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Deux fois moins long que l’Histoire des Cantons de l’Est de l’Institut québécois de recherche sur la culture, ce livre couvre la frange ouest de ce qui a été, historiquement, la même région. L’annexion, en 1966, des anciens comtés de Brome, de Missisquoi et de Shefford à la région administrative de Montréal traduisait à la fois l’expansion vers l’est de la domination économique de la métropole et l’érosion, consécutive au déclin de sa population anglophone, du caractère culturel distinctif des Cantons de l’Est. Le remplacement de ces comtés historiques par les MRC de Brome-Missisquoi, de la Haute Yamaska et de Acton effaça davantage, au début des années 1980, les réminiscences de cette identité culturelle. Les auteurs nous rappellent néanmoins que la population des trois MRC accepte mal son incorporation à cette vaste région administrative qu’est la Montérégie, ce qui aide à comprendre pourquoi le Piémont des Appalaches (qui semble avoir été ainsi nommé, en 1984, parce qu’il constitue un des « pôles dominants sous-régionaux » de cet ensemble) fait l’objet d’un ouvrage séparé dans la collection de l’IQRC.

Étant donné que la spécificité de ce territoire géographique et culturel de transition tient à ses traits physiques et à sa situation en périphérie, les auteurs auraient mieux réussi à la mettre en valeur s’ils avaient subi l’influence des travaux historiques sur l’environnement et sur les régions limitrophes. Concernant l’environnement, ils évoquent la rapide destruction des anciennes forêts et la pollution (toujours actuelle) des rivières, mais leur approche consiste, pour l’essentiel, à célébrer le développement économique capitaliste. Quant au second thème, ils se limitent à décrire la carrière de quelques importants hommes d’affaires anglophones du xixe siècle et de narrer l’accession progressive de la population de langue française à une position dominante dans la région. Bien que de brèves sections soient consacrées à la colonisation, à la religion, à l’éducation, à la politique, aux sports et aux loisirs, l’ouvrage repose essentiellement sur les quatre chapitres à caractère économique signés par Mario Gendron.

Dans le chapitre qu’il consacre à la colonisation, Gendron trace un bref mais fort utile panorama du développement de la région durant la première moitié du xixe siècle ; de son côté, Lorne Huston propose, au chapitre 4, une étude quelque peu boiteuse sur l’histoire sociale à la même époque. Il y explique, de manière contradictoire, comment la très conservatrice Church of England devint l’Église qui attirait le plus de fidèles dans cette région colonisée par des colons américains, en affirmant que cette Église s’attachait d’abord à créer une élite locale. Huston prétend aussi que les Anglicans estimaient, dès les années 1830, que le concept de High Church était dépassé, alors qu’en réalité il gagnait du terrain, et il se trompe en soutenant que la politique de recrutement du clergé fut modifiée durant les années 1840. Outre la question religieuse, le chapitre 4 apporte quelques utiles renseignements sur les écoles du début du xixe siècle (bien que l’on ne dise pas grand-chose des réformes fondamentales des années 1840) et dresse un tableau plus positif que ne le fait Gendron de l’histoire politique locale. Huston se trompe, cependant, en affirmant que la région ne fut pas menacée d’une invasion américaine lors de la Guerre de 1812, car plusieurs colons furent abattus lors de batailles locales et un grand nombre furent faits prisonniers. Ajoutons que, si aucun combat n’eut lieu dans cette région lors des Rébellions de 1837-1838, les fermes situées en bordure de la frontière demeurèrent sujettes à des incendies criminels au cours des années qui suivirent.

Au chapitre 5, Jean-Charles Fortin apporte des données démographiques détaillées. Nous y apprenons que la population régionale crût régulièrement jusqu’en 1881, se stabilisa ensuite jusqu’en 1931 et augmenta plus rapidement lorsque la guerre stimula l’industrialisation à Granby. Depuis lors, la région est parvenue à conserver le même taux de croissance que celui de la province. Les métaphores auxquelles recourt l’auteur sont fort révélatrices. Puisqu’il tient pour acquis que la croissance est le bien primordial, il emploie, pour en évoquer les échecs, des termes tels que « stagne », « chute brutale » et « souffre ». Nous apprenons aussi que 80 000 des 114 000 Canadiens français y étaient unilingues en 1991, de même que la plupart des 14 000 Canadiens anglais, ce qui laisse entendre que le transfert démographique s’est effectué sans guère d’interaction entre les deux groupes linguistiques.

L’espace ne nous permet guère de résumer adéquatement les quatre chapitres consacrés à l’économie qui proposent une somme impressionnante de données numériques. Au chapitre 3, nous apprenons que la situation géographique de Piémont a permis à ses colons, un accès relativement facile aux marchés. Leur production était expédiée à New York via le lac Champlain, et la région profita, dans la deuxième moitié du xixe siècle, du plus dense réseau ferroviaire de la province. Dans le comté de Missisquoi, la commercialisation de l’agriculture fut plus hâtive que dans le reste de la province ; on y produisait surtout du bétail et des produits laitiers. En outre, l’abondance des ressources hydrauliques stimula l’industrialisation, bien que les scieries étaient encore, et de loin, les entreprises les plus nombreuses au milieu du siècle, et que les minoteries aient absorbé l’essentiel des investissements.

Le chapitre 6 nous apprend que la première fromagerie du Québec ouvrit ses portes à Dunham en 1866, et que le curé d’Adamsville organisa en 1903 la première coopérative. La plus remarquable « success story » aura été celle de la « Coopérative agricole de Granby » (devenue Agropur en 1979), qui traitait en 1987 40 % de la production laitière du Québec, mais une explication plutôt sommaire nous est fournie du parcours de cette entreprise. On note, au chapitre 7, que la chute de l’importante production forestière et de l’industrie du tannage de la région coïncide avec la fin de la première vague de croissance démographique en 1880. La région de Piémont ne disposait pas de ressources hydroélectriques semblables à celles qui ont stimulé la nouvelle industrialisation sur la côte nord du Saint-Laurent, mais Granby a pu prétendre à un statut dominant grâce à la production de biens de consommation protégés par des barrières tarifaires (particulièrement les textiles). Depuis le milieu des années 1950, le passage de la grande à la petite et moyenne industrie a marqué une transformation radicale de l’économie de la région, bien que Bromont ait profité de la construction de l’autoroute des Cantons de l’Est pour devenir un centre de haute technologie. Le chapitre 8 décrit le développement du réseau de transport régional, du commerce et des institutions financières en proposant des tableaux statistiques encore plus détaillés. Une intéressante analyse de l’échec de Bromont à obliger les municipalités à contribuer financièrement à la construction de son aéroport, vers la fin des années 1970, ouvre une éclaircie dans cette forêt de chiffres.

Le chapitre 9 propose un bref survol des questions de religion, d’éducation et de politique, sous l’angle quasi exclusif de l’expansion institutionnelle. Mais la section consacrée à la religion comporte aussi une intéressante description des défis que durent affronter les curés au xixe siècle, l’auteur laissant entendre que les paroissiens furent influencés par des idées d’indépendance d’origine protestante. Dans la section sur l’éducation, cependant, nous apprenons que leur clergé empêcha les catholiques irlandais d’inscrire leurs enfants dans des écoles anglophones. Quant à la question politique, rien n’est dit des ententes conclues entre les deux communautés linguistiques à propos de la nomination de candidats aux élections, mais nous apprenons que les électeurs de Piémont ont eu tendance à réélire à maintes reprises leurs députés et que le nationalisme québécois n’est apparemment pas devenu un facteur de division avant l’entrée en scène du Parti québécois. L’analyse de l’évolution du régime municipal depuis les années 1840 soulève davantage l’intérêt que le panorama de la vie politique provinciale et fédérale.

Le dernier chapitre porte sur la classe ouvrière, l’émergence des élites francophones et la vie associative. Une fois de plus, il m’est apparu que l’analyse du rôle des gouvernements municipaux était la plus utile, car nous y apprenons que ces gouvernements avaient la haute main sur les relations entre employeurs et employés. Ce chapitre décrit aussi comment les municipalités ont joué un rôle clé dans l’électrification, la santé publique et les services policiers. Et l’on nous présente, derechef, une somme impressionnante de données statistiques qui nous permettent d’apprendre, par exemple, que la police de Granby a reçu 811 appels téléphoniques en 1942, contre 15 568 en 1996 (p. 344).

Bien que cette avalanche de chiffres n’en facilite pas la lecture, l’ouvrage est organisé avec clarté, bien écrit, abondamment illustré et bien équilibré dans ses analyses. L’épellation des noms anglais en constitue la seule manifestation de négligence : on écrit Jesse et non Jessee Pennoyer (p. 52), Copp’s et non Coop’s Ferry (p. 76), Frelighsburg et non Freligsburg (p. 138), Sweetsburg et non Swettsburg (p. 154) et John A. Macdonald et non MacDonald (p. 199). Nous devons féliciter les auteurs et leur équipe de recherche d’avoir produit un ouvrage remarquablement documenté et bien illustré, qui deviendra une fort utile source d’informations pour quiconque entend approfondir davantage l’histoire de cette intéressante région de la province.