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Introduction au Volume 18, numéro 1

L’échelle locale apparaît largement délaissée dans la littérature consacrée à l’analyse des problèmes publics, et ce, en Amérique du Nord comme en France[2]. De fait, les travaux inscrits dans le sous-champ de la sociologie des problèmes publics prennent généralement pour objet des enjeux inscrits sur l’agenda national, quand ils ne s’intéressent pas, à une échelle encore plus large, à la circulation internationale des problèmes publics (Neveu et Surdez, 2020). La question de l’uniformisation des agendas locaux sous l’effet de facteurs externes a cependant attiré l’attention de part et d’autre de l’Atlantique. Du côté français, la thèse de l’unification de marchés politiques, formulée dès les années 1980 (Gaxie et Lehingue, 1984), a mis l’accent sur la reprise, lors des campagnes municipales, de thèmes « nationaux » définis dans et par la compétition interpartisane et souvent déconnectés des affaires locales. En Amérique du Nord, les recherches qui ont porté sur l’émergence des « coalitions de croissance » (growth machines – Molotch, 1976) ou la montée en puissance du modèle de la « ville entrepreneuriale » (Harvey, 1989) ont mis en évidence les effets uniformisants des évolutions du capitalisme et de la compétition entre les territoires sur les agendas urbains, de plus en plus alignés sur les thématiques de l’attractivité et du développement urbain au détriment d’enjeux de redistribution. A contrario, les analyses qui ont mobilisé le concept de « régime urbain » (Stone, 1989) ont plaidé pour une autonomie relative de l’agenda public des grandes villes américaines, le contexte de compétition territoriale étant selon elles médiatisé, voire contré, par des facteurs locaux (problèmes interethniques, mobilisations environnementales, défense de leur cadre de vie par des collectifs de voisinage, etc.). La croissance ne serait pas alors le seul horizon de l’agenda public local. Les villes américaines s’inscriraient dans plusieurs types de régimes en fonction des problèmes qui occupent une place centrale dans leur agenda (régime de maintenance, régime de croissance, régime progressiste, régime populaire, etc.). Ces débats, à l’origine nord-américains, ont depuis influencé de nombreux travaux en Europe, et notamment en France (Béal et Rousseau, 2008 ; Pinson, 2020).

Ce dossier permet cependant de dépasser la simple question de l’articulation entre agenda national (ou global) et agenda local en interrogeant le rôle que peut jouer, dans la fabrication des problèmes publics, le territoire ou plutôt la territorialisation, entendue comme un processus d’appropriation, à la fois symbolique et matériel, d’un espace par des acteurs et des groupes sociaux (Ségas, 2020a). Le territoire, entendu ainsi, ne se réduit pas à une échelle politico-administrative sur laquelle sont inscrits – ou pas – des problèmes : il constitue plus globalement une ressource activée lors d’opérations de construction de problèmes publics. Ces opérations, mises en lumière par toute une tradition états-unienne d’analyse des problèmes publics, peuvent être synthétisées autour du pentaptyque défini par Érik Neveu (Neveu, 2017) : l’identification d’un problème, son cadrage, sa justification, sa popularisation et enfin sa mise en politique. Les cinq articles réunis dans ce dossier illustrent, chacun à leur façon, la dimension territoriale de ces différentes opérations.

Les frontières spatiales des problèmes publics : la part du territoire dans les opérations de définition et de cadrage des problèmes

L’identification (ou la définition du problème) est souvent appréhendée, d’un point de vue analytique[3], comme la première opération dans la construction d’un problème public. Au cours de cette opération, des entrepreneurs de cause, qui peuvent être, selon les cas, des acteurs mobilisés, des syndicalistes, des journalistes, des scientifiques, mais aussi des hommes et femmes politiques ou des agents administratifs, désignent une situation comme problématique, notamment en lui attribuant une « étiquette » (Becker, 1985) : il peut, selon les qualifications, s’agir d’un problème économique, d’un problème social, d’un enjeu de santé ou de sécurité, etc. Les cinq articles réunis dans ce dossier traitent tous de situations labellisées en tant que problèmes territoriaux. Le cadre spatial fait alors à chaque fois partie intégrante de la définition du problème, problème qui est précisément situé à une échelle infraétatique[4].

Pour autant, le territoire ne joue pas toujours le même rôle dans la définition des différents problèmes analysés dans ce dossier. La notion de territoire peut d’abord être mobilisée en tant qu’elle délimite un espace fonctionnel qui permet d’appréhender et de traiter de façon transversale de multiples problèmes sectoriels. Ainsi, Jeanne Chauvel montre très clairement dans son article consacré au « Grand Paris » que cette étiquette permet, à partir des années 2000, à toute une série d’institutions (la Ville de Paris, la Région Île-de-France, l’État[5]) de « nommer » (Felstiner et al., 1980) un problème de gouvernance locale qui intègre, un peu à l’image des poupées russes, toute une série de sous-problèmes variés (problèmes de logement, de pollution, de transport, de compétitivité économique, etc.). Ici, le territoire fait figure à la fois de pont symbolique entre plusieurs problèmes publics et d’échelle souhaitée de leur résolution (une gouvernance à l’échelle du Grand Paris étant présentée comme la solution de tous les maux, ou presque). Ce sont alors en quelque sorte les problèmes publics qui font l’espace, puisqu’il faut construire une nouvelle organisation politique pour les traiter. Mais il est aussi des cas où c’est le territoire qui fait (le) problème, en particulier quand il est question de la lutte pour la reconnaissance de groupes locaux aux cultures dominées. Le territoire n’est plus alors fonctionnel, mais identitaire. C’est le cas notamment dans l’article de Jeanne Toutous, qui analyse la façon dont, en Bretagne (France) et en Lusace (Allemagne), des entrepreneurs de causes linguistiques revendiquent des territoires non reconnus par le découpage politique et administratif existant. Le territoire, au même titre que la langue, devient alors, dans la mobilisation, un élément constitutif de la « communauté imaginée » (Anderson, 2002) et pas simplement un espace où doivent se régler des problèmes liés à des politiques sectorielles.

Si ces deux rôles définitionnels du territoire (fonctionnel et identitaire) peuvent tout à fait être conjugués dans des opérations de définition de problèmes publics localisés, ils peuvent parfois également alimenter des conflits ou, de manière moins agonistique, de simples décalages entre des entrepreneurs de cause porteurs d’acceptions différentes du territoire. L’article de Xabier Itçaina, consacré au travail politique localisé d’entrepreneurs de la cause de l’économie sociale et solidaire (ESS) dans le territoire landais du Seignanx, qui jouxte le Pays basque français, illustre bien ce point. Pour ces entrepreneurs de l’ESS, le territoire défini par un dispositif d’action publique (un pôle territorial de coopération économique) constitue un espace où penser et construire une convergence entre différents problèmes sectoriels autour d’un projet de développement territorial. Cette appréhension fonctionnelle de la territorialisation de l’ESS contraste avec celles des militants de l’ESS basque, qui définissent leur territoire de coopération en fonction de frontières culturelles et linguistiques, ce qui complique, sans les empêcher, les rapprochements entre les acteurs de l’ESS de ces deux territoires voisins.

La territorialisation constitue également un enjeu pour les opérations de cadrage (Snow et al., 1986), qui visent à donner un sens à la situation problématisée en explicitant les effets, les causes, les responsables et les solutions du problème. Dans ces opérations, au cours desquelles le problème est mis en récit, le territoire peut investir plusieurs fonctions narratives. Le rôle du territoire ne se résume pas ainsi à celui du cadre géographique dans lequel émerge et se situe un problème, il peut également revêtir les atours d’une victime collective (par exemple d’une répression politique passée, comme dans l’article de Frédéric Vairel, sur lequel nous reviendrons plus loin) ou encore de la solution souhaitée (comme dans le cas du Grand Paris étudié par Jeanne Chauvel). En outre, le cadrage constitue également une opération sélective. Comme le dit élégamment Érik Neveu en mobilisant une métaphore photographique, cadrer, c’est aussi décider de ce qui sera dans le cadre et de ce qui restera en dehors (Neveu, 2017). De fait, l’opération qui consiste à découper dans l’espace le territoire du problème apparaît cruciale : le cadrage est autant une histoire de cartographie qu’une histoire de narration. Jeanne Toutous montre d’ailleurs très bien comment la définition de l’espace d’un problème peut devenir un enjeu dans le cadre d’un conflit de cadres, notamment quand les militants de la cause du gallo, langue romane pratiquée dans l’est de la Bretagne, s’insurgent contre le cadrage territorial mobilisé par certains militants du breton (langue celte) qui entendent imposer l’emploi et l’enseignement de leur langue en terre gallèse. De manière générale, les articles réunis dans ce dossier se révèlent non seulement attentifs aux opérations de cadrage, mais également à la compétition entre les cadres, compétition qui amène les entrepreneurs à justifier et à publiciser leurs causes.

Le territoire, objet de justification et support de publicisation

Les opérations de justification désignent l’ensemble des actions déployées par des entrepreneurs de cause afin de montrer et de démontrer l’importance de « leur » problème (Neveu, 2017). En effet, les définitions et les cadrages qu’ils défendent sont soumis à la fois à la concurrence des autres causes (en quoi le problème x est-il plus urgent à traiter que le problème y porté par d’autres entrepreneurs ?) et aux contre-cadrages construits par leurs adversaires qui nient ou minimisent le problème (la littérature anglo-saxonne parle à ce sujet d’agenda denial – Cobb et Ross, 1997). La mobilisation des émotions (peur, compassion, plaisir esthétique[6], etc.) et aussi celle de l’expertise, afin d’objectiver la gravité et l’ampleur du problème par des études et des chiffres (Hassenteufel, 2011 ; Neveu, 2017), font partie du répertoire classique activé dans ce type d’opération. A contrario, Antoine Lévêque montre dans ce dossier que la non-maîtrise des catégories de l’expertise peut affaiblir la défense d’une cause territoriale. De fait, les élus communistes de Vaulx-en-Velin, qui promouvait, du moins jusqu’au début des années 1980, la desserte en transport en commun des quartiers populaires de leur ville dans l’arène intercommunale lyonnaise, souffrent d’une méconnaissance des controverses techniques qui affaiblit leur capacité à justifier leur cause face aux experts du syndicat de transport de l’agglomération et aussi face à des élus lyonnais et villeurbannais mieux formés.

L’article de Frédéric Vairel souligne quant à lui que ces opérations de justification peuvent également reposer sur l’activation de ressources argumentatives puisées dans un « vocabulaire des motifs » (Mills, 1940) internationalement reconnu comme légitime. De fait, la construction de la cause de deux territoires marocains contigus (les provinces de Ouarzazate et Tinghir, toutes deux marquées historiquement par la présence de centres de détention secrets destinés aux opposants politiques du régime) s’appuie sur la mobilisation de la topique de la « justice transitionnelle ». Le recours à cette notion, portée et reconnue par des institutions internationales, permet de justifier les demandes de développement local de ces territoires pauvres et enclavés au nom du préjudice subi du fait de la localisation des activités répressives passées d’un régime autoritaire. Ce faisant, les entrepreneurs de cette cause font de ces territoires et de leurs habitants des victimes de la politique des « années de plomb » marocaines quasiment au même titre que les prisonniers tenus au secret dans ces bagnes. En étendant le cadre (Snow et al., 1986) de la justice transitionnelle au-delà de l’espace carcéral, ces entrepreneurs d’une cause territoriale présentent leurs revendications non pas comme de simples attentes économiques, comme de nombreux territoires délaissés peuvent en formuler, mais comme des mesures de réparation politique, justifiant leur prise en compte urgente et rapide par le pouvoir marocain.

Les opérations de publicisation, qui visent à faire connaître et partager un problème au plus grand nombre afin de faire pression sur les pouvoirs publics, peuvent également avoir une dimension territoriale. Il peut s’agir de marquer et d’occuper le territoire de la cause, comme en Bretagne ou en Lusace (article de Jeanne Toutous), où des entrepreneurs d’une cause linguistique barbouillent, taguent ou reformulent les panneaux de signalisation rédigés dans la langue dominante à l’échelle nationale (selon le cas, le français ou l’allemand) ou encore construisent des cartes interactives dans la langue minoritaire qu’ils parlent. À Vaulx-en-Velin (article d’Antoine Lévêque), les élus communistes tentent de sensibiliser les habitants à la question des transports en commun via un camion ambulant qui circule dans les quartiers populaires ou encore en activant les réseaux syndicaux et politiques du parti ainsi que les associations de parents d’élèves afin d’enrôler des soutiens pour une pétition. Dans ces deux cas, le territoire n’est pas simplement un élément constitutif de la définition et du cadre du problème, il constitue également un espace dans lequel se déploient des stratégies de communication visant à faire connaître la cause et à lui gagner des alliés.

Il est cependant d’autres situations où la cause du territoire n’est pas ou peu défendue dans l’espace public local. L’inscription à l’agenda de la cause découle alors de démarches discrètes[7], menées loin du regard du public et des médias, dans des arènes d’action publique relativement closes et confinées (Gilbert et Henry, 2012 ; Ségas, 2020b). Ainsi, en Seignanx (article de Xabier Itçaina), les promoteurs territoriaux de l’ESS ont investi l’espace institutionnalisé (et discret) de dialogue avec les pouvoirs publics que constitue le pôle territorial de coopération économique pour faire valoir et reconnaître leur cause, au contraire des acteurs de l’ESS basque, qui ont, eux, opté pour une large publicisation de leur cause en entrant dans des controverses ouvertes avec l’État. De la même façon, les entrepreneurs de la cause des territoires de Ouarzazate et Tinghir au Maroc (article de Frédéric Vairel) développent leur argumentaire dans le cadre et à l’attention de l’Instance Équité et Réconciliation (IER), organisme créé par l’État afin de « réconcilier » le peuple marocain avec son passé et dans lequel toute parole trop ouvertement contestataire serait menacée de disqualification (cf. infra). La défense de leur cause passe alors moins par un appel à la population que par la construction d’un argumentaire bureaucratique soumis à cette instance afin de faciliter le passage du problème de ces territoires dans le champ de l’action publique.

La mise en politique publique des causes territoriales : contraintes politiques et concurrences institutionnelles

La mise en politique (Neveu, 2017) désigne l’ensemble des processus qui conduisent à l’inscription d’un problème public sur l’agenda d’une ou plusieurs institutions politico-administratives qui vont s’employer, à travers la mise en place de dispositifs de politique publique[8], à le résoudre. Au-delà des logiques propres au courant des problèmes ou à celui des solutions[9] (Kingdon, 1984), plusieurs articles réunis dans ce numéro soulignent l’influence du contexte politique, entendu ici comme l’ensemble de rapports de force et de clivages idéologiques qui structurent le champ politico-institutionnel, sur la réception des problèmes territorialisés par les acteurs publics. Antoine Lévêque montre bien ainsi comment la position politiquement dominée des élus communistes de Vaulx-en-Velin dans l’arène intercommunale empêche dans les années 1970-1980 la prise en compte de leurs revendications en matière de transport en commun pour les quartiers populaires vaudais. Si, par la suite, les responsables politiques de Vaulx-en-Velin sont parvenus à faire entendre leur voix, c’est au prix d’un profond recadrage de leur cause, le développement des transports en commun n’étant plus réclamé au nom de la défense des classes populaires, mais en recourant au motif, beaucoup plus consensuel dans l’arène intercommunale, de l’attractivité (attirer des emplois, des habitants). Ce recadrage n’est pas sans conséquence sur la spatialisation des priorités de desserte affichées par les élus vaudais, qui se déplacent petit à petit en dehors des quartiers populaires. Le fonctionnement des arènes intercommunales, marqué à la fois par la recherche de consensus interpartisans et le poids des grands élus (Desage et Guéranger, 2011 ; Mévellec, 2008), semble donc profondément structurer l’espace des problèmes « recevables », c’est-à-dire l’ensemble des problèmes susceptibles de rassembler un soutien politique assez large pour être inscrits à l’agenda institutionnel.

Le contexte de réception institutionnel joue également un rôle crucial dans le cas des territoires marocains de Ouarzazate et Tinghir. Fréderic Vairel souligne que l’inscription de la cause de ces territoires sur l’agenda de l’IER est d’autant plus aisée que leur cadrage ne met pas directement en cause les geôliers et les donneurs d’ordres gouvernementaux de l’époque. Leur vision « pacifiée » de la justice transitionnelle, formulée dans le langage technique et aconflictuel du développement local, apparaît de fait éloignée des positions beaucoup plus radicales défendues par les associations de défense de victimes des « années de plomb » à l’échelle nationale et correspond beaucoup mieux aux attentes de l’IER et du gouvernement marocain. La territorialisation du problème de la justice transitionnelle s’accompagne ici d’un processus de dépolitisation qui contribue au succès de sa mise en politique.

Dans l’article de Jeanne Chauvel, le contexte politico-institutionnel joue d’une autre manière. Cet article ne met pas en scène des entrepreneurs de cause qui cherchent à influencer l’agenda d’institutions publiques, mais des institutions qui se disputent la « propriété » (Gusfield, 2009) d’un problème. En effet, ce sont des acteurs évoluant au sein des institutions publiques (cadres administratifs, responsables politiques) qui définissent la situation du Grand Paris comme problématique et pas des individus extérieurs à ces institutions. De fait, au fil du temps, plusieurs institutions (la Ville de Paris, le Conseil régional, l’État) se sont emparées du problème, générant des conflits entre des cadrages différents de la situation. Le Conseil régional d’Île-de-France essaie notamment de défendre son statut de propriétaire des questions d’aménagement face à la création d’une structure de coopération intercommunale et face aux interventions directes de l’État. La lutte pour la propriété du problème est également ici une lutte dans l’espace et entre espaces : des territoires d’action publique situés à des échelles différentes entrent en effet en concurrence pour contrôler la définition et la gestion d’un problème. Explorer la dimension territoriale des opérations de mise en politique implique donc de s’intéresser aux articulations et tensions multiscalaires entre les agendas des institutions qui participent à la gouvernance multiniveau[10] de l’action publique.

Au final, ce dossier, en soulevant la question de la territorialisation dans le champ de l’analyse des problèmes publics et de l’action publique, contribue à étendre le domaine du « tournant spatial » (spatial turn) qui a déjà profondément marqué l’analyse des mobilisations collectives (Dechézelles et Olive, 2016 ; Hmed, 2008). Les cinq articles de ce dossier défrichent et explorent des pistes fécondes qui permettent de regarder les problèmes publics sous un nouveau jour : celui de leurs inscriptions dans l’espace.