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François Dumont, spécialiste de poésie et poète, poursuit sa réflexion fondatrice sur la forme colligée que proposait en 1999 le riche collectif La Pensée composée[1], sur l’exemple du recueil d’essais québécois. De la même manière, plus qu’une réflexion théorique suivie, le volume constitue un recueil d’études sur cinq poètes québécois – de Saint-Denys Garneau à Pierre Nepveu –, que complète un sixième chapitre synthétique sur la forme anthologique. L’ambition première des articles rassemblés est de livrer une exploration de nouvelles manières de lire cinq grandes figures de la poésie québécoise. Le chapitre d’ouverture offre ainsi, à travers une analyse critique du recueil posthume d’Hector de Saint-Denys Garneau (Les Solitudes, constitué en 1949 par deux amis du poète, Jean Le Moyne et Robert Elie), la restitution d’un projet poétique autonome partiellement travesti, originellement marqué par une définition laïque de la poésie et « l’ambition d’accéder à une autre subjectivité » (page 17) que celle qui marque l’expérience, hors poème, de la transcendance religieuse. Chaque étude fait une large place à la lecture commentée, d’une manière à la fois claire et précise qui répond parfaitement aux voeux formulés par l’auteur dans son introduction : « s’adresser à des lecteurs qui ne soient pas forcément familiers de la poésie » (page 6).

Mais l’autre intérêt de ce petit volume – et ce qui justifie le rassemblement de ces études dont une seulement est inédite – tient à l’efficacité des propositions d’approches théoriques lancées, chacune à partir d’angles variés. L’intelligibilité et la force des formules compensent l’absence de théorisation approfondie et incitent le lecteur à poursuivre pour lui-même la réflexion. L’étude consacrée à Garneau réaffirme l’existence d’une « écriture éditoriale », l’expression pouvant désigner à la fois la poétique du recueil – qui est celle de Garneau – et l’intervention allographe, dans la poésie elle-même et dans son interprétation, que représente l’édition posthume. Le second chapitre considère lui aussi la poétique compositionnelle des différentes versions du recueil de Gaston Miron, L’Homme rapaillé, en termes assez classiques de cycles, concordances et discordances, instabilités et contradictions. Mais « l’atelier du rassemblement » propose une étape supplémentaire en approfondissant l’interrogation sur les liens entre travail poétique et travail d’organisation d’une matière dispersée, entre recueil et fragment – la « pierre d’angle » (page 28) de Miron s’opposant à la relique de l’esthétique moderne telle que décrite par Pascal Quignard –, entre recueil et livre impossible ou repoussé. Il propose également une autre figure de l’ami-éditeur, plus proche du collaborateur que de l’hagiographe. L’écriture plurielle du recueil se trouve alors reliée à l’idée de communauté qui, parce qu’elle fait le lien entre le poétique et l’idéologique, constitue l’apport le plus fécond de ce livre aux études sur le recueil. L’histoire des éditions successives (anthumes) de L’Homme rapaillé est donc aussi, à travers les préfaciers et collaborateurs successifs de Miron (dont Jacques Brault et Pierre Nepveu, qui feront l’objet des chapitres trois et cinq) et à travers ces autres formes de recueil que sont les collections éditoriales, celle d’une réinterprétation de l’identité québécoise et de la « situation du livre et de la littérature québécoise » (page 34) en Amérique, des possibilités, aussi, de l’action collective de la poésie.

Ce sont les études suivantes qui vont poursuivre de façon soutenue le fil éthique et politique de l’identité. L’histoire de la poésie québécoise dans la seconde moitié du xxe siècle est très largement liée à des enjeux nationaux dont le volume permet de rappeler deux grandes étapes : la « poésie du pays », « humaniste et nationaliste », soutenue par le mouvement de l’Hexagone du début des années 1950 aux années 1960, et la génération qui commence à s’imposer au début des années 1970, celle de « l’anti-lyrisme », du « formalisme et de la contre-culture » (page 81). L’étude de la « poétique pluraliste » de Nepveu comme celle de la notion de « nontraduction » sur laquelle Brault fonde, en 1975, le recueil Poème de quatre côtés situent les deux poètes dans l’histoire de la poésie québécoise tout en développant la singularité parfois subtile de leurs positions identitaires. L’étude sur Brault est peut-être la plus riche en termes d’ouvertures problématiques et conceptuelles. Examinant le cas d’un livre constitué de traductions de poètes anglophones, elle pose en des termes nouveaux l’hétérogénéité constitutive de l’écriture du recueil et la pluralité énonciative[2]. Le travail du recueil, travail de « nontraduction », apparaît clairement comme épreuve poétique autant qu’éthique : « Tous les textes sont amputés de leur titre, écrit Dumont, et débutent par la majuscule, exclusivement réservée au mot initial de chaque poème, comme ce n’est le cas ni chez les quatre auteurs anglophones ni dans les recueils antérieurs de Brault, ce qui marque l’élaboration d’une forme commune qui n’est attribuable à aucune des voix considérées isolément mais plutôt à la relation que crée le recueil » (page 50). Dans un contexte où le bilinguisme français/anglais est un enjeu idéologique fort, l’acte poétique de Brault – « ni appropriation, ni désappropriation », selon les mots du poète cité par Dumont (page 47) – repense « l’horizon politique en l’élargissant » et en « invers[ant] les visées nationalistes québécoises traditionnelles » (idem). Il rappelle également, dans cette « communauté des langages créée par le recueil », le lien entre parole poétique et intersubjectivité que souligne la conclusion de l’étude.

Le sixième et dernier chapitre, qui constitue la seule étude de synthèse, méritait lui aussi une nouvelle publication en volume. De façon remarquablement concise, il propose d’examiner la forme ambiguë de l’anthologie de poèmes, à la fois recueil affiché et négation de l’entité littéraire que représente le recueil, par le démembrement des ensembles qu’elle suppose et la reconstruction d’un contexte interprétatif. Sur l’exemple des anthologies de poèmes francophones contemporains (17 anthologies servent de référence), l’auteur met en évidence le statut ambivalent, voire tensionnel, de cette forme-genre. La première alternative, qui est aussi la plus fondamentale, configure la relation entre l’anthologie et l’objet qu’elle définit : « d’un côté la poésie représente la quintessence de l’art littéraire », de l’autre « l’expression privilégiée de l’esprit national » (page 101). Si cette alternative recouvre globalement l’opposition entre anthologies françaises et anthologies africaines, l’exemple de l’anthologie québécoise expose nettement la relation ambiguë entre « poéticité et nationalité », entre « répertoire d’un patrimoine » et « archéologie de la modernité » (idem). L’équivocité du genre tient alors au projet anthologique lui-même, là encore déterminé par deux orientations conflictuelles qui ne recouvrent pas le premier axe oppositionnel puisqu’elles « concernent autant la poésie que la nation » (page 106) : la préservation ou la transformation de la tradition[3]. Les trois dernières alternatives dégagées par Dumont – sélection des textes ou des auteurs, configuration thématique et chronologique, « représentativité » historique ou « valeur » littéraire – sont également étudiées dans leur interaction avec l’orientation idéologique, ce qui fait toute l’unité de cette étude.

La précieuse bibliographie peut être utilement complétée par une parution récente : Michel Murat, « Les anthologies françaises d’André Gide et Marcel Arland » (dans D. Alexandre (dir.), L’Anthologie d’écrivain comme histoire littéraire, Bern/Berlin/Bruxelles/Frankfurt am Main/New York/Oxford/ Wien, Peter Lang, 2011). On pourra regretter l’absence d’une introduction plus substantielle (ou d’une conclusion) qui aurait prolongé la réflexion. L’étude inédite sur Roland Giguère paraît en effet un peu moins forte que les autres : même si elle travaille aussi la relation de l’oeuvre à la « quête d’identité collective » (page 63), l’analyse des relations de la poésie et du récit paraît moins neuve, de même que la question des relations du texte et de l’image dans le recueil. Tel quel cependant, le livre fait apparaître la cohérence d’une pensée majeure sur la poésie et sur la littérature québécoise.