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L’histoire est une formation sociale.

L’histoire est une culture. Les deux sont liées.

Groupe de travail sur l’enseignement de l’histoire (1996)[1]

Aura-t-on jamais parlé autant d’enseignement de l’histoire au secondaire qu’au coeur de 2006 ?

À l’origine des discussions et des débats foisonnants, le projet du programme Histoire et éducation à la citoyenneté, pour le deuxième cycle du secondaire. Le projet, dont les origines remontent au milieu des années 1990, découle de la réforme de l’ensemble du programme scolaire du Québec[2]. Ses orientations s’inspirent aussi grandement du rapport du Groupe de travail sur l’enseignement de l’histoire, mis sur pied à la même époque[3]. Or, dès sa divulgation à la fin du mois d’avril 2006, le projet soulève colère et fureur. Il donne lieu à une vive polémique dont les médias ont rendu compte durant plusieurs semaines[4]. En juin, après que le ministre de l’Éducation eut décidé d’apporter des modifications au projet, la débat s’apaise quelque peu, mais sans se clore[5]. Pourquoi cette réforme a-t-elle suscité autant de bruit et de fureur ? Quels en étaient les véritables enjeux ?

Toute cette histoire commence le 27 avril, alors que le journaliste Antoine Robitaille publie en première page du quotidien Le Devoir un article au titre percutant : « Cours d’histoire épuré au secondaire[6] ». En plus de fustiger le programme accusé d’oblitérer le passé du peuple québécois, l’article laisse entendre que celui-ci est élaboré en catimini. N’eût été de la vigilance de ce journaliste, qui « veillait au grain », comme le soutient un de ses collègues, le ministre de l’Éducation aurait poursuivi son entreprise d’épuration du programme dans le secret de ses officines, avec pour conséquence de « dépouiller nos enfants de leur histoire[7] ».

D’emblée présenté comme suspect, le projet de réforme du programme d’histoire du Québec soulève une pléthore de critiques plus vives les unes que les autres. On le soupçonne de vouloir édulcorer le passé des Québécois, de nier leur existence en tant que nation, d’« évacuer le plus systématiquement possible les différents phénomènes d’oppression nationale subis par les ancêtres des Québécois actuels[8] ». On accuse aussi le programme d’être le fruit d’une vaste opération de propagande fédéraliste[9], une autre de ces opérations visant à étouffer la volonté d’affirmation nationale et, plus précisément dans ce cas, à endoctriner les élèves du Québec de manière à en faire de bons Canadiens : « les auteurs (du programme) farouchement antinationalistes tentent de contrecarrer un enseignement de l’histoire qui reproduirait de nouvelles générations de séparatistes[10] » écrit une chroniqueuse.

En suivant ces débats au fur et à mesure de leur déroulement, mais aussi en relisant les dizaines d’articles rédigés durant les semaines au cours desquelles s’est déroulée la polémique, nous avons été frappés de voir à quel point les opinions émises reposent sur une connaissance superficielle du nouveau programme et de ses objectifs. Force a été de constater que, d’un article à l’autre, les mêmes accusations sont reprises qui toutes tournent autour de silences du projet de réforme, c’est-à-dire de l’absence de dates charnières et d’événements d’un certain type[11], au profit de l’acquisition de compétences. Enfin, nombre d’entre elles déplorent que l’enseignement de l’histoire serve à l’éducation à la citoyenneté, ce qui constituerait, estiment-elles, un détournement de la fonction de l’éducation historique.

Finalement, en novembre, le ministre cède aux adversaires en adoptant une version amendée du programme. Tous les événements et dates revendiqués –, et nombre d’autres dans la foulée – sont ajoutés. L’idée de compétences à acquérir, toutefois, est préservée.

Le bruit et la fureur maintenant calmés, il paraît important de nous interroger sur les enseignements à tirer de cette polémique. Était-elle justifiée ? Dans les pages qui suivent, nous entendons cerner puis approfondir cette question. En premier lieu, nous revenons sur les circonstances des débats. Nous examinons les éléments avancés pour critiquer le nouveau programme d’histoire en dégageant les enjeux ainsi soulevés. Au-delà des aspects directement liés à la polémique, nous souhaitons, en deuxième lieu, remettre en contexte les liens existant entre histoire scolaire et éducation civique ou citoyenne, des liens plus que centenaires, mais dont les termes paraissent souvent mal compris. Par son mordant et parfois même sa virulence, cette polémique a réveillé l’intérêt de plusieurs historiens pour l’enseignement de l’histoire, un enseignement qui n’avait pas mobilisé leur attention depuis bien des années. La porte ainsi ouverte conduit à réexaminer, en troisième lieu, ce qu’est devenu le rapport entre histoire savante et pédagogie de l’histoire.

1 - Une simple polémique nationaliste ?

Un programme qui cherche à noyer […]

toute trace de mémoire nationale.

Christian Rioux[12]

Dans les tout premiers jours suivant la divulgation du projet de programme, l’épouvante est semée : les « cours, affirme-t-on, font l’impasse sur les principaux événements politiques qui ont marqué l’histoire du Québec[13] » ; « les pédagogues du Québec […] ont concocté une histoire sans dates[14] » ; « il s’agit d’entrer […] dans la confusion des origines historiques et la négation de l’histoire, […] de pratiquer le nettoyage historique [15] ». Affirmations péremptoires d’observateurs s’improvisant spécialistes de la discipline et cris du coeur validés par quelques historiens professionnels fusent de toutes parts. Ils donnent le ton au débat. En dépit de rares articles cherchant à expliquer qu’un programme scolaire n’est ni un manuel ni un enseignement, il ne sera pas possible de corriger cette première impression[16]. Or, parmi ceux ayant agité l’épouvantail d’une histoire épurée et sans contenu, plusieurs savent bien que dans sa manière de présenter la matière, le nouveau programme n’est pas tellement différent du précédent. L’essentiel du programme Histoire et éducation à la citoyenneté se trouve dans les orientations pédagogiques, l’énoncé des principes qui l’animent et des buts à poursuivre dans l’enseignement. Il n’est pas l’exposé détaillé d’un contenu factuel. C’est le cas du programme d’histoire en vigueur depuis 1982[17]. Ce l’est à nouveau en 2006. Certains auraient-ils agité l’épouvantail de la « censure[18] » pour faire lever le débat, même sur de fausses bases ?

Nationalisme ethnique, nationalisme civique…

Dénoncé pour son défaut d’énumérer les faits estimés incontournables du parcours historique des Québécois, le programme est aussi vilipendé pour la vision « rassembleuse » de l’histoire dont il est animé. Effectivement, le programme affirme que « l’un des enjeux d’une société pluraliste, comme la société québécoise, est de concilier diversité des identités sociales et appartenance commune » ; il a pour but « d’amener les élèves […] à participer de façon éclairée, en tant que citoyen […] au vivre-ensemble[19] ». Le programme adopte ainsi une orientation « plurielle » qui invite notamment à tenir compte de la contribution des Amérindiens et des groupes issus de l’immigration à l’histoire commune. Cette orientation est tout sauf inédite. Elle constituait déjà un des « cinq principes directeurs » du programme de 1982 : « Le programme veut tenir compte de la dimension pluraliste du passé québécois en soulignant l’apport de tous les groupes à l’histoire collective[20]. »

Du constat de l’absence d’une liste de dates et de l’objectif de faciliter le « vivre-ensemble », les critiques concluent que : « le document propose de mettre de côté le plus possible les conflits entre francophones et anglophones pour mettre l’emphase [sic] sur les rôles joués par les autochtones et les non-francophones[21]. » Contenue dans « cette tentative de nous voler notre passé[22] », tout comme dans l’accusation adressée au programme de « gommer le caractère conflictuel[23] » de l’histoire du Québec, transpire la crainte de la dissolution de l’identité québécoise, du « nous » collectif : « ce “nous” qu’ils [les auteurs du programme] ne veulent plus nommer, ce sont, on le sait, les anciens Canadiens français[24] ». Avec de telles affirmations, sans fondement documenté, il n’est pas étonnant qu’ait surgi une quasi-psychose : l’ouverture à la diversité devient l’évacuation du peuple québécois de son histoire ! Selon une vingtaine d’universitaires, elle serait même une « entreprise d’occultation systématique de la nation québécoise[25] ».

Mais à quel peuple réfère-t-on au juste ? Aux quelque 7 300 000 personnes composant la population du Québec ? Ou aux seuls Québécois dits de souche, comme l’énoncent certains des principaux protagonistes du débat ? Ainsi cette sociologue, qui s’inquiète de voir apparaître dans le programme une « pluriculturalité bien pensante[26] » ; ou cette autre qui déclare que le programme vise à « occulter l’existence, l’identité même de millions de Québécois de souche[27] ». Dans de tels propos, comment ne pas entendre l’écho d’un certain nationalisme ethnique[28]. De fait, bien des accusations proférées contre la réforme de l’enseignement de l’histoire paraissent procéder d’une définition ethnicisante de la nation québécoise. Ce qui irrite en l’occurrence, c’est que le programme paraît adopter une conception inclusive de la nation. Il s’inspirerait ainsi d’une forme de nationalisme dite civique ; un nationalisme critiqué pour son ouverture face à la diversité des composantes de la société québécoise. Une telle proposition est défendue depuis quelques années par l’historien Gérard Bouchard[29] et d’autres. Si une version du nationalisme québécois avait influencé la conception du programme, on peut effectivement penser que ce serait celle-là[30]. Se pourrait-il que la polémique repose, en fait, sur l’opposition d’un nationalisme à un autre ?

« Il en va de la mémoire collective du Québec[31] »

Aussi dénigré est l’objectif de diversifier le contenu de l’enseignement pour y intégrer des éléments d’histoire économique, d’histoire sociale, d’histoire culturelle. D’un à l’autre, les opposants y voient une volonté de taire une certaine histoire politique : « à travers ce nouveau récit historique totalement aseptisé et immunisé des conflits, le débat sur la question nationale devient secondaire et le devenir de la nation québécoise est relégué, quant à lui, aux oubliettes de l’histoire[32]. » On croirait rêver. N’aurait-on pas dû saluer l’ouverture dont fait preuve le programme face aux orientations de l’historiographie québécoise des trente dernières années ? Une ouverture qui aurait même dû, au dire de certains, aller plus loin dans sa prise en compte des groupes sociaux, des anonymes, des marginaux[33].

À quoi rime alors cette levée de boucliers et la revendication partagée par les critiques de ramener l’histoire enseignée à une trame événementielle traditionnelle ? À la nécessité d’extirper les jeunes de l’ignorance dont ils font preuve et de leur apprendre leur histoire, a-t-on argué[34]. Mais en quoi le projet de diversifier les contenus de l’histoire enseignée menace-t-il l’acquisition de connaissances historiques ? Parce que, soutient-on, « La priorité donnée à l’histoire sociale sur l’histoire politique au Québec […] mène au relativisme […] dont le projet de programme se fait l’ardent avocat[35]. » Tout professeur d’histoire reconnaîtrait, pour l’enseigner lui-même, qu’aussi social ou culturel soit le contenu d’un cours, celui-ci ne saurait faire l’impasse sur les dimensions politiques de la matière. D’opposer histoire politique à histoire sociale ou culturelle ne constitue-t-il pas un faux problème ?

Puisque nulle part dans le programme il n’y a raison de croire en l’absence du politique, l’accusation paraît spécieuse. Alors, pourquoi cette accusation ? Comment expliquer qu’elle ait été reprise aussi systématiquement par les critiques ? Parce qu’à notre avis, plus que d’une histoire politique, c’est d’une histoire nationaliste dont on déplore l’absence. Les prises de position abondent en faveur de l’adoption d’une grille de l’histoire du Québec qui ferait la part belle à 1760, 1837, 1840, 1867… et aux faits auxquels ces dates renvoient. Toutes ces dates et tous ces faits correspondent à des conflits et des tensions dont on veut tirer des enseignements. Il s’agit, expliquent deux adversaires du programme, d’autant de « leçons du passé[36] » : elles constituent les jalons essentiels à la « trame événementielle des “moments fondateurs et uniques” qui ont marqué “à jamais le destin” de notre collectivité » ; les occulter, comme le programme est soupçonné de s’y employer, conduirait à « modifier la mémoire nationale des jeunes Québécois et leur imaginaire collectif[37]… ». Par conséquent, plutôt que le problème de l’ignorance des jeunes, les critiques adressées au programme ne viseraient-elles pas à résoudre « la question nationale, qui disons-le n’a toujours pas trouvé de solution[38] » ?

De là, découle l’opposition à l’idée d’offrir aux élèves un enseignement de l’histoire dont le sens n’est pas donné a priori, mais se construit au fur et à mesure de l’apprentissage et peut prendre diverses directions[39]. Au contraire, pour les opposants à la réforme, la matière doit être préconstruite autour des « moments fondateurs » et nécessairement aborder « l’étude de la question nationale pour en permettre une meilleure compréhension chez les élèves[40] ». Il est ainsi entendu qu’en leur présentant l’histoire comme le récit d’un itinéraire historique inachevé, on les invite à le conclure. Vers quelle conclusion ? Un adversaire du programme l’explique : « Le statut politique du Québec n’a pas encore été tranché, ni en 1980, ni en 1992, ni en 1995 ». On comprend que le programme, alors, ne pourrait « profiter qu’au statu quo constitutionnel[41] ».

Pareillement fondée, et pour la même raison, paraît l’opposition à l’idée d’inciter les élèves à interroger la complexité des réalités sociales présentes et passées, à réfléchir au sens à donner aux événements auquel le programme invite. Probablement parce que le risque est grand d’ouvrir ainsi la porte à d’autres trames et à d’autres interprétations de l’histoire du Québec. C’est au programme, estime le mémoire de la Chaire Hector-Fabre, qu’il devrait revenir « de faire sens de cette complexité et donc, autant que possible, de la résoudre[42] ». « Nous méritons une histoire […], poursuit le mémoire, révélant aux jeunes l’importance de la décision collective à prendre sur l’avenir qui sera le nôtre. »

Mais alors, comment prétendre qu’une approche de l’enseignement de l’histoire ainsi conçue n’est pas orientée ? Comment soutenir vouloir utiliser l’histoire aux fins de révéler aux jeunes la décision à prendre, tout en affirmant se porter à la défense de la liberté de l’enseignement de l’histoire, et de l’histoire pour l’histoire[43] ? De tels principes sont pourtant avancés. Ainsi la vingtaine de professeurs dans leur lettre au ministre : « L’enseignement de l’histoire ne devrait pas servir de véhicule à une quelconque idéologie politique[44]. » Force est alors de se demander si ce n’est pas plutôt le risque d’une dissociation de l’histoire avec un certain récit national, décrit comme composé des « moments fondateurs et uniques qui marquent à jamais le destin d’une collectivité[45] », qui constitue la véritable cible des opposants au nouveau programme.

Dans cette veine s’ajoute la critique à l’effet que le programme conduit à « la négation même de l’essence du peuple québécois : la survie d’une société française en Amérique[46] ». Ainsi transpire la vieille idéologie de la survivance. Plutôt que la langue et la protection de la Providence, son indispensable carburant dans la version du début du xxie siècle serait un récit nationaliste composé de luttes et de revers à transmettre d’une génération à l’autre. Tout se passe comme si de cette trame et de sa diffusion dépendait la survie collective du peuple québécois, comme si elles en constituaient la garantie même. N’est-ce pas précisément cela, le problème du nouveau programme : le fait qu’on n’y retrouve plus la vision traditionnelle de l’histoire du Québec et son évangile de dates et de faits servant à fonder la question nationale[47] ?

Absence de certaines dates et de faits, ouverture à la diversité, défaut d’attribuer un sens à l’histoire enseignée : toutes ces critiques nous semblent enfin révéler à quel point, tout au long de la polémique, on a eu tendance à confondre histoire et mémoire. Or, faut-il le rappeler, l’histoire procède d’une opération raisonnée visant à éclairer le passé, tandis que la mémoire relève plutôt de l’affect. Elle ne retient du passé que les éléments servant à la nourrir en son état[48]. N’est-ce pas précisément ce que veut une grande partie des critiques du nouveau programme ? Certains, parmi les plus farouches défenseurs du récit traditionnel de l’histoire du Québec, ne s’en défendent pas et reconnaissent vouloir « conserver un enseignement de l’histoire fondé sur les événements qui ont imprimé un souvenir indélébile dans [la] mémoire nationale et dans [l’] imaginaire collectif [49] ».

Force est ainsi de constater qu’en dépit de la quantité d’intervenants dans le débat sur le programme et du nombre d’écrits publiés, la polémique aura surtout été alimentée par des craintes de nationalistes et, qui plus est, de nationalistes attachés à une vision ethnique de la nation. Parce que ne pouvant concevoir un enseignement de l’histoire du Québec non nationaliste, toute autre proposition ne pouvait apparaître que suspecte – comprendre fédéraliste – à leurs yeux. Qu’entendre sinon quand on lit : « l’évacuation de toute référence à la nation québécoise n’est-elle pas […] une position qui compromet politiquement les historiens qui la proposent[50] » ? De là à imaginer une conspiration quelconque, il n’y avait qu’un pas à franchir que certains ont vite franchi.

2 - Histoire, éducation civique et à la citoyenneté

Le ministère de l’Éducation fait fausse route

en associant histoire et éducation à la citoyenneté.

Denis Vaugeois[51]

On semble oublier, parfois, que l’enseignement de l’histoire tel que nous le connaissons aujourd’hui, c’est-à-dire un enseignement offert à tous dans l’école publique, date d’à peine plus d’un siècle. Il existait bien un certain usage de l’histoire à vocation éducative avant, mais dans un autre contexte et pour des fins fort différentes de celles poursuivies de nos jours. Par exemple, l’évêque Bossuet préparait son Discours sur l’histoire universelle, dans les années 1670, en le destinant à un seul élève : le Dauphin de France, dont il était le précepteur. En décrivant une succession choisie de régimes passés – et en soulignant au passage le rôle de la Providence –, le manuel visait à préparer le Dauphin à son futur métier de roi. « Quand l’histoire serait inutile aux autres hommes, il faudrait la faire lire aux princes, écrivait Bossuet en préface du Discours. […] Par le secours de l’histoire, ils forment leur jugement, sans rien hasarder, sur les événements passés[52]. »

Pendant deux siècles encore, les élites se réservent l’éducation historique. Aux princes, aux enfants des nobles ou de bourgeois, précepteurs ou maîtres dans les collèges privés enseignent comment tenir son rang dans la société et y jouer son rôle. L’histoire est un réservoir d’où tirer exemples de bonne conduite et de morale, inspiration pour les institutions. Il est puisé dans l’Antiquité grecque et romaine particulièrement, et dans l’histoire de l’Église. Cela assiste fort bien l’apprentissage du grec et du latin. À l’histoire nationale on s’intéresse peu, sauf s’il s’agit de relater la succession des régimes et des institutions.

La seconde moitié du xixe siècle voit l’État-nation naître puis se généraliser. L’instruction publique s’ensuit et se propage, apportant avec elle l’enseignement de l’histoire pour tous. Cet enseignement de l’histoire est d’emblée conçu en rapport étroit avec l’éducation du citoyen.

De sujet de l’État à citoyen de la nation

Avec l’apparition de l’État-nation, libéral et bourgeois, se pose la question de sa légitimité et de celle de ses dirigeants, puisque les facteurs légitimants antérieurs – héritage dynastique et ordre divin notamment – ne sont plus invocables ; se présente aussi la question du développement de la cohésion sociale et d’un sentiment d’identité collective, le nouvel ordre et ses dirigeants se justifiant de la population nationale[53]. L’école publique, au primaire d’abord puis, graduellement, au secondaire, sera l’appareil dont les nations se doteront pour cela. Et dans l’école, la place de choix sera donnée à l’enseignement de l’histoire.

L’histoire voulue consiste en ce que Pierre Nora a nommé une « généalogie de la nation[54] ». C’est un récit des origines, un enchaînement de faits choisis – dates marquantes, grands personnages, moments glorieux, quelques mythes gratifiants à l’occasion[55] – qui conduit à l’état achevé de la nation dans le présent. L’ensemble composait une mémoire commune, faite de ces savoirs et, implicitement, de principes de conduite. À sa naissance, cette histoire était donc essentiellement une pédagogie du citoyen, d’un citoyen pensé comme sujet de la nation – et non plus sujet du prince –, qu’il s’agissait d’instruire de sa place et de son rôle.

Mais de tels récits nationaux étaient à composer. Auparavant, ceux qui s’occupaient d’histoire étaient pour la plupart des amateurs doués, des érudits souvent issus des professions libérales. Les besoins de l’histoire scolaire entraînent l’essor d’un corps d’historiens de métier et, avec eux, l’établissement d’un champ scientifique historien dans les universités et la recherche[56].

Bientôt, toutes les nations d’Occident connaissent ce modèle, y compris des collectivités aspirant au statut de nation, tels les Canadiens français. Voyons-en quelques cas, en commençant par celui de la France, exemplaire entre tous.

Dans le dernier tiers du xixe siècle, la France, redevenue république, travaille à son unification intérieure. Obligatoire, laïque et gratuite à partir de 1882, l’école publique se voit confier le mandat de « faire » des Français. L’enseignement de l’histoire devient la pédagogie centrale du citoyen à laquelle les plus éminents historiens vont contribuer, autant en savants qu’en pédagogues. Parmi eux, Charles-Victor Langlois et Charles Seignobos, les pères de l’histoire positiviste en France, Ernest Lavisse, si influent dans les milieux de l’éducation et de l’histoire que Péguy le nommait « le Pape et le Maréchal de l’Université », Jules Isaac, presque aussi puissant deux décennies plus tard… Ces historiens deviennent le bras avancé de l’Éducation nationale. Ils exercent leur magistère sur tous les fronts : dans l’Université, dans les ministères et dans l’institution éducative, dans les classes par le biais de leurs manuels[57]. Loin dans le xxe siècle, les manuels d’Isaac et surtout le « Petit Lavisse » – la Bible des écoles –, édités et réédités en multiples éditions et plusieurs millions d’exemplaires, viseront la conscience des Français.

Pour ces historiens, il est clair que la vocation de l’enseignement de l’histoire est civique et nationale. « Il fait comprendre à l’élève la société où il vivra et le rendra capable de prendre part à la vie sociale », explique Charles Seignobos en 1907[58]. Identité, fierté et patriotisme, sens du devoir envers la nation sont les valeurs dont l’acquisition est visée. Jusqu’à la mobilisation armée, même, est-il proposé en conclusion d’une édition du Petit Lavisse :

La France a perdu sa renommée militaire pendant la guerre de 1870. […] Pour reprendre à l’Allemagne ce qu’elle nous a pris, il faut que nous soyons de bons citoyens et de bons soldats. C’est pour que vous deveniez de bons soldats que vos maîtres vous apprennent l’histoire de France… C’est à vous, enfants élevés dans nos écoles, qu’il appartient de venger vos pères vaincus à Sedan et Metz ; c’est votre devoir, le grand devoir de votre vie, vous devez y penser toujours[59].

Aux États-Unis comme en France, l’histoire savante se développe en conjonction avec le besoin de formation du citoyen par l’école. Le décollage généralisé de l’éducation historique peut se situer dans les années 1870, à la suite d’une décision de justice estimant légitime que les États consacrent une part des impôts à l’instruction publique gratuite et universelle[60]. Dans le système scolaire qui se développe alors, l’histoire obtient un rôle central. Au lendemain de la guerre de Sécession, elle reçoit la mission d’adoucir les plaies, de proposer une identité nationale partagée, de susciter respect et dévouement pour la nation rassemblée. Comme ailleurs… avec tout de même une coloration particulière. L’histoire scolaire s’y veut plus pratique, plus directement utile, de manière à faciliter l’intégration des millions de nouveaux arrivants, en cette période de très forte immigration. L’histoire scolaire s’emploie donc plus qu’ailleurs à faire connaître les caractéristiques sociales et politiques du pays, à introduire aux principes de son économie et aux valeurs dominantes. L’histoire contemporaine y est privilégiée, et le lien histoire scolaire et instruction du citoyen particulièrement étroit[61].

Nombre d’historiens contribuent à la mise en place de cette éducation qui, comme en France, s’accompagne du développement d’un corps d’historiens de métier et, partant, de postes universitaires, de sociétés savantes, de programmes de recherche. Certains, parmi les plus éminents, jouent un rôle déterminant. Ainsi George Bancroft, réputé avoir insufflé le but patriotique et d’« américanisation » des immigrants par l’enseignement de l’histoire au secondaire (avant de devenir l’homme politique et le diplomate que l’on connaît). Ainsi le Committee of Seven, formé de sept éminents membres de l’American Historical Association qui déjà, en 1899, recommande l’enseignement de l’histoire au secondaire sous l’angle de sa méthode et à l’aide de documents[62]. Elle doit être enseignée, précise-t-on, « with the thought of preparing boys and girls for the duties of daily life and intelligent citizenship[63] ».

Au Canada, comme aux États-Unis et en France, les historiens de métier apparaissent tard : à l’aube du xxe siècle au Canada anglais[64], plus tard encore, dans les années 1940, au Québec.

Au Canada anglais, dès les premiers historiens, ces talentueux amateurs qui tracent les sillons de l’historiographie canadienne-anglaise, la préoccupation pour l’identité et l’unité nationales est omniprésente. Il faut dire que les appels venant de l’histoire scolaire en voie de se généraliser les y incitent vivement. Ainsi le ministre de l’Éducation d’Ontario, George Ross, déclare en 1892 : « I have perused with great care the various histories in use in all the provinces of the Dominion, and I have found them merely to be provincial histories, without reference to our common country… Can’t we agree upon certain broad features common to the whole of this Dominion with which we can indoctrinate our pupils[65] ? »

À la même époque, la Dominion Education Association subventionne un concours pour la publication d’un manuel d’histoire du Canada vraiment national : « with a view, était-il précisé, to impress upon our future citizens that we not only have a united country, but are a united people[66]. » Avec la professionnalisation de l’histoire, le Canada anglais se donne une historiographie scientifique élaborée. La préoccupation pour l’éducation citoyenne perdure néanmoins à travers les formes successives de cette historiographie [67]. Celle-ci restera longtemps préoccupée de dégager une spécificité nationale partagée par les habitants du pays[68]. La présidente de la Société historique du Canada le soulignait encore il y a quelque temps : « It seems safe to claim that there can be few countries in which scholars working in the national history have been so preoccupied with “nationhood”, “national identity” and “national unity”[69]. »

L’historiographie scolaire du Québec procède selon un cheminement analogue. Là aussi, il s’agit par l’histoire de souligner et faire reconnaître une spécificité nationale, pour les Canadiens français à l’origine, puis pour les Québécois. Là également, de talentueux amateurs ouvrent la voie à l’histoire savante et à l’éducation citoyenne à l’aide de l’histoire[70].

Si, au Canada anglais, l’après-Confédération avait donné un élan à la volonté de constituer un discours historique générateur de sentiments nationaux et d’une identité commune, au Québec, les lendemains des rébellions et l’après Rapport Durham stimulent la naissance d’une historiographie « nationale[71] ». Mais contrairement aux anglophones du Canada, les Canadiens français comptent rapidement des historiens qui se démarquent du lot : le notaire François-Xavier Garneau, durant la seconde moitié du xixe siècle, et le chanoine Lionel Groulx, durant la première moitié du xxe , élaborent et diffusent les grandes lignes de cette historiographie.

Le thème central de celle-ci est celui de la « survivance ». Rien ne servirait de prétendre à autre chose, est-il enseigné, puisque dans leurs institutions et leurs valeurs – la langue et la foi, la famille et l’agriculture –, les Canadiens français ont ce qui convient le mieux à leur personnalité collective. C’est une écriture historique de consolation, destinée à faire oublier l’échec et à justifier le présent. L’industrie et le commerce échappent-ils aux Canadiens français ? Qu’à cela ne tienne, c’est que ceux-ci ont une mission – une mission spirituelle – autrement importante, dont ils doivent témoigner à la grandeur de l’Amérique : « Nous savons que des races existent, écrit Groulx, qui se passent plus facilement que d’autres d’or et d’argent, et qu’un clocher d’église ou de monastère, quoi qu’en disent les apparences, monte plus haut dans le ciel qu’une cheminée d’usine[72]. »

Pendant plus d’un siècle, cette perspective dicte l’historiographie scolaire. Les historiens eux-mêmes s’y emploient directement. À peine Garneau a-t-il fini de publier sa volumineuse histoire du Canada, qu’il en rédige un « abrégé » pour les écoles[73]. Comme en France, aux États-Unis et au Canada anglais, l’enseignement scolaire de l’histoire favorise l’installation dans l’université d’un corps d’historiens de métier. Nombre de ces historiens resteront longtemps au service de la diffusion de l’historiographie scolaire de survivance. Jean Blain, professeur d’histoire à l’Université de Montréal de 1959 à 1984, en a été personnellement témoin :

Cette diffusion, motivée par les besoins d’éducation nationale allait pour longtemps mobiliser le meilleur des énergies et des talents des historiens qui se mueront volontiers en missionnaires de la vérité historique. […] Le mouvement de diffusion, répandu dans le secteur des collèges classiques, atteignit bientôt l’université qu’on semblait considérer moins comme un centre de recherche en histoire que comme le lieu de coordination du réseau de transmission[74].

Dès la création du système scolaire public, le rôle attribué à l’histoire dans la formation du citoyen est clair et conscient. Déjà dans le programme d’histoire de 1905, il est demandé à l’enseignant de considérer « comme un de ses devoirs les plus impérieux de cultiver chez ses élèves le patriotisme, l’amour du sol natal, l’attachement aux traditions et aux institutions nationales, le respect de notre belle langue et de notre foi religieuse[75] ». Bien sûr, c’est là l’éducation citoyenne dans l’esprit du temps, mais cet esprit, avec quelques modernisations, perdurera longtemps dans le siècle[76].

De la citoyenneté nationale à la citoyenneté démocratique

Au lendemain de la Première Guerre mondiale, on s’inquiète du rôle qu’aurait joué l’enseignement de l’histoire dans la formation du citoyen. L’exaltation nationaliste qui en est résultée dans plusieurs pays n’a-t-elle pas poussé au conflit ? C’est « l’histoire qui a fait la guerre ! » entend-on déclarer dans les milieux pacifistes[77]. Divers organismes, à commencer par la Société des Nations, se donnent alors pour mandat d’amener les États à expurger les excès nationalistes de leurs enseignements historiques respectifs. Des dizaines de réunions bilatérales et multilatérales se tiennent[78]. Mais sans grand succès, comme en témoigne l’éclatement de la Deuxième Guerre mondiale, qui va néanmoins consacrer la mise en question de la vision nationaliste de l’histoire.

La fin du conflit ouvre une nouvelle étape. Dans la foulée du combat remporté contre les totalitarismes, l’issue de la guerre est perçue comme la victoire définitive de la démocratie. Une démocratie dont le bien-fondé est désormais indiscuté, mais qu’il faut dorénavant bien faire fonctionner, c’est-à-dire avec la participation réelle des citoyens, comme le principe même de démocratie le veut. L’idée du citoyen-participant prend le pas sur celle du citoyen-sujet et constitue la base sur laquelle se fonde la nouvelle légitimité des États.

Au citoyen-sujet était enseigné le récit fondateur de la nation et les normes de l’ordre social en place. Ce qui était attendu, c’était d’y faire adhérer. Au citoyen-participant, on cherche plutôt à faire acquérir les savoirs et les savoir-faire nécessaires pour participer à la vie collective. L’éducation du citoyen demeure et elle repose encore sur l’enseignement de l’histoire. Mais c’est moins sur des contenus historiques ordonnés en un récit fermé, et plus sur l’histoire vue comme un mode de construction de savoirs sur le social.

Cette idée de définir la formation du citoyen en référence à la démocratie plutôt qu’à la nation n’est pas entièrement inédite. Déjà en 1907, Charles Seignobos réagissait contre l’enseignement d’une histoire moralisante : « Je ne cherche dans l’enseignement de l’histoire, écrivait-il, ni une leçon de morale, ni une école de patriotisme, ni un recueil de beaux exemples, ni une collection de recettes pratiques, utiles aux hommes d’État ou aux capitaines[79] » ; il s’agit plutôt de « rendre capable de prendre part à la vie sociale ». Car « nous vivons dans une démocratie représentative et laïque, précisait-il. Nos élèves sont destinés à être tous des électeurs ; beaucoup seront des élus ou des fonctionnaires ; ils auront un jour à diriger les opérations politiques de leur pays[80]. »

Quelques décennies plus tard, des historiens américains de la Progressive Era acquis à la New History, tels James Harvey Robinson, Charles Beard et Carl Becker, estiment à leur tour que l’éducation citoyenne serait mieux servie avec une histoire plus ouverte aux autres sciences sociales, à la variété des faits de civilisation et aux problèmes contemporains. Beard – probablement l’historien américain le plus influent de l’époque avec Frederick Jackson Turner – en défend la proposition pour l’AHA, de concert avec l’association des enseignants du National Council for the Social Studies[81].

Cette conception ouverte de l’éducation citoyenne en vient à se conjuguer avec un point de vue proposé antérieurement par John Dewey. Pour Dewey, le citoyen en démocratie doit être préparé non seulement à ses rapports avec le politique et l’institutionnel – c’est l’éducation civique –, mais à l’ensemble et à la variété des rapports des citoyens entre eux. La citoyenneté, expliquait-il, c’est « all the relationships of all sorts that are involved in membership in a community[82] ». L’éducation civique devrait en tenir compte et s’étendre à l’éducation à la citoyenneté. Celle-ci n’ignorant pas celle-là mais l’englobant[83].

À l’échelle occidentale, le décollage se fait dans la période de l’après-guerre. La forte croissance de la jeunesse, la hausse rapide de la scolarisation, notamment au secondaire, la démocratisation générale des études, font anticiper une participation accrue à la vie de la cité. Progressivement, l’enseignement de l’histoire à l’école complète son passage d’une éducation civique nationale à l’éducation à la citoyenneté. Et tout au long, l’histoire conserve son rôle privilégié.

La volonté de renforcer l’éducation à la citoyenneté s’est depuis accentuée, dans la foulée des changements des dernières décennies : complexification des rapports sociaux et de la participation sociale attendue, multiplication des groupes d’intérêt, individualisme et défiance du politique, mondialisation des échanges et de la production, mise en cause des normes morales et sociales, tensions ethniques et religieuses, et surtout, certainement, accélération et diversification des migrations. En Occident comme ailleurs, les sociétés sont maintenant composées d’une incroyable variété de communautés. Dans une ville comme Montréal, vingt pour cent de la population est née hors du pays, venue de dizaines d’origines différentes ; c’est une plus forte part encore si on compte l’ensemble de la population issue de l’immigration des récentes décennies. Peut-on ignorer de tels changements ? Y a-t-il lieu de s’étonner qu’on veuille en tenir compte, notamment en facilitant l’intégration des nouveaux venus par l’histoire et l’éducation à la citoyenneté ?

Ainsi, aux États-Unis, la fonction de l’éducation à la citoyenneté est rappelée en ouverture des récents « standards » en histoire :

Without history we cannot undertake any sensitive inquiry onto the political, social, or moral issues in society. And without historical knowledge and inquiry, we cannot achieve the informed, discriminating citizenship essential to effective participation in the democratic processes of governance and the fulfillment for all our citizens of the nation’s democratic ideals[84].

Dans d’autres pays, comme en France, où l’éducation civique est depuis longtemps confiée au professeur d’histoire, non seulement son importance est réitérée, mais on en élève l’obligation au niveau du lycée.

Au Canada, dans les deux provinces voisines du Québec, l’association histoire et éducation à la citoyenneté est également confirmée. Au Nouveau-Brunswick, le programme d’histoire (2006), « vise à amener l’élève à utiliser la démarche intellectuelle proposée par la discipline, à développer sa perspective historique et à construire ses compétences de citoyen responsable[85] ». En Ontario, le programme Études canadiennes et mondiales de 9e et de 10e année (révisé 2005), qui inclut l’histoire, s’est donné comme objectif de « permettre à l’élève d’acquérir les connaissances, les habiletés et les valeurs qui lui sont indispensables pour devenir une citoyenne ou un citoyen responsable et capable de participer de façon active à la société canadienne du xxie siècle[86] ». De telles situations existent dans bien d’autres communautés et États dans le monde.

C’est à cette conception du programme d’histoire que le Québec vient d’arriver. Pas plus qu’ailleurs, il n’y est parvenu d’un coup. Lorsqu’éclate la polémique récente, le programme en vigueur depuis 1982 a déjà mandat de contribuer à l’éducation du citoyen : « avoir pris conscience de son rôle de citoyen responsable de l’avenir de la collectivité », est-il attendu, parmi les principaux « objectifs de formation[87] ». Au milieu des années 1990, l’objectif se renforce quand le ministre de l’Éducation d’alors – Jean Garon (PQ) – forme une commission ministérielle pour étudier la situation de l’enseignement de l’histoire et les améliorations à y apporter. Dans son rapport – souvent nommé rapport Lacoursière –, la commission rappelle : « L’histoire est une formation sociale. L’histoire est une culture. Les deux sont liées[88] », et s’en explique en quelques pages. Une fois publié, le rapport est bien reçu en général. Les quelques objections qui s’élèvent lui reprochent de ne pas souligner assez la question nationale ; comme aujourd’hui[89]. Malgré tout, quand la réforme du programme d’histoire au secondaire est lancée puis préparée, c’est dans l’esprit du rapport Lacoursière[90].

3 - Histoire, pédagogie et didactique

Le nouveau programme d’histoire au secondaire […]

a au moins ceci de bon qu’il met en lumière

la malfaisance dont sont capables nos pédagogues.

Nicole Gagnon[91]

Dès son lancement en avril 2006, la polémique autour du programme s’est montrée pavée de malentendus, d’ambiguïtés, de confusions, d’ignorances même… et à l’occasion de préjugés grossiers sinon d’injures, comme dans cette épigraphe. En conséquence, l’enjeu de la polémique s’en est souvent trouvé obscurci plutôt qu’éclairé par les nombreuses interventions.

Comment expliquer cette situation ? On peut penser qu’elle tient à deux causes principales : d’une part, une connaissance insuffisante chez plusieurs de ce qu’est devenue l’éducation historique en notre début de xxie siècle ; d’autre part, la distance qui s’est creusée entre bien des historiens de métier d’un côté, les pédagogues et autres didacticiens de l’autre.

Une historiographie scolaire

D’entrée de jeu, il importe de souligner que l’éducation historique répond à des objectifs spécifiques, distincts de ceux de l’histoire savante. Le rapport Lacoursière, avons-nous rappelé, soutient qu’en milieu scolaire « l’histoire est une formation sociale, l’histoire est une culture ». Les changements que l’histoire a connus depuis sa généralisation dans l’école publique portent sur ce double aspect.

D’abord, la référence centrale à la nation s’est vue doublée d’une référence principale à la démocratie. Cela n’exclut pas la nation, bien sûr, car le public à qui l’enseignement est destiné reste défini : dans notre cas, les habitants du Québec. Au citoyen, comme le rappelle encore le rapport Lacoursière, l’histoire commence par enseigner « la composition du social, son jeu, les rapport qui y existent, comment ceux-ci se sont dessinés, de même que les principes, les règles et les institutions qui président au fonctionnement de la société[92] ». Aussi et surtout, à l’instar de ce qui se fait ailleurs, elle lui apprend à penser le social, de sorte qu’il puisse y exercer sa citoyenneté de façon raisonnée et responsable.

Par conséquent, l’apprentissage de l’histoire se centre désormais sur ce qu’il est courant de nommer la pensée historique. Le rapport Lacoursière la présente comme suit :

Plutôt qu’une mémoire commune pré-établie en récit, sont visées des capacités du genre de celles employées pour construire des savoirs en histoire – telles questionner, cerner un problème, recueillir des informations, les analyser, les interpréter, présenter et débattre à l’occasion… –, et aussi se montrer curieux, capable d’empathie, de scepticisme à l’occasion, etc., l’ensemble appuyé sur de solides règles de méthode et un outillage de concepts éprouvé. En plus de faire acquérir des savoirs construits, l’histoire enseigne donc à construire, avec méthode, des savoirs nouveaux[93].

Ainsi outillé, est-il supposé, l’élève saura mieux lire le social, en construire une compréhension personnelle, agir sur lui éventuellement. Car, ne l’oublions pas, sauf la minorité de ceux et celles qui exercent le métier d’historien ou des métiers apparentés – comme enseigner l’histoire –, peu dans leur vie sont appelés à considérer des questions d’histoire proprement dites. En fait, les capacités acquises, c’est rarement sur des récits d’histoire préconstruits qu’ils auront à les exercer une fois sortis de l’école, mais sur la variété, en bonne part imprévisible, des matières qui tissent et tisseront la réalité sociale.

Ce futur nous alerte sur un autre aspect, parfois négligé, de l’éducation scolaire en général et de l’enseignement de l’histoire en particulier : l’école entend former pour la vie. L’élève qui suit une formation historique au deuxième cycle du secondaire reçoit généralement son dernier cours d’histoire formel. Or, durant sa vie, quelles seront les questions abordées, les problèmes rencontrés, les matières à considérer ?… Qui pourrait le prédire ? Dans les circonstances, qu’offrir à l’élève aujourd’hui, en histoire et éducation à la citoyenneté, dont on peut espérer encore une pertinence, dans dix, vingt ou cinquante ans ?

Quelles connaissances factuelles, quel récit construit ? Il y a quelques décennies encore, on estimait important d’enseigner le sacrifice héroïque de Dollard des Ormeaux et de « promouvoir le développement d’un véritable esprit social chrétien ». C’est du moins ce que demandait le programme d’histoire[94]. Qui, aujourd’hui, tiendrait à inclure dans le bagage d’élèves du secondaire de telles connaissances ? Quoi mettre alors ? Qu’offre l’histoire qui répond aux besoins à un moment donné, mais qui sera encore utile – d’intérêt, à tout le moins – dans des temps inconnus à venir ?

Face à cette question de l’éventuelle obsolescence, un peu partout dans le monde occidental on s’est demandé ce que la discipline historique offrirait de plus durable que les savoirs constitués selon les préoccupations d’une époque donnée. Il a été estimé que la manière dont l’histoire construit les savoirs – sa méthode et ses concepts principalement – offre le plus de potentiel. D’où ces programmes centrés sur l’apprentissage de la pensée historique et les concepts employés en histoire pour questionner et mettre de l’ordre dans les faits du passé.

L’idée s’en dessinait depuis longtemps. Déjà, en 1907, Charles Seignobos proposait un enseignement de l’histoire « habituant l’élève à employer la méthode propre à l’histoire, la méthode critique[95] ». Quelques années auparavant, lord Acton songeait aussi à une formation historique centrée sur la méthode de la discipline, le « gift of historical thinking, which is better than historical learning[96] ». À la même époque encore, le Committee of Seven de l’AHA estimait également que pour une intégration sociale positive et une participation effective, c’est l’apprentissage de la pensée historique et non une « accumulation d’informations » qu’il fallait offrir aux élèves :

The chief object of every experienced teacher is to get pupils to think properly after the method adopted in his particular line of work ; not an accumulation of information, but the habit of correct thinking, is the supreme result of good teaching in every branch of instruction. All this simply means that the student who is taught to consider political subjects in school, who is led to look at matters historically, has some mental equipment for a comprehension of the political and social problems that will confront him in everyday life, and has received practical preparation for social adaptation and for forceful participation in civic activities[97].

Depuis les années 1950, cette idée de centrer les programmes sur l’apprentissage de la pensée historique s’est généralisée dans les conceptions et les pratiques de l’enseignement de l’histoire. Au Québec, les premiers programmes d’histoire nationale à s’en être inspirés datent du début des années 1980. Ceux de la présente réforme, dont le projet du programme Histoire et éducation à la citoyenneté du deuxième cycle, procèdent du même esprit.

Une telle attitude, on en conviendra, s’accorde mal avec la tradition du récit unique et achevé. Comment inciter les élèves à exercer leur pensée à la construction d’objets d’histoire à partir d’un récit achevé ? Comme nous l’avons écrit ailleurs, comment avoir en même temps, sur la même table, les ingrédients d’un repas à préparer et le repas préparé[98] ?

Un enseignement de l’histoire centré sur l’apprentissage de la pensée historique n’exclut d’aucune façon l’acquisition de connaissances. On ne pense pas sans contenu. Il fut un temps où l’éducation historique se limitait à faire acquérir des connaissances factuelles, généralement ordonnées en un récit prédéterminé. Les programmes ressemblaient alors à de longues séries de faits et de dates. Le dernier programme de ce genre, au Québec, date de 1970[99]. C’était une interminable énumération d’une trentaine de pages bien tassées. Mais à partir du moment où la matière de l’éducation historique s’est tournée vers la pensée historique, la façon de faire les programmes s’est aussi modifiée. Dorénavant, les programmes signalent plus les éléments de la pensée à faire se développer chez les élèves – les dites compétences dans le nouveau programme – et leurs principes pédagogiques que le détail des contenus factuels.

Le programme, dès lors, ne donne que des grandes lignes de contenu. Le détail des contenus, les enseignants sauront les apporter, chacun et chacune dans sa classe. Ils ne manquent pas de compétence pour cela. Il y aura également, ne l’oublions pas, les manuels et leurs appareils pédagogiques d’accompagnement (guides de l’enseignement, séries documentaires, atlas, etc.). Les manuels ont d’ailleurs changé eux aussi. Le manuel-récit a perdu de son empire. Les nouveaux manuels sont plutôt composés d’informations brutes – des documents, en grand nombre généralement – sur lesquelles l’élève est invité à exercer sa pensée, souvent au titre d’un problème à résoudre. L’histoire n’est-elle pas une discipline de résolution de problèmes, comme disait Lucien Febvre ? L’élève, alors, est mis en situation de constituer des savoirs, qui peuvent n’être que des reconstitutions, à son échelle, mais qui ne lui donnent pas moins l’occasion de pratiquer des savoir-faire intellectuels qu’il pourra appliquer sur d’autres matières plus tard.

En cours de route, la formation d’un récit ou son équivalent n’est pas à exclure. De même n’est pas à exclure que son sens pourrait ne pas différer du récit traditionnel, avec un « plus » cependant : en le constituant, l’élève aurait exercé et, espère-t-on, développé des capacités intellectuelles. Cela nous ramène à la pensée historique, ce mode de penser le social d’autrement plus de valeur que l’absorption de simples connaissances factuelles voulues par d’autres. Ainsi formé, sachant le mode de constitution d’un discours et les principes de sa validité, l’élève serait mieux à même d’exercer des capacités de lecture critique sur ceux qu’il rencontrera dans sa vie.

L’historien et le pédagogue

Au fil de cette évolution, l’historien de métier s’est éloigné de l’éducation historique scolaire. Les Lavisse d’une certaine époque, et même les Garneau ou les Groulx, étaient les principaux producteurs de savoirs historiens qui ensuite – par eux-mêmes ou sous leur aile – étaient condensés dans les récits des manuels. Les manuels sont désormais préparés par des historiens-pédagogues, des pédagogues-historiens et autres didacticiens de l’histoire. Ils sont devenus des instruments d’apprentissage de la pensée historique plus que des dispensateurs d’un récit donné. La variété des formules pédagogiques employées est telle que le simple récit linéaire, avec ses sommaires, résumés et questions-réponses, paraît objet de musée. À côté du pédagogue spécialisé ou du didacticien de l’histoire, l’historien s’y retrouve mal.

L’historien a d’autant plus de difficulté à s’y retrouver que sa relation avec l’école et l’éducation historique s’est effilochée au fur et à mesure des changements survenus dans sa pratique. Il y a peu, l’historien consacrait une bonne part de son activité professorale à préparer les maîtres d’histoire des écoles. Jour après jour, cette activité lui rappelait l’existence de la réalité scolaire. En s’en éloignant dans ses pratiques, notamment dans la foulée du déplacement de la formation des maîtres des départements d’histoire vers les facultés d’éducation[100] et de l’avènement de nouveaux marchés pour l’histoire, il s’en est éloigné dans ses intérêts.

Les progrès mêmes de l’historiographie ont accentué la prise de distance entre l’histoire des historiens et l’histoire à l’école. L’histoire savante a progressivement migré vers d’autres espaces que celui des histoires nationales[101]. Elle a multiplié ses objets, diversifié ses questionnements et ses perspectives. Son champ scientifique s’en est remarquablement enrichi. Mais son apport aux contenus scolaires s’est amoindri. En effet, si l’éducation historique a su intégrer certaines de ses avancées, telles en histoire économique et sociale, comme le montrent les programmes québécois depuis 1982, d’autres lui sont apparus de peu d’apports possibles à sa mission. Pensons, par exemple, au structuralisme, à la micro-histoire, au postmodernisme. Même l’histoire des mentalités, malgré l’aura qu’elle eut un temps, parut offrir peu de ressources pour l’éducation historique des 13-15 ans. Alors, l’histoire scolaire, pour ses besoins spécifiques, s’est munie de contenus sur mesure : une historiographie scolaire. Là où l’historiographie savante fournit à ses besoins, elle y emprunte, là où elle ne le fait pas adéquatement, elle y supplée. Par exemple, elle manifeste clairement l’influence d’apports historiens récents, comme en fait foi le nouveau programme en histoire du Québec et la place occupée par les concepts, le constructivisme et l’approche comparative. Cependant, l’histoire scolaire conserve des perspectives nationales et une chronologie générale à base politique qui n’est plus nécessairement le fait des historiens. Cela dit, personne n’a accusé les choix historiographiques du programme d’être scientifiquement incorrects, mais bien de ne s’être pas confinés à la perspective nationale signalée plus tôt dans ce texte.

La première conséquence de cette distanciation de l’historien par rapport à l’histoire scolaire, c’est que lorsqu’un problème se pose en enseignement de l’histoire, relativement peu d’historiens sont disposés et préparés à le considérer ; d’autres, alors, prennent la place inoccupée[102]. Dans la foule des interventions, au cours de cette polémique hautement publique car se jouant essentiellement dans les médias, on compte peu d’historiens de métier, par rapport à l’ensemble des historiens au Québec. Dans la principale intervention collective qui peut paraître d’origine historienne, tout juste la moitié des vingt-trois signataires sont historiens de métier[103]. D’ailleurs, parlent-ils en historiens ou en militants ? On peut se poser la question, tant leur intervention est largement composée d’extraits du texte déjà rédigé d’un philosophe plus connu pour son engagement souverainiste que pour son oeuvre historienne[104].

La seconde conséquence ? Lorsque l’historien entend quand même se prononcer, il ne le fait pas toujours avec les connaissances et les compréhensions requises, ni même avec les dispositions appropriées. Voyons-en trois exemples, tirés d’un vaste bassin de faits analogues :

  • Le mémoire du comité scientifique de la Chaire Hector-Fabre avertit d’emblée : « Dans l’analyse qui suit, nous mettons explicitement de côté toute discussion sur la dimension proprement pédagogique de ce projet de programme[105]. » Comment peut-on examiner loyalement un programme scolaire, oeuvre éminemment pédagogique, en écartant a priori cette dimension ?

  • Après avoir signalé que le programme vise à développer des capacités critiques, de choix, d’interprétation et à éveiller l’intérêt pour les enjeux sociaux, quatre historiens se demandent : « Un élève du secondaire peut-il atteindre ces objectifs, qu’on assigne habituellement aux études universitaires[106] ? » Comment imaginer que l’acquisition de telles capacités, indispensables à toute vie sociale autonome, devrait attendre l’université ? Et que fait-on de ceux, soit soixante pour cent des jeunes Québécois qui n’arriveront pas à l’université ?

  • Un autre malentendu embarrassant provient des historiens qui ne voient pas à quel point la tâche d’un enseignant d’histoire diffère de celle de l’historien. Pourtant, on a pu lire, comme évoqué plus tôt dans le présent article : « Nous nous opposons au détournement de la tâche de l’historien[107]. » À quel détournement réfère-t-on, alors qu’il s’agit d’une tout autre mission, tout simplement ? Mieux, certains historiens ont paru s’étonner que des étudiants dans un programme de formation des maîtres « se considèrent comme pédagogues d’abord et ne s’identifient plus du tout comme historiens[108] ». Pourquoi devrait-il en être autrement[109] ?

Une accusation maintes fois répétée serait que le programme viserait une histoire rassembleuse, que les conflits du passé y seraient estompés. Soulevée dès le début de la polémique, elle a été reprise jusqu’à plus soif par les adversaires du programme, parmi lesquels se trouvent des historiens de métier. Encore récemment, deux d’entre eux reprenaient dans Le Devoir la rengaine d’un « projet qui minimisait les conflits et noyait l’identité francophone[110] ». C’est là un sérieux malentendu relativement à la fonction de l’enseignement de l’histoire dans une société démocratique moderne. Rappelons-nous qu’il s’agit du programme officiel qu’un État destine à ses citoyens appelés à vivre ensemble dans le présent et l’avenir. S’attend-on à ce que le programme cultive les tensions, mette les concitoyens en opposition ? Il faudrait être bien naïf pour penser qu’un programme officiel d’État ne se préoccupe pas de faciliter le vivre-ensemble[111]. Certes, cela peut contrarier ceux qui assignent à l’histoire la mission de préparer les esprits à renverser l’ordre politique en place. Dans l’esprit, finalement, de l’injonction du manuel de Lavisse citée plus tôt : « C’est à vous […] qu’il appartient de venger vos pères vaincus à Sedan et Metz ; c’est votre devoir, le grand devoir de votre vie, vous devez y penser toujours[112]. »

En définitive, une bonne part de la polémique paraît donc fondée sur de la méconnaissance ou des incompréhensions. Du côté des historiens, c’est d’avoir perdu de vue ce qu’est devenue l’éducation historique. Pour d’autres, c’est de penser qu’on peut encore confier à l’éducation historique un but de mobilisation des consciences.

Conclusion : une grande illusion ?

Ces orientations ne sont pas sans importance

car elles mouleront la mémoire des

générations futures de Québécois et Québécoises.

Jacques Rouillard[113]

La violence de la polémique aura montré combien l’enseignement de l’histoire reste un objet chaud, un objet qu’on se dispute. Pourquoi ? Pour le pouvoir de direction des consciences qu’on lui attribue, très certainement, comme le suppose l’auteur de l’épigraphe ci-devant. Un pouvoir à notre avis surestimé, qui pourrait n’être qu’une grande illusion.

Nous avons souligné la direction que les adversaires du programme souhaitaient : un programme orienté en fonction d’un enchaînement d’événements choisis, conduisant au but mentionné. Nombre d’autres se sont exprimés dans le même sens ; certains à mots couverts, d’autres plus franchement. Ainsi, des membres du comité scientifique de la Chaire Hector-Fabre, pour qui le but est de montrer combien ces événements de l’histoire du Québec « ont orienté inexorablement son destin dans la direction que l’on connaît[114] ».

Une telle attitude n’est pas unique au Québec. Elle existe ailleurs dans le monde. Au Canada, des Granatstein et des Bliss ont déploré que l’historiographie canadienne récente, en s’intéressant à des objets d’études manquant de perspective nationale, contribue au « naufrage du Canada » – comme dit le titre d’un de leurs articles[115]. Et on a de bonnes raisons de penser que l’entreprise de mobilisation de l’histoire canadienne administrée par la Fondation Historica – ou des organismes du genre, comme la Fondation CRB, le Dominion Institute, la Canada’s National History Society – procède de la même attitude[116].

On le voit également dans des dizaines d’analyses de contenu de manuels qui prennent leurs discours au pied de la lettre, en supposant à ces discours des effets quasi automatiques : il s’agirait qu’une chose soit écrite pour qu’elle soit reçue, pour que les élèves se l’approprient[117]. Avec une telle confiance dans les récits, des historiens ont même discuté longuement des effets de manuels qui n’avaient jamais été utilisés[118].

Notre époque n’a-t-elle pas montré cent fois les limites de l’influence des manuels d’histoire et de l’enseignement de l’histoire en général ? Voyons-en trois exemples.

  • En ex-Union soviétique pour commencer. Là, pendant plusieurs décennies, à l’aide de l’histoire était enseigné, grosso modo, que le capitalisme était l’enfer, mais que le socialisme ouvrirait les portes du paradis. Cela au rythme de deux heures par semaine, pendant toute la scolarité d’un cours d’histoire basé sur le matérialisme historique. Qu’ont fait les Russes et les membres des diverses républiques lorsqu’ils en ont eu l’occasion ? Ils ont choisi l’enfer ! Comme d’ailleurs ceux de plusieurs autres démocraties populaires ayant reçu une éducation historique semblable.

  • En Allemagne d’avant la réunification, les jeunes de l’Est et de l’Ouest avaient connu des enseignements de l’histoire fondamentalement différents. Pourtant, lorsque au lendemain de la chute du Mur on a voulu comparer, dans une recherche, ce qu’il en restait sur les plans des représentations, des concepts et des attitudes, on n’a pas constaté de différences sensibles[119]. Incidemment, la même recherche a montré que les différences sur ces plans paraissent moins marquées entre les jeunes Allemands et les jeunes Italiens germanophones du Tyrol voisin, qu’entre ceux-ci et leurs compatriotes italiens ayant reçu des cours d’histoire aux contenus analogues.

  • Le passé du Québec offre un autre exemple éloquent. Pendant plus d’un demi-siècle, l’enseignement de l’histoire y avait été employé à enseigner aux Canadiens français – comme on disait alors – la nécessité de la survivance comme peuple, et l’importance de protéger la langue et la foi qui en étaient les conditions, outre l’adhésion au grand tout canadien qui en était la garantie[120]. Encore en 1961, on lisait parmi les objectifs principaux des programmes : « L’étude de l’histoire de notre pays contribuera à mieux former le bon citoyen du Canada de demain[121]. » Pourtant, peu de temps après, les Québécois prenaient l’exact contre-pied de ce que le cours d’histoire leur avait enseigné depuis plus d’un demi-siècle. Et ce Canada qu’on avait voulu leur faire chérir, la moitié d’entre eux disaient vouloir s’en séparer !

Autant d’exemples incitent à croire que l’idée de gouverner les consciences à travers les contenus de l’enseignement de l’histoire pourrait bien reposer sur une illusion. Elle n’en a pas moins inspiré des adversaires du projet du nouveau programme et conduit à son naufrage. En effet, l’ajout de tant d’événements et de dates, ordonnés en de longues séries chronologiques par ailleurs, conduira – l’habitude aidant – à confirmer l’approche par le récit traditionnel, alors que la réforme souhaitait renouveler l’enseignement de l’histoire en tablant sur l’apprentissage de la pensée historique et critique. Il est malheureux que la bataille pour maintenir un récit historique déterministe ait fait manquer cette belle occasion de moderniser l’éducation historique et à la citoyenneté au Québec. En définitive, se battre pour maintenir des récits historiques déterministes – de quelque bord que ce soit – risque bien de ne faire que des perdants, tant sur le plan des identités que sur celui de la vie démocratique.