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Peu d’ouvrages à caractère politique ont la chance d’aligner autant d’astres dans les mois qui précèdent leur lancement pour étayer leur thèse. Au moment de sa parution en novembre 2014, Ici était Radio-Canada marquait le point d’orgue d’une année singulièrement éprouvante pour la radiodiffusion publique canadienne. La théorie du complot visant à démanteler Radio-Canada se galvanisait au fil des évènements. À l’intérieur des murs de Radio-Canada comme à l’extérieur, une importante crise de confiance à l’endroit du président-directeur général et du Conseil d’administration de la Société avait atteint son apogée. Pour Alain Saulnier, qui avait été remercié de ses services quelque 30 mois plus tôt – après 15 ans comme patron du service de l’Information [sic] de Radio-Canada, dont six comme directeur général aux Services français –, le contexte était optimal pour lancer son cri d’alarme. Rappelons brièvement la trame de fond.

En avril, CBC/Radio-Canada annonce une nouvelle ronde d’abolitions de postes et de réductions budgétaires. Plusieurs observateurs établissent alors une corrélation entre ces compressions et la perte de Hockey Night in Canada à CBC, annoncée cinq mois plus tôt. Le mois suivant, fait sans précédent dans l’histoire de Radio-Canada, plus d’une demi-douzaine de chefs d’antenne expriment publiquement leur inquiétude quant à l’avenir de la Société, et ce, en dépit du devoir de réserve auquel ils sont soumis comme journalistes à la SRC. En juin, le nouveau plan quinquennal annoncé par la Société confirme l’affaiblissement du diffuseur public par l’abolition de 1000 autres postes d’ici 2020, une présence amoindrie en région et la fin de l’émission Une heure sur terre, fer de lance de l’ouverture sur le monde que préconisait jusque-là le radiodiffuseur public. Fin octobre, c’est l’annonce de la fermeture du costumier de Radio-Canada qui enflammera l’opinion publique. Dans les semaines qui suivront la parution de Ici était Radio-Canada, le climat général restera chaud et sera marqué à la fois par la dénonciation publique de Charles Tisseyre à l’occasion de l’assemblée publique annuelle de CBC/Radio-Canada, qui connaîtra un fort rayonnement dans les médias sociaux, et par la grande manifestation publique à laquelle ont participé plus de 20 000 sympathisants à la cause de la SRC.

Situé dans un tel cadre contextuel, le livre de Saulnier profite d’un climat où l’alerte générale a déjà été déclenchée. On cherche à comprendre ce qui est en train d’advenir de cette formidable institution qui a longtemps été la forteresse culturelle et informationnelle des francophones du pays.

La double visée de l’ouvrage de Saulnier est noble : contribuer au sauvetage de la SRC, tout en développant un plaidoyer péremptoire en faveur du maintien d’une saine distance entre la CBC/Radio-Canada et le pouvoir politique. L’affirmation principale est sans ambivalence : c’est cette absence criante de saine distance entre le gouvernement fédéral, qu’il soit ou ait été dirigé par les Harper, Chrétien ou Trudeau (père), qui tire la SRC vers une lente et irréversible dérive.

Cavalièrement remercié, dira-t-il, l’auteur fait désormais partie de la totalité des 12 membres (sauf un de l’équipe de direction des Services français) qui auront quitté la Société ou auront été remplacés. Son récit, tout aussi teinté d’amertume puisse-t-il être, demeure néanmoins un témoignage des plus instructifs sur les modes de fonctionnement et de gestion de l’une des institutions culturelles les plus notoires du pays.

L’ouvrage de 275 pages est écrit dans un style simple, dynamique et sans fioritures, ce qui contribue à rendre la lecture agréable. On sent que l’auteur a l’habitude d’écrire des textes qui vont droit au but et qui informent. Je l’aurai lu d’un seul trait à l’ombre d’un olivier par une journée d’été. J’y ai trouvé une riche documentation qui trace la genèse de la radiodiffusion publique canadienne, son évolution, son imposant mandat, et qui mentionne au passage quelques-uns des personnages qui, aux yeux de l’auteur, en auront infléchi la trajectoire. Ce tracé historique débute en 1936 et fait état de l’inévitable enchevêtrement du politique, du réglementaire, du financement, du management, de la programmation et de la toujours épineuse question des ressources humaines et des choix de personnel, surtout des dirigeants.

Sur ce dernier point, d’ailleurs, le lecteur sera très bien servi. Un peu à la manière des déclarations-chocs entendues aussi bien à la commission Charbonneau qu’à celle qu’a dirigée l’ex-juge Gomery, Saulnier y expose comment, à diverses époques, certaines tractations pilotées par le gouvernement fédéral ont parfois abouti à la nomination d’individus à qui la SRC attribuait d’importantes responsabilités. Ainsi, Saulnier rappelle que l’ex-attaché de presse de Pierre E. Trudeau, Pierre O’Neil, fut un moment directeur général de l’ensemble des services de l’Information du réseau français ; qu’en vertu d’un programme de prêt de hauts fonctionnaires fédéraux, un membre du Conseil privé et un autre en provenance du Conseil du Trésor ont respectivement occupé les fonctions de directeur des affaires générales de la SRC et de directeur général des affaires institutionnelles. Devant de tels constats, il est difficile de ne pas s’interroger sur la notion de saine distance qui doit prévaloir entre le radiodiffuseur public et son principal bailleur de fonds : le gouvernement fédéral.

Tout au long de son récit, Saulnier salue ceux qui lui paraissent comme ayant été les grands architectes et les principaux artisans de la radiodiffusion publique canadienne et du service de l’Information de la SRC, longtemps reconnu comme un modèle de rigueur, n’en déplaise aux politiciens qui trouveront toujours quelque chose à redire sur la manière dont ils sont traités par les médias. C’est ainsi que la contribution de l’ancien ministre des Communications, Marcel Masse, est présentée sous une lumière très édifiante ; que l’ex-directeur de l’Information à la SRC, Marc Thibault, y est dépeint tel un colosse de la salle des nouvelles ; que Raymond David, ancien vice-président des Services français de Radio-Canada, y est représenté comme l’un des plus ardents défenseurs de l’autonomie du radiodiffuseur public ; que la loyauté des anciens présidents Juneau, Manera et Rabinovitch envers la mission de la SRC et les revendications de ces hauts dirigeants pour en protéger les moyens y sont louangées.

Il serait naïf d’interpréter la tourmente actuelle de Radio-Canada à partir du seul compte-rendu que nous en fait Alain Saulnier. Il y a dans cet ouvrage un inévitable parti pris qu’on ne peut et ne doit pas sous-estimer. Il ne peut en être autrement. Le titre même est évocateur d’une époque qui n’existerait plus : Ici était Radio-Canada. Ce biais résolument anti-direction actuelle de la boîte éclate au grand jour dans le libellé des deux derniers chapitres du livre : « Le style Lacroix » (chapitre 10) et « Le démantèlement » (chapitre 11). Est-ce une vendetta personnelle à laquelle se livre l’auteur pour dénoncer l’injustice dont il aurait fait les frais ? Possiblement, mais Saulnier est suffisamment stratège pour amener le lecteur au-delà de cette simple considération. Même s’il ne ménage aucun détail de la vie professionnelle d’Hubert Lacroix qui puisse ternir sa crédibilité comme chef de cette entreprise, Saulnier va plus loin en rassemblant l’essentiel de ce qui se dit sur la place publique à propos de l’avenir de la SRC. Saulnier fait l’effort d’expliquer sur quoi reposent les critiques, les réserves, les doutes et les interrogations qui circulent au sujet de ce monument de notre culture identitaire francophone. Bien entendu, on ne peut s’attendre de Saulnier qu’il couvre de lauriers Lacroix et ses collègues de la haute direction. Toutefois, si elles s’avèrent, plusieurs des observations énoncées par l’auteur donnent à penser qu’il pourrait y avoir apparence de complicité compte tenu de récentes décisions du gouvernement Harper, surtout celles relatives aux importantes réductions des crédits parlementaires imposées à la Société. À ce titre, il apparaît légitime d’espérer d’un dirigeant d’entreprise un certain parti pris envers l’organisation qu’il dirige, qui ferait en sorte qu’au lieu de se contenter d’annoncer à ses employés l’ampleur des coupures que lui administre le gouvernement, il trouve le moyen de les dénoncer.

Saulnier termine son ouvrage en prenant le risque de formuler quelques suggestions pour réaffirmer la pertinence de CBC/Radio-Canada et assainir ses modes de gestion et de fonctionnement. La plus osée est certes celle proposant de scinder l’entreprise en deux entités distinctes et indépendantes, fonctionnant dans chacune des deux langues officielles du pays. On voit d’ici les débats épiques qui porteraient sur la hauteur de ces financements alors que le poids des francophones au pays ne cesse de s’éroder. L’auteur y va également de propositions qui ont pour but de fixer le mode de nomination des présidents de chacun des deux réseaux et de mettre en place un mode de financement stable, réparti sur une période de cinq ans, et qui inclurait une formule de redevances comme c’est actuellement le cas en Grande-Bretagne. Saulnier préconise aussi l’établissement d’un plafond, pour les revenus publicitaires, qui se situerait entre 15 et 20 % du budget global de l’entreprise.

À n’en point douter, et en dépit des réserves énoncées précédemment, Ici était Radio-Canada constitue un ouvrage d’une indéniable utilité didactique aux niveaux collégial et universitaire. Je pense notamment aux programmes en communication, en journalisme, en sciences politiques, en sociologie, en droits des médias, en gestion et même en histoire. Le grand public et les nombreux défenseurs de Radio-Canada y trouveront également des motifs pour raviver leur foi en la valeur de la radiodiffusion publique.

Dans un monde idéal, nous aurions droit à la version des faits des principaux protagonistes auxquels s’en est pris Alain Saulnier, et ce, au terme de leur mandat actuel. Pour l’heure, et comme plusieurs le réclament déjà, pouvons-nous espérer un vaste débat public qui porterait sur le rôle que nous souhaitons accorder à notre radiodiffuseur public ? En cette ère de mégatransactions et d’acquisitions de toutes sortes dans le monde médiatique, plutôt que de « négocier » la radiodiffusion publique, ne pourrions-nous pas veiller à la protéger, comme un bien commun et patrimonial, libre d’intérêts politiques ou commerciaux ?