Corps de l’article

Introduction : Papineau à Paris

Lorsque Louis-Joseph Papineau débarque au Havre le 7 mars 1839, son arrivée en France est annoncée dans le National, journal de Paris, dès le 9 mars. Le soutien de ce journal à la cause de Papineau est entier : il est présenté comme un réfugié de guerre, ex-leader d’un pays libre, persécuté par les Anglais, ses bourreaux, qui lui refusent un passeport pour entrer en France.

Ainsi, l’ancien président de la Chambre d’assemblée canadienne, M. Papineau, dont les propriétés ont été confisquées, la famille proscrite et la tête mise à prix par la tyrannie britannique, devra s’adresser à Lord Palmerston pour obtenir des titres à la bienveillance et à la protection des autorités françaises ! Jusqu’à présent, on n’avait pas songé à demander aux bourreaux ces sortes de recommandations en faveur de leurs victimes[1]...

Le ton de l’article est clairement radical et anglophobe ; il nous indique que les circonstances des « malheurs » du leader des Patriotes canadiens ne sont pas inconnues aux lecteurs du journal. Papineau y est présenté comme un homme politique vertueux face à un régime anglais dictatorial et sanguinaire. LeNational s’insurge contre l’incongruité de la situation : Papineau, Canadien français, doit demander aux Anglais l’autorisation de séjourner sur la terre de ses ancêtres. Le ton est donné, la cause canadienne réveille les instincts nationalistes et anti-anglais des rédacteurs du journal. Mais nous allons voir dans le cours de cet article que le soutien désormais sans faille du National à cette juste cause n’a pas toujours été aussi clair et aussi immédiat.

Papineau attendait avec impatience d’être à Paris non pas pour y lire des journaux français, mais, comme il l’écrit à sa femme, « pour avoir accès libre aux journaux anglais et comprendre où en est la question du Canada, avant d’ouvrir une correspondance avec M. Roebuck et quelques membres de la Chambre des Communes[2]  ». Il ne mentionne pas de journaux français. Peut-être imagine-t-il que ces derniers sont à la solde de Louis-Philippe et du cabinet « doctrinaire » de Thiers, Molé et Guizot, ou que la presse française ne puise ses informations sur le Canada qu’aux sources de la presse anglaise « ministérielle » ?

Le Canadien a raison de se méfier. À la lecture du National, nous allons constater en effet que la presse anglaise est la seule source d’information qu’utilise la presse française pour se forger une opinion sur la situation du Canada, avant et après l’insurrection des patriotes. Aucun journaliste du National ne semble avoir lu la presse francophone du Bas-Canada. Si des journaux francophones sont cités, c’est toujours à travers le filtre de la presse anglaise. Le présent travail rend donc compte de lectures périphériques, souvent enchâssées, de l’insurrection des Canadiens de novembre 1837.

Cet article est la deuxième étape d’une analyse plus large du rôle que le gouvernement colonial a fait jouer à la presse canadienne en 1837 et 1838, comme amplificateur d’un événement. Dans un précédent article[3], nous avons analysé la lecture de ces journaux canadiens par la presse américaine, radicale ou « loyaliste », entre 1837 et 1839. Différents éditorialistes mettaient en lumière, a posteriori, l’utilisation de la presse canadienne par le pouvoir en place, et notamment par John Colborne, pour inciter l’armée à affronter les patriotes français, présentés comme des sans-culottes et mettant en péril la tranquillité et la sûreté de l’Amérique. En effet, le Herald et le Montreal Courier avaient dépeint les insurrections de novembre 1837 comme une répétition des journées sanglantes de la révolution, annonçant le règne de la terreur dans la colonie et dans les provinces et États voisins si les rebelles n’étaient pas rapidement éliminés par les forces anglaises. De tels articles et dépêches, reproduits d’abord par les quotidiens américains, puis les journaux britanniques, étaient destinés à terroriser le lectorat anglo-américain afin de le rallier à la cause coloniale britannique.

La seule manière de contrer une telle propagande pour les partisans de la cause canadienne était de produire des éditoriaux contredisant les dépêches canadiennes parues dans la presse anglaise. La situation telle qu’elle s’est terminée pour les Patriotes en décembre 1837 — écrasés, victimes de la répression du gouvernement anglais qui leur envoie un « dictateur » Durham pour finir la besogne — est en leur défaveur. Leur cause aurait pu être oubliée et éclipsée à ce stade. Pourtant, nous allons voir que l’« écrasement » des Canadiens occupe une large place dans la presse radicale, en Angleterre et en France, qui réagit violemment à l’annonce de la défaite.

Les journalistes radicaux redoublent d’efforts pour démontrer que la cause des patriotes était juste et qu’elle méritait d’être soutenue par les peuples de l’Europe, contre les décisions arbitraires et tyranniques de la monarchie anglaise. La presse radicale anglaise, puis française, reconnaît dans le combat des Canadiens celui d’un peuple puis d’une nation opprimée, sous le joug d’une monarchie autocratique. À ce titre, ils avaient le droit de prendre les armes comme leurs aînés révolutionnaires en Amérique et en France. En d’autres termes, en 1838, les insurrections canadiennes annoncent pour les radicaux européens le printemps des peuples et le réveil des nations.

Par ailleurs, l’ampleur que prend la cause canadienne dans la presse radicale s’explique par le fait que les demandes des patriotes font écho au propre combat des journalistes. Quelles réflexions provoque chez ces journalistes la cause patriote ou la cause canadienne et quelle inspiration y trouvent-ils pour leur propre combat ?

Le National et la presse parisienne sous la Monarchie de Juillet

La France de la Monarchie de Juillet est une monarchie censitaire, sur le modèle anglais, qui a à sa tête un roi-citoyen, Louis-Philippe. Sous les régimes précédents, la presse a souvent été censurée par ordre du roi, et les journalistes arrêtés pour publications séditieuses. La liberté de la presse est un acquis de la Charte de 1830 qui interdit la censure.

À cette époque, Le National figurait parmi les journaux français d’opinion. En fait, il était le grand journal de l’opposition : radical, libéral de gauche entre 1830 et 1831, puis voué à la cause républicaine et patriote dès 1831. Il est vendu par abonnement à Paris et en province à des intellectuels et à des lecteurs radicaux. Avec 3280 lecteurs, il se classe en quatrième position derrière de grands journaux parisiens : Le Constitutionnel, un journal libéral très modéré qui tire à 6 610 exemplaires, et les deux grands journaux royalistes Le Journal des Débats[4] (14 700 lecteurs) et la Gazette de France (12 400 lecteurs) de tendance royaliste légitimiste.

Dans son ouvrage Histoire politique et littéraire de la presse parue en 1861, Eugène Hatin présente le National en ces termes :

Mais l’organe le plus élevé et le plus redoutable de l’opposition anti-dynastique de la presse sous Louis-Philippe, ce fut le National personnifié dans Armand Carrel.[…] Carrel mort, l’oeuvre fut continuée par Thomas, Trélat, Bastide, Armand Marrast et Duclerc. Le National était le journal de l’opinion républicaine, la pierre d’attente de la future révolution[5].

Hatin nous apprend aussi que même si le nombre d’abonnés était relativement modeste pour un journal de gauche, il était lu dans les cabinets de lecture, « les clubs, les ateliers et dans les cabarets ». Même ses opposants politiques et les ministres le lisaient régulièrement pour s’informer sur les tendances du discours républicain et prévoir une éventuelle révolution. Le National se présentait comme le journal du peuple contre la royauté et le défenseur des droits de la Charte de 1830.

Pourtant, ce journal avait été le premier à promouvoir la Monarchie de Juillet en 1830. À cette date, il était libéral, dirigé par Thiers et financé par le banquier Laffitte. Puis, lorsque Thiers préféra se tourner vers la carrière politique que l’on connaît, son remplaçant, Armand Carrel, orienta le journal vers une opposition radicale au régime autocratique pratiquée par Louis-Philippe et ce dès les premiers mois du nouveau gouvernement. À partir de 1831, des pénalités sévères — jusqu’à plusieurs années de prison pour les rédacteurs en chef incriminés — condamnèrent les attaques par voie de presse visant le roi, son autorité constitutionnelle ou l’autorité des deux chambres. Considérant bafoués les principes de la Charte pour laquelle il s’était battu, Armand Carrel, journaliste modéré du temps de Thiers, se déclara républicain. D’autres jeunes radicaux l’avaient précédé dans le rejet de la Monarchie de Juillet et dans l’idée de créer un parti républicain.

La rupture de Carrel avec le gouvernement de Louis-Philippe et son adhésion aux idées républicaines s’étaient produites au moment de l’insurrection polonaise. Jeune rédacteur en chef d’une trentaine d’années, Carrel reprochait au gouvernement français son attentisme, puis son refus d’intervention pour défendre les frères polonais qu’il avait surnommés, dans les pages du National, les « Français du Nord[6]  ». On peut dire que la mission « nationaliste » du National commença avec cette dénonciation de la politique étrangère du gouvernement. Déçu que les promesses de la révolution de juillet soient si vite oubliées, Carrel, avec le jeune parti républicain, dénonce déjà, dans les pages de son journal, une coalition de la France avec les monarchies d’Europe et une trahison du peuple français. Lui-même et ses journalistes saisissent l’occasion de cet écrasement des patriotes à Varsovie, par la Russie, pour déplorer la démission de la Monarchie de Juillet dans ce « combat » des patriotes français : faire vivre les idéaux de la révolution de 1789, puis des Trois Glorieuses.

À la suite des insurrections républicaines qui agitèrent les rues de Paris en 1834, Armand Carrel, considéré comme un agitateur, fut déporté en Angleterre, en même temps que d’autres républicains. Couvert d’amendes, le journal fut fermé puis recréé quelques mois plus tard sous le titre Le National de 1834. À partir de cette recréation, le journal d’opinion devint l’organe principal du discours républicain, voire de l’extrême gauche, étant donné que les clubs radicaux avaient été fermés par la police.

La tentative d’assassinat de Louis-Philippe en juillet 1835, fomentée par le républicain corse Fieschi, amena le gouvernement à surveiller de près la presse républicaine, dont le National, accusé d’avoir fomenté l’attentat contre le roi et susceptible d’inciter d’autres anarchistes à la violence[7]. Aussi, même s’ils ne se privent pas d’attaquer le gouvernement Molé, le ministre Guizot et le système monarchique français, les journalistes du National sont souvent sur leurs gardes, « entre un pouvoir soupçonneux et violent et un public fatigué d’un combat dont il ne sent pas actuellement l’utilité ». Rappelant de la sorte leur devoir et leur mission dans un supplément au numéro du 17 septembre 1837, Thomas, Bastide et Trélat[8], les rédacteurs du National de 1834, affichent clairement leur profession de foi antiroyaliste. Ils en profitent pour mettre de l’avant le rôle de la presse comme contre-pouvoir :

Notre principe fondamental est celui de la souveraineté du peuple… Nos efforts tendront sans cesse à le guérir des misères et de l’ignorance qui lui ont été infligées par ceux qui ont la prétention de le conduire… Il faudra tôt ou tard que sur ce champ de bataille où s’agitent tant d’intérêts opposés, la voix de la presse se fasse enfin entendre dans tout son éclat et dans toute sa puissance, verbe nouveau dont la mission est d’élever et d’affermir l’édifice du futur état social.

Le « nationalisme » qui se développe dans les années 1830 chez les républicains français ne se borne pas aux confins de la France. Il promet un soutien indéfectible des radicaux français à la cause des peuples et des nationalités opprimés par des monarchies autocratiques ou autoritaires. Il appelle la France à accomplir cette mission « civilisatrice », en apportant les valeurs de liberté et d’égalité aux peuples opprimés, même si ce « progrès » doit leur être apporté par la force. En d’autres termes, les jeunes républicains français, et en particulier Carrel, sont bellicistes, alors que les « doctrinaires » au pouvoir sont en faveur de la paix pour rassurer les monarchies d’Europe, leurs alliés, et les convaincre que les Français ont su écarter le problème révolutionnaire qui menaçait la tranquillité des pays voisins.

Lorsqu’Armand Carrel revint de Londres en 1836 — avant de décéder l’année suivante dans un duel — il était extrêmement critique à l’égard de la monarchie censitaire, cet avatar de la monarchie anglaise dont il avait observé le fonctionnement, et il mena le combat pour l’abolition de l’hérédité de la pairie. Sa lutte, relayée par l’autre journal républicain, LaTribune, ne fut pas vaine. Dans ses éditoriaux, il critiquait le modèle parlementaire anglais auquel il préférait le modèle républicain des Américains. L’ennemi héréditaire des républicains français était donc désormais l’Anglais, qui influençait par trop le gouvernement français, en particulier l’anglophile Guizot. Philippe Darriulat, dans son ouvrage sur la gauche républicaine, précise bien que les critiques des républicains n’étaient plus seulement tournées vers les monarchies d’Europe de l’Est après 1834, mais aussi vers la Grande-Bretagne. La France, les patriotes français doivent se trouver sur le chemin des despotes, comme le précise Trélat, l’un des rédacteurs du National, en 1838 :

[…] l’idée russe ou l’unité despotique tend à en soumettre une grande partie ; l’idée anglaise ou le système du droit individuel menace d’envahir le reste […] ce qui distingue la France, ce qui fait sa vie et sa nationalité, c’est le besoin de dévouement à la cause de tous ceux qui souffrent. Nulle idée, nulle découverte, nulle richesse, n’ont pour elle de valeur, si elle ne peut en faire jouir les peuples étrangers. La fraternité universelle est sa croyance[9].

En septembre 1837, Thomas, Trélat, Bastide et Armand Marrast, qui ont remplacé Carrel, continuent clairement son combat. Mais les nationalistes n’ont pas de peuple à sauver depuis les Polonais et le discours « patriotique » laisse la place au discours républicain. On s’intéresse davantage à la politique intérieure, dont l’abolition de l’hérédité de la pairie. On guette les faux pas du gouvernement.

La couverture des événements de 1837-1838

Le National, tout comme Le Journal des Débats, son adversaire politique avec lequel nous le comparerons à l’occasion, paraît tous les jours. Depuis 1836, les journaux sont en partie financés par la publicité et ils sont composés de 4 feuilles de 3 ou 4 colonnes, en format 400 x 560 mm pour y inclure un roman-feuilleton et des annonces publicitaires. La première page est invariablement consacrée aux « Nouvelles étrangères ». Il s’agit surtout de dépêches présentées sous la mention du pays concerné, selon l’ordre alphabétique. Aussi entre novembre 1837 et mars 1839, les premières pages des journaux s’ouvrent sur « Angleterre », suivi de « Canada ». Un jour sur deux, le National voit sa première page consacrée uniquement au problème du Canada, à la fois sous la rubrique « Angleterre » — lors des débats au Parlement britannique sur la crise canadienne, le Hansard étant littéralement reproduit en traduction —, et sous la rubrique « Canada », lorsque les arrivages des journaux canadiens et américains à Liverpool sont riches en dépêches sur la situation locale. La presse quotidienne française fait donc une place essentielle à la crise canadienne : les derniers développements, les prises de position des hommes d’État, les articles reflétant les réactions de l’opinion publique en Angleterre, etc.

Ainsi, pendant plusieurs mois, à partir de novembre 1837, la crise canadienne éclipse, par le volume d’informations qui lui est consacré, la crise espagnole et les problèmes coloniaux franco-français. En deuxième page viennent les éditoriaux, qui sont parfois consacrés au Canada. Les rédacteurs y commentent les dépêches mentionnées en première page où les faits sont simplement rapportés sans commentaire, pour éviter toute partialité. En ce qui concerne le Canada, le nombre des éditoriaux est relativement faible au début de la crise, mais les commentaires abondent à partir de janvier-février 1838. Quant au Journal des Débats, ses commentaires sur le Canada sont rares. La cause canadienne ne soulève visiblement que peu d’intérêt pour les rédacteurs. Pour ces derniers, parmi lesquels on trouve Guizot, le Canada est un problème de politique coloniale anglaise. Sous leurs plumes, on reconnaît leur admiration pour la couronne anglaise. Selon eux, les Canadiens n’ont aucune chance et aucun intérêt à résister devant le progrès en marche.

Bref, la première page du National ou du Journal des Débats n’est ni plus ni moins qu’un condensé, en traduction, de dépêches parues dans les journaux anglais. Aussi, on peut lire les mêmes dépêches dans les deux journaux. Le National et le Journal des Débats rapportent le même jour le progrès des armées anglaises tel que l’annonce le Herald de Montréal, suivi d’une dépêche d’un journal américain pro-Patriotes, le Detroit Daily Advertiser. On constate la plupart du temps qu’ils lisent les mêmes journaux anglais pour s’approvisionner en nouvelles : le Morning Chronicle et le Times (Tory), le Standard et le Globe (Whig), le (True)Sun (whig modéré parfois radical) et le London Despatch (journal radical cité uniquement par le National). La première série de dépêches alarmistes sur le Canada date de septembre 1837, elle paraît dans le National sous la rubrique « Amérique Septentrionale ». Voici quelques extraits de la façon dont elles commencent :

Il a été souvent question dans les journaux anglais et français des dissensions intestines qui ont éclaté dans le Canada. Le Globe publie une correspondance curieuse qui s’est engagée entre M. Papineau, chef de l’opposition et Sir Walcott, secrétaire de lord Gosford, gouverneur du B-C.../ Le True-Sun fait les réflexions suivantes sur la situation du Canada.../ On lit dans le Times : « Les journaux de Montréal du 21 et de Québec du 18 août, apportés par le Virginien, contiennent le discours... »/ « Nous extrayons du Liverpool Mail les nouvelles suivantes du Canada… »/ « On a reçu de Londres des lettres de Montréal du 24 août dernier »[10].

Les sources auxquelles s’abreuvent les journaux britanniques restent limitées à la presse anglophone publiée au Canada ou aux États-Unis. Les journaux américains sont considérés comme des sources de première main par la presse britannique alors qu’ils n’avaient pas eux-mêmes de correspondants au Canada avant début décembre et qu’ils se contentaient de lire les gazettes anglophones. Le True Sun cite le Quebec Morning Herald et le Vindicator, le London Despatch se réfère uniquement au Vindicator jusqu’à la destruction de ses presses. Tous les journaux rapportent les dépêches du Montreal Herald, de La Gazette de Québec et du Courrier de Montréal (journaux anti-Patriotes). Par ailleurs, on retrouve régulièrement dans la presse anglaise des dépêches du New York Daily Express, du New York Gazette, du New York Paper, du New York Evening Star (anti-Patriotes) et plus rarement des extraits du Burlington Sentinel, du Albany Evening Journal, du Buffalo Daily Commercial Advertiser (journaux qui soutenaient la cause patriote jusqu’en janvier 1838). Le National justifie cette multiplication de sources plus ou moins engagées par souci d’objectivité journalistique. Ses rédacteurs sont des journalistes qui ont pour responsabilité d’informer leurs lecteurs comme ils l’expliquent ici : « Voici... quelques détails qui ne seront pas suspects d’exagération puisqu’ils nous sont fournis par des journaux anglais de couleurs différentes[11]. »

Les commentaires plus engagés des journalistes se lisent dans les éditoriaux consacrés à l’Angleterre ou à l’Amérique du Nord. On peut relever en deuxième page, tous les quinze jours environ, la signature de correspondants à l’étranger. Le National a un correspondant à Londres, Armand Marrast, une figure politique parisienne engagée en exil à Londres depuis sa condamnation en 1834 lorsque, rédacteur au National, il avait soutenu les canuts contre les forces despotiques du pouvoir. Sous le titre de « Correspondance anglaise », il rapporte son analyse sur les réactions des radicaux anglais à l’actualité locale ou canadienne. Il signe les articles de son apocryphe A. M. Sous la rubrique « Correspondance américaine », un certain V. V. apporte une fois par mois des éclairages sur l’actualité des États-Unis et accessoirement du Canada. Il utilise la presse américaine comme source d’information. Le premier et dernier déplacement « touristique » de V. V. à Montréal date d’avant les émeutes. Son article, dont des extraits seront publiés en 1838 pour éveiller un sentiment d’attachement envers les Canadiens, adopte un ton bucolique à la George Sand[12].

Nous aurions pu nous attendre à ce que le National, qui ne cache pas par ailleurs sa méfiance vis-à-vis du gouvernement britannique et des journaux à sa solde en Angleterre ou au Canada, ces « feuilles salariées », cherche à se procurer des informations plus directes sur la situation canadienne. Dès la parution dans la presse anglaise des premiers articles sur les tensions entre l’assemblée et le gouverneur Gosford, le National émet des doutes sur l’analyse de la situation telle qu’elle est transmise dans la presse anglaise. Malgré tout, les rédacteurs continuent de se contenter de ces sources.

Autre détail non négligeable : les dépêches qui paraissent dans la presse anglaise ont généralement un mois de décalage avec les événements canadiens. Par exemple, les insurrections seront déjà étouffées et commentées dans la presse canadienne et américaine au moment où la presse européenne annonce à ses lecteurs les premières échauffourées entre patriotes et groupuscules britanniques à Montréal. De même, le mouvement des patriotes sera déjà dissous et ses membres dispersés au moment où le National appelle ses lecteurs à soutenir la cause canadienne. Il existe un décalage supplémentaire de deux jours entre la parution des dépêches en Grande-Bretagne et en France.

À partir de ces remarques, on peut constater que les journaux français ne sont qu’une source d’information aléatoire pour leurs lecteurs en ce qui concerne la situation canadienne en 1837-1838. Le National est un amalgame de multiples lectures « enchâssées » les unes dans les autres : la presse anglophone canadienne lue par la presse américaine, elle-même lue par la presse anglaise, elle-même lue par la presse française. En conséquence, ce qui peut intéresser l’historien, c’est moins la véracité de l’information telle qu’elle est reproduite dans la presse, que la réaction et l’interprétation des journalistes français face aux événements que l’on peut lire dans leurs éditoriaux de deuxième page.

Le Bas-Canada et les Canadiens vus par Le National

Le premier article qui fait mention de tensions au Canada est publié le 2 septembre 1837 dans le National. Il s’agit d’une « correspondance américaine » en page 2, qui date du 1er août et qui a été rédigée à New York à partir de la lecture de journaux canadiens. Le journaliste V. V. fait état d’une certaine agitation dans la province du Bas-Canada : « Il règne dans ce moment au Canada une agitation qui annonce certainement des événements plus graves destinés avant peu à appeler l’attention publique sur l’Amérique du Nord. C’est le premier symptôme d’indépendance des colonies qui restent encore à l’Angleterre sur ce continent. » Le journaliste ponctue son article de clichés sur les sentiments de jalousie des colons français vis-à-vis du pouvoir colonial anglais et du progrès anglo-saxon, tout en dénonçant dans le même temps les pratiques coloniales anglaises en Amérique. Cet éditorial traduit le peu de connaissances et le manque d’intérêt que porte ce journaliste français, vivant en Amérique, à la question du Canada. Pourtant la presse canadienne est accessible au journaliste. Tout porte à croire que le correspondant du National ne se voit avec les Canadiens français aucune communauté d’esprit ou de culture ; il prend ses distances par rapport à eux :

L’antipathie qui a toujours existé chez les Canadiens contre les Anglais, à cause de la difficulté de leurs moeurs, de leur langage et de la religion, mais que la prudence de la métropole avait jusqu’à ce jour empêché d’éclater, se change peu à peu en un besoin de scission dans l’ancienne colonie française, à mesure qu’elle voit se développer la prospérité des États-Unis. […] De toutes parts des menaces d’insurrection immédiate, du moins de résistance absolue aux mesures arbitraires du gouvernement anglais se font entendre[13]...

Pour la première fois, les lecteurs français découvrent l’existence de cette colonie du Bas-Canada. Dans un article sur deux colonnes, le correspondant rappelle l’histoire de cette ex-province française d’outre-Atlantique, commençant son récit en 1763 lorsque la colonie avait été « effacée de la mémoire de la France ». Cependant, le journaliste se garde bien de rappeler l’abandon ou la trahison de la mère patrie. Il présente une des versions de l’histoire depuis la Conquête où il met uniquement en avant le rôle de l’Angleterre : « Par le traité de Paris de 1763, le Canada, alors en possession de l’Angleterre lui fut cédé… » Les stéréotypes abondent ensuite, présentant les Canadiens comme de bons paysans n’ayant pas vraiment évolué depuis leur rupture avec la France source de la civilisation et de progrès : « On leur conserva (1763-1791) leur religion, leurs lois, leurs coutumes : si bien que celui qui visite aujourd’hui les paysans du Canada pourrait se croire transporté dans une campagne de France au temps de Louis XIV... » Loin de la révolution de 1789, les descendants des Français, privés de ces lumières continuent à se soumettre au joug colonial anglais. Le ton est méprisant à l’égard des Canadiens : « Le pays se soumit assez volontiers à une forme de gouvernement peu libérale... cela suffisait à des hommes sans instruction, à des esprits incapables par leur ignorance de porter leur attention sur des questions de principe. » Fort heureusement pour les colons français, la proximité des États-Unis et des idées libérales de ses patriotes influencèrent le Canada, et l’Angleterre, à la demande des colons, créa des institutions représentatives et une constitution dans ses colonies. Pour que les « paysans » du Canada sortent de leur léthargie politique, il avait fallu attendre la révolution américaine et l’arrivée de loyalistes au Canada. Leur constitution fut violée de façon répétée dans la pratique quotidienne de gouvernement par l’établissement de conseils législatifs et exécutifs non élus, à la solde des colons anglais, dans le but de « traiter les Canadiens en peuple conquis, après soixante ans ». Mais, à nouveau, la réaction des colons français semblait selon le journaliste avoir été inspirée par l’esprit de 1774, « ils répondirent comme les Américains l’avaient fait autrefois ».

Dans cet article, V. V. évoque aussi la toute-puissance du « parti français » à l’assemblée sous la houlette de son président Papineau, l’« O’Connell du Canada », un surnom que la presse radicale lui a donné. Ce dernier n’a pas la stature d’un leader politique français, mais qu’importe, l’enjeu dont parle le correspondant du National ne concerne en rien la France : « M. Papineau est un homme d’une haute capacité, quoi qu’en aient dit quelques journaux anglais. On pourrait peut-être, en Europe, trouver à redire de son accent Canadien, à sa parole quelquefois ampoulée ; mais il ne parle pas en Europe, il parle au Canada. » En septembre 1837, d’après le correspondant américain du journal, la cause canadienne ne concerne pas la France. C’est une affaire de politique coloniale anglaise qui se déroule sur le continent américain. Le Bas-Canada est avant tout américain et c’est à la manière des Américains que le journaliste envisage qu’ils résoudront leurs problèmes avec leur métropole, l’Angleterre :

Les trois-quarts de la population du Bas-Canada sont d’origine française. Cette population est de 700 000 âmes : c’est à peu près le double de celle de Massachussets, lorsque la partie de thé eut lieu à Boston ; et ce qu’il y a de remarquable, c’est qu’au point où est arrivée la discussion elle est à peu de chose près la même que celle qui donna lieu à l’indépendance des États-Unis.

En l’espace de quatre mois, au fur et à mesure que la querelle politique s’envenime et que se répètent les événements qui ont mené à la révolution en Amérique, on peut constater un changement dans le ton et l’intérêt des journalistes du National lorsqu’ils font référence au Bas-Canada. C’est la précipitation des événements au Canada et l’accumulation de dépêches alarmistes dans la presse anglaise qui réveillent l’attention des journalistes français.

L’attention publique est fixée depuis quelques mois sur cette contrée éclipsée depuis un siècle aux yeux de l’Europe par le colosse naissant, les États-Unis ; même dans notre pays, que tant de souvenirs attachent au Canada, on s’était si peu enquis du sort de ces Français de l’Amérique, que la presse a été obligée de tracer un résumé de leur histoire depuis 1763[14].

Quant au Journal des Débats, durant les trois mois qui précèdent l’annonce des insurrections et la chute du Parti Patriote, il se contente de rapporter les dépêches de la presse anglaise, sans apporter de commentaire. Il faut attendre le 3 décembre 1837 pour lire un premier éditorial sur la question du Canada. Étrangement, il paraît sous la rubrique « France ». Le discours est pro-whig et pro-britannique et vraisemblablement rédigé par Guizot dont on reconnaît la patte et le ton admiratif. Ce dernier ne prend ni la peine de récapituler l’histoire du Bas-Canada ni de rappeler que la province est peuplée de Français de souche. Il n’explique pas les points de vue qui s’opposent dans la colonie. L’agitation de la population au Canada est un problème colonial qui concerne uniquement les Britanniques qui y sont souverains :

Toutes les correspondances du Canada s’accordent à représenter ce pays comme livré depuis quelques [sic] temps à la grande agitation et les partisans et les adversaires du gouvernement se sont organisés en associations très menaçantes pour la tranquillité publique, et dans les jours du mois de novembre, une espèce de procession des Fils de la Liberté, à Montréal y a donné lieu à des troubles assez graves, par suite desquels le bureau et l’imprimerie d’un journal séparatiste, le Vindicator ont été dévastés. Les troupes n’ont pas agi, cependant les patriotes accusent le colonel du régiment d’avoir cherché à provoquer le peuple afin de pouvoir tirer sur lui. Cependant la conduite des autorités anglaises a été jusqu’ici d’une modération remarquable.

Les premières analyses du National : une querelle entre ancien et nouveau monde

Dans les premiers éditoriaux du National qui suivent la « correspondance américaine » du 2 septembre 1837, c’est moins la cause du peuple opprimé qui suscite l’intérêt des journalistes que l’enjeu de cette insurrection « américaine » pour l’Europe. Ils espèrent que la situation débouchera sur une guerre d’indépendance entre les « Américains » (c’est-à-dire les Canadiens soutenus par les patriotes américains) et les Anglais. Cette « troisième » guerre d’indépendance sonnerait la fin de la puissante Angleterre en Amérique du Nord, dernier bastion monarchique sur ce continent. Ils échafaudent des plans de bataille qui opposeraient les États-Unis à l’Angleterre, le Canada pouvant alors se transformer en un État de l’Union. Pour les lecteurs du National, le Canada devient pendant ces trois mois le centre d’une lutte symbolique entre le nouveau monde et la vieille Europe. Les Canadiens français se sont lancés dans un combat dont sortiront vainqueurs la république et la démocratie sur le territoire américain contre la vieille monarchie impérialiste anglaise, comme l’indiquent le ton et l’objet du deuxième éditorial sur la cause canadienne (26 septembre 1837). La France pourrait d’ailleurs tirer profit de ce choc des empires pour retrouver sa place en Europe.

Les événements qui se passent dans le Bas-Canada méritent une sérieuse attention, surtout si l’on considère que la révolte de cette province contre l’Angleterre pourrait mener à de graves difficultés entre cette dernière puissance et les États-Unis… tôt ou tard la révolte aujourd’hui si imminente menacera l’Angleterre… On ne doit donc pas considérer une insurrection au Canada comme un fait isolé, comme une simple perte de territoire, que l’Angleterre réparerait bientôt dans l’Océanie. C’est un événement dont les conséquences peuvent être graves, qui peut amener une collision entre les deux premières nations marchandes du monde.

Ainsi, la cause « nationale » des Canadiens français n’est pas évoquée à ce stade. Au dire des journalistes, c’est l’éventualité proche d’un conflit en Amérique entre les deux empires qui les intéresse, ainsi que ses répercussions immédiates en Europe. Les pronostics des journalistes du National ne concernent pas la survivance de la nationalité francophone, mais ils portent sur le vainqueur du choc des titans sur le continent américain. Les demandes du Parti patriote n’ont servi qu’à exacerber les tensions. Quel qu’en soit le vainqueur, les Canadiens français seront les perdants. Mais cette conséquence ne semble pas affecter les journalistes français, qui imaginent que les valeurs républicaines contenteront davantage les ex-colons britanniques que l’absence de libertés sous le régime anglais. En septembre 1837, à ce stade des querelles entre les Canadiens et le pouvoir colonial anglais, les Français réagissent uniquement en spectateurs, le discours est dénué d’émotions, d’attachement ou de soutien pour les Français du Canada. On est loin des accents nationalistes et révolutionnaires qui émaillaient les éditoriaux grandiloquents d’Armand Carrel sur la cause des frères polonais, ces « Français du Nord », en 1831.

Les journalistes soutiennent davantage la cause américaine en général, la grande république aux valeurs progressistes et démocratiques. De plus, nous avons constaté que le ton et le style des journalistes sont détachés. Par exemple, l’utilisation du pronom possessif « leurs » pour faire référence aux Canadiens (« leur langue, leurs lois… ») connote la distance qu’établit le journaliste entre les moeurs françaises et les moeurs canadiennes. Il refuse d’établir un lien filial entre les deux pays. D’ailleurs, le terme utilisé pour désigner ce peuple du Bas-Canada dans les éditoriaux est celui de « Canadien ». « Parti français » ou « Français du Canada » n’apparaîtront qu’à partir de janvier 1838, après l’annonce de la défaite[15].

Des États-Unis où il écrit, V. V. analyse la situation sous l’angle d’une guerre d’indépendance qui est en bonne voie d’aboutir : « Quant à leur chance de succès, il est à remarquer que toutes les guerres d’indépendance ont eu jusqu’ici une heureuse fin sur le continent américain… » L’ennemi commun est l’Angleterre, despote en Europe et outre-Atlantique, mais la cause canadienne se déroule dans un monde nouveau, où souffle un esprit neuf, vers lequel les espoirs des radicaux européens se tournent. Le Bas-Canada se trouvant sur le continent des républiques, des Jefferson et des Bolivar, la cause canadienne devient à son tour l’épitomé des luttes politiques entre l’Amérique et le vieux monde, la vieille Europe, celle des monarchies absolues, insensibles aux cris du peuple et aux institutions modernes et démocratiques. L’éditorialiste du National (26 septembre 1837) prédit des répercussions en Europe :

Si les choses se passent ainsi, que fera l’Europe, si jalouse des « faits accomplis ? » et surtout que fera l’Amérique ? Cette cause est la sienne. À un demi-siècle de distance, c’est la même guerre contre le même ennemi. Si la vieille Europe percluse aujourd’hui dans tous ses murs, n’osant et ne pouvant remuer de peur de voir tomber en ruine l’édifice fragile qu’elle a bâti, demeure forcément immobile, l’Amérique, fille de la démocratie, protectrice naturelle d’un peuple voisin qui veut conquérir sa liberté, ne pourra guère rester entièrement étrangère à une lutte qui se passe à ses portes.

Telle est la première réaction des républicains du National visiblement portés par l’interprétation américaine de la crise canadienne et par la lecture des journaux américains patriotes. « La résistance au monopole politique et commercial de la Grande-Bretagne s’organise dans le Haut et le Bas-Canada d’un manière qui rappelle les premières tentatives de l’émancipation américaine[16]. » Les rébellions canadiennes deviennent un « test », celui des empires et des monarchies bourgeoises : « La justice aura-t-elle son jour enfin et sera-t-il dit en face du xixe siècle qu’une population d’un million d’hommes doit éternellement dépendre du bon vouloir ou du caprice de tel ou tel lord imbécile placé à quelques milles lieus, et qui de là dirige le mouvement et règle comme il l’entend des intérêts qu’il ne connaît pas[17]. »

D’abord détaché et parfois moqueur envers les Canadiens, le ton des éditoriaux du National devient plus engagé en octobre. Le contenu des éditoriaux est clairement anglophobe avant d’être pro-Patriote. Il semble que les querelles au Canada réveillent les jalousies endormies en Europe. Le soutien des journalistes à la cause canadienne relève non pas d’une identification à un quelconque attachement historique envers le Canada, mais de la lutte contre l’ennemi commun, la toute-puissante Grande-Bretagne. Le ton du National est bien évidemment antibritannique et l’on se rend compte rapidement que les rancoeurs de 1815 sont toujours présentes chez les radicaux français. Par ailleurs, l’imposition du modèle britannique de monarchie constitutionnelle avait prévalu en France contre le modèle républicain défendu par les rédacteurs du National. L’impérialisme anglais sur l’Europe de 1815 avait été mal vécu par les nationalités en émergence et sa toute-puissance économique en 1837 était perçue comme triomphaliste par les gauches européennes.

Le 31 octobre 1837, en deuxième page du National, l’article intitulé « De la politique anglaise à l’occasion de l’Algérie » semble faire ressurgir les querelles coloniales enfouies, remises à jour à l’occasion des tensions au Bas-Canada. Les rédacteurs du National commenceraient-ils à percevoir les implications que le mouvement des Français du Canada pourrait avoir pour leur cause « patriotique » ?

Notre glorieuse conquête de Constantinople paraît avoir réveillé en Angleterre ces sentiments de rivalité haineuse et mesquine que les apparences trompeuses de l’alliance politique recouvrent mais n’étouffent pas. Quoi, ce peuple qui, dans son ambition insatiable n’a reculé devant aucun excès, lorsqu’il s’est agit de ses intérêts, qui a enlevé le Canada à la France, le Cap à la Hollande… C’est ce peuple déprédateur entre tous les peuples, qui parle de notre ambition et de notre soif de conquêtes… Tous les grands états sont d’accord aujourd’hui pour ne plus permettre cette grande maréchaussée des nations qui a confisqué à son profit pendant un demi-siècle tant de terres et tant de richesses[18].

À l’occasion des tensions politiques au Canada, le National incite la France à régler ses comptes avec l’Angleterre en mettant en avant l’honneur de la nation française régulièrement reléguée aux seconds rôles dans la politique européenne et coloniale par la Grande-Bretagne. Le Canada, « cette importante colonie[19]  » qui aurait été enlevée à la France, semble tout à coup reprendre sa place dans l’histoire géopolitique française. Mais il faudra attendre les éditoriaux de janvier 1838 pour que la cause canadienne prenne une tout autre allure.

L’influence de la presse radicale anglaise sur les éditoriaux du National

À partir de décembre, le ton des éditoriaux français se fait plus agressif lorsque la presse anglaise chartiste et radicale fait du Canada une cause universelle. Le National s’inspire alors des éditoriaux du London Despatch, un journal très engagé qui ose affronter le ministère anglais et le Parlement, mettant en doute les fondements même de la monarchie en Angleterre. Le London Despatch fait écho dans ses pages à l’opinion de divers comités d’ouvriers, de chartistes, d’intellectuels ou d’hommes politiques acquis à la cause canadienne. Des extraits de ses articles sont parfois traduits en première page du National ou rapportés longuement dans la correspondance anglaise d’André Marrast qui assiste à divers meetings radicaux dans la capitale. À la lecture de ces textes, l’image des Canadiens français se transforme. Début décembre, on peut lire en deuxième page sous la plume de Marrast : « Tout semble concourir à donner aux affaires publiques de l’Angleterre le plus vif intérêt. Au parlement, des discussions animées, au dehors des meetings nombreux et bruyants ; à l’extérieur une lutte palpitante dans le Canada, une froideur avec la France qui ressemble à une rupture[20]. »

Les radicaux anglais considèrent les patriotes comme dynamiques et courageux, et comme des modèles à suivre. De tous les peuples opprimés par le despotisme de la monarchie anglaise, en Irlande, en Écosse ou au coeur de l’Angleterre, seuls les Canadiens ont été capables de rejeter ce joug par des moyens constitutionnels et de démontrer les failles et les faiblesses de la monarchie parlementaire, pourtant mise en avant comme le modèle du genre. En libéraux, les patriotes ont su défendre leur patrie, le Canada, et proposer des institutions politiques démocratiques refusées par le ministère Russell. En conséquence, les patriotes ont réagi en prenant les armes contre le pouvoir autocratique anglais qui les avilit et leur dénie toute liberté constitutionnelle. Marrast rapporte que lors d’un meeting radical à Westminster l’orateur (MP Whalley) s’écrie : « Et bien, souffrirons-nous aujourd’hui qu’on emploie l’argent et les soldats de l’Angleterre pour enlever au Canada cette liberté que nous voulons chez nous[21]  ? »

À la suite de la lecture de ces éditoriaux traduits de l’anglais ou inspirés par les différents meetings auxquels a assisté le correspondant du journal, le National semble s’intéresser davantage à la cause canadienne. Au fur et à mesure que les radicaux anglais prennent fait et cause pour les patriotes, le nombre de commentaires sur le combat des Canadiens s’accroît dans le journal français, à raison d’un éditorial tous les deux jours en décembre. Dans le journal de Londres, le combat est présenté comme emblématique pour la cause radicale en Europe, une sorte d’internationale des gauches avant l’heure. Les historiens spécialistes des gauches au xixe siècle ont souvent constaté l’absence de mouvements internationaux avant le « printemps des peuples ». Nous avons l’exemple ici d’une harmonisation des revendications entre les radicaux britanniques et les républicains français autour de la cause canadienne qui pour l’occasion sert de relais entre les deux groupes.

Il s’agit désormais, pour les journalistes du National, d’inciter les lecteurs à soutenir cette lutte d’un peuple, symbolique de la lutte de tous les peuples : « Cette lutte d’un peuple livré sans son consentement à une puissance étrangère, lutte qui prouve une fois encore combien est fictif ce gouvernement représentatif anglais[22]. » Mais au fur et à mesure que les dépêches tombent, annonçant l’arrivée de régiments anglais au Canada et de garnisons qui se préparent au combat à Montréal, la presse radicale va beaucoup plus loin que la dénonciation des pratiques antidémocratiques au Canada. Selon Marrast, le rédacteur en chef du London Despatch, lors d’un meeting, accuse publiquement lord John Russell et ses ministres d’être des « monstres coupables de meurtre, de trahison, de pillage... ». Il conclut par des propos séditieux, voire révolutionnaires : « Oh mes amis que ne m’est-il pas donné de faire exécuter votre verdict si juste, en prononçant la peine de mort, conformément à la loi, contre ces êtres détestables qui ont indignement violé les lois divines et humaines. » Ainsi, avec ces discours, la presse radicale anglaise la plus engagée semble encourager le peuple canadien à aller jusqu’au bout de son combat, jusqu’à la révolution. Il s’agit de renverser la monarchie britannique suivant l’esprit de 1789 et non plus d’arracher à la monarchie l’indépendance comme les républicains américains de 1776.

Plus qu’une simple conquête de leurs droits politiques, il faut désormais envisager la situation sous l’angle d’un combat que les Canadiens engagent contre les privilèges et l’aristocratie anglaise, vengeant ainsi les Irlandais et les masses anglaises privées de leurs libertés. C’est ainsi que le correspondant du National présente l’analyse des radicaux anglais dans l’édition du 26 décembre : « […] la réalité du gouvernement représentatif réclamée par les populations du Canada est devenue incompatible avec les conditions de la souveraineté britannique… Si le Haut-Canada rejoignait les insurgés les masses y gagneraient d’autant et l’intérêt des masses, d’accord avec leur droit, doit l’emporter à la longue sur tous ces intérêts de privilège[23]... » En d’autres termes, les journalistes radicaux et républicains anglais ne cachent pas leur admiration pour les Canadiens qui n’hésitent pas à prendre les armes contre la monarchie anglaise, malgré son faste et sa puissance, et à montrer le chemin à d’autres peuples opprimés, comme les Français de 1789 l’avaient fait. Pour les journalistes du National, qui défendent toujours l’esprit républicain de la révolution, ces discours ne peuvent que réveiller la verve nationaliste qu’ils avaient déployée à l’occasion de l’insurrection polonaise.

À la veille de l’insurrection, le 11 décembre 1837, deux longs articles sur le Canada paraissent dans le National. On y perçoit le progressif engagement des journalistes français, qui ne doutent plus que la cause canadienne pourrait aussi être la leur puisqu’elle est universelle, radicale et peut-être plus « nationale », c’est-à-dire plus française, qu’ils n’ont osé la présenter jusqu’alors ou qu’ils se l’étaient imaginée. Rappelons-nous que, selon un article paru quatre mois auparavant, les bons paysans du Canada s’étaient arrêtés dans leur développement politique à Louis XIV. Mais les journalistes reprennent à leur compte les évaluations de la presse engagée de Londres et font de cette lutte outre-Atlantique de Français contre l’Angleterre un écho de leur propre combat. Dans l’un des éditoriaux du 11 décembre, un journaliste déclare que la cause française et canadienne-française sont liées. Selon lui, si les Canadiens perdent leur « juste cause » contre les Anglais, alors la cause républicaine en France risque de perdre du terrain : « Mais cet événement ne soulèvera-t-il pas ici, dans les classes moyennes une résolution défavorable au radicalisme ? L’honneur national, si susceptible, si aveugle, peut le faire prévoir, et le faire craindre. » S’ils remportent la victoire, le combat républicain reprendra en France.

Il s’agit donc de convaincre les lecteurs et les Français en général que la « guerre civile » au Canada, telle que la qualifie le Journal des Débats[24] le 25 décembre 1837, est une cause louable qui implique des valeurs universelles de justice, et de droits de l’Homme, celles défendues par les patriotes depuis la Révolution et les Trois Glorieuses. C’est l’idée française qui retrouve sa place dans l’histoire. En d’autres termes, c’est vers la mi-décembre 1837 que le National commence sa campagne de soutien envers les Canadiens (pas encore « Français du Canada »), il s’agit pour eux d’agiter la fibre nationaliste. Les Français ne peuvent pas abandonner un peuple opprimé, il y va de leur devoir national de patriotes. C’est l’occasion pour la France de jouer la carte de la mission « civilisatrice » et de retrouver sa place au premier rang en Europe :

Les Canadiens... pendant quelques [sic] temps, avaient confiance aussi dans les sympathies de la France, ils avaient raison de penser que le gouvernement d’une grande nation peut beaucoup sur la politique des autres cabinets ; mais nos gouvernants ne sont pas ceux qui croient à la puissance de la France au dehors, ils ne savent respecter dans de honteux traités que ce qui nous humilie en exaltant nos ennemis ; les traités de 1815 n’ont pas sauvé Cracovie de l’occupation austro-prusso-russe, le traité de 1763 ne protègera pas le Canada contre les baïonnettes tories[25].

En Angleterre et par répercussion en France, mi-décembre, le Canada devient une véritable nation parmi les nations, et non plus un simple peuple soumis à une autorité étrangère. Marrast insiste sur ce point en montrant l’enjeu que le Canada représente pour la cohésion de l’empire et de la métropole : « […] si l’amour-propre national de la Grande-Bretagne s’indigne contre ces députés [les députés qui soutiennent les radicaux], tous les hommes généreux de l’Europe leur sauront gré d’avoir fait leurs efforts pour ajouter une nouvelle nation indépendante [le Bas-Canada] à la grande famille de l’humanité[26]. »

Tant que les informations parvenaient régulièrement du Canada à travers les filtres de la presse étrangère, tirées des journaux anti ou propatriotes, les dépêches de la première page du National fournissaient des points de vue suffisamment objectifs pour servir de base aux commentaires des journalistes en deuxième page du journal. Mais lorsqu’à partir de la mi-décembre, la presse anglaise ou française est privée d’information sur l’avancée du mouvement des patriotes, puisque le Vindicator — l’organe principal de la presse d’opposition à Montréal — a été saccagé, les journalistes préviennent leurs lecteurs : « Nous ferons remarquer qu’il n’y a plus à Montréal de presse indépendante pour faire justice des exagérations ou des mensonges officiels. » En l’absence d’information sur les mouvements du Parti patriote et sur le début des insurrections, les journalistes s’emparent de la cause canadienne et improvisent. Pour eux la cause canadienne sera victorieuse car elle doit triompher de la monarchie anglaise qui supprime une à une toutes les libertés, y compris celle de la presse. C’est l’occasion pour les journalistes du quotidien d’associer leur propre cause à celles des Canadiens. Reprenant au vol la stratégie de la presse radicale anglaise qui remerciait les Canadiens au nom des Irlandais et du peuple anglais, pour leur courage à affronter l’ennemi commun, la monarchie anglaise, le National met aussi en avant le même discours à deux semaines d’écart. Les Canadiens se rebellent, les Français devraient suivre leur exemple, car eux aussi souffrent sous le joug d’une monarchie « autocratique ».

En effet, au Canada, comme en France, le pouvoir aristocratique prévient par la force l’expression des idées politiques radicales. Ainsi, commentant un article du Morning Chronicle sur les arrestations des patriotes à Montréal fin novembre, le National reconnaît les prémices de l’autoritarisme et de la dictature monarchique dont les radicaux avaient souffert avant juillet 1830 et dont ils continuent de souffrir sous la Monarchie de Juillet. Ils cherchent à mobiliser leurs lecteurs républicains : « Notre propre histoire depuis 1830 fournit de cette tactique gouvernementale des exemples qu’on n’oubliera pas de longtemps à Lyon[27]. » Les journalistes rappellent ici les événements de Lyon de novembre 1831, mois durant lequel un affrontement entre des canuts et leurs patrons avait dégénéré en insurrection à la suite du massacre par l’armée de 8 ouvriers. Lyon fut à nouveau le théâtre en février 1834 d’une grève des canuts, réprimée par les troupes royales. Il y eut des répercussions à Paris, où la menace d’une insurrection républicaine trouva sur sa route les ministres Broglie, Thiers et Guizot, et où l’armée intervint à nouveau par une tuerie[28].

Les Canadiens français étant des sujets britanniques, la monarchie anglaise n’hésiterait pas à supprimer avec violence et démesure toute tentative d’insurrection, puisque telle était la volonté de puissance des souverains autocrates d’Europe, qu’ils fussent bourbon ou hanovriens. Peut-être était-il temps d’inviter les nations d’Europe à se soulever contre leur monarque, à l’initiative du peuple de France et à l’exemple du peuple canadien ? C’est la question que le lecteur peut se poser en lisant la première page du National du 31 décembre, qui présente un article du Morning Chronicle assorti du commentaire d’un journaliste. En effet, en l’absence d’information en provenance de Montréal, la presse anglaise refait le point sur l’enchaînement des événements en mettant en avant les ambitions démesurées des « Canadiens français », se moquant de leurs aspirations nationales, alors que leur mode de vie et leur absence d’ambition les vouent à l’échec. Le Morning Chronicle, dont l’article est reproduit entièrement dans le National et le Journal des Débats, met l’accent sur des querelles de races pour expliquer la situation insurrectionnelle du Bas-Canada et les rêves démesurés d’une nation sans avenir. Le Journal des Débats se contente de publier la longue dépêche en première page, alors que le National réagit par un commentaire « épidermique » :

Le Morning Chronicle confesse assez naïvement que les Canadiens ne possèdent que l’ombre d’un gouvernement représentatif, ce dont ils se plaignent depuis un demi-siècle… Assurément tout cela constitue un régime de bon plaisir, et l’on ne comprend pas pourquoi en présence de pareils faits et de pareils aveux les organes du ministère anglais persistent à représenter les griefs du peuple canadien comme imaginaires… Reconnaître cette incompatibilité, c’est avouer qu’une révolution est nécessaire et juste[29].

Le discours antifrançais des journaux anglais semble réveiller le sentiment nationaliste chez les rédacteurs du National. Le mot « révolution » est lâché. Lorsque la presse anglaise parle d’insurrection, la presse française espère que les Canadiens ont suivi l’exemple de leurs anciens compatriotes en renversant ce régime monarchique par une révolution populaire. Les Français imaginent que, comme leurs ancêtres en 1789, qui montrèrent le chemin de la liberté et des droits de l’homme et du citoyen à leurs contemporains européens, les Canadiens français de 1837 sont en train de défendre les valeurs françaises en montrant le chemin de la liberté aux peuples souffrant sous le joug de la monarchie britannique en Europe et dans les colonies. C’est ainsi que le correspondant du National en Angleterre se fait l’écho de la presse anglaise radicale applaudissant la bravoure des Canadiens. Armand Marrast souligne qu’ils sont devenus un modèle à suivre : « Les Canadiens ont donné un grand exemple, pourquoi l’Irlande ne le suit-elle pas ? Pourquoi ces masses affamées de Manchester, de Paisley, de Glasgow se résignent-elles à la condition déplorable que la constitution aristocratique de ce pays leur a faite ? Oui sans doute, on souffre ici, mais on se bat là-bas, et l’intérêt sera toujours plus pressant pour un peuple qui sait verser son sang afin de conquérir ses droits[30]. »

Les Français du Canada ont su retrouver l’esprit de 1789 et lever l’étendard tricolore en Amérique alors que la France ne réagit toujours pas. Il est du devoir des journalistes républicains et patriotes de faire réagir la France pour que son gouvernement applique une politique qui affirme son soutien aux mouvements nationaux européens.

Le discours nationaliste du National : la cause canadienne comme symbole de l’honneur national français

Chaque crise internationale depuis 1830 ravive le souvenir d’une France impériale dictant sa loi à l’Europe, et à l’Angleterre. Les libéraux du National seraient-ils nostalgiques de l’Empire ? On y lit parfois quelques accents bonapartistes. Une rancoeur anti-anglaise est toujours latente dans la presse française radicale qui se plaint régulièrement du fait de l’adoption trop peu réfléchie d’une constitution à l’anglaise en France depuis 1815. De plus, il est temps de laver la honte de l’occupation et des amputations du Congrès de Vienne. On sent une certaine ironie à voir les Britanniques s’enferrer dans une situation où leurs propres sujets exposent les défauts et les vices cachés de leur si grandiose constitution. De plus, la presse radicale regrette l’absence en France d’un projet « national », puisque le pays semble avoir été laminé par l’imposante Angleterre depuis la chute de Napoléon. Le National cherche à promouvoir une idée de la nation, et à raviver l’honneur national comme les rédacteurs en chef l’expliquaient dans leur profession de foi publiée en septembre 1837 : « Deux choses seulement se sont élevées au milieu des orages révolutionnaires : le sentiment de l’égalité entre les hommes et la croyance aux destinées civilisatrices de la nation française. » Le projet du National est « de répandre ces principes de vie entre les citoyens comme entre les nations ».

Dès janvier 1838, les journalistes utilisent la cause canadienne comme cheval de bataille pour promouvoir leur propre cause, comme ils avaient utilisé la Pologne en 1831. Selon eux, la France a un rôle à jouer dans le monde, il y va de son honneur national. Il s’agit de répandre les principes des droits de l’Homme dans les nations en devenir et de secourir les opprimés face à l’empire marchand qu’est l’Angleterre. Pour cela il faut que le gouvernement français ait une volonté « nationale » et certaines aspirations pour le pays. Mais en 1838, à la suite de la défaite des patriotes au Bas-Canada, force est de constater que le gouvernement français, représenté par son roi, n’a pas tendu la main aux Canadiens qui avaient pourtant fait preuve de courage face aux Anglais en 1763 et en 1837. Les patriotes viennent de démontrer que les principes français de 1789 ne sont pas morts. Ils ont défendu par les armes l’honneur de la nationalité française contre l’arrogance anglaise. C’est par ce type de commentaires que le National réagit en janvier 1838, lorsque la défaite des patriotes est confirmée. Le National accuse le gouvernement français. Il ne le juge pas digne du pays puisque son dirigeant et sa clique de ministres n’ont pas cherché à sauver ces « Français du Canada » qui sont bien les seuls à défendre l’honneur national.

Il a donc fallu attendre janvier pour que la fibre nationale soit agitée par les journalistes. Même si l’on a pu lire en décembre la mention « Français du Canada », c’est à partir de l’attaque de Saint-Charles et de Saint-Eustache que le discours nationaliste français s’élabore dans le journal républicain. Le 6 janvier, on parle de « notre ancienne colonie du Saint-Laurent », de « Canadiens français », alors qu’auparavant les journalistes se contentaient d’utiliser le terme général de « Canadiens ». Le distinguo est fait par les journalistes au moment du ralliement des rebelles du Haut-Canada. Ce mouvement sonne pour le National le glas de l’empire britannique et annonce une révolution canadienne. Mais ce sont les « Français du Canada » qui ont montré l’exemple. Leur cause était juste ; elle a inspiré les radicaux américains et canadiens-anglais en attentant de rejoindre les radicaux européens dans chacun de leur pays : « Toutes les prédictions des radicaux se sont accomplies : le Haut-Canada est en insurrection comme le Bas-Canada, toutes les colonies du nord de l’Amérique fermentent également... l’aversion de la mère-patrie n’en est pas moins générale, et le besoin d’émancipation universel[31]. »

La fibre française incite les lecteurs à faire cause commune avec les Canadiens. Tandis que les dépêches de la première page annoncent la débâcle des Patriotes, on sent à présent une certaine nostalgie. Le regret de les avoir abandonnés à leur triste sort prend forme dans quatre éditoriaux dont le premier est publié sur trois colonnes le 17 janvier 1838. Là où en septembre 1837, le National voyait dans la cause canadienne un problème colonial de politique extérieure anglaise, celle d’un peuple oublié défendant ses valeurs et non les valeurs françaises[32], l’éditorial du 17 janvier, par son ton émouvant, récupère la cause canadienne au profit de son propre combat. Le discours est nationaliste (français), parfois romantique et clairement antimonarchique. Le Canada est vaincu, et ce sont les tristes accords de la Marseillaise qui devraient retentir aux oreilles des Français :

Il ne reste plus qu’un coin de terre où les noms français aient été préservés des atteintes d’un envieux néologisme, par une population qui a religieusement gardé notre caractère, nos moeurs, notre langue. Sur les deux rives du St Laurent entre le 64° et 73° de longitude O., ... s’étend un territoire de 27 000 lieues carrées, peuplé par 544 000 habitants dont les 7/8 sont Français d’origine, c’est le Bas-Canada. Cette contrée... vient de lever l’étendard de la révolte... St Charles, St Denis, bourgs dont les noms nous rappellent nos campagnes, ont été ensanglantés, brûlés par les Anglais... Jamais aucun peuple ne mérita davantage nos sympathies... La presse si justement émue, il y a peu d’années par les habitants des lieux où fut la Grèce doit bien plus de sympathie à ces Français qui sont placés sous l’égide de nos couleurs pour repousser de leur sol les régiments de l’Angleterre, elle doit rappeler leurs souffrances, leurs nobles luttes, et protester au moins contre la brutalité des oppresseurs, puisque la France en est réduite aujourd’hui à protester.

Le peuple du Canada, ces « Français du Saint-Laurent », « ce peuple bon, doux, hospitalier au milieu d’une population étrangère augmentant chaque jour » a commencé « un généreux soulèvement contre le plus odieux despotisme ; celui qui porte atteinte, à chaque instant, à l’honneur de tout un peuple ». En d’autres termes, en s’attaquant aux Canadiens, l’Angleterre s’est attaquée aux Français. Le même sang coule dans leurs veines. Cette envolée lyrique termine l’article[33]. Les Canadiens viennent de réveiller les Français en leur rappelant leur destinée nationale qu’ils semblaient avoir oubliée. Il y va de leur honneur de démontrer aux peuples opprimés que l’esprit révolutionnaire français les trouvera toujours sur la route des monarchies et des despotes. Les Canadiens ont le mérite, en dépit de leur défaite, d’avoir ouvert une brèche dans l’histoire des peuples et des Nations. Ils ont réveillé les « radicaux » et les « nationalistes » de l’Europe qui s’endormaient. Les Canadiens portent le drapeau tricolore et montre le chemin.

Le véritable motif des hésitations de l’Angleterre se trouve dans un mot qui a été prononcé par les orateurs des deux côtés du Parlement : c’est qu’il y a au Canada un parti français ; c’est que l’insurrection s’y est développée à l’ombre du drapeau tricolore, et que là se trouvent en présence les deux idées dont la lutte a si longtemps troublé le monde et qui doit l’agiter encore, jusqu’à ce qu’elle se termine par le triomphe de la cause des peuples... Partout où cette cause a des représentants, nos adversaires signalent à l’instant l’existence du parti français. Ils savent très bien que le parti français vit non seulement au Canada, mais encore en Irlande, aux portes même de la vieille Angleterre[34].

Le journaliste prend des accents romantiques. Il nous dépeint un tableau du Canada à la Delacroix. On imagine les Patriotes en figure de la Liberté guidant le peuple. Papineau qui n’était il y a quelques mois qu’un « O’Connell » parlant au Canada devient en janvier 1838 un digne membre du « parti français ». Le journaliste associe ce « parti français » avec le mouvement radical international qui commence à inspirer les peuples d’Europe. C’est oublier bien vite que ce sont les radicaux anglais qui ont décerné au mouvement des patriotes canadiens les lauriers de la cause radicale en lui donnant une valeur universelle, tandis que les journalistes français se comportaient en spectateurs.

Mais pour rétablir la France dans son rôle de modèle démocratique pour l’Europe, de défenseur des peuples et des nationalités, il faut convaincre les Français que le gouvernement qui les dirige, cette coalition de libéraux et de conservateurs monarchistes, est incapable de jouer ce rôle tandis qu’un peuple opprimé, loin de la terre de ces ancêtres, trouve la volonté nécessaire pour se battre et montrer que le « parti français » n’est pas mort :

Et aujourd’hui ne serait-il pas temps encore de revenir sur des fautes passées, et de saisir l’occasion offerte par le Canada pour reprendre l’influence qu’aurait dû exercer le gouvernement, s’il avait été, comme il le prétend, le gouvernement de juillet ? […] Sans doute nous ne voulons pas que le cabinet des Tuileries s’érige en chevalier errant, ni qu’il aille combattre pour tous les peuples qui se révoltent... mais il nous semble que notre diplomatie aurait un rôle à jouer en s’interposant comme médiatrice entre nos vieux ennemis et nos anciens compatriotes. C’est notre cause après tout que ceux-ci soutiennent, c’est notre nationalité qu’ils défendent[35].

Les attaques sont dirigées contre Louis-Philippe qui gère de main de maître les affaires étrangères de la France. Quant au rayonnement de l’empire français, il a été confié à Guizot, le ministre des Affaires étrangères. Mais l’historien, grand admirateur de la monarchie britannique, reste un doctrinaire et sa vision de la France la laisse loin derrière la Grande-Bretagne. Le refus de considérer le Canada comme un problème français se lit dans les pages du Journal des Débats. L’éditorialiste du National s’insurge contre la vision étriquée de la monarchie française et son refus de saisir l’occasion de cette crise pour mettre en avant les valeurs françaises et l’honneur national en profitant de l’impéritie de la couronne britannique :

On ne comprend pas aux Tuileries que notre ancienne colonie du St Laurent soit animée des mêmes sentiments que sa mère-patrie, mais à Londres on ne s’y trompe pas... Nos anciens frères combattent pour conserver nos croyances politiques, notre religion, notre langage, ils veulent planter nos couleurs sur leur sol[36].

Grâce au Canada, et au courage de ses « frères de sang », le peuple français pourrait retrouver l’inspiration nécessaire pour renverser leur gouvernement et le semi-despote qui les dirige avec sa clique de conservateurs. Il semble que les journalistes du National attendaient une telle occasion pour reprendre les discours rédigés lors des crises belges et polonaises de 1830 et 1831, ou des insurrections républicaines de Lyon et Paris de 1834. La révolte des Canadiens représente aux yeux des Français, tardivement certes, l’inspiration pour déclencher une véritable révolution internationale. C’est au moment où le Parlement anglais semble s’acharner sur le Bas-Canada vaincu par des mesures anticonstitutionnelles que la presse radicale française amorce ce discours révolutionnaire. Les journalistes invitent leurs lecteurs à faire cause commune contre les Parlements aristocratiques (en Angleterre et en France) qui ne respectent pas les libertés politiques tant prônées. Inspirés par le combat des Canadiens, les journalistes du National semblent « rebondir » sur l’insurrection canadienne pour lancer un cri de ralliement aux peuples d’Europe. Il est temps de s’affranchir du joug des monarques et d’affirmer les valeurs des peuples et leurs aspirations nationales. Il est temps de créer une internationale des gauches :

Ce rapprochement subit de l’aristocratie whig et de l’aristocratie tory ressemble assez à celui qui vient de s’opérer entre les doctrinaires et le ministère Mole. Dans les deux pays, il se fonde sur l’identité des intérêts et le besoin d’une commune défense contre les envahissements de l’esprit révolutionnaire. Il faut être opposant dynastique ou réformiste non radical pour s’étonner ou se plaindre de pareilles transactions... On constate une manipulation des deux chambres dites représentatives contre les manifestations vraiment libérales et honorables du peuple anglais[37].

Le National dénonce la campagne anticanadienne honteuse que la presse royaliste, celle du Journal des Débats, a menée depuis plusieurs mois. « Que devions-nous faire pour le Canada ? », l’éditorial du 23 janvier 1838 est explicite. Le « nous » renvoie sans doute aux journalistes du National qui se rendent compte qu’ils ont pris trop tard la dimension de la cause canadienne et ses implications internationales. Mais le « nous » fait surtout référence aux Français qui n’ont pas secouru les Canadiens :

Les événements qui se passent actuellement au Canada et les débats du parlement d’Angleterre seraient de nature à inspirer de sérieuses réflexions à notre gouvernement, s’il lui était possible de revenir sur ses longues erreurs et de comprendre enfin l’esprit et les destinées de la nation française...

Pour les journalistes du National, la France doit voler au secours du Canada pour montrer au monde que le pays a toujours une mission civilisatrice. Mais, pour Louis-Philippe et Guizot, l’empire français sera celui d’Afrique du Nord et non plus celui d’Amérique. En réalité, la France a perdu son rayonnement international. On se souvient de la phrase célèbre de Lamartine, royaliste devenu libéral en 1830 et radical en 1839 : « La France est une nation qui s’ennuie ». La désillusion est grande parmi les rangs républicains :

Il n’y a qu’un endroit où le parti français n’ait pas pénétré, c’est au sein du gouvernement de la France. Là on ignore ou l’on veut ignorer l’esprit de la nation que l’on commande et les sympathies des autres nations pour elle. C’est cette ignorance feinte ou réelle qui est la véritable origine de tant de lâchetés commises depuis 1830. C’est elle qui nous a fait abandonner la cause de tous les peuples nos alliés naturels[38].

La cause canadienne est donc devenue un prétexte pour démontrer que la monarchie de Louis-Philippe a perdu tout esprit national, se perdant en querelles intestines, oubliant la grandeur de la France en Europe et dans le reste des mondes civilisés. La France se fait dicter sa conduite par les Anglais depuis le Congrès de Vienne[39]. Elle aurait dû voler au secours de la Pologne mais Casimir Périer avait refusé de se mêler des affaires du tsar Nicolas 1er. Louis-Philippe avait protégé la Belgique d’une invasion hollandaise en 1830, mais c’était à la demande des Britanniques. Le gouvernement avait une chance unique de démontrer son pouvoir en volant au secours des Canadiens français et en se dressant contre la monarchie anglaise, mais il ne l’a pas saisie et, à en juger par les commentaires du Journal des Débats en janvier 1838, le gouvernement est partisan de la non-intervention dans cette querelle canadienne qui reste un problème britannique[40]. Le Journal dénonce par ailleurs le discours « nationaliste » du National. Ses journalistes semblent avoir compris que la cause canadienne est un prétexte utilisé par l’organe de l’opposition républicaine pour relancer son propre combat et « entretenir » l’irritation française contre les Anglais. Pour le « papier du roi », ces discours et ces incitations à la révolution, — ces « efforts tentés pour ranimer ce qui peut survivre de haines nationales, […] pour présenter à la multitudes la guerre du Canada comme la continuation de la vieille querelle entre la France et l’Angleterre[41]  »... — font courir un grand risque au gouvernement français et à la nation tout entière.

Conclusion

Nous avons cherché à montrer que l’insurrection canadienne de 1837, souvent oubliée dans les manuels d’histoire britannique, et plus rarement mentionnée dans les ouvrages d’histoire de France, a sa place dans l’histoire des nationalismes en raison de ses répercussions sur les monarchies d’Europe grâce à la presse radicale. Pour les républicains français : « Les Canadiens ont accompli un devoir sacré en courant aux armes pour défendre des droits acquis[42]. » En cela, ils ont réveillé les valeurs démocratiques et républicaines qui avaient été enfouies ou oubliées en Europe depuis 1831 et qui s’endormaient sous le joug d’une coalition des monarchies. L’épisode canadien a lieu dix ans avant le « printemps des peuples » et presque vingt ans après les campagnes napoléoniennes qui réveillèrent les nationalismes européens et mirent en péril les monarchies autocratiques.

Pour les Français, l’identification avec la cause canadienne et le réveil de l’orgueil national n’ont pas été des sentiments immédiats. D’ailleurs, aucune correspondance n’avait été établie entre Papineau et les journalistes français alors que ce dernier avait espéré le soutien des Français, par le biais des journaux, dans les derniers mois précédant les rébellions. Aussi l’impression qui domine à la lecture du National, pendant les quelques mois que dure la crise canadienne, c’est que les journalistes français ont plutôt projeté leurs propres idéaux sur la cause canadienne qu’ils ne l’ont véritablement défendue. En l’utilisant comme prétexte à réamorcer un mouvement patriote et républicain, voire révolutionnaire, en France, ils servaient leur propre cause nationaliste. Ce faisant, ils ont donné vraisemblablement une valeur et une dimension plus universelle à l’insurrection des patriotes qu’elle n’en avait réellement. Ironiquement, l’intensité du discours « nationaliste » s’accroît dans la presse française à partir du moment où le Parti patriote est éliminé de la scène politique canadienne. Pour le National c’est le symbole de l’échec du « parti français » écrasé par une monarchie autocratique, cette dernière étant soutenue par la Monarchie de Juillet. Tandis que le discours patriotique disparaît au Bas-Canada pour cause de répression politique, il reste virulent, anglophobe et nationaliste en France, même si les éditoriaux se font plus rares sur le Canada dans les pages du National. Ses journalistes restent cependant vigilants et ils réagissent violemment aux effets d’annonce du rapport Durham qui relancent les sentiments anti-anglais :

Le comte de Durham a fait une profession de foi assez libérale pour un dictateur, mais qu’espérer d’un homme qui, chargé de pacifier le Bas-Canada, commence par déclarer que son premier soin est d’assurer la suprématie égoïste de la Grande-Bretagne, et qu’il ne reconnaît pas de Français dans le pays nommé naguère la Nouvelle-France. À votre aise, milord ! mais votre loyauté britannique empêchera-t-elle qu’il n’y ait sur les rives du St-Laurent, un demi-million d’hommes antipathiques par les moeurs, les traditions, le culte et l’idiome aux aristocrates ou aux aventuriers que l’Angleterre, l’Écosse et l’Irlande expédient chaque année à la conquête légale et matérielle, d’un pays réservé, par la foi des traités aux vieux enfants de la France[43].

Les journalistes français sont plus nationalistes que les Canadiens eux-mêmes en 1839. Cela explique l’accueil que reçoit Papineau des journalistes du National, impatients de reprendre le « combat » dans leurs pages. Se battre pour les Canadiens, c’est se battre pour l’honneur de la France, pensent-ils. Mais Papineau leur dresse un portrait tout personnel de ce Bas-Canada et du combat politique des patriotes dont ils ignoraient partiellement les raisons et les motifs. L’ancien orateur de l’Assemblée leur expose les fondements essentiels de la « nationalité canadienne » telle que les patriotes (francophones et anglophones) la percevaient. Il y a fort à parier que les journalistes nationalistes français ont dû être « choqués » d’apprendre de la bouche même de Papineau que les Canadiens étaient certes « français d’origine », mais surtout citoyens du Canada, et sujets de la couronne britannique. Les Canadiens étaient bien loin de se battre pour l’honneur national de la France et pour les concitoyens de cette métropole. Papineau fait le récit à son épouse de sa première rencontre avec les rédacteurs du National, quelques jours après son arrivée à Paris :

Il voulait [Garnier Pagès, alors rédacteur en chef du National] de suite préparer un dîner public pour me fêter et commencer ouvertement à plaider la cause du Canada. Je les ai remerciés bien cordialement de leur sympathie pour une cause si juste, donné des détails sur les atrocités commises en Canada, sur la constante partialité qu’avait nourrie contre nous le gouvernement, et les longues injustices que nous avions souffertes parce que nous étions colonistes d’abord, et que notre métropole pille, opprime, insulte toutes ses possessions extérieures sans exception, mais la nôtre avec redoublement parce que nous sommes français d’origine, que je les priais de dire du Canada le plus, mais de moi, le moins qu’ils pourraient d’ici à quelque temps[44].

Malheureusement, il est trop tard pour plaider la cause du Canada, malgré l’enthousiasme des journalistes du National. D’ailleurs, se méfiant peut-être d’un certain manque d’objectivité dans les écrits du quotidien, Papineau choisira de réfuter le rapport Durham dans les pages de la Revue des Deux Mondes, revue bimensuelle où les intellectuels échangeaient leurs points de vue sur la culture, les moeurs et accessoirement la politique. Papineau, en dépit de son style « ampoulé », rejoint ainsi les rangs des intellectuels français en 1839 et son nom côtoie ceux de Hugo, Sainte Beuve ou George Sand. Il parle en France du Canada.