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Les remises en cause de l’évolutionnisme par les thèses créationnistes gagnent du terrain dans plusieurs Églises protestantes des États-Unis comme dans le monde musulman, en particulier en Turquie, d’où elles sont diffusées en Europe de l’Ouest[2]. Quant à l’Église catholique, après des siècles de condamnation d’une science laïque autonome et de refus de l’évolutionnisme, les timides ouvertures de Jean-Paul II[3] viennent d’être remises en cause par Benoît XVI[4].

Dans le Québec du début du xxe siècle, un médecin de campagne canadien-français, Albert Laurendeau (oncle du journaliste et homme politique André Laurendeau) qui avait tenté de vulgariser les théories évolutionnistes fut condamné par la hiérarchie catholique. La présentation des principaux protagonistes dans leur milieu (Laurendeau et l’évêque Archambault), puis l’étude des principaux combats de l’époque (scientifique : le darwinisme et les post-darwiniens au moment de l’année Darwin en 1909 ; religieux : la lutte antimoderniste) permettront de mesurer l’audace, l’apport et les lacunes de La Vie, l’ouvrage du Dr Laurendeau, enfin d’essayer de comprendre les modalités de sa condamnation et ses conséquences[5].

Les protagonistes

Albert Laurendeau (1857-1920) : un médecin non conformiste

Il appartient à une lignée de médecins de campagne de Saint-Gabriel-de- Brandon. Son père, Joseph-Olivier, s’installe en 1853 dans ce village où les luttes religieuses entre catholiques francophones et irlandais et les combats politiques entre bleus et rouges sont encore ardents. Conservateur intransigeant, il sera maire de 1870 à 1873[6]. Il élèvera dix enfants, dont deux devinrent religieux : Fortunat (jésuite) et Wilfrid qui décéda avant ses voeux. Albert Laurendeau, né à Saint-Gabriel le 1er mars 1857, restera l’aîné des sept survivants de la fratrie et héritera du caractère entier de son père. Cependant, très marqué par les luttes politiques dans son village et sa famille, il prendra une orientation opposée à celle de son père[7]. Albert Laurendeau fut élève de l’École normale Jacques Cartier de Montréal avant d’entreprendre des études de médecine. Ce parcours qui contourne le passage par le collège classique est cependant loin d’être exceptionnel pour les médecins de sa génération[8]. Il étudie jusqu’en 1879 à l’École de médecine et de chirurgie de Montréal (EMC), alors affiliée à l’Université protestante du Victoria College de Cobourg (Ontario), elle-même reliée depuis 1854 à l’Université de Toronto. Créé par les Méthodistes en 1841-1842, le Victoria College s’était fait remarquer par ses orientations libérales[9].

Pendant cette décennie 1870-1880 (le programme passe à quatre années en 1876), l’EMC est dynamique et ouverte, Victoria lui laissant beaucoup de liberté. La formation est solide, avec davantage de place donnée aux enseignements pratiques et scientifiques ainsi qu’à la clinique pratiquée à l’Hôtel-Dieu de Montréal avec l’accord des religieuses. En 1873, l’EMC s’installe près de l’Hôtel-Dieu, avec un amphithéâtre de 200 places, une bibliothèque, une salle d’anatomie, des laboratoires de physique et de chimie[10]. Les qualités de cette annexe francophone de Victoria lui valent de former presque autant de médecins que la Faculté de médecine de l’Université McGill et bien plus que celle de l’Université Laval à Québec dirigée par le clergé catholique[11]. Cette dernière essaiera de l’assimiler en 1877-1879, en vain, car l’EMC voulait garder son autonomie intellectuelle. Laval fondera donc une annexe médicale à Montréal en 1879 et la rivalité entre les deux facultés francophones sera d’autant plus forte que la sévérité de Laval contraste avec la liberté intellectuelle de l’EMC. Cette dernière, avec un bon corps professoral (nombre de ses professeurs ont été formés en France) et une clinique réputée, attire beaucoup plus d’étudiants que sa rivale (225 contre 65 en 1890). En 1883, Mgr Fabre avait pourtant condamné la Faculté protestante, menaçant d’excommunication les catholiques, étudiants et professeurs, qui fréquenteraient l’EMC, mais Rome avait facilité un compromis qui aboutira à la fusion de 1891. Ce conflit, alimenté par la rivalité entre les villes et les autorités ecclésiastiques de Montréal et de Québec, se termine donc par la victoire officielle de l’Université Laval qui délivre maintenant, à la place de Victoria, les diplômes de l’EMC. En réalité, c’est plutôt celle-ci qui, gardant une part d’autonomie, absorbe l’annexe de Laval[12]. Laurendeau restera très attaché à ce climat de liberté intellectuelle ainsi qu’à la formation scientifique reçue à l’EMC avant la fusion et il sera fier d’avoir échappé à un cursus universitaire étroitement contrôlé par le clergé[13].

En 1879, Albert Laurendeau s’installe dans son village en partageant la clientèle de son père. Il épouse la fille d’un notaire, Maria-Georgina Mérizzi[14]. Malgré son dynamisme et une compétence reconnue, pendant près de vingt ans, jusqu’au décès de son père en 1897, date à laquelle il hérite de sa clientèle, sa vie professionnelle reste difficile. Il éprouve des difficultés à faire vivre convenablement sa famille qui s’agrandit de quatre enfants (trois filles et un garçon), ce qui le contraint à d’autres activités. La banque qu’il crée à Saint-Gabriel est victime de la crise financière de 1897-1898 et il doit la fermer. Quant à la Gas Lamp Co fondée en 1891, elle disparait dans un incendie en 1900[15]. Ces difficultés à vivre du seul exercice médical, rencontrées alors par la plupart des médecins de campagne, résultent de la concurrence : manque de tarifs médicaux fixes et fréquents appels des ruraux aux rebouteux et autres thérapeutes illégaux[16]. Laurendeau se battra constamment contre ces difficultés, ce qui lui vaudra l’estime de ses collègues[17]. Il s’impliquera aussi dans la vie municipale devenant conseiller, lors de la création de la municipalité de village en 1892-1893, puis maire en 1894-1895. Choisi comme arbitre lors de conflits paroissiaux, il est élu président des syndics de la fabrique chargés de la reconstruction de l’église en 1908[18].

Dans la province, il se fit d’abord connaître par de nombreux articles dans les revues médicales : dès 1879 dans L’Abeille, une publication de l’EMC, puis dans L’Union médicale du Canada (UMC) et dans La Clinique, deux grandes revues auxquelles il collaborera jusqu’à sa mort[19]. À partir de 1902, il intervient dans les congrès et les institutions médicales. En juin 1902, à l’occasion du cinquantenaire de la Faculté de médecine de Laval, les médecins du Québec organisent dans la capitale le premier congrès de l’Association des médecins de langue française de l’Amérique du Nord (AMLFAN), sous la présidence du Dr M. D. Brochu. Tous les médecins connus du Québec y participent ainsi que plusieurs célébrités françaises. On compte près de 300 participants et 80 communications dont une dizaine seulement prononcées par des médecins de campagne. A. Laurendeau en fait partie, avec un exposé audacieux sur la césarienne à domicile dans lequel il déclare qu’en cas de grave difficulté, il n’hésite pas à sacrifier « un petit être malformé pour conserver la mère à sa famille et à la société[20] ». Au deuxième congrès, en 1904 à Montréal, il s’oppose à ceux qui croient, comme beaucoup encore, que la tuberculose est héréditaire[21]. En 1906, à Trois-Rivières, il est l’orateur le plus prolixe. Il s’affirme dans ces congrès de l’AMLFAN, intervenant sur les grandes questions de médecine et d’hygiène publique (alcoolisme, tuberculose, maternité, hygiène dans les écoles, etc.), montrant beaucoup de pugnacité devant les grands ténors de la médecine universitaire[22]. En 1902, il avait réorganisé l’Association médicale et chirurgicale du district de Joliette dont il fut jusqu’en 1920 le principal animateur, comme président ou secrétaire- trésorier. Si les associations médicales de districts se multiplient au début du xxe siècle[23], celle de Joliette est reconnue comme la plus dynamique après celle de Montréal. En 1905, grâce à Laurendeau, elle obtient un tarif minimum pour les expertises auprès des compagnies d’assurances et elle sera pionnière pour la fixation des honoraires médicaux ainsi que pour les poursuites pénales contre les « charlatans[24] ».

Le docteur Laurendeau est élu en 1904 parmi les 41 Gouverneurs qui dirigent le Collège des médecins et chirurgiens de la Province de Québec (CMCPQ). Fondé en 1847 par Wolfred Nelson, ce Collège avait été à l’origine de la loi médicale de 1876, puis il s’affirmera comme l’acteur central de la professionnalisation de la médecine et de son contrôle, en particulier de 1907 à 1914, sous la présidence de L. P. Normand. L’enjeu principal est alors la réforme de la loi de 1876, préparée par son Comité de réglementation et de législation. Président de ce comité, A. Laurendeau est un des deux principaux auteurs de la loi de 1909, l’Assemblée législative du Québec adoptant intégralement la réforme préparée par le Collège des Gouverneurs. Cette nouvelle loi médicale renforce le rôle du CMCPQ (discipline, lutte contre les charlatans, etc.), développe la formation scientifique et pratique des médecins (les études sont prolongées d’une année) et crédibilise la profession auprès des pouvoirs publics et de la population. Se réalise ainsi, comme le souligne Denis Goulet, une entrée dans la modernisation professionnelle[25]. Cependant, Laurendeau relève souvent les limites de la loi, insistant sur le chemin restant à parcourir : encore trop de charlatans, des associations médicales inactives, une concurrence professionnelle qu’il assimile à « la loi du malheur du darwinisme social ». Constamment, il dénonce l’insuffisante formation scientifique et intellectuelle des médecins, leur manque de curiosité pour la science moderne, dont il voit la cause dans la formation traditionnelle littéraire, cléricale et scholastique des collèges classiques du Québec[26].

Ses combats intellectuels et professionnels au Collège des médecins, dans les grands congrès, les associations et les revues manifestent une solide information, une vision très ouverte de la médecine, de la science et de l’éducation. Mais ce volontarisme réformateur s’exprime par des opinions très tranchées dont la fougue, et parfois l’agressivité, sont loin de faire l’unanimité dans les milieux médicaux, d’autant plus qu’il se montre volontiers provocateur. Au congrès de Montréal, en 1904, il heurte de front les représentants de la médecine officielle en s’efforçant de prouver que la médecine d’urgence à la campagne vaut bien celle de la chirurgie hospitalière. En 1906, au congrès de Trois-Rivières, il revient à la charge, avec une attaque en règle contre le mandarinat « de quelques chirurgiens conservateurs, j’allais dire réactionnaires de nos grands centres[27] ». En juillet 1908, au quatrième congrès, à Québec, alors qu’il est président de section, il développe sa critique des collèges classiques et de l’enseignement trop théorique des Facultés de médecine contrôlées par le clergé catholique. Il affirme qu’on y enseigne trop les langues mortes et insuffisamment les langues vivantes et les sciences modernes dont le darwinisme. Conspué par une partie des congressistes, il ne peut achever son discours et l’UMC, à laquelle il continue pourtant de collaborer, le décrit alors comme « un réformateur qui prend parfois des airs de destructeur[28] ». C’est dans La Clinique, revue plus ouverte à l’influence de la médecine française et proche de la franc-maçonnerie par la place qu’y tient son directeur François de Martigny, qu’il publie, en septembre 1911, sa réponse dans un article qui dénonce « la rancune si formidable » à son égard des docteurs Brochu et Simard, deux piliers de la Faculté médecine de Laval à Québec. Il dépeint cette faculté comme « l’un des meilleurs centres de culture du chauvinisme, du préjugé de toute l’Amérique du Nord ». Au Gouverneur ami qui lui dit alors : « tu oses trop, tu entreprends trop », il répond qu’il assume ce rôle peu populaire : « Je cherche la vérité que je proclame quand je crois l’avoir trouvée[29]. »

L’activisme réformateur de Laurendeau et sa dénonciation de tous les conservatismes ne l’empêchent pas d’être toujours réélu au Collège des Gouverneurs, la majorité de ses pairs reconnaissant l’importance de son combat pour le renouveau de la médecine, pour la dignité de la médecine rurale, de même que la valeur de ses travaux et publications[30]. Cette vivacité des débats dans les congrès et revues médicales est une preuve de la liberté et de la maturité de la médecine francophone dans la Province de Québec au début du xxe siècle.

J.-A. Archambault (1859-1913), un évêque canoniste ultramontain

Entre 1907 et 1913, Albert Laurendeau affronte un homme aussi peu enclin que lui au compromis, l’évêque du nouvel évêché de Joliette, le gardien de l’orthodoxie d’une Église catholique alors en lutte contre les idées modernes. Joseph-Albert Archambault, né à L’Assomption, est le fils d’un notaire entré en politique dans le camp conservateur, député puis conseiller législatif, membre des cabinets Chauveau et Ouimet[31]. Après des études au collège de L’Assomption puis au Grand Séminaire de Montréal, il est envoyé trois années à Rome où il obtient un double doctorat en théologie et en droit canon. Professeur au collège de L’Assomption de 1885 à 1888, il est choisi par Mgr Fabre comme vice-chancelier puis chancelier à Montréal. Par ses connaissances juridiques, il joue un rôle clé dans le conflit qui oppose l’évêque au Canada-Revue[32] et il l’accompagne à Rome en 1890. Professeur de droit naturel à la Faculté des Arts de l’Université Laval à Montréal, il en est nommé vice-recteur de 1902 à 1904[33].

Archambault et Laurendeau se connaissent depuis longtemps. Le 23 juin 1882, alors que le médecin exerce depuis trois ans, le futur évêque, alors jeune diacre (il a deux ans de moins que le médecin), accompagne Mgr Fabre comme secrétaire à l’occasion de sa visite pastorale à Saint-Gabriel[34]. Le 28 juin 1904, le lendemain de sa nomination comme évêque de Joliette, encore vice-recteur de l’Université Laval à Montréal, il accueille le Deuxième Congrès des médecins de langue française, où il rencontre de nouveau Albert Laurendeau. J.-A. Archambault profite de cette tribune pour revendiquer « les droits sacrés que possède l’Église en matière d’éducation[35] ».

La succession de Mgr Fabre semblait promise à Archambault, mais il en avait été écarté à cause d’un tempérament que la hiérarchie catholique jugeait trop vif pour ce poste stratégique. Cependant, à l’été 1904, en reconnaissance des services déjà rendus, de ses qualités de juriste et de théologien et surtout de son « obéissance absolue envers Rome[36] », il obtint l’évêché du nouveau diocèse de Joliette. Il montra toujours un grand attachement envers la papauté, manifestant même un ultramontanisme intransigeant, faisant plusieurs fois référence à Mgr Bourget dans ses lettres pastorales, mandements et circulaires[37]. Il envoya aussi de nombreux prêtres de son diocèse compléter leur formation dans les Facultés de théologie romaines. Jusqu’à son décès prématuré en avril 1913, à l’âge de 53 ans, il déploya beaucoup de zèle pastoral pour organiser ce nouveau diocèse, développant les institutions d’enseignement et de charité, veillant à l’amélioration de la formation de son clergé, luttant contre l’alcoolisme et l’« immoralité ». Il visita aussi régulièrement les paroisses de son diocèse, dont celle de Saint-Gabriel en juin 1905 puis en juin 1907, occasions encore de rencontre avec le Dr Laurendeau et sa famille. Pendant ces visites pastorales, il rappela avec autorité, sinon avec autoritarisme, les droits et prérogatives de l’Église et de l’évêque. Ainsi, en 1908-1909, il entra en conflit avec la fabrique de Saint-Gabriel et particulièrement avec son responsable Albert Laurendeau au sujet de la reconstruction de l’église paroissiale. Élu, en novembre 1908, président des syndics chargés de cette reconstruction, le docteur réussit à obtenir un bill d’autorisation dont l’article 18 lui donnait, pour les besoins du projet, la propriété de l’ancienne église. L’évêque s’opposa catégoriquement à cet article au nom des droits de l’Église et il fallut plusieurs mois de difficiles réunions et échanges de lettres pour qu’il accepte un compromis[38]. Déjà en conflit avec son évêque au sujet du darwinisme, le médecin démissionna alors de sa charge paroissiale[39].

À la suite de cette affaire et au moment de sa condamnation des opinions de Laurendeau en mars 1912, Archambault écrivit une circulaire à son clergé dans laquelle il dissertait longuement, à partir du droit canon ainsi que du Code civil du Québec et des Statuts refondus de la Province de 1909, sur les prérogatives de l’Église et sur le fait qu’au Québec les biens ecclésiastiques jouissaient de tous les privilèges et exemptions dus au clergé[40]. Sa connaissance des droits canon et civil, son intransigeance sur les droits acquis par l’Église, son attachement indéfectible au pape Pie X ainsi que ses relations à Montréal et à Rome avaient valu à Mgr Archambault d’être choisi secrétaire et cheville ouvrière du Premier concile plénier du Québec, du 19 septembre au 1er novembre 1909. Il joua aussi un rôle de premier plan dans la préparation du grand congrès eucharistique de Montréal en 1910, ce qui lui valut les félicitations du pape transmises par Merry del Val[41]. Dans sa volonté tenace de promouvoir les sciences modernes et le darwinisme au Québec, Albert Laurendeau allait donc rencontrer un redoutable adversaire.

Le contexte scientifique et religieux

Situation du darwinisme

Vers 1870, une dizaine d’années après la publication de L’Origine des espèces (1859) et après des débats houleux, l’évolutionnisme avait triomphé en Angleterre et allait vite en déborder les frontières, parce que Darwin avait su s’entourer d’un important réseau de légitimation et, qu’entretenant un certain flou sur le « dessein divin », il avait pris soin de ne pas attaquer ouvertement la religion[42]. En 1871, dans La descendance de l’Homme, il traitait enfin de ses origines animales. Il écrivait qu’un Dieu créateur pouvait diriger l’univers par l’intermédiaire de lois générales, alors qu’en réalité il s’éloignait de plus en plus de la religion jusqu’à devenir agnostique, comme le révèlent diverses lettres et son Autobiographie[43].

Selon Darwin, l’évolution se fait par sélection naturelle, à partir de la variabilité de toutes les espèces, les quelques individus possédant le plus léger avantage pouvant mieux s’adapter au milieu. Ces individus se reproduisant aussi davantage transmettent sous la forme de caractères acquis les légères modifications du caractère moyen de l’espèce, provoquant ainsi son évolution dans la longue durée. Darwin rejette toute téléologie, toute finalité à l’évolution, car la variation, base de la sélection, est fondamentalement aléatoire[44]. Bien qu’il ait existé des théories transformistes avant la sienne, celles de Lamarck surtout, Darwin marque une rupture profonde en Occident, et pas seulement dans le domaine des sciences biologiques. Alors que, pendant des siècles, la religion avait dominé la société par son explication de la création, la science était en train de la remplacer comme nouvelle explication des origines et de l’évolution progressive de l’humanité. Dans l’Angleterre victorienne comme dans la France positiviste, cette explication du monde répondait, au moment du triomphe du capitalisme, au besoin de légitimation des libéraux qui, évinçant les anciennes aristocraties conservatrices, dominaient maintenant l’économie et la politique en affichant une morale de l’action basée sur la compétition des individus et leur adaptabilité[45]. Cependant, si Darwin évoque souvent la lutte pour l’existence (struggle for life) dans la nature (c’est le sous-titre de L’Origine), il ne semble pas que le « darwinisme social » de Herbert Spencer ait un réel contenu darwinien[46].

À la fin du xixe siècle, si presque tous les grands naturalistes acceptent l’évolutionnisme sous sa forme générale (l’évolution des espèces), le darwinisme comme tel connaît un très net déclin, car l’essentiel de cette théorie, la sélection naturelle, est fortement contesté, en particulier son aspect aléatoire et l’hérédité des caractères acquis. La connaissance tardive des travaux de Mendel en 1900 renforcera encore le doute, car le gène, bien plus que l’individu, apparaîtra alors comme le vrai « porteur » de l’évolution[47]. La plupart des évolutionnistes du tournant des xixe et xxe siècles sont des « progressionnistes » selon P. Bowler qui mettent la science en harmonie avec leur vision d’une humanité en progrès, tout en étant de moins en moins darwiniens.

Aujourd’hui, l’ensemble de la communauté scientifique et historique reconnaît cette éclipse, alors, du darwinisme et l’on regroupe généralement les évolutionnistes postdarwiniens du tournant du siècle en trois écoles principales[48]. Les néo-darwiniens, avec l’Autrichien August Weismann, rejetaient la transmission des caractères acquis, considérant que chaque cellule sexuelle possédait un plasma germinatif descendant en ligne directe d’une cellule germinale primordiale. Pour les mutationnistes ou saltationnistes (de saltus, saut), dont surtout le Hollandais Hugo de Vries qui redécouvrit les lois de Mendel en complétant Weismann, l’évolution ne s’effectuait pas seulement par micro mais aussi par macro-mutations ou sauts[49]. Quant aux néo-lamarckiens, partisans d’une synthèse entre Darwin et Lamarck, ils expliquaient l’évolution par l’hérédité des caractères acquis en insistant sur l’antériorité de Lamarck et du transformisme. Ils étaient américains et surtout français (Lamarck est déclaré héros national par la Troisième République) : des éclectiques comme Alfred Giard et Yves Delage, mais aussi des propagandistes athées plus virulents comme Félix le Dantec[50].

Au Québec de la fin du xixe siècle, les naturalistes, qui doivent aussi se situer par rapport à « l’heure de Darwin », sont d’abord réticents. L’attaque la plus forte vient, et relativement tôt, autour de 1860, non pas du milieu catholique francophone, mais de la très anglophone Université McGill, par son recteur, John William Dawson. Soucieux, comme de nombreux protestants, de réconcilier les sciences et la religion, le savant naturaliste rejette l’évolutionnisme de Darwin comme un ensemble d’hypothèses non vérifiées et surtout il refuse la sélection naturelle. Cependant, en 1890, dans Modern Ideas of Evolution, il accepte un évolutionnisme admettant un plan de la création et une finalité. Il défendra toujours la primauté du « plan divin », comme son collègue Louis Agassiz le zoologiste de Harvard, mais à la fin du siècle, à McGill, de nombreux scientifiques anglophones du Canada sont des évolutionnistes qui considèrent que la sélection naturelle est démontrée[51]. Dans le clergé catholique qui dirige l’université francophone, les réactions sont d’abord rares, l’impact du darwinisme étant encore faible en dehors des cercles libéraux radicaux liés à l’Institut canadien de Montréal[52]. Après l’abbé Désaulniers en 1867, l’abbé Provancher condamne le transformisme dans Le naturaliste canadien en 1887 en s’appuyant sur Cuvier et il défend la fixité des espèces. Bien que plus modérés, les abbés Hamel et Laflamme, professeurs à l’Université Laval, condamnent aussi le transformisme. Selon Éric David, la restauration de la philosophie thomiste dans les séminaires et collèges classiques du Québec fournissait aussi au clergé une argumentation essentialiste : une espèce ne pourrait se transformer sans que son essence, donc sa réalité, disparaisse. De plus, l’homme ne pourrait être le produit d’une évolution animale car, par son âme directement insufflée par Dieu, il est le maître de toute la création, donc fondamentalement distinct de l’animal[53].

Dans le milieu scientifique clérical, comme dans le public cultivé du Québec, un certain changement se manifeste cependant, favorisé par le climat d’ouverture du pontificat de Léon XIII. En 1890, l’abbé Louis-Adolphe Paquet, théologien thomiste, traite des rapports entre la science et la foi en relevant dans la Bible des vérités secondaires à distinguer de celles qui sont directement liées à la foi, ce qui ouvre des perspectives aux catholiques pour la compréhension de la succession des époques géologiques[54]. Pour l’abbé Hamel, si le transformisme reste une hypothèse non démontrée par les faits, il n’est pas, en soi, incompatible avec la foi catholique. En 1891, il va jusqu’à écrire que « la Bible favorise plutôt la théorie de la transformation des espèces ». Mais, en ce qui concerne l’homme, le refus est toujours aussi massif[55]. En 1899, dans un mémoire lu devant la Société royale du Canada, l’architecte Charles Baillargé traite de la vie, de l’évolution et du matérialisme en reprenant l’interprétation de la création biblique par les « jours-périodes » ou « jours-époques » permettant d’accepter l’évolutionnisme. Il veut mettre d’accord la Bible et la science par une interprétation lamarckienne des caractères acquis qui intègre une évolution de l’homme conduite par Dieu par l’intermédiaire des lois secondaires. Mgr Laflamme et l’abbé Hamel qui assistent à cette conférence ne protestent pas[56].

Science moderne et catholicisme

Au XIXe siècle, les progrès scientifiques s’accompagnent de ceux du libéralisme en économie et de la démocratie en politique. Sur la défensive, le Vatican réagit en 1864 par le Syllabus de Pie IX qui condamne les principales orientations libérales du siècle et qui part en guerre contre la « fausse science ». Cette réaction est complétée par la proclamation de l’infaillibilité pontificale en 1870 et, en 1877, par l’appui donné par Pie IX aux réfutations du transformisme[57].

Les progrès du libéralisme et des sciences modernes autonomes continuent leur cours pendant ce siècle positiviste, en France comme en Angleterre. Dans le pays de Lamarck, d’Auguste Comte et de Pasteur, Renan théorise cette approche rationaliste en 1890 dans un ouvrage à succès, L’Avenir de la science, affirmant que la science remplace la religion, et la raison, Dieu. Dès 1862, puis en 1866, dans son introduction à la première traduction française de L’Origine des espèces, Clémence Royer proclamait l’éviction de l’ancienne révélation et le triomphe de la « révélation rationnelle », celle des progrès scientifiques[58]. Cependant, profitant de la liberté de l’enseignement supérieur accordée par la République en 1875, l’épiscopat français avait rapidement ouvert cinq Instituts universitaires catholiques. Alors que le nouveau pape Léon XIII (1878-1903) manifestait une certaine ouverture envers la société moderne, allant jusqu’à demander aux catholiques de se rallier à la République libérale et laïque (1892), ces Instituts devinrent les bases d’une tentative de réconciliation de la religion avec les sciences nouvelles. Le recteur de l’Institut catholique de Paris, Mgr d’Hulst, prit la tête de ce mouvement apologétique, animant les congrès internationaux catholiques des années 1890 qui s’orientèrent prudemment vers l’acceptation d’un évolutionnisme modéré. Le recteur pouvait s’appuyer sur le fait que le pape l’avait assuré qu’il résistait aux pressions conservatrices de la Curie romaine, afin de ne « pas empêcher les savants de travailler[59] ». Albert de Lapparent, le plus éminent des scientifiques participant à ces congrès, reprenant Geoffroy Saint-Hilaire, avait reconnu, en 1868, que la modification des espèces « par transition graduée » manifestait la puissance du plan divin[60]. En 1887, préfaçant L’Évolution des espèces du père Leroy, un dominicain français favorable au transformisme et à une interprétation ouverte de la bible, il affirmait que l’évolution était une théorie d’avenir. De même, en 1891, à Notre-Dame de Paris, Mgr d’Hulst déclarait qu’une évolution dirigée par Dieu était concevable. Mais l’ouverture fut de courte durée. En 1895, Rome obligea le père Leroy à rétracter tous ses écrits et en dehors d’une petite minorité réduite au silence, le darwinisme fut massivement rejeté, à la fin du xixe siècle, par une Église catholique qui considérait, en Europe autant qu’au Québec, qu’il s’agissait d’une théorie impie et même « répugnante » par l’accent mis sur les origines animales de l’homme [61].

Les réactions romaines les plus fortes frappèrent les exégètes, surtout des Français, qui interprétaient la bible selon les méthodes scientifiques de la critique allemande. En 1902, à la fin du pontificat de Léon XIII, l’ouvrage de l’abbé Loisy, L’Église et l’évangile, fut condamné dès sa sortie, mais c’est avec l’avènement de Pie X, en 1903, que le rejet des idées libérales et de la science moderne fut le plus brutal. Le décret Lamentabili du Saint Office (17 juillet 1907) condamnait 65 propositions, presque toutes extraites d’auteurs français (80 % étaient de Loisy). Le 8 septembre 1907, l’encyclique Pascendi sur « les doctrines modernistes » amplifia et aggrava les condamnations avec une partie doctrinale suivie d’une partie disciplinaire. Pour Pie X, le modernisme était « le carrefour de toutes les hérésies » et en Italie, avec son accord, l’épithète moderniste alla jusqu’à disqualifier toute nouveauté dans la société, la littérature ou même l’armée[62]. Mais, comme le remarquera Laurendeau, l’évolutionnisme comme tel n’était pas explicitement condamné[63]. La réaction violente de la Papauté peut se comprendre comme une réaction défensive devant des conquêtes libérales et scientifiques souvent issues de milieux anticléricaux, donc ressenties comme autant d’agressions. Les tentatives des catholiques libéraux relayant les idées nouvelles par souci apologétique devenaient les plus dangereuses, favorisant l’entrée de « l’ennemi » à l’intérieur de l’Église. Cette condamnation de la modernité était aussi la conséquence du traumatisme que fut, pour la papauté, la séparation des Églises et de l’État par la République française en 1905, cette France jusqu’alors considérée comme « la fille aînée de l’Église[64] ».

Au Québec, la crise moderniste est bien perçue comme une crise entre la France laïque et la papauté et l’abbé Groulx, alors en France, considère qu’il s’agit d’un nécessaire coup de barre contre « le dévergondage de la pensée française[65] ». L’épiscopat québécois, très ultramontain, mettant en application les directives intransigeantes de Rome, condamne les publications jugées dangereuses et en profite pour réaffirmer son orthodoxie et accentuer son contrôle sur la société[66]. Dès le 28 juin 1904, l’archevêque de Montréal, Mgr Bruchési et J.-A. Archambault avaient utilisé la tribune offerte par l’accueil du second congrès des médecins de langue française pour faire une mise au point sur les rapports entre la science et la foi. L’archevêque déclara aux médecins que si la science exposait des hypothèses, des doutes, des systèmes souvent contradictoires, l’Église avait des certitudes et que, par « son autorité infaillible », elle avait toujours « le dernier mot » en ce qui concernait les grands problèmes de la vie. Dans cette mise en garde, bien que la question ne soit pas à l’ordre du jour du Congrès, l’allusion à l’évolutionnisme et aux débats entre postdarwiniens paraît claire. Le nouvel évêque de Joliette renchérit : il ne peut exister d’opposition entre la foi et la science car cette dernière doit accepter d’être soumise à la première qui est son « phare[67] ». Que la « vraie science », comme une servante, doive rester soumise à la foi, ce n’est que la doctrine classique de l’Église catholique, professée au Québec à la fin du xixe siècle par Mgr J. S. Raymond ou l’abbé L.-N. Bégin[68]. Mais cette conception réductrice de la science était exposée devant l’élite médicale du Québec, dont beaucoup étaient des pasteuriens convaincus ayant fait leurs études en France et dont quelques-uns étaient des francs-maçons notoires. Samuel Pozzi, délégué officiel de la Faculté de médecine de Paris, des professeurs juifs ou protestants comme Léon Lortat-Jacob et F. Monod, tous ces grands médecins français pouvaient s’étonner de voir le clergé régenter ici les sciences médicales[69]. Mais ce sont les francs-maçons du Québec qui étaient les moins disposés à continuer de subir l’emprise cléricale. Cette fin juin 1904, Adelstan de Martigny, frère aîné de François, l’animateur de La Clinique (tous deux participaient au congrès), recevant dans son service hospitalier de l’Hôtel-Dieu Alexis Carrel, futur prix Nobel qui résidait provisoirement à Montréal, engagea avec lui un débat sur les rapports entre la religion, la politique et la science. Leur opposition fut si vive qu’ils se battirent à coups de poing[70].

Les débats sur la science, la foi ainsi que l’évolutionnisme, certes passionnés, n’étaient donc pas tabous chez certains médecins québécois du début du xxe siècle. En septembre 1906, alors qu’ils étaient en réunion au Château Frontenac à Québec, les Gouverneurs du Bureau du Collège des médecins tinrent une conversation animée sur le dernier ouvrage que Le Dantec venait de consacrer au transformisme[71]. De même, il est significatif que, de mars à décembre 1907, le docteur Laurendeau puisse donner plusieurs conférences sur l’évolutionnisme devant le grand public cultivé de Joliette[72]. En 1911, la publication de son livre en est encore une manifestation, de même que la présentation très élogieuse qu’en font les deux principales revues médicales francophones du Québec en 1912, le saluant comme un ouvrage scientifique d’une grande érudition. Mais La Clinique constate que « ce n’est pas tous les jours que la Province de Québec voit la publication d’un ouvrage scientifique dont l’auteur est un Canadien français[73] ».

Au moment de la crise moderniste, Albert Laurendeau reste donc assez isolé, alors que l’épiscopat québécois, soucieux de faire oublier les difficultés de la fin du xixe siècle (la question des écoles du Manitoba, les rivalités entre les Églises de Québec et de Montréal ainsi que les conflits entre les catholicismes canadien-français et irlandais), veut devenir le bon élève de Rome, à la tête d’une Église-modèle[74]. L’application rigoureuse de la doctrine antimoderniste en constitue une étape et J.-A. Archambault se fait remarquer en novembre 1907 par l’analyse intransigeante du décret Lamentabili, puis en décembre par une autre circulaire qui justifie « le pouvoir vindicatif » d’une Église qui doit frapper, excommunication à la clé, non seulement les opinions mais aussi « les tendances modernistes[75] ». La tenue du Synode ou Concile plénier de l’Église du Québec à Montréal en 1909 en est la deuxième étape, suivie par la réussite, toujours à Montréal qui supplante Québec, du Congrès eucharistique international en septembre 1910. Pour préparer le terrain de cette manifestation pendant laquelle tous les catholiques allaient se tourner vers sa ville, le nouveau maire de Montréal, l’Irlandais Thomas Guérin, avec l’appui de Mgr Bruchési, organisa au printemps 1910 une moderne chasse aux sorcières contre les francs-maçons de la loge l’Émancipation. Espionnés, dénoncés, poursuivis en justice, les membres de la loge, qui comptait une douzaine de médecins, des industriels et des professions libérales comme le journaliste Godfroy Langlois, durent la saborder et elle ne pourra être recréée qu’une cinquantaine d’années plus tard[76]. Une grande partie des francs-maçons dénoncés, même ceux qui furent seulement soupçonnés, perdirent leur emploi ou eurent de grandes difficultés à continuer leur vie professionnelle. La même année, Mgr Archambault poursuivit les 13 francs-maçons de son diocèse affiliés à la Coeurs Unis Lodge (Laurendeau n’en faisait pas partie) et il en excommunia un qui refusait de se rétracter[77]. Le 25 septembre 1913, Mgr Bruchési interdit Le Pays dirigé par le radical G. Langlois, la dernière publication avancée de la Province. Pour l’Église catholique, les francs-maçons, assimilés aux anticléricaux français, étaient considérés comme responsables des attaques les plus dangereuses contre la religion, et le rattachement de la loge l’Émancipation au Grand Orient de France l’avait particulièrement inquiétée depuis 1905[78].

L’année Darwin

En 1909, l’année du centenaire de la naissance de Darwin est fêtée avec éclat en Angleterre et l’on en retrouve l’écho critique au Québec. À cette occasion, après avoir racheté la Revue canadienne, Mgr Bruchési charge l’abbé Léonidas Perrin, professeur au Grand Séminaire de Montréal, de publier une étude sur l’origine de l’homme, ce qu’il fait par quatre articles de mars 1908 à mai 1909. Ce sulpicien, professeur de théologie dogmatique formé à Rome, montre une bonne connaissance des travaux des apologistes, surtout ceux des sulpiciens français comme Jean Guibert, et il utilise un ouvrage critique de Lecomte sur le darwinisme. Il s’appuie sur des biologistes du xixe siècle (Cuvier et Quatrefages), ainsi que sur les débats qui agitent les milieux scientifiques postdarwiniens pour rejeter un darwinisme qu’il résume à ses bases : la sélection naturelle, la lutte pour la vie, l’évolution aléatoire, l’évolution humaine liée à celle du singe. Habilement, il amalgame les oppositions les plus diverses à Darwin : protestants, catholiques, agnostiques et athées, européens et américains, tels le Canadien William Dawson, les Anglais G. Mirvard et W. Tyrner, le Russe Virchow, les Allemands Hartmann et Dennert, les Français Dastre et Robin, les professeurs des États-Unis Loeb et Vines, etc.

Il insiste sur la remise en cause de la sélection naturelle. Mais, bien plus que le darwinisme (on sent une certaine admiration pour Darwin), il attaque le monisme de Haeckel et de Le Dantec comme un système philosophique et scientifique totalement matérialiste et athée, en opposition complète au catholicisme. Dans sa réfutation du darwinisme, Perrin s’étend sur les origines simiesques de l’homme pour les rejeter énergiquement. Négligeant le fait que, pour Darwin, l’homme ne descend pas directement du singe mais qu’ils ont un ancêtre commun, et niant à tort, avec Virchow, que des découvertes récentes comme « le squelette » de Néanderthal ou « les restes » de Java, puissent constituer une partie des chaînons manquants dans la théorie darwinienne, il affirme que les origines de l’homme selon Darwin sont des doctrines « fausses », « essentiellement païennes », que tout chrétien doit réprouver.

Cependant, faisant le point sur la position de l’Église catholique face à l’évolution, il manifeste une certaine ouverture. « Le transformisme en général », celui qui ne s’occupe ni de l’origine de la vie ni de l’homme, mais seulement des plantes et des animaux, reste du ressort de la science et n’est pas condamné par l’Église. Mais cette évolution limitée défendue par beaucoup de savants n’est pas prouvée, le camp opposé des créationnistes pouvant faire valoir autant d’autres bonnes raisons. Les catholiques restent donc libres à ce sujet.

L’abbé Perrin termine par un étonnant développement qui revient sur l’origine du corps humain. La création immédiate de l’âme par Dieu étant admise par tous les chrétiens, qu’en est-il du corps de l’homme ? Le premier homme a-t-il aussi été créé immédiatement, ou bien Dieu aurait-il choisi un animal déjà lentement perfectionné par les lois naturelles, ou bien plutôt « un organisme animal qu’il perfectionna brusquement » ? À la suite du célèbre canoniste Tanquerey, Perrin reconnaît que cette opinion, celle du transformisme mitigé, n’est pas condamnée par l’Église. Il conclut qu’elle n’est pas prouvée et qu’elle suscite beaucoup de réserves, tout en relevant que de nombreux savants catholiques et même des prêtres, dont le sulpicien français L. Wintrebert, qui en sont partisans, n’ont pas été censurés car ils reconnaissent la création divine originelle, la création immédiate de l’âme et les lois providentielles, donc le dessein ou plan divin[79].

Encore en 1909, pour le grand public, La Presse consacra plusieurs articles au centenaire de Darwin en citant des auteurs de la Revue canadienne, dont l’abbé Perrin, et même en présentant assez favorablement les opinions de Wintrebert. Avec Perrin, cependant, le journal considère que l’évolutionnisme n’est pas encore démontré mais que, si cela pouvait l’être, « un évolutionnisme spiritualiste », reconnaissant que Dieu gouverne toutes les transformations des êtres, pourrait être accepté par le catholicisme. Mais le darwinisme est rejeté comme une fausse doctrine voulant pervertir les chrétiens en essayant de faire croire que l’homme serait un simple animal qui n’aurait pas plus d’âme que le singe, son prétendu ancêtre.

La Presse s’inquiète aussi de ce que toutes les universités non catholiques du monde aient accepté de participer à la célébration de Darwin[80]. Pourtant, l’Université catholique de Louvain, qui revendiquait la place de premier corps savant du monde catholique, avait décidé, à l’unanimité de son conseil rectoral, de participer officiellement aux fêtes de l’année Darwin et de rendre publiquement hommage au grand naturaliste anglais et à son oeuvre. Le chanoine Henry de Dorlodot, représentant de Louvain à Cambridge, y fit un discours remarqué dont il rendit compte en 1913, dans un ouvrage publié seulement en 1921. S’appuyant sur les écrits des grands docteurs et pères de l’Église, dont Augustin et Thomas d’Aquin, il s’y affirmait radicalement évolutionniste. Après la création initiale, le monde aurait évolué selon ses propres forces, conformément à la théorie de Darwin que le théologien de Louvain plaçait parmi les grands héros de l’humanité, à l’égal de Newton[81]. Mais l’opinion du représentant de Louvain était une exception dans le monde catholique et il s’est bien gardé de la publier pendant le règne de Pie X. Il annonçait un autre ouvrage consacré spécialement à l’origine de l’homme, mais qu’il n’a jamais osé faire paraître.

Cette fixation sur le rejet de l’animalité de l’homme, sur l’homme-singe (le pithécanthrope), hypothèse considérée comme répugnante, est loin d’être particulière au Québec. Au même moment, dans la France « éclairée » du début du xxe siècle, l’Ami du clergé, journal quasi « professionnel » des prêtres, est lu dans pratiquement toutes les paroisses, donc par environ 40 000 ecclésiastiques. Comme le montre Georges Minois, de 1900 à 1930, il mène une campagne très active contre « le transformisme antichrétien » qui ne tient pas compte de la révélation et contre ceux qui croient que l’homme descend du singe. Dénonçant « la folie » de savants athées comme Ludwig Büchner, l’Ami du clergé ironise sur la « banqueroute de la science ». Cette obsession antidarwinienne (« la doctrine dégoûtante » de Darwin) ne s’atténuera qu’à la veille de la Deuxième Guerre mondiale et à condition que soit admise une évolution guidée par Dieu[82]. Tout compte fait, la position de l’Église du Québec sur l’évolutionnisme au moment du centenaire de Darwin, celle de la très orthodoxe Revue canadienne, est certes négative mais reste nuancée dans le contexte conflictuel de la crise moderniste[83], ainsi que dans un contexte scientifique marqué par le déclin du darwinisme chez les biologistes[84].

La vie et sa condamnation

Dès 1907, après ses conférences sur l’évolution à Joliette où il exprimait des théories radicales proches de celles de Büchner, Haeckel et Le Dantec, Albert Laurendeau avait été mis en accusation par son évêque, mais celui-ci ne le condamnera qu’en 1912.

La Vie. Considérations Biologiques (1911)

L’ouvrage d’Albert Laurendeau est un ensemble un peu disparate composé essentiellement d’un essai complété par un long supplément (ses conférences à Joliette en 1907 et sa correspondance de la même année avec Mgr Archambault)[85]. Le propos de l’auteur est cohérent : il part d’un constat, formule des objectifs et propose des moyens pour les réaliser. Le constat est sévère. Alors que l’Europe et les États-Unis, marqués par les Lumières, ont rejeté les préjugés des siècles passés, le Québec en est resté à une conception préscientifique des origines de la vie[86]. Selon lui, le système d’éducation des collèges classiques et des universités est défectueux, par manque de formation scientifique, entretenant des préjugés et des croyances dépassées. Il dénonce la responsabilité du clergé catholique qui a « la main haute, je pourrais presque dire la mainmise sur la direction morale, intellectuelle et éducationnelle des Canadiens français[87] ». Par peur des évolutions, la « hiérarchie sociale » (la bourgeoisie, dont les médecins), refuse de mettre en cause le système et accepte que l’on enseigne encore dans des manuels de l’école primaire comme en chaire une doctrine fixiste de la création complètement dépassée[88].

Laurendeau se fixe un triple objectif. Intellectuellement, il veut faire connaître la science nouvelle, l’évolutionnisme, qui explique la réalité de la vie dans un climat de liberté. Il manifeste une vision très optimiste de la science, inspirée par Renan : « l’avenir est à la science […] elle sera le grand levier de l’évolution morale » (La Vie, p. 50 et 97). Religieusement, il veut concilier la science et la (ou plutôt « les ») religion[89]. Socialement, il faut améliorer le système éducatif du Québec dont les collèges classiques enseignent trop les langues mortes et la métaphysique scolastique. Il propose une réforme qui ne formerait pas seulement des prêtres et des juristes : davantage de langues modernes, de philosophie ouverte et de sciences nouvelles pour tous, avec deux options après les humanités. Une option classique améliorée formerait le clergé et les littéraires. Pour les futures professions médicales, industrielles, commerciales et techniciennes, une voie nouvelle véritablement scientifique dégagée de toute métaphysique ouvrirait la porte de l’enseignement dans les universités aussi bien aux juifs et aux protestants qu’aux catholiques. Ce serait, avec le maintien de la langue française, la seule façon d’assurer un avenir aux Canadiens français en Amérique du Nord[90].

Son livre est le moyen proposé pour réaliser ces objectifs ambitieux : « une oeuvre de vulgarisation scientifique », écrite pour toucher et éclairer les médecins et le grand public instruit (p. 33). C’est un plaidoyer en faveur de l’évolutionnisme, un hymne à la liberté intellectuelle qui ne veut être jugé que sur le plan scientifique, car il appartient « aux hommes, non à Dieu, à la science, non à la théologie » (p. 34). Il reconnaît que son argumentation, qu’il espère rigoureuse et pédagogique, s’appuie non seulement sur des faits, mais aussi sur des hypothèses, la principale étant que « la vie est un phénomène qui émane de la matière » (p. 42). La matière la plus élémentaire, l’atome, est déjà animée de mouvements browniens (p. 50-51) et la vie, dès l’origine, est mouvement, énergie et chaleur (il cite les dernières découvertes sur le radium). Elle émane de l’éther originel dont on ne peut savoir scientifiquement s’il est éternel ou non, créé ou non (p. 72-75 et 86). De l’éther et de l’atome primitif à aujourd’hui, par l’énergie matérielle qui la constitue, la vie n’est qu’une longue succession de transformations, d’évolutions. Si l’homme actuel, qui semble descendre de l’homme de Java récemment découvert (ce pithécanthrope serait le chaînon manquant entre les anthropoïdes et l’homme), semble tout près de la perfection, il n’y a cependant pas de propriété téléologique dans la matière, pas de « devenir fatal », car l’évolution se réalise de façon totalement contingente (p. 85, 117, 147-148).

Cette conception radicale de l’évolution insistant sur la continuité entre le physique, le chimique et l’organique, entre la matière et le vivant, s’appuie sur les travaux de Berthelot, principal représentant français de la chimie organique et Laurendeau rappelle qu’elle avait été entrevue par les grands penseurs grecs et latins, en particulier Démocrite et Lucrèce[91]. En fait, il est très proche de Haeckel[92], le savant de Iéna qui réduit l’origine de tout ce qui existe à la seule « substance-force » primitive, l’éther, et qui enseigne l’éternité de cette « force-matière », doctrine en grande partie reprise de Büchner[93]. Laurendeau veut se différencier de ce monisme par son « unicisme » qui, affirme-t-il souvent, n’est pas matérialiste : il « admet » la possibilité « d’un créateur à l’origine » de la substance primordiale qui aurait mis dans cette matière toute l’énergie de la future évolution. Cette conception lui paraît beaucoup plus honorable, pour Dieu et la religion, que celle d’un Dieu raccommodeur constamment occupé à améliorer une oeuvre imparfaite. Il affirme aussi reconnaître que l’âme de l’homme est créée par Dieu. Mais si la nécessité de Dieu « ne répugne pas » à la raison, celle-ci ne peut prouver scientifiquement son existence, de même qu’elle ne peut prouver l’éternité ou la création de la matière. Tout ce qui concerne Dieu et l’âme est donc du domaine de la foi (p. 29, 67-69, 126).

A. Laurendeau, par de nombreux exemples, références et citations, mobilise de vastes connaissances puisées dans des revues spécialisées récentes (il cite la communication de l’abbé Breuil à un congrès de 1906), ainsi que dans de nombreux ouvrages scientifiques, philosophiques ou de vulgarisation. Il connaît les derniers développements des sciences de la vie (la biologie principalement), de même que ceux de la physique et de la chimie, de la paléontologie et de la géologie. Il est au fait de la plupart des travaux des écoles postdarwiniennes, surtout ceux des néo-lamarckiens et des saltationnistes (p. 36, 92, etc.) et il utilise habilement les travaux des apologistes français à l’appui de sa théorie[94]. Dans la partie principale de son ouvrage (en excluant les suppléments), il cite une trentaine d’auteurs qui manifestent ses préférences et les influences reçues. Lamarck est cité 36 fois ; Darwin, 26 ; Haeckel, 18. Loin derrière : Guibert, 9 fois ; Démocrite, 5 ; Cuvier, 5 (pour le critiquer) ; Y. Delage, 5 (il l’a rencontré au congrès de Québec en 1902) ; Büchner, 4 ; Le Dantec, 4. Puis Lucrèce, Aristote, Galilée, Descartes et Lavoisier, 3 fois chacun.

Il admire Lamarck et Darwin comme les deux principaux fondateurs de la science nouvelle, mais considérant que Lamarck est le plus grand, il reproche à Darwin d’avoir attendu trop longtemps avant d’admettre le rôle pionnier du Français. Il a beaucoup lu la Philosophie zoologique de Lamarck, de même qu’il a lu et relu L’Origine des espèces, dont il cite plusieurs éditions[95]. S’il connaît bien le principe darwinien de la sélection naturelle contingente qu’il accepte[96] et s’il écrit que son ouvrage pourrait s’intituler l’évolutionnisme, il appartient au courant néo-lamarckien. La sélection darwinienne n’est qu’une partie de l’adaptation de Lamarck, le transformisme étant « le dernier chapitre de l’évolution » (p. 79 et 14).

Comment ce médecin de campagne aux moyens financiers limités et relativement isolé dans son village a-t-il pu avoir accès à une telle documentation, presque toute publiée à l’étranger, surtout en France ? Ce sont, outre sa bibliothèque personnelle, la participation aux congrès, les nombreux voyages à Montréal et à Québec comme Gouverneur du Collège des médecins ou comme auteur dans les revues médicales de sa province qui lui ont permis d’avoir accès à des bibliothèques spécialisées et à de nombreux documents et publications. Pour la rédaction finale de son ouvrage, il a certainement travaillé dans la bibliothèque du Cercle Alpha-Oméga fondé en février 1909 à Montréal, une émanation de la franc-maçonnerie. En 1910, le Cercle et la bibliothèque éditent une revue mensuelle (Le Pourquoi pas ?) dirigée par Godfroy Langlois. Sans être lui-même maçon, Laurendeau est l’ami de ce libéral radical dont il partage les idées sur la liberté de pensée, sur la réforme en profondeur de tout le système éducatif du Québec, sur le rôle civilisateur de la France républicaine et laïque[97]. En 1910, le catalogue de la bibliothèque du Cercle mentionne de nombreux ouvrages consacrés à l’évolutionnisme. L’auteur le plus représenté y est Le Dantec (5 ouvrages), suivi de Voltaire (4).On trouve aussi Büchner (la réédition, en 1906, de Force et matière), Haeckel (Les merveilles de la vie), Gustave Le Bon (L’évolution de la matière), tous auteurs souvent cités par le médecin qui a puisé chez ces néo-lamarckiens les éléments de sa synthèse. Il est bien le disciple de Lamarck et Büchner revus par Haeckel et Le Dantec[98].

Les étapes d’une condamnation

Depuis ses conférences 1907, A. Laurendeau avait déjà eu maille à partir avec son évêque, certains de ses collègues s’étant plaints d’avoir entendu l’exposé d’une doctrine condamnée par l’Église. Dans sa correspondance avec Mgr Archambault, il essayait de se disculper et il donnait le texte de la conférence dans laquelle il voulait montrer, avec l’appui de nombreuses citations de théologiens et philosophes catholiques, que la science moderne, le darwinisme et la religion n’étaient pas incompatibles[99]. Malgré cette volonté de réconcilier le catholicisme et la science, malgré son rappel que les textes antimodernistes ne condamnent pas explicitement le transformisme, ses références aux auteurs athées et sa conception radicale de l’évolution le rendaient suspect de matérialisme et de modernisme. L’évêque le menaçant d’excommunication, Laurendeau dut se rétracter dans une lettre du 28 décembre 1907, reconnaître que la matière n’était pas éternelle, que la raison était capable de connaître le « vrai Dieu ». Il acceptait que « les vérités révélées par l’Église ne peuvent être en contradiction avec les vérités de l’ordre naturel » (La Vie, p. 231-233).

À l’automne 1910, le conflit renaît à la suite de la publication de sa conférence au congrès de 1908 sur la liberté de la science et la réforme de l’enseignement. L’évêque exigeant une rétractation complète, il se soumet encore le 25 octobre 1910. Mais la publication de La Vie sans imprimatur ni mention de cette rétractation, où il développe de façon plus radicale sa conception de l’évolution, provoque la condamnation explicite de l’ouvrage, par la circulaire épiscopale du 19 mars 1912 qui sera lue dans toutes les paroisses du diocèse et publiée par L’Étoile du Nord le 28 mars[100]. L’évêque dénonce « les injures » à l’égard du clergé et de « graves erreurs doctrinales » formellement condamnées par l’Église. Il exige de nouveau une rétractation totale écrite sous peine d’excommunication, de privation de sacrements et de sépulture chrétienne, le tout assorti de remarques sur les souffrances que le docteur inflige à sa famille par son obstination[101]. Le médecin résista longtemps, ne se rétractant que le 5 mars 1913. Il « accepte l’enseignement de l’Église catholique […] », regrette ses erreurs, se déclare résolu à ne plus écrire et, avec son accord, sa soumission est publiée sans commentaire dans L’Étoile du Nord[102].

La condamnation de mars 1912 employait le vocabulaire stéréotypé de la répression des idées modernes par Pie IX et Pie X : il fallait protéger l’Église contre « les loups ravisseurs », dénoncer les désordres, censurer les écrits modernistes ; il était nécessaire de condamner les sociétés secrètes et « l’infamie de leurs actes », une façon indirecte d’assimiler Laurendeau aux franc-maçons condamnés en 1910. L’évêque interdisait aux catholiques de son diocèse de lire l’ouvrage, de le garder ou le prêter et, pour les imprimeurs et libraires, de le vendre ou rééditer. Il n’était pas fait mention de l’évolutionnisme, l’Église ne le condamnant pas explicitement.

Mais Archambault n’en resta pas à cette condamnation publique. Le 26 mars 1912, il convoquait les médecins de la société médicale du district de Joliette, dont A. Laurendeau était toujours le secrétaire, pour un exposé justifiant sa condamnation dans le domaine théologique, mais aussi « au nom de la simple raison, de l’histoire et de la science elle-même », y ajoutant une attaque ad hominem en règle[103]. Cette conférence, préparée par de nombreuses fiches de lecture faites sur le livre du docteur et sur quelques autres auteurs, montre bien que l’évêque savait qu’il serait difficile de convaincre des médecins qui, dans leur majorité, avaient déjà exprimé leur soutien à leur collègue par une résolution de leur société (I, fiche 5). Archambault s’y affirme en procureur vindicatif d’un procès entièrement à charge, présentant Laurendeau comme un malade qui aurait vidé sa vésicule de sa « surabondance de fiel ». Il aurait écrit des erreurs montrant « l’ignorance » et « la fausseté d’un esprit » qui ignore tout des collèges classiques (allusion à la formation à l’École normale). « Il ne comprend évidemment pas les doctrines scientifiques ou philosophiques » qu’il veut exposer (I, fiches 15-22). C’est un ingrat qui ne reconnaît pas ce qu’il doit à l’Église, un orgueilleux prétendant résoudre le conflit entre la science et la religion, alors que celui-ci n’existe pas, l’Église du Québec n’ayant jamais condamné « la vraie science » (I, fiches 20, 24-26, 34-35).

Après cette entreprise de disqualification, l’évêque développe des arguments historiques douteux (Galilée n’aurait subi que de « prétendues persécutions » de la part de l’Inquisition, etc.). Les erreurs sur l’évolution découleraient du fait que le docteur s’appuie sur des athées matérialistes. Les connaissances de l’évêque sont puisées principalement dans les articles de L. Perrin[104] et dans cette diatribe pour convaincre les médecins de son diocèse, l’évêque s’aventure sur des terrains scientifiques qu’il connaît peu et il déforme souvent la pensée d’Albert Laurendeau[105]. Si une telle animosité personnelle s’explique par le caractère sanguin de l’évêque, elle manifeste aussi la virulence du combat antimoderniste et la crainte de l’influence de La Vie sur le corps médical[106]. Cependant, il est probable que pour l’évêque l’évolutionnisme est moins important que l’affirmation de l’autorité de l’Église sur la vie intellectuelle québécoise : il s’agit surtout de faire un exemple. Le message fut reçu, car les deux revues auxquelles collaborait le médecin se garderont bien de publier les articles approfondis annoncés sur La Vie.

Une double peine

Tout en affirmant dans La Vie admettre la possibilité d’une création divine à l’origine ainsi qu’une création immédiate de l’âme par Dieu, A. Laurendeau ne se faisait guère d’illusion et savait que son ouvrage serait très mal reçu par l’épiscopat. Il en pointait la raison principale : sa critique acerbe de l’inadaptation au monde moderne d’un enseignement soumis au clergé et à sa scolastique[107]. Pourtant, autour de 1910, au Québec comme ailleurs, un évêque ne pouvait que condamner un tel texte de combat, d’inspiration manifestement moderniste, ne serait-ce que parce que le médecin y affirmait que la raison ne pouvait prouver l’existence de Dieu[108], une assertion explicitement censurée par Pie X. L’étonnant est même qu’un canoniste ultramontain comme Archambault ait patienté aussi longtemps avant de condamner l’ouvrage, puis ait attendu de longs mois une rétractation. Cependant, le médecin n’avait pas prévu la pugnacité de la réaction épiscopale et il avait surestimé ses propres forces, car sa condamnation publique et la façon dont l’évêque l’avait disqualifié auprès de ses collègues eurent des conséquences désastreuses pour sa vie personnelle ainsi que pour l’exercice de sa profession.

Fut-il excommunié ? Il l’affirme dans une lettre publiée par La Clinique et il n’était pas homme à mentir[109]. Cette excommunication, bien plus stigmatisante que la seule interdiction d’un ouvrage, n’est pourtant pas clairement mentionnée dans les lettres de l’évêque qui ne semble qu’en brandir la menace. Mais dans son texte d’interdiction, Archambault déclare que les « graves erreurs » du médecin, dans la mesure où elles sont publiées, lui font encourir ipso facto, par décision de Pie X, une excommunication latae sententiae[110]. Excommunié ou non, A. Laurendeau fut maintenu comme secrétaire-trésorier de la société médicale de Joliette et resta combatif, portant plainte contre un rebouteux allié à un médecin dont la publicité était publiée par la revue du diocèse[111]. Il suivit de près, en 1913-1914, les attaques de L’Union médicale du Canada contre La Clinique accusée d’être trop ouverte aux idées françaises. En juillet 1914, soutenant cette dernière dont il saluait l’« esprit révolutionnaire », il évoqua avec beaucoup d’amertume sa condamnation par l’Église comme la plus grande désillusion de sa vie. Il exprimait son écoeurement devant les attaques qui en avaient résulté, lui faisant perdre l’estime de ses concitoyens et les moyens de continuer à gagner sa vie comme médecin, ce qui l’avait contraint à se lancer dans des entreprises industrielles[112].

En 1917, trois années après le décès de Pie X, la répression antimoderniste ayant perdu de sa vigueur, La Clinique publia un mémoire sur l’enseignement que Laurendeau avait lu devant l’Assemblée des Gouverneurs. Il y reprenait, presque à l’identique, sa critique de La Vie sur les collèges classiques, sur le monopole clérical ainsi que ses propositions de réforme[113]. Son élection, le 15 août 1918, comme premier vice-président du Bureau exécutif du Collège des médecins et chirurgiens du Québec, marquait une consécration dont les grandes revues médicales le félicitèrent chaleureusement en insistant sur ses mérites, son courage et sa probité, ce qui manifestait la volonté du corps médical de sa province de réparer publiquement une injustice et d’effacer les effets de la condamnation épiscopale[114]. La Clinique lui proposant alors de ne plus être un simple auteur, mais de devenir membre de son comité de rédaction, il refusa, arguant qu’il n’était qu’un « homme des bois » lassé de jouer les trouble-fêtes. Cette revue ayant évoqué son ouvrage qui avait « fait assez de bruit » en disant qu’il y expliquait l’évolution « en harmonie avec les doctrines spiritualistes[115] », elle s’attira une vive réponse. A. Laurendeau affirmait que pour expliquer l’évolution universelle il ne s’était appuyé que sur la science, en s’éloignant de toute idée spiritualiste, car encadrer la science dans une doctrine religieuse, « c’est la tenir captive dans un cachot ». Revenant sur son « excommunication », il se comparait fièrement à Galilée « et à tant d’autres martyrs de la science à cause de leur liberté de pensée[116] ».

Après son décès soudain le 19 août 1920, à l’âge de 63 ans, les louanges unanimes des notices nécrologiques de divers horizons idéologiques, dont celles du Devoir, de La Presse et de L’Étoiledu Nord, dépassent de beaucoup les habituelles formules convenues[117]. L’Étoile du Nord, loin de mentionner la condamnation qu’elle avait rendue publique en 1912, relève, à l’encontre des affirmations d’Archambault, « ses brillantes études à l’Université Victoria », ses « luttes d’avant-garde » et le fait qu’il était « l’auteur de plusieurs ouvrages en médecine »… Dans l’UMC, Joseph Gauvreau (un des fondateurs de la Ligue d’Action française) rappelle les trois vies de médecin, de philosophe et d’industriel de cet homme ardent et inquiet qui « savait oser » et qui avait été, avec son collègue Boucher, l’âme de la loi médicale de 1909[118]. La Clinique déplore « une perte énorme pour la médecine canadienne-française ». Rappelant son non-conformisme qui lui avait valu « toutes les avanies possibles » dont l’excommunication, elle salue un esprit scientifique, « d’un désintéressement absolu […], un précurseur venu 50 ans trop tôt[119] ».

Au terme de ces cinquante années se réaliseront en effet beaucoup des réformes voulues par Albert Laurendeau. À partir de 1920, après la période de censure qui avait accompagné la guerre, les sciences humaines et sociales de même que les études scientifiques se développèrent dans toute l’Amérique du Nord, y compris au Québec où l’Université de Montréal acquit enfin son autonomie[120]. Pourtant, la science moderne autonome était encore loin d’avoir triomphé, l’UMC publiant en 1920, pour la première fois, la conférence d’un prêtre revendiquant « la subordination de la science médicale à la théologie[121] ». Et, dans la famille d’André Laurendeau, on gardera longtemps le souvenir de cet oncle médecin excommunié pour avoir écrit que l’homme descendait du singe[122].

L’année de la disparition du docteur Albert Laurendeau, un autre homme au franc parler, soucieux de la réforme de l’enseignement comme lui, le frère Marie-Victorin, venait d’être nommé professeur de botanique dans la nouvelle Faculté des sciences de l’Université de Montréal. Avec cette Faculté ainsi qu’avec l’École supérieure de Chimie de Laval, toute une nouvelle génération d’hommes de science canadiens-français allait peu à peu faire de l’enseignement scientifique et technique la base de la reconquête intellectuelle et économique de leur province. Marie-Victorin, un de leurs chefs de file, allait montrer, davantage que la génération des Laflamme et Hamel, qu’il était possible d’être un clerc catholique, un scientifique reconnu et un évolutionniste affirmé[123].Jacques-Guy Petit, professeur émérite à l’Université d’Angers, est spécialiste d’histoire sociale du monde contemporain, particulièrement d’histoire de la justice et des politiques sociales. En 1991, il a créé l’HIRES (Centre d’Histoire des Régulations et des Politiques Sociales), devenu équipe CNRS dans le cadre du CERHIO. Il a organisé et dirigé la Maison des Sciences Humaines de son université et créé, en 1998, le Centre d’Études Canadiennes, le CERPECA, qu’il dirige encore et il préside l’Association Française d’Études Canadiennes (AFEC). Chercheur associé au CIEQ, il est membre de l’Association Internationale d’Études Québécoises (AIEQ) et il a développé des collaborations entre l’Université d’Angers et celles du Québec (UQAM, Sherbrooke, UQTR, Laval). Parmi ses principaux ouvrages : Ces peines obscures. La prison pénale en France, 1780-1875 (Fayard, 1990, Prix de la recherche historique, Assemblée nationale) ; Une justice de proximité : la justice de paix, 1790-1958 (Presses universitaires de France, 2003) ; Histoire de la Justice de la Révolution à nos jours, avec Frédéric Chauvaud et Jean-Jacques Yvorel (Presses universitaires de Rennes, 2007).