de tirer parti de leurs potentialités pour faire exister leurs revendications.

On le voit : les technologies numériques ont clairement permis de renverser le vieux modèle contre-hégémonique issu de la tradition marxiste pour organiser une présence singulière et multiforme, utilisant plusieurs canaux, que Michaël Hardt et Antonio Negri ont conceptualisés sous le nom de « multitude » dans leur ouvrage Empire (2004 [2000]). Les multitudes sont des individus, des ensembles sociaux ou certaines formes d’organisations qui ne mènent pas de lutte frontale sous peine de créer des contre-propositions consensuelles que le pouvoir serait tout à fait capable de se représenter. Elles soutiennent, au contraire, des interventions diffuses, complexes et toutes uniques. C’est ce à quoi aspire L214 en diffusant ses contenus sur ses réseaux, en pleine autonomie, sans pour autant tirer un trait sur la nécessaire collaboration des médias qui agissent comme d’incontestables caisses de résonance.

C’est une certitude et cette recherche le montre : sans les médias institués (presse écrite, radio, télévision), pas de mobilisation massive autour de l’alerte. En effet, L214 peut certainement toucher directement des personnes engagées autour de problématiques alimentaires (végétariens ou véganes, notamment), aussi bien que des personnes issues des rangs de la gauche anticapitaliste parce qu’elles se sentent concernées et elles participent à la construction de leurs réseaux d’information. Mais pour mobiliser des omnivores convaincus, ainsi que des personnes ayant une vision libérale ou conservatrice de la société qui souhaiteraient maintenant voir les conditions d’élevage et d’abattage évoluer, la place des médias institués est tout à fait centrale pour leur apporter cette information.

Exposition des preuves visuelles de la souffrance et de la mort

L’ampleur du débat qui s’est installé autour de ces vidéos, puis la quantité de reportages ou de publications qui ont suivi, font en sorte que quiconque aurait voulu éviter d’être confronté à cette question en est empêché, et ceci quel que soit l’intérêt qu’on lui porte : accord, désaccord ou indifférence. En usant de « violence symbolique » par le choc que les images produisent, L214 a réussi à mobiliser les affects des regardeurs et sortir la question de l’IEA de l’ornière de la fatalité de l’Histoire. En effet, après avoir généré de la satisfaction (sentiment d’abondance des produits carnés, confiance et sentiment de sécurité sanitaire), le système industriel de l’élevage et de l’abattage des animaux est devenu un sujet d’inquiétude et même de rejet. Mais comment les militants de L214 sont-ils parvenus à leurs fins?

Il a bien évidemment fallu accumuler des indices à l’écran pour façonner un discours, mais il a aussi été question de toucher la sensibilité des publics (Baldin, 2014; Goodwin et Jasper, 2003, p. 131). Pour cela, l’association a d’abord choisi d’appuyer le principe de claustration qui caractérise cette industrie de l’élevage et de l’abattage en rendant visible une somme de stigmates systémiques qui interrogent l’exploitation industrielle des animaux et en particulier les dispositifs techniques qui génèrent de la promiscuité, des blessures ou encore de la peur (enclos, camisoles, couloirs de circulation étroits, cuve à gazage, etc.). Des images-forces dévoilent ainsi des pratiques violentes tenues à l’écart des yeux du grand public depuis plus de deux siècles.

Le bubon ou la plaie sur le corps de l’animal rendus visibles par ces images deviennent maintenant les stigmates de pathologies contagieuses pour l’être humain. La proximité maintes fois rejouée des corps morts et des corps vivants devient le signe que cet environnement industriel offre un terreau fertile à la transmission de maladies. Des images qui sont bientôt renforcées par de nouvelles prises de vue sur des essaims de mouches tourbillonnant autour de corps morts, des cadavres en décomposition abandonnés dans des recoins des hangars d’élevage, des déjections sur les caillebotis, des parasites qui grouillent ou la crasse sur les murs. Autant de signes dont on sait qu’ils sont vecteurs de maladies souvent graves et de problèmes sanitaires de grande ampleur. Les prises de vue sur des produits vétérinaires renforcent la constitution d’un imaginaire de la transmissibilité des maux de l’animal à l’être humain. La plupart de ces produits semblant traîner et même être abandonnés renforcent l’inquiétude, car on est loin de l’image aseptisée et clinique qu’on attend vis-à-vis de ce type de produits.

Des images qui montrent des fragments de réalité inconnus du grand public et dont l’objectif est de toucher sa sensibilité. Un rapport émotionnel à la souffrance et à la mort animales résonne bien au-delà de ce qui est visible, car la visualité est intrinsèquement « polycentrique », c’est-à-dire qu’il y a une multiplicité de perspectives selon laquelle le contenu visuel peut être regardé, et que la vue est aussi contaminée par le travail des autres sens, elle est touchée par des représentations, des discours ou encore des règles (Shohat et Stam, 1998, p. 45-47).

L’autre sens qui est ainsi touché est l’audition, car « on ne voit pas la même chose quand on entend; on n’entend pas la même chose quand on voit » (Chion, 1990, p. 3; c’est nous qui soulignons). Dans les vidéos de L214, les sons jouent comme autant d’indices de la souffrance, de la maltraitance et du caractère impropre à la consommation de la chair d’animaux. On mentionnera, par exemple, le bruit assourdissant que génèrent les piaillements simultanés de milliers de poussins dans les couveuses, les cris de ces agneaux jetés par-dessus un balustre par cet opérateur malveillant ou les hurlements de ces porcs en train de descendre dans une cuve à gazage[19].

Il y a également le montage qui appuie ce phénomène. On pense à la vitesse ou au contraire la lenteur des séquences vidéo qui vont toucher les sensibilités. On pense encore au caractère voyeuriste des plans-séquences en prises de vue subjectives ou en caméra cachée qui vont avoir un impact émotionnel. Il y a enfin le hors-champ qui assoit le caractère clos des élevages et des abattoirs. Il suggère que les images ont pu être tournées à côté de chez soi, ce qui a pour effet de mobiliser l’attention et toucher d’effroi. Ces rapports d’échelle entre l’intérieur et l’extérieur, ce qu’on voit et ce qui est suggéré, la distance et la proximité d’avec son intimité personnelle, sont autant de caractéristiques qui façonnent le rapport émotionnel des publics à ces vidéos. Mais il y a également tout ce qu’on sait ou qui nous est indiqué en voix over et qui est absent à l’image : par exemple, les responsables des abattoirs ou les services vétérinaires, dont on sait qu’ils sont pourtant présents dans ces lieux et qui n’apparaissent jamais à l’écran.

On voit donc qu’il existe un ensemble de structures normatives et de représentations iconiques de la vie animale qui sont communément partagées par les êtres humains et qui façonnent leurs représentations parce qu’elles y sont profondément ancrées. Et les vidéos de L214 appuient précisément à cet endroit, selon un principe d’analogie antagoniste qui permet le surgissement de ce qu’on appellera, à la suite de Christophe Traïni (2012, p. 53), un « dispositif de sensibilisation ». Ce dispositif

désigne l’ensemble des supports matériels, des agencements d’objets, des mises en scène, que les militants déploient afin de susciter des réactions affectives qui prédisposent ceux qui les éprouvent à s’engager ou à soutenir la cause défendue. Les dispositifs de sensibilisation mis en oeuvre par les entrepreneurs de cause fomentent souvent de larges éventails d’émotions qui favorisent plusieurs des processus indispensables aux processus de mobilisation collective.

Préconisation d’une action non violente et obtention d’avancées par les voies réglementaires

Les technologies numériques permettent aujourd’hui à des groupes militants comme L214 d’alerter la population, les médias et les pouvoirs publics en façonnant, en partageant ou encore en promouvant des contenus de manière autonome. Cette manière de faire rend compte d’une réalité nouvelle : la question politique, loin d’être concentrée entre les mains des seuls politiciens, est bel et bien dispersée au sein de la société. Grâce aux outils numériques, il est maintenant possible de maintenir une tension permanente et continue pour faire bouger les lignes dans le respect du modèle démocratique. C’est également un moyen de repenser l’action militante, de nombreux mouvements ne cherchant plus nécessairement à se réaliser dans une révolution politique et sociale, mais au contraire dans des formes de libération démocratique, car ils ont acté que l’opinion publique majoritaire est rarement du côté des agitateurs ou des faiseurs de troubles.

Du point de vue théorique, il apparaît donc que L214 a clairement fait le choix d’une posture dite de « guerre de position » décrite par Antonio Gramsci (2012 [1930-1935]) comme principe préférable à la « guerre de mouvement » dès lors qu’on engage une lutte contre une hégémonie culturelle (ici, le capitalisme industriel symbolisé par l’IEA). En effet, les militants de l’association n’adoptent pas frontalement la voie du conflit idéologique. Ils essaient, au contraire, de progressivement se rallier la cause de différents groupes sociaux et d’obtenir des avancées par les voies réglementaires. Pour cela, ils participent à des manifestations, des émissions radio ou de télévision pour diffuser une parole de fermeté, mais sans violence, malgré la dureté des contenus des vidéos qui sont diffusées sur Internet[20]. Voici une attitude de compromis que ne partagent pas d’autres structures comme 269Life – il en a été question ici – qui prônent la « désobéissance civile », peut-on lire dans le journal Le Monde[21]. Cette posture donne à L214 un écho médiatique sans équivalent et s’inscrit en rupture avec le militantisme animalier le mieux connu en France jusqu’alors (celui de la Société Protectrice des Animaux ou de la Fondation Brigitte Bardot) dont les actions ont toujours assez peu mobilisé, malgré le capital sympathie qu’elles ont accumulé au sein de la population, en particulier grâce à l’émission télévisuelle « 30 millions d’amis » qui a relayé leur parole pendant 40 ans, de 1976 à 2016.

C’est ainsi que les militants de L214 sont parvenus, en tout cas, à responsabiliser les pouvoirs publics dès 2016, ces derniers ayant été forcés à réagir à travers la mise en place d’une commission d’enquête sur « les conditions d’abattage des animaux de boucherie dans les abattoirs français », puis l’écriture d’un rapport qui a donné une place de choix à la question du « contrôle vidéo » (c’est la terminologie qui va être explicitement employée). Ce principe de « contrôle vidéo » répond à trois objectifs : il est d’abord envisagé comme une solution de surveillance, ensuite comme un moyen de régulation d’éventuelles pratiques déviantes ou mal adaptées et, enfin, comme un outil de formation des personnels des abattoirs. Un projet d’installation du « contrôle vidéo » dans les abattoirs entérine aussi l’idée qu’une association militante ne peut pas se substituer aux obligations des pouvoirs publics et qu’elle doit rester dans son rôle de lanceur d’alerte. Cependant, si une proposition de loi intégrant ce principe de « contrôle vidéo » est mise au vote de l’Assemblée nationale en janvier 2017, puis validée en première lecture avant d’être écartée par la nouvelle majorité La République en marche (LREM), suite à l’élection du président Emmanuel Macron en mai 2017, il n’en reste pas moins vrai que les pouvoirs publics français sont entrés dans une dynamique de reconnaissance des lanceurs d’alerte autour de l’affaire portée par L214, à la fois par la rapidité de leur réaction, mais aussi le dialogue fertile qu’ils auront installé avec l’association.