Corps de l’article

Introduction

À travers le monde, les questions de l’accès et du contrôle des ressources et du territoire forestier se posent toujours avec acuité (Poffenberger, 2006). De nombreuses initiatives de foresterie communautaire ont été déployées au cours des dernières décennies afin d’accroître ou de formaliser la participation des collectivités à la gestion forestière (Schusser et coll., 2015). La foresterie communautaire dans son sens large englobe « toute situation dans laquelle des populations locales sont étroitement associées à une activité forestière… » (FAO, 1978, p.1). Dans le contexte canadien, la foresterie communautaire implique la participation d’une collectivité territoriale à la gestion forestière en terre publique ou privée, afin d’en accroître les retombées économiques, sociales et environnementales (Bouthillier et Dionne, 1995 ; Bullock et Hanna, 2012 ; Teitelbaum, 2016). Au Québec, plusieurs collectivités se sont mobilisées pour mettre en oeuvre des projets de foresterie communautaire, remettant ainsi en question la gestion forestière centralisée souvent favorable à la grande entreprise (Blais et Boucher, 2013). De telles démarches initiées par les acteurs du milieu visent ultimement la mise en oeuvre d’une gestion partagée des terres publiques, d’une cogestion entre ses parties prenantes, soit les collectivités, les entreprises forestières et les représentants de l’État.

Au Québec, des acteurs locaux et régionaux revendiquent de nouveaux modèles de développement qui favorisent une participation accrue des communautés dans la gestion de la forêt publique de leur territoire d’appartenance (Abanda et coll., 2016). Cette idée, avancée dès 1922 par Gustave Piché sous le vocable de forêt communale (Flamand-Hubert, 2017), s’est retrouvée à l’avant-plan sous le nom de forêt habitée dans les années 1980. Elle exprime l’objectif d’un développement territorial axé sur la forêt en fonction des intérêts et des valeurs des collectivités à même d’en bénéficier (Bouthillier et Dionne, 1995 ; Hudon, 2012)[5]. En 2010, l’adoption de la Loi sur l’aménagement durable du territoire forestier (LADTF) ramène à l’avant-plan l’idée d’une foresterie communautaire, cette fois-ci sous la dénomination administrative de « forêts de proximité ». Malgré la présentation des orientations ministérielles qui se rapportent aux forêts de proximité en 2015, il n’existe toujours pas de politique qui permettrait de déterminer le cadre de mise en oeuvre de telles initiatives, ou qui affecterait les ressources nécessaires à leur création.

Néanmoins, selon l’information disponible, les forêts de proximité envisagées correspondraient aux critères généraux de la foresterie communautaire – participation d’une collectivité, augmentation des bénéfices locaux – tels que définis notamment par Bullock et Hanna (2012), ainsi que Teitelbaum (2016). En effet, les orientations ministérielles sur les forêts de proximité énoncent l’objectif de déléguer à des organismes admissibles « un pouvoir de décision et certaines responsabilités liées à la gestion et à la mise en valeur de la ressource forestière sur le territoire public », ainsi que de « permettre un retour direct aux délégataires des bénéfices socioéconomiques tirés de la ressource forestière » (MFFP, 2015). De nombreux acteurs du milieu municipal voient ainsi dans les forêts de proximité l’occasion de relancer des projets de foresterie communautaire. Malgré les limites évidentes du soutien du gouvernement québécois envers la foresterie communautaire, plusieurs collectivités locales ont poursuivi le développement d’une foresterie axée sur les spécificités locales ou régionales. Les acteurs du milieu municipal se sont plus largement appropriés la dénomination gouvernementale de « forêt de proximité » dans leurs revendications[6].

Dans cet article, nous proposons dans un premier temps de faire un bref retour sur l’évolution récente des politiques publiques relatives à la foresterie communautaire sur le domaine de l’État au Québec. Nous présentons ensuite deux études de cas permettant d’apprécier des trajectoires régionales contrastées dans le contexte des plus récentes politiques. Pour chacun de ces cas, choisis en fonction de leurs caractéristiques, nous insistons sur le contexte institutionnel en matière de gestion partagée entre les collectivités territoriales et les autorités étatiques, soit celui de la cogestion. Nous définissons les institutions comme l’ensemble des règles formelles (lois, règlements, ententes, etc.) et informelles (habitudes de collaboration, négociations, confiance, etc.) qui assurent l’existence d’une organisation ou d’une initiative de gestion des ressources naturelles (Ostrom, 1990). Nous posons la question suivante : Est-ce que certaines formes d’innovation institutionnelle ont pu être déployées pour assurer la mise en oeuvre d’initiatives de foresterie communautaire ? L’innovation en matière de foresterie communautaire étant généralement essentielle afin de favoriser l’harmonisation des objectifs entre divers groupes de parties prenantes et la coordination des actions (Kasper et Streit, 1999).

Pour analyser le potentiel d’innovation au sein des initiatives de foresterie communautaire, nous mobilisons le concept de « bricolage » institutionnel (Cleaver, 2002) qui insiste sur la construction itérative et processuelle des mécanismes de gouvernance des ressources, alors que les acteurs ont recours à des pratiques formelles et informelles (Frey, 2017). Pour ce faire, nous abordons deux cas distincts qui démontrent des trajectoires de foresterie communautaire contrastées. D’abord, nous traiterons du cas de la MRC des Laurentides, qui illustre un exemple du modèle courant prévu par le cadre réglementaire, un modèle jugé a priori peu favorable à l’innovation institutionnelle : celui de l’entente de délégation de gestion forestière. En contrepoint, le modèle de la MRC de Maria-Chapdelaine est une initiative issue d’un processus de « bricolage » institutionnel ayant donné lieu à la création d’un modèle de foresterie communautaire original.

1. « Bricoler » des institutions pour la cogestion des forêts publiques

Sur les terres du domaine de l’État, toute initiative de foresterie communautaire nécessite des formes de collaboration poussées entre les collectivités et les représentants du gouvernement ou leurs mandataires. Considérant les multiples formes que peut revêtir la participation publique dans la gestion des ressources forestières, la cogestion, soit la gestion conjointe ou partagée, constitue la forme assurant une participation accrue du public (Beckley et coll., 2005). La cogestion est basée sur des liens verticaux étroits entre les parties prenantes de l’échelle locale et de l’échelle gouvernementale, intendant de la ressource (Berkes, 2009). Ultimement, la cogestion résulte de l’action collective, ce qui survient lorsque des parties prenantes se coordonnent afin de définir des règles et de mobiliser des ressources dans le but d’atteindre des objectifs communs en matière de gestion des ressources naturelles (Ostrom, 2004).

Plusieurs études insistent sur le rôle-clé de l’innovation institutionnelle pour implanter la cogestion en foresterie (Abrams et coll., 2017 ; Frey, 2017). Cependant, les contraintes à l’innovation, notamment le faible appui des autorités publiques envers les initiatives locales, y sont aussi clairement relevées. Cela serait dû, au moins en partie, aux faibles capacités d’adaptation de la structure organisationnelle gouvernementale, ainsi qu’à une rigidité procédurale limitant l’adoption de nouveaux concepts de gestion (Holling et Meffe, 1996).

Plusieurs analystes estiment que ces obstacles à la cogestion peuvent être surmontés grâce aux organismes pivot (bridging organizations), qui favorisent la coordination de l’action collective (Hahn et coll., 2006). Ces organismes sont définis par leur fonction, ils relient des acteurs agissant dans plusieurs secteurs d’activité, et sont situés à différentes échelles géographiques (Berkes, 2009). Ils prennent généralement forme à l’extérieur des cadres gouvernementaux, tout en faisant le pont avec des acteurs gouvernementaux, assurant ainsi une plus grande fluidité en matière de cogestion. Les organismes pivot résultent généralement de processus de « bricolage » institutionnel qui démontrent les capacités d’auto-organisation à l’échelle des collectivités et le façonnement d’institutions sociales pour la gouvernance des ressources naturelles (Franks et Cleaver, 2007).

Ainsi, pour soutenir notre analyse des deux modèles de foresterie communautaire étudiés, nous avons recours à une approche inspirée du courant de l’analyse critique institutionnelle. Il s’agit de considérer la capacité des communautés à réduire l’emprise du modèle de gouvernance centralisé souhaité par les paliers d’autorité supérieurs afin de façonner une structure d’action correspondant davantage aux attentes et aux aspirations locales (Cleaver et De Koning, 2015). Ce processus apparaît nécessaire afin de permettre aux acteurs des collectivités locales de façonner des institutions correspondant à leurs intérêts (De Koning et Benneker, 2012). Les recherches sur le « bricolage » institutionnel démontrent que la foresterie communautaire est favorisée par des structures de gouvernance polycentriques qui rassemblent plusieurs pôles situés à différentes échelles, et s’opposent ainsi aux modèles centralisés et hiérarchiques. Ces formes de gouvernance permettent aux initiatives forestières de s’intégrer dans un contexte socio-écologique complexe et évolutif (De Koning et Cleaver, 2012 ; Bissonnette et coll., 2018).

2. La cogestion en forêt publique est-elle possible au Québec ?

Si des formes de cogestion demeurent possibles au Québec, le cadre légal de l’aménagement des forêts insiste principalement sur le devoir de consultation des communautés forestières comme forme de participation préconisée (Gouvernement du Québec, 2019). Invoquer l’existence d’une formule de consultation pour assurer une place aux communautés locales ne répond cependant pas aux attentes affirmées depuis longtemps par les acteurs territoriaux en matière de gestion forestière (Bouthillier et Dionne, 1995). Néanmoins, la consultation permet des échanges d’informations qui peuvent améliorer la mobilisation de réseaux d’acteurs, et ainsi donner lieu à des initiatives nouvelles à l’intérieur des cadres formels selon la volonté et la capacité d’organisation de ceux-ci (Berkes, 2009).

Au Québec, il existe plusieurs mécanismes formels de cogestion qui prévoient un transfert de responsabilités aux organisations admissibles, qu’il s’agisse de municipalités, de municipalités régionales de comté (MRC) ou de communautés autochtones (MFFP, 2015). Ces mécanismes peuvent faciliter la mise en oeuvre de projets de foresterie communautaire. Dans le cadre de la Loi en vigueur, les autorités gouvernementales responsables de la forêt publique gèrent l’accès à la ressource ligneuse sur la base d’ententes qui visent à assurer l’approvisionnement des usines de transformation (GA, Tableau 1). Chaque usine de transformation a donc accès à un volume de bois provenant principalement d’une unité d’aménagement forestier, soit le territoire issu d’un découpage administratif servant à la gestion des ressources forestières. D’autres modalités d’allocation de bois (PRAU, Tableau 1) prévoient des ententes avec des organisations collectives, et portent sur des volumes de bois généralement plus restreints.

Dans les territoires forestiers publics se trouvant hors des unités d’aménagement, enclavés dans les municipalités ou à proximité de celles-ci, d’autres dispositions sont prévues, dont l’entente de délégation forestière (ED), la convention de gestion territoriale (CGT), le parc régional et, bien que cela ne soit toujours pas formalisé, la forêt de proximité (FP). Ces divers mécanismes permettent le transfert de certains droits détenus par les ministères responsables[7] sur les unités d’aménagement à une organisation municipale ou à une communauté autochtone (Tableau 1). Malgré les recherches sur les dynamiques de gouvernance qui favorisent une participation accrue des communautés autochtones en foresterie au Canada (voir Lawler et Bullock, 2019), il existe peu de travaux sur les formes que peuvent revêtir les démarches de cogestion au Québec en contexte non autochtone.

Tableau 1

Dispositions formelles d’ententes relatives à la gestion des ressources forestières avec des entreprises, des organisations municipales ou autochtones

Dispositions formelles d’ententes relatives à la gestion des ressources forestières avec des entreprises, des organisations municipales ou autochtones
Source : Ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs (2020). Les droits forestiers consentis. https://mffp.gouv.qc.ca/les-forets/amenagement-durable-forets/les-droits-consentis/

-> Voir la liste des tableaux

En l’absence d’une politique sur les forêts de proximité, le cadre formel en foresterie communautaire demeure toujours limitatif en terres publiques. Cependant, les recherches récentes sur la foresterie communautaire au Québec mettent en lumière de nombreux cas d’innovation en la matière (Blouin et coll., 2020, Fournier, 2013). En 2006, Teitelbaum et coll. ont recensé les initiatives de foresterie communautaire au Canada sur les terres publiques. Le Québec s’est avéré une des provinces les plus actives avec 52 d’entre elles, la plupart étant des ententes de délégation de gestion forestière ou des conventions de gestion territoriale. Malgré l’absence d’une compilation récente, il existerait donc un nombre appréciable de forêts gérées par les collectivités locales.

3. Méthodologie

Suivant les principes méthodologiques de l’étude de cas (Yin, 2012) par la technique de l’échantillonnage dirigé, les deux cas à l’étude ont été choisis en fonction de leurs caractéristiques géographiques, institutionnelles et socioéconomiques contrastées. Les différences entre le cas de la MRC des Laurentides et celui de la MRC de Maria-Chapdelaine laissent entrevoir certaines possibilités en foresterie communautaire au Québec. Afin de documenter les initiatives de foresterie locale dans la MRC des Laurentides et dans la MRC de Maria-Chapdelaine, les auteurs ont effectué des campagnes de collecte de données entre mai 2018 et juin 2019 et ont réalisé 16 entretiens semi-dirigés avec des intervenants clés (employés municipaux, employés gouvernementaux, administrateurs d’organismes en foresterie), dont neuf en personne et sept par téléphone. Les auteurs ont aussi participé en tant qu’observateurs à trois rencontres administratives sur place. Sept entretiens ont été réalisés auprès des intervenants de la MRC de Maria-Chapdelaine et 9 dans la MRC des Laurentides. Une grille de questions a été utilisée afin d’orienter les entretiens semi-dirigés, qui exploraient les spécificités des expériences de foresterie locale à l’échelle communautaire (origines, transformations, fonctionnement, acteurs impliqués, etc.).

4. Résultats

4.1 MRC des Laurentides

Le contexte régional

La MRC des Laurentides est située dans la région administrative des Laurentides, au nord des régions métropolitaines de Montréal et d’Ottawa-Gatineau. Elle se caractérise par une forte densité d’activités de villégiature et de récréotourisme (figure 1). Le territoire de la MRC s’étend sur plus de 2 500 km², dont 40 % des terres, essentiellement forestières, appartiennent à l’État[8]. Bien que les superficies exploitées annuellement soient relativement faibles, la forêt publique de la MRC a néanmoins une vocation industrielle manifeste puisqu’elle représente une source d’approvisionnement potentiel pour 21 usines (MRC des Laurentides, 2011). Le territoire de la région administrative des Laurentides qui engloble la MRC a une possibilité forestière d’environ 1,8 million de mètres cubes de bois, ce qui en fait, malgré sa petite taille, un secteur d’approvisionnement forestier important au Québec (MFFP, 2018a). Dans la MRC des Laurentides, 1,4 % des emplois disponibles relèvent du secteur forestier (MFFP, 2019). La MRC s’implique directement en foresterie depuis 2002, année où elle a signé une convention de gestion territoriale qui lui confère des capacités de gestion élargies en terres publiques intramunicipales (TPI), soit des parcelles forestières enclavées s’étendant sur un peu moins de 2 % du territoire de la MRC.

Figure 1

Contexte territorial de la MRC des Laurentides et localisation des territoires visés par des projets de foresterie communautaire (TPI)

Contexte territorial de la MRC des Laurentides et localisation des territoires visés par des projets de foresterie communautaire (TPI)
Source : Données cartographiques du ministère de l’Énergie et des Ressources naturelles du Québec, 2017

-> Voir la liste des figures

Les activités forestières sur les terres du domaine de l’État soulèvent des préoccupations au sein de la population et des représentants municipaux (Bissonnette et coll., 2019). L’administration de la MRC a d’ailleurs adressé un mémoire au gouvernement pour lui faire part de ses préoccupations en matière d’aménagement forestier en terres publiques (MRC des Laurentides, 2017). En particulier, des intervenants municipaux dénonçaient le manque de surveillance des opérations forestières qui, dans certains cas, n’auraient pas respecté les normes en vigueur. Des mobilisations citoyennes survenues au cours des dernières années témoignent de l’opposition à certaines pratiques d’aménagement forestier, surtout dans les secteurs qui revêtent une importance culturelle et paysagère particulière ou qui sont utilisés pour les activités récréotouristiques[9].

Un projet de forêt de proximité

À la suite de l’adoption de la LADTF en 2010, la MRC a élaboré un mémoire afin d’entamer les démarches de mise en oeuvre d’une forêt de proximité sur son territoire (MRC des Laurentides, 2011). La MRC souhaitait bénéficier d’une délégation accrue des pouvoirs de gestion sur les ressources forestières publiques de son territoire. Le projet de forêt de proximité initial s’étendait sur une grande partie des forêts situées en terres publiques, qui vont bien au-delà des seules terres publiques intramunicipales (TPI), mais en excluant les aires protégées, qui font déjà l’objet d’une gestion distincte (Figure 1). Ce mémoire soumis au gouvernement du Québec témoigne d’un effort de concertation des municipalités et des parties prenantes de la foresterie dans la région afin d’entamer une planification territoriale. Cette vision s’articulait autour de plusieurs objectifs, dont : 1) assurer des retombées directes pour les municipalités locales ; 2) conférer à la MRC un contrôle effectif sur les décisions et les vocations concernant les ressources forestières ; 3) assurer un meilleur encadrement au niveau environnemental ; et 4) assurer l’autofinancement de la gestion de la forêt de proximité.

Dans le cadre des démarches visant la mise en oeuvre d’une forêt de proximité, les représentants de la MRC insistent sur l’exercice délicat d’aménagement forestier en milieu de fortes densités d’activités de villégiature. Ceux-ci font valoir l’expertise acquise sur les TPI dont ils ont la responsabilité dans « la recherche de solutions alternatives en matière d’aménagement forestier durable et de villégiature » (MRC des Laurentides, 2011, p. 6). La forêt de proximité est présentée comme un moyen de remédier aux problèmes attribués au manque de ressources pour la surveillance, le contrôle et l’entretien des terres publiques, en permettant le développement d’une gestion adaptée aux multiples usages du territoire.

Bien que l’annonce des forêts de proximité dans la Loi ait soulevé beaucoup d’enthousiasme dans la MRC des Laurentides, comme dans plusieurs autres MRC, les années qui ont suivi n’ont toujours pas permis de progresser dans la délégation des terres forestières du domaine de l’État (Bouthillier, 2018). La MRC des Laurentides a donc suspendu ses démarches d’élargissement de la forêt de proximité. Comme le mentionne un intervenant municipal impliqué de près dans le dossier à la MRC des Laurentides :

« Le milieu municipal a été très enthousiaste (en 2010), le ministère voulait confier plus de terres publiques aux municipalités ou aux MRC. Donc on a fait partie des projets pilotes sur 5 ans, pensant qu’au terme de ces 5 ans, des projets seraient choisis et mieux définis, mais à l’entrée en vigueur de la nouvelle Loi (2015) on a eu l’impression que le ministère avait laissé tomber les forêts de proximité. »

Dans une région comme la MRC des Laurentides, la capacité d’élargir le rôle du secteur municipal dans la gestion des forêts semblait étroitement liée au déploiement d’un cadre pour la mise en oeuvre des forêts de proximité. En l’absence de ressources financières et techniques additionnelles, la MRC s’est rabattue sur la gestion des terres publiques intramunicipales (TPI) pour poursuivre des activités de foresterie communautaire.

La gestion des terres publiques intramunicipales

Les forêts publiques situées en TPI occupent une superficie totale de près de 4 900 hectares sur les 250 000 que compte la MRC (Figure 1). Les TPI les plus significatifs pour la MRC sont dotés d’infrastructures récréotouristiques (centres d’interprétation, sentiers, etc.). Ce territoire bénéficie d’un important volume touristique dans la région, dont plusieurs infrastructures qui s’insèrent dans l’offre récréotouristique du Parc national du Mont-Tremblant, un attrait majeur à l’échelle du Québec.

Dans le cadre de la convention de gestion territoriale, soit l’entente signée entre la MRC des Laurentides et les autorités publiques légalement responsables des TPI, la MRC assure la gestion de ces territoires en respectant les règles formelles établies dans le cadre gouvernemental. La délégation des pouvoirs de gestion territoriale dans le cadre de la convention est bien réelle, mais ne soustrait pas la MRC au cadre gouvernemental en matière d’aménagement du territoire et de reddition de comptes (MRC des Laurentides, 2014). Afin d’assurer la gouvernance de ces territoires forestiers, la convention prévoit également la mise sur pied d’un comité multiressource constitué de parties prenantes de l’aménagement du territoire forestier – représentations de la MRC et des ministères responsables, usagers, etc. – dont la coordination relève de la MRC. Des ressources sont affectées à l’aménagement forestier et à l’information du public. Des activités d’aménagement forestier, d’acériculture et de collecte de produits forestiers non ligneux sont prévues pour en assurer le développement.

Néanmoins, les entretiens réalisés sur la gestion des TPI suggèrent que la MRC ne parvient pas à assurer une représentativité adéquate des parties prenantes sur le comité multiressource, et que les priorités établies demeurent souvent méconnues des utilisateurs du territoire. En outre, plusieurs villégiateurs ont fait part de leur mécontentement envers la gestion actuelle des TPI par la MRC, en ce qui a trait à la planification des activités de villégiature et d’aménagement forestier, comme le rapporte l’un d’eux :

« Actuellement… on apprend à la dernière minute dans les journaux les projets dans les TPI, sans aucune consultation préalable…des projets comme le développement de chalets…un nouvel accès public à un lac…c’est pas mieux en matière de coupes forestières. Parfois on nous consulte après les coupes, on voit des camions de bois passer, on ne sait pas trop d’où ils viennent. »

Plusieurs informateurs ont d’ailleurs insisté sur le manque de représentativité dans les processus de gouvernance, le comité multiressource ayant davantage une fonction administrative que consultative ou délibérative. Au demeurant, la superficie des TPI génère des volumes de bois très restreints, ce qui ne permet pas à la MRC d’affecter des ressources importantes à l’aménagement forestier et aux processus de consultation ou d’information du public. Dans ce secteur de villégiature, ce sont principalement les préoccupations liées au récréotourisme qui orientent l’aménagement forestier des TPI. Cela peut expliquer le rôle moins important conféré aux industries forestières dans le processus de cogestion de la ressource. Les entreprises forestières qui peuvent se voir confier des droits de coupe en TPI ne participent pas actuellement au processus de gouvernance de ces territoires. Entre les acteurs de la MRC et les industries détentrices de droits sur la ressource forestière en terres publiques hors TPI, il n’existerait pas de modes de collaboration élargie au-delà des mécanismes prévus par la Loi, soit la Table locale de gestion intégrée des ressources et du territoire (GIRT).

Néanmoins, le cas de la gestion des TPI dans la MRC des Laurentides est représentatif des initiatives de foresterie communautaire réalisées en fonction du cadre gouvernemental en vigueur. Ce modèle de foresterie communautaire est de loin le plus répandu au Québec. Il s’articule autour d’ententes prédéfinies, la délégation de gestion. Au regard du cas de la MRC des Laurentides, et de son contexte particulier, ce cadre paraît peu favorable à l’émergence d’un modèle de foresterie communautaire innovant. En effet, la fonction administrative du cadre en place s’avère peu propice à la concertation de l’ensemble des parties prenantes et à une structuration autonome des acteurs de la base, conditions importantes du « bricolage » institutionnel (Franks et Cleaver, 2007).

4.2 MRC de Maria-Chapdelaine

Le contexte régional

La MRC de Maria-Chapdelaine se situe au nord-est de la région administrative du Lac-Saint-Jean et s’étend sur 38 057 km², une superficie 15 fois plus grande que la MRC des Laurentides. La MRC compte 12 municipalités situées principalement dans la plaine du lac Saint-Jean où le mode de tenure privée domine (Figure 2). À l’extérieur de cette zone, ce sont toutefois les terres publiques qui prennent l’ascendant. Elles représentent 95,6 % de la superficie de la MRC. La quasi-totalité du territoire forestier public est comprise dans trois unités d’aménagement forestier qui s’étendent sur toute la portion supérieure de la MRC (MRC de Maria-Chapdelaine, 2014) (Figure 2). Contrairement à la MRC des Laurentides, la MRC de Maria-Chapdelaine occupe la limite nordique du Québec méridional, et est éloignée des grands centres urbains de la vallée du Saint-Laurent. Le secteur de l’extraction et de la transformation des ressources forestières compte pour 13,5 % des emplois de la MRC (MFFP, 2019). De grandes entreprises forestières détiennent actuellement des contrats d’approvisionnement sur le territoire de la MRC. Néanmoins, la villégiature est également présente, bien que les infrastructures récréotouristiques soient moins denses que dans le sud du Québec.

Figure 2

Contexte territorial de la MRC de Maria-Chapdelaine et localisation des territoires visés par des projets de foresterie communautaire

Contexte territorial de la MRC de Maria-Chapdelaine et localisation des territoires visés par des projets de foresterie communautaire
Source : Données cartographiques du ministère de l’Énergie et des Ressources naturelles du Québec, 2017 ; Ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs. (2017b) Fiche enjeu solution : Forêt de proximité. Fiche 5.01A. Gouvernement du Québec. Octobre 2017. 9 pages et un plan.

-> Voir la liste des figures

Comme dans la MRC des Laurentides, les acteurs de la MRC de Maria-Chapdelaine se sont mobilisés à la suite de l’annonce de l’introduction des forêts de proximité en 2010. Là où la MRC des Laurentides, face à l’impossibilité d’élargir la forêt publique sous sa gestion, s’est limitée aux terres publiques intramunicipales, la MRC de Maria-Chapdelaine et surtout les municipalités qui la composent ont démontré d’importantes capacités d’innovation institutionnelle. Afin d’accroître leur participation à la gestion des forêts publiques, les municipalités de la MRC de Marie-Chapdelaine se sont mobilisées, et ce bien avant l’inclusion des forêts de proximité dans la Loi[10].

L’émergence d’un modèle de cogestion forestière innovant

Le modèle de cogestion des ressources forestières qui s’est développé dans la MRC de Maria-Chapdelaine est issu d’un contexte particulier, soit le besoin de trouver réponse à des enjeux de cohabitation d’usages et l’objectif d’assurer le développement local. Au cours des années 1990, avant l’annonce des forêts de proximité, les activités forestières dans le secteur d’un lac de villégiature ont causé une vague de protestations à l’endroit des exploitants forestiers. L’augmentation des risques de conflits entre des groupes locaux et l’industrie forestière remettait en question l’accès à certains volumes de bois dont bénéficiaient les entreprises forestières. La préséance des droits de l’industrie du bois sur le territoire s’avérait incompatible avec les usages dépendant de l’ambiance forestière, telle la villégiature.

Selon les entretiens réalisés avec les intervenants locaux, c’est en 1991, lors de discussions tenues pendant un sommet économique, qu’une ébauche de solution à ces préoccupations est élaborée. Cette solution vise à réconcilier la production de bois avec les autres fonctions du territoire, plus particulièrement la villégiature et le récréotourisme, par l’implication des communautés, comme cela est alors préconisé à l’échelle nationale (BAPE, 1991, p. 55 et 114). Elle consiste à redistribuer les bénéfices de l’exploitation forestière pour la réalisation de projets élaborés selon les priorités de la population (lutte à la pauvreté, restauration du patrimoine, loisirs, etc.) et la création d’opportunités de développement local, dans le but d’améliorer la qualité de vie. Au milieu des années 1990, les leaders des quatre municipalités de la MRC de Maria-Chapdelaine dont le territoire comporte des superficies de terres publiques non organisées (TNO) mettent sur pied des corporations d’aménagement forestier, car les municipalités ne peuvent agir en tant qu’entreprises forestières en vertu du droit municipal québécois. Ces corporations paramunicipales sont constituées en organismes à but non lucratif dirigés par un conseil d’administration. Elles regroupent des élus municipaux, des citoyens, des gens d’affaires et des villégiateurs.

Les premières corporations, appuyées par la MRC de Maria-Chapdelaine, négocient des ententes avec les entreprises forestières détentrices de contrats d’approvisionnement et d’aménagement forestier (CAAF) des terres publiques non municipalisées. Suivant les modalités du régime forestier en vigueur de 1983 à 2013, les détenteurs de droits, en plus de détenir et de gérer les volumes de bois, sont aussi responsables de la planification forestière. Les corporations réalisent ainsi des opérations forestières comme sous-traitants des compagnies forestières détentrices de droits.

Ces ententes donnent aux corporations municipales un certain accès aux bénéfices de la ressource forestière. En contrepartie, les corporations agissent en tant que « facilitateurs » dans les secteurs de villégiature qui posent des défis importants pour les entreprises forestières. En effet, les corporations réalisent un aménagement forestier adapté au contexte d’un territoire habité où les coupes peuvent soulever des protestations. Avec leur expertise et leur ancrage territorial, elles peuvent effectuer des consultations plus fines, et mieux planifier les chantiers de coupe et les travaux sylvicoles. Actuellement, ces corporations se comptent au nombre de douze, une pour chacune des municipalités impliquées.

En 2000, les corporations créent un organisme à but non lucratif agissant à titre de centre d’expertise, l’Agence de gestion intégrée des ressources (AGIR). Si le travail bénévole des administrateurs demeure important, la constitution d’une structure d’expertise disposant de personnel qualifié rémunéré consolide les initiatives des corporations aux niveaux de compétence fort variables. Ainsi, l’AGIR est dotée de sa propre organisation, mais ses administrateurs sont issus des corporations. En cela, l’AGIR joue le rôle d’organisme pivot (bridging organization) (Berkes, 2009), en constituant un lien névralgique entre les corporations et les compagnies forestières qui leur confient en sous-traitance une partie de leurs attributions de bois. Néanmoins, pour maintenir la coordination des initiatives, une autre instance existe, soit le Regroupement des corporations, qui dispose de son propre conseil d’administration, ainsi que d’un conseil exécutif constitué de quatre présidents de corporations, et du directeur de l’AGIR.

Les caractéristiques spécifiques du modèle de foresterie communautaire

Premièrement, l’originalité de ce modèle de foresterie communautaire tient à sa structure de fonctionnement. Par l’entremise de sa corporation, ce modèle permet à chaque municipalité de bénéficier des retombées financières liées à l’accès à un volume de bois. Un volume de base de 82 000 mètres cubes est donc consenti à l’ensemble des corporations auxquelles des volumes de bois supplémentaires sont généralement alloués en fonction des besoins, pour un total d’environ 130 000 mètres cubes de bois par an. Les profits réalisés grâce à ces activités forestières sont répartis entre les corporations et consacrés à des projets de développement local, généralement via des organismes locaux.

Deuxièmement, sur le plan de l’organisation, chaque corporation conserve son indépendance et signe son propre contrat annuel de gré à gré avec l’entreprise forestière qui dispose d’un volume de bois attribué par le gouvernement. Les volumes de bois sont répartis entre les corporations en fonction des volumes historiques et de leurs besoins respectifs. En parallèle, chaque corporation conserve son autonomie et sa propre charte. Cela permet à certaines corporations de se constituer une forêt « municipale » sur une base contractuelle pour y réaliser des activités d’aménagement spécifiques (Corporation d’aménagement forêt Normandin, 2019).

Troisièmement, ce modèle est original par son fonctionnement, car il existe dans le cadre d’ententes volontaires et non contraignantes entre les corporations et les industries détentrices de droits sur la ressource forestière. Les corporations et l’entreprise forestière qui y participent y trouvent un bénéfice mutuel. Ce qui garantit le renouvellement des ententes sur une base annuelle tient davantage à l’existence d’une relation historique et d’attentes mutuelles, voire d’un rapport de réciprocité. Comme l’exprime cet intervenant impliqué au sein d’une corporation :

« Nous, les corporations, sur un très important volume de bois, on est consulté, on participe…puis c’est une structure bien rodée en partenariat avec l’industrie. Si jamais il fallait que le Ministère nous délègue toute la planification forestière, on n’aurait pas les ressources, ça serait trop lourd, ça coûterait trop cher…le modèle actuel reflète notre vision, il convient bien… »

Selon les informations recueillies auprès des divers intervenants, les gains pour les corporations sont multiples et se rapportent aux avantages de la foresterie communautaire : 1) participation accrue des intervenants locaux à l’aménagement forestier ; 2) augmentation des retombées socioéconomiques ; 3) contrôle des interventions forestières en fonction des préoccupations locales ; et 4) maintien d’une expertise à l’extérieur de la grande entreprise. Les avantages sont non moins négligeables pour l’entreprise forestière : 1) accès aux volumes de bois situés en territoire de villégiature en minimisant les risques d’opposition ; 2) participation accrue au développement communautaire ; 3) amélioration de l’image corporative ; et 4) développement d’un soutien politique au sein des municipalités. Selon un intervenant du secteur industriel :

« Le modèle de forêt de proximité qu’on a ici, il marche depuis 20 ans, même s’il [ne] rentre pas parfaitement dans le cadre ministériel… Dans ce qui a été établi ici, on (l’industrie) a accepté de payer un peu plus, ça nous a permis d’aller dans les territoires où sinon on aurait eu une fin de non-recevoir…ça permet aux municipalités de se développer, de développer des projets. »

Indépendamment des corporations qui sont des entités municipales, la MRC de Maria-Chapdelaine, en tant que gouvernement régional, dispose d’une convention de gestion territoriale pour les TPI depuis 1997 (MRC de Maria-Chapdelaine, 2013). Les TPI dans la MRC de Maria-Chapdelaine couvrent une superficie de 47 000 ha. Un comité multiressource doté d’une représentativité élargie – groupes d’utilisateurs des domaines de la villégiature et du récréotourisme, organismes environnementaux, entrepreneurs – est responsable de définir les interventions sur ce territoire. Fait à noter, ce territoire ne fait pas partie du champ d’intervention des corporations et de l’AGIR. La MRC de Maria-Chapdelaine dispose de ses propres ressources professionnelles. Si elle le décide, elle peut accorder des mandats à l’AGIR, comme elle le ferait avec n’importe quel autre professionnel forestier. Inversement, la MRC n’est pas impliquée dans la gestion forestière qui relève des ententes entre les corporations, l’AGIR et les entreprises forestières ayant un accès aux volumes de bois.

Une forêt de proximité ?

Le terme « forêt de proximité » est mis de l’avant pour légitimer le modèle de gouvernance forestière communautaire sur le territoire de la MRC de Maria-Chapdelaine, autant par les corporations que par la MRC elle-même. Pour confirmer son projet forestier et territorial, le Regroupement des corporations a fait reconnaître la spécificité de son modèle à la Table locale de gestion intégrée des ressources et du territoire (TLGIRT) (MFFP, 2017b). Rappelons que les TLGIRT collaborent à la préparation des plans d’aménagement forestier intégrés en s’assurant de la prise en compte des préoccupations régionales dans la planification des activités d’aménagement forestier en terres publiques. Concrètement, cela peut déboucher sur la confection de fiches « enjeux/solutions » qui formalisent les préoccupations des participants et permettent notamment d’identifier un objectif à atteindre et des indicateurs pour valider l’atteinte de l’objectif. Dans le cas qui nous intéresse, une fiche identifie un important territoire forestier en terre publique – désigné en tant que forêt de proximité par les acteurs locaux – comme un enjeu (MFFP, 2018b, p. 121). Amorcées en 2013, les discussions entourant ce projet ont nécessité plusieurs années, alors que la fiche a été ratifiée par la Direction générale régionale du MFFP en 2018. Cette fiche constitue un document de référence pour la planification forestière régionale[11]. Elle n’a pas de portée juridique ni règlementaire, mais elle démontre néanmoins la reconnaissance par le ministère responsable du modèle existant en terre publique.

Selon les représentants gouvernementaux, la reconnaissance de cette « forêt de proximité » par l’entremise de la fiche enjeux/solutions repose sur la bonne foi des parties. Cette disposition implique néanmoins des mesures d’harmonisation particulières des opérations forestières. Cela exige que le territoire visé par l’entente soit délimité sur les cartes des planificateurs forestiers et qu’on y ajuste le prélèvement de la ressource ligneuse à cette échelle. Cette fiche aurait une importance considérable pour les intervenants du milieu municipal. Néanmoins, comme pour les ententes de gré à gré entre les corporations et les entreprises forestières, il s’agit d’un dispositif administratif qui s’appuie sur une entente conclue de bonne foi dans une perspective de respect mutuel entre les participants à la TLGIRT et les autorités. Rappelons que le Ministère se réserve le droit de décider des éléments qui sont retenus dans la planification forestière (MFFP, 2017c).

5. Discussion

Ces deux études de cas illustrent les possibilités en matière de foresterie communautaire au Québec dans le cadre légal actuel. Ainsi, l’option d’une foresterie communautaire plus affirmée que prévoyait la Loi sur l’aménagement durable du territoire forestier (LADTF) entrée en vigueur en 2013, et incarnée dans le vocable « forêt de proximité », n’a pas encore été concrétisée. Si le terme de forêt de proximité est mobilisé par les intervenants locaux en foresterie, pour le cas de Maria-Chapdelaine du moins, ce sont plutôt les pratiques instaurées antérieurement qui déterminent les succès obtenus localement en matière de participation des collectivités à la gestion forestière.

À la lumière de recherches portant sur un nombre important de cas (Pagdee et coll., 2006 ; Cox et coll., 2010), on peut dégager les quatre principaux facteurs qui influencent l’issue des initiatives de foresterie communautaire : 1) les caractéristiques de la ressource ; 2) un leadership fort appuyé par des organisations locales ; 3) des intérêts convergents entre les parties prenantes (municipales, industrielles et ministérielles) ; et 4) la capacité d’instaurer et de faire respecter des règles claires dans l’usage des ressources ou le partage des retombées. Ces facteurs permettent de comparer les deux cas à l’étude (Tableau 2).

5.1 MRC des Laurentides

La cogestion des parcelles forestières enclavées (TPI) dans la MRC des Laurentides démontre un processus assez limité dans sa portée, surtout lorsqu’on le compare avec l’initiative de la MRC de Maria-Chapdelaine. Bien que les forêts des TPI soient gérées par la MRC des Laurentides, le cadre de cette gestion est défini par la structure exogène de la convention de gestion. La relative absence de canaux de communication entre les gestionnaires de la ressource (autorités publiques et entreprises) et les citoyens bloque pratiquement les possibilités de « bricolage » institutionnel. Les modifications dans les procédures ou dans le contenu des ententes sont légalement contrôlées par l’État québécois.

Les insatisfactions de certains acteurs locaux semblent provenir de cette faible marge dont ils disposent pour ajuster le modèle à leur contexte et à leur vision, comme de l’absence d’instances de gouvernance où pourrait s’exercer un leadership et s’amorcer un processus de recherche d’intérêts communs. Cela restreint l’espace institutionnel permettant de s’adapter et de répondre aux caractéristiques des contextes locaux, qui revêtent une importance majeure en foresterie communautaire (De Koning et Benneker, 2012). En outre, le potentiel de collaboration entre le secteur forestier et les autres secteurs d’activité est peu reconnu dans ce contexte, alors qu’il constitue pourtant une condition importante pour l’innovation institutionnelle (Barnaud et coll., 2018).

Dans la MRC des Laurentides, la politique sur la forêt de proximité a été reconnue dès son annonce comme une opportunité, sans pourtant qu’il soit possible d’y donner suite. De plus, les conventions de gestion portant sur des parcelles forestières en terres publiques (TPI) s’appliquent à des territoires de superficies restreintes qui limitent le développement des activités forestières. Les caractéristiques des institutions sociales des acteurs du secteur forestier de la MRC des Laurentides – notamment le manque de cohésion autour d’un leadership régional – n’ont pas encore permis le développement de nouvelles structures de gouvernance. Cela s’explique probablement en partie par la paucité des relations entre l’industrie forestière et le secteur municipal. En effet, l’importance de la villégiature dans les Laurentides semble jouer un rôle central dans la dynamique des acteurs, qui paraissent moins portés à se tourner vers les entreprises forestières pour envisager un modèle original de gouvernance des territoires forestiers, contrairement à ce qui a été observé dans la MRC de Maria-Chapdelaine.

Tableau 2

Analyse comparative d’un cas type et d’un cas innovant en foresterie communautaire au Québec

Analyse comparative d’un cas type et d’un cas innovant en foresterie communautaire au Québec
Source : Auteurs

-> Voir la liste des tableaux

5.2 MRC de Maria-Chapdelaine

Le cas des corporations municipales de développement forestier dans la MRC de Maria-Chapdelaine illustre l’espace d’innovation que peuvent générer des acteurs locaux à l’intérieur d’un cadre gouvernemental étatique, bien avant la création du terme « forêt de proximité » et malgré son introduction subséquente dans le régime forestier. Dans ce cas, des acteurs municipaux et des industriels forestiers en sont arrivés à une entente de cogestion non prévue par le cadre formel de gouvernance des terres publiques, pour mettre en oeuvre un modèle original de foresterie communautaire. Ainsi, le mode de fonctionnement de l’État peut être façonné, dans une certaine mesure, par des arrangements institutionnels issus de processus menés par des acteurs locaux. Ce projet correspond à un exemple de « bricolage » institutionnel, plus particulièrement de type agrégatif (De Koning et Cleaver, 2012), par la lente recombinaison d’une entente informelle à l’intérieur du cadre gouvernemental formel. Ce type de « bricolage » repose sur des relations sociales qui ont permis l’émergence d’une véritable action collective pilotée par des acteurs municipaux, de façon endogène.

En outre, le maintien de l’autonomie de chaque corporation municipale dans ses ententes avec la grande entreprise forestière, et le soutien dont elle bénéficie par son affiliation à l’AGIR, correspond à un modèle de gouvernance polycentrique. Ce dynamisme se reflète dans l’existence de plusieurs pôles de gouvernance relativement autonomes, mais qui savent partager des ressources et conclure des ententes pour maintenir un modèle qui démontre une durabilité certaine. Ce modèle s’appuie sur le leadership du milieu municipal par l’entremise des corporations et de l’AGIR, sur les bénéfices mutuels qu’en retirent les corporations et l’entreprise, ainsi que sur l’établissement de règles claires, bien qu’en partie informelles, entre les parties.

L’État a reconnu l’existence de ces ententes entre des gouvernements locaux et l’industrie et les a intégrées dans sa planification. L’auto-organisation locale aurait ainsi permis d’assouplir le mode de gestion centralisé de la ressource forestière par le gouvernement. L’adhésion d’une part prépondérante de la communauté et de ses décideurs à ces ententes semble leur donner un poids politique significatif. Les acteurs locaux sont ainsi parvenus à créer un rapport de pouvoir forçant une formalisation partielle de leur modèle de gouvernance forestière par l’État. Il s’agit donc, pour le Québec, d’un modèle de cogestion singulier qui s’appuie sur des institutions, soit des modes de fonctionnement, ayant été élaborées en fonction des spécificités locales. La prépondérance historique de l’industrie forestière dans la région du Saguenay–Lac-Saint-Jean a certainement contribué à l’émergence de ce modèle, en favorisant la reconnaissance de l’interdépendance et des intérêts communs entre le milieu municipal et l’industrie forestière. Néanmoins, ce contexte historique favorable n’enlève rien à l’originalité du modèle de la MRC de Maria-Chapdelaine.

Conclusion

L’analyse du projet de foresterie communautaire de la MRC de Maria-Chapdelaine illustre l’importance d’une vision commune où des attentes spécifiques peuvent être rencontrées à même le régime imposé par l’État. C’est la volonté de réaliser cette vision qui permettrait de « bricoler » un système d’intervention particulier à partir des règles politico-administratives en place. Néanmoins, une certaine synchronicité avec les visées du régime semble requise pour que cela reste possible. Contrairement à la MRC de Maria-Chapdelaine, le rôle attribué à la production de bois dans la MRC des Laurentides apparaît plutôt marginal du point de vue des acteurs territoriaux dominants. Cela semble limiter les occasions de « bricolage » permettant de redéfinir un partage des responsabilités et du pouvoir dans la mise en valeur de la forêt publique. Le contraste entre ces deux cas suggère que l’existence tangible d’un projet de foresterie communautaire tient à une dynamique sociale favorable à l’articulation des intérêts multiples au sein d’un territoire forestier. Comme le cas de la MRC de Maria-Chapdelaine le démontre, la reconnaissance mutuelle entre représentants du secteur forestier, de la villégiature et du développement municipal ou régional favoriserait l’émergence de pratiques innovantes, bien qu’informelles, pouvant être par la suite admises dans le cadre formel du gouvernement québécois. L’examen d’autres initiatives de foresterie communautaire au Québec devrait permette de vérifier cette hypothèse.