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La francophonie nord-américaine est un ouvrage de référence dont la publication représente un pas vers une étude inclusive de l’univers francophone dans les Amériques. Publié dans la collection « Les Atlas historiques du Québec » (PUL), il est le premier de la collection qui prend la langue parlée comme objet commun de populations diverses afin de les regrouper et d’en faire l’histoire. En plus des trois directeurs, cet atlas historique a pu compter sur plusieurs dizaines d’auteurs de différents horizons (36 en tout), des historiens et des géographes en passant par des sociologues et des ethnologues. La qualité de cette publication est indéniable, et il va de soi que sa lecture peut bénéficier à un public autant initié que débutant. C’est un livre qui a sa place autant sur la table à café que dans une bibliothèque académique.

L’ouvrage est divisé de façon chronologique en cinq périodes historiques majeures. Ces sections sont elles-mêmes divisées en courts articles traitant de différentes régions de l’Amérique du Nord. Chaque auteur écrit en adoptant un angle tantôt politique, tantôt social, etc., selon son champ d’expertise, et le mélange des approches est très heureux. Cet atlas est résolument humain et se concentre sur « les acteurs plutôt que les institutions » (p. 1), tout en mettant l’accent sur les mouvements migratoires de ces populations depuis le XVIIe siècle, ces mouvements qui expliquent la présence francophone, historique ou actuelle, à la grandeur du continent. Presque aucune parcelle territoriale nord-américaine n’est ignorée dans cet ouvrage, qui donne un des portraits les plus complets de la situation historique, géographique et identitaire de la francophonie américaine jamais publié.

Le premier chapitre explore les premiers foyers de peuplement francophone (1604-1763). Des zones bien connues, telles que l’Acadie, la vallée laurentienne et le Mississippi, y sont traitées, autant que des régions que l’on associe beaucoup moins aisément à la francophonie, comme Détroit ou la côte atlantique américaine. J’ai particulièrement apprécié l’article par Bertrand Van Ruymbeke à propos des migrations huguenotes (p. 59-63), la plupart très tragiques, des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles. Une importance est accordée à certaines populations de migrants qui eurent relativement peu d’impact démographique sur la population totale, mais dont les mouvements ont un intérêt historique certain. Notons tout de même que le terme « créolisation », utilisé dans un des sous-titres sans autre mise en contexte, pourrait en faire sourciller plus d’un.

Le second chapitre s’attarde à la période 1763-1860, pendant laquelle l’Amérique du Nord connaît de nombreux bouleversements territoriaux et pendant laquelle les francophones perdent peu à peu du terrain face à l’augmentation de la population anglophone. La description détaillée de l’histoire de la région du Madawaska (p. 73-77) par Béatrice Craig est particulièrement intéressante, puisque, tout en étant succincte, elle traite à la fois de l’économie, de la vie quotidienne et de sa situation par rapport aux régions environnantes, ce qui montre qu’il s’agit d’une région unique en son genre par, entre autres, sa situation frontalière.

Le troisième chapitre est le plus volumineux, autant en longueur qu’en contenu. C’est le chapitre sur les grandes migrations, celles qui expliquent en grande partie l’étendue territoriale de la présence francophone en Amérique du Nord. Dans ce chapitre, les statistiques, graphiques et autres cartes et tableaux aident le lecteur à comprendre l’ampleur des mouvements de population ayant eu lieu pendant la période 1860-1920. Le nombre de migrants d’origine spécifique est parfois détaillé à l’unité près, ce qui donne une bonne idée de la rigueur et de l’importance de la recherche derrière chacun des articles.

Le quatrième chapitre traite d’une période assez peu connue de l’histoire de la francophonie : les années 1920-1960. Les articles de cette partie traitent beaucoup de la « mutation identitaire » (p. 210) des francophones, puisque l’utilisation de la langue française elle-même est en déclin dans presque toutes les régions de l’Amérique du Nord. L’article d’André Magord (p. 211-213) à propos de l’implantation « illégale » des trois communautés terre-neuviennes historiquement francophones et de leur « survie » pendant le XXe siècle illustre bien les obstacles qu’a à surmonter toute population minoritaire établie dans un territoire donné.

Finalement, le cinquième chapitre dresse un portrait lucide et pertinent des communautés linguistiques et de mémoire francophones, qui sont toujours bien vivantes aujourd’hui. Le point de vue inclusif, qui met en lumière des francophones autant que des francophiles issus de l’école d’immersion, est nécessaire et reflète tout à fait la réalité de la plupart des communautés minoritaires. Encore une fois, les tableaux et les statistiques trouvés dans les différents articles contribuent à rendre limpide la situation sociale et linguistique de ces populations.

Le graphisme extrêmement léché de cet atlas le rend plutôt irrésistible pour les passionnés d’histoire, de langue française, mais également pour les pédagogues. En plus de superbes photos d’époque qui rendent la lecture beaucoup moins lourde, on retrouve des dizaines de cartes et de tableaux extrêmement accessibles, dont la majorité est originale, créée par l’équipe du CIEQ de l’Université Laval. De plus, la note finale de Marc Saint-Hilaire à propos des sources statistiques (p. 303-394), des bases de données et des fichiers géographiques est une heureuse addition confirmant la rigueur de l’équipe éditoriale, puisqu’un professeur ou un étudiant peut, en connaissant la façon dont les chiffres et les données ont été amassés, facilement adapter l’information à la méthodologie de sa spécialisation respective.

Le petit bémol que j’ai pu y trouver concerne l’absence d’un index, qui aurait pu faciliter la lecture de quelqu’un s’intéressant à un thème particulier, ainsi que l’absence (sauf à quelques endroits dans le chapitre 5) de références écrites par des linguistes spécialistes du fait français en Amérique du Nord ; certains travaux de linguistique historique et identitaire auraient, à mon avis, pu donner du poids à certaines des thèses avancées dans l’ouvrage. Bien entendu, cet atlas concerne autant les communautés linguistiques que les communautés de mémoire (p. 241), alors le nombre restreint de spécialistes du français dans la liste d’auteurs et de références peut peut-être se justifier.