Corps de l’article

De 1973 à 1977, le secteur québécois du travail social passe sous la gouverne directe de l’État par le truchement du jeune ministère provincial des Affaires sociales (MAS). En quelques années, de 70 % à 80 % des travailleurs sociaux de la province deviennent des fonctionnaires, concentrés dans des Centres de services sociaux créés par le MAS pour remplacer les anciennes « agences sociales », privées, instituées après 1930. La Corporation professionnelle des travailleurs sociaux du Québec (CPTSQ), qui compte 1450 membres en 1973, s’oppose à cette étatisation massive du secteur et, à cette occasion, fustige durement l’interventionnisme de l’État : les Centres de services sociaux, argue la Corporation, constituent « une ingérence gouvernementale dans l’acte professionnel[2] » des travailleurs sociaux ; l’État passe les commandes à des « technocrates » qui « n’ont de la réalité… qu’une image informatisée et désincarnée[3] », alors que les travailleurs sociaux professionnels, pourtant les vrais experts de la chose « psychosociale », voient leurs propres talents dévalués par une bureaucratie qui les empêche de mener à bien leur mission[4].

Dans les années qui suivent, la Corporation, comme plusieurs travailleurs sociaux à titre individuel, déplorent en termes univoques la « bureaucratisation » et la « technocratisation » du travail social et en rendent l’État responsable, une défiance qui trouve encore aujourd’hui écho dans les rangs professionnels et jusque dans certains pans de l’historiographie. Cette charge est analogue à celles d’autres regroupements de professionnels, comme les médecins, dont les activités font aussi l’objet d’une étatisation massive à la même époque[5]. Le reproche est généralement le même : l’État-providence impose une bureaucratie directive et contraignante qui étouffe la vitalité des acteurs de la base, y compris celle de travailleurs experts dont il mine l’autonomie. Sur la place publique comme dans le monde savant, ces griefs ont été régulièrement évoqués pour critiquer le modèle bureaucratique prétendument hérité de la Révolution tranquille[6].

Le présent texte a deux objectifs. Il s’agit, d’une part, de réviser la lecture de l’étatisation du travail social. D’autre part, j’entends tirer prétexte de cette révision pour montrer l’apport d’une histoire fine du travail professionnel à l’étude de ce phénomène historique récent qu’est l’État-providence. Après quelques considérations historiographiques et théoriques, je décrirai l’étatisation du travail social après 1970 et les aspirations professionnelles des travailleurs sociaux à ce moment. Dans une seconde partie, je décrirai la diabolisation de cette étatisation par les porte-parole des travailleurs sociaux et certains historiens qui y ont vu une rupture radicale et stérilisante ; je prendrai le contrepoint de cette interprétation en montrant que cette « bureaucratisation » n’a pas été le propre de l’État et n’a pas clairement desservi les aspirations professionnelles du groupe. Enfin, je soulignerai l’intérêt d’une compréhension plus fine de la « technocratisation » des années 1960 et 1970 pour l’étude de faits historiques propres au xxe siècle comme l’État-providence et la primauté croissante de l’expertise dans les grandes organisations.

L’État et la déqualification des professionnels

Parmi les traits saillants de l’État-providence mis en place au Québec après 1960, on trouve, d’une part, la mise sur pied d’une administration publique fondée sur l’expertise et, d’autre part, la prise en charge par l’État (« l’étatisation ») de secteurs professionnels préexistants comme l’éducation, la santé et le travail social. Or, dans ces secteurs, des groupes professionnels, comme les médecins et les travailleurs sociaux, interprètent le passage au monde public comme une défaite sur le plan de l’autonomie professionnelle. Ce recul témoignerait d’un paradoxe dans la relation qu’entretient l’appareil public avec ses « experts » : alors que des experts proches du pouvoir pèsent plus lourd que jamais sur l’élaboration des politiques publiques[7], les professionnels de terrain, travailleurs sociaux, médecins et autres, verraient leur autonomie de pratique, garante de leur statut et soutenue elle aussi par des compétences expertes, réduite à une peau de chagrin. D’une telle impression de recul ces professionnels tirent une certaine vision du monde : travaillant désormais dans des cadres établis par l’État, ils s’y sentent pourtant étrangers, voire menacés par le risque de déqualification inhérent à toute bureaucratie.

Cette représentation d’un État-providence fondamentalement antagonique à l’autonomie de ses agents a fait son chemin dans la littérature savante. Défendue dans les années 1950 par des sociologues aussi différents que Robert Merton et Charles Wright Mills[8], elle a été diffusée au Québec par un mouvement « anti-technocratique » très critique de l’appareil public issu de la Révolution tranquille[9]. Bien que mise en doute par la sociologie des professions[10], cette représentation des rapports entre État et expertise professionnelle n’en demeure pas moins répandue. Elle influe notamment sur deux questions historiennes de forte conséquence pour lesquelles le cas du service social québécois offre un certain intérêt.

D’une part, qu’est-ce que l’État-providence et comment l’envisager sous un angle historique ? La réponse à cette question reste souvent implicite mais dépend en partie de l’échelle de l’analyse : certains historiens, parce qu’intéressés à une analyse globale du mode de régulation mis en place entre 1940 et 1980, ont présenté l’État-providence comme un acteur, c’est-à-dire un personnage relativement unitaire attaché à la mise en place de politiques précises[11]. Ce choix est sensé, car il rend compte de la direction politique et de la relative cohérence des projets providentialistes[12]. D’autres points de vue sont cependant requis pour aborder de nouveaux objets, non moins importants pour saisir l’environnement créé par l’État-providence. C’est pourquoi, d’autre part, il semble utile d’envisager l’appareil public sous l’angle de la situation des professionnels ou « experts » intégrés à la sphère publique dans les années 1960 et 1970 : comment aborder l’histoire des agents, parfois récalcitrants, des réseaux publics ?

De fait, pour ceux, nombreux, qui y travaillent, l’État-providence, ou plus largement le secteur public, se présente non comme un acteur mais comme un lieu, un théâtre d’opérations fragmenté dans lequel divers agents cherchent à se tailler une place ou à canaliser des ressources. Dans la seconde moitié du xxe siècle, cette forme de territorialité n’en devient que plus concrète à mesure que l’État étend son champ d’action pour y incorporer des groupes variés, qui souvent suivaient jusque-là leurs propres trajectoires. On trouve parmi ces acteurs des groupes dits « professionnels », ou qui se veulent tels, en ce qu’ils se définissent par l’exercice, autonome, d’une expertise qu’ils estiment être les seuls à détenir[13]. Les médecins offrent l’exemple classique d’un tel groupe : jaloux d’une autonomie constitutive de leurs privilèges, ils n’en sont pas moins amenés, après 1961, à opérer dans des cadres publics malgré la persistance d’une pratique de type libéral[14]. Au milieu du XXe siècle, des groupes au statut moins assuré et qui travaillent à titre de salariés au sein d’organismes privés, comme les travailleurs sociaux, entretiennent des prétentions comparables. Dans tous ces cas, le passage, entre 1960 et 1975, à un cadre de travail résolument public est perçu comme un changement profond qui influe sur la nature même du travail exécuté. De l’avis de ces travailleurs experts, la transformation de leur statut d’emploi aurait donc modifié la nature concrète de l’expertise déployée auprès des citoyens.

C’est cette question qui mérite l’attention, sous la forme d’une étude fine des acteurs touchés par la construction de l’État-providence. Au Québec comme ailleurs, peu d’études ont porté sur les usages de l’expertise professionnelle au xxe siècle[15]. C’est pourquoi il paraît utile de suggérer des pistes de recherche en utilisant le cas du travail social – ou, plus précisément, des travailleurs sociaux. Ces derniers offrent un exemple de choix. D’une part, les travailleurs sociaux formulent dès 1950 des ambitions professionnelles soutenues par des prétentions à une expertise exclusive en matière d’intervention psychosociale. D’autre part, les travailleurs sociaux oeuvrent dans des secteurs étatisés dans les années 1970 et, plus que d’autres, se sont par la suite beaucoup exprimés au sujet de cette étatisation[16]. C’est en tirant profit de ces caractéristiques que je tenterai ici, par une contribution brève, non pas de faire le point sur la situation générale du travail social dans la seconde moitié du xxe siècle, mais plutôt d’offrir un exemple des enjeux propres à l’étude de l’appareil public et de ses agents.

L’étatisation du service social

En Amérique du Nord, le « service social » naît à la fin du xixe siècle de la professionnalisation d’activités philanthropiques ; les premiers programmes de formation canadiens apparaissent à l’Université de Toronto en 1914, puis à l’Université McGill en 1918. Au Québec, le véritable coup d’envoi pour une profession structurée vient cependant dans les années 1930 et 1940 à la suite du regroupement des oeuvres sociales en « agences » régionales plus massives, souvent diocésaines, dont la demande pour une main-d’oeuvre qualifiée justifie la création d’écoles plus conséquentes. Ces nouvelles écoles ouvrent leurs portes à l’Université de Montréal en 1942 et à l’Université Laval en 1943, et permettent la constitution d’une masse critique de praticiens : on estime à environ 450 le nombre de travailleurs sociaux québécois en 1958, et 750 en 1962.

Dans les années d’après-guerre, les travailleurs sociaux, dans les agences mais aussi dans les hôpitaux et les commissions scolaires, formulent de nouvelles aspirations professionnelles. Alors que leur travail consistait jusque-là surtout en tâches de nature administrative, comme le placement d’enfants ou l’allocation d’aide financière, ils aspirent désormais à une pratique d’ordre thérapeutique plus proche de la relation d’aide. Au Bureau d’aide aux familles de Montréal, par exemple, les travailleurs sociaux dévaluent leur travail d’assistance financière pour se consacrer au « traitement social des familles[17] ». C’est, progressivement, à l’aune de cette entreprise de redéfinition thérapeutique de leur travail qu’un nombre croissant d’entre eux en viennent à définir comme essentielle une autonomie qui leur assure une position d’expert. Ces aspirations contribuent fortement à la mise sur pied, en 1960, de leur corporation professionnelle et alimentent les tensions qui opposent les travailleurs sociaux diplômés à divers concurrents jugés moins qualifiés[18]. Vers 1970, le Québec compte plus de 1400 travailleurs sociaux « professionnels », diplômés universitaires et inscrits à leur corporation professionnelle, qui s’efforcent toujours d’insérer dans leurs tâches administratives une pratique de relation d’aide psychologique et thérapeutique auprès des bénéficiaires. Si plusieurs travaillent à l’emploi d’hôpitaux ou de commissions scolaires, le plus grand nombre oeuvre encore à titre de salarié pour les « agences sociales » diocésaines[19].

Les choses changent rapidement après 1973. Dès ce moment, des réformes publiques inspirées par la commission Castonguay-Nepveu entraînent l’étatisation du travail social. Les employés d’agences d’abord, puis les travailleurs sociaux des hôpitaux, écoles et cours de justice sont réunis au sein de nouveaux établissements centralisés à l’échelle régionale, les Centres de services sociaux (CSS) créés par le ministère des Affaires sociales. De quarante-deux agences sociales, on passe ainsi, entre 1973 et 1977, à quatorze CSS qui regroupent, au début des années 1980, jusqu’à 80 % des travailleurs sociaux québécois, y compris ceux qui travaillent dans les hôpitaux et les commissions scolaires, où ils sont désormais affectés à titre d’employés prêtés par les CSS. L’intention déclarée de l’État derrière cette concentration de la main-d’oeuvre dans les CSS est une division plus rationnelle du travail grâce à une prise plus grande de l’employeur public sur l’offre de services. Très vite, comme on l’a vu, les porte-parole des travailleurs sociaux décrient l’entreprise, présentant les nouveaux CSS comme des monstres bureaucratiques qui noient l’autonomie des professionnels en favorisant les tâches administratives au détriment de « l’intervention clinique ». En partie à cause de cette résistance, les CSS seront abolis en 1991, sans pour autant tempérer la défiance envers l’État bureaucratique[20].

Étatisation et « technocratisation »

À quoi tiennent ces griefs ? Si la Corporation professionnelle des travailleurs sociaux du Québec (CPTSQ) décrit la création des CSS comme une ingérence dans l’acte professionnel et l’État-providence comme le moteur d’une technocratisation stérilisante, c’est qu’elle argue que la fonction publique, en noyant l’expertise des travailleurs sociaux sous des tâches administratives peu qualifiées, étouffe leur vocation à établir une relation d’aide avec les bénéficiaires. Ces récriminations imprègnent durablement la représentation que les travailleurs sociaux se font de leur propre rapport à l’État, qui prend dès lors les traits d’un antagonisme. Cette représentation sera introduite dans l’historiographie par des travailleurs sociaux qui, faisant oeuvre historienne, décriront à leur tour l’étatisation des années 1970 comme une rupture bureaucratique ayant entraîné la déqualification du travail social[21]. Selon ce point de vue, l’État-providence aurait été le tombeau d’une réelle expertise en travail social, un constat qui, avec le temps, en vient à inspirer la nostalgie des agences privées d’avant l’État-providence : en 1989, le directeur de l’École de service social de l’Université de Montréal regrette ainsi en public que la création des CSS « nous a enlevé nos agences [et] l’exclusivité de la pratique[22] ».

Cette lecture de l’expérience de l’étatisation des services sociaux est pourtant discutable. En fait, elle fausse à bien des égards la compréhension de l’impact concret de l’État-providence sur le secteur et sur le parcours historique des experts en travail social, et ce, sous deux angles particuliers.

En premier lieu, les limites aux ambitions des travailleurs sociaux précèdent de loin l’étatisation des années 1970. En fait, les critiques formulées à l’endroit des CSS avaient déjà été adressées, dès les années 1950, aux « agences » privées, qui connaissaient déjà elles-mêmes une phase de bureaucratisation. Dès 1953, des leaders du travail social, comme Hayda Denault et Françoise Marchand, se plaignent du manque de reconnaissance professionnelle au sein des agences et luttent pour l’autonomie des travailleurs sociaux face à leurs administrateurs. Le projet de regroupement en corporation, réalisé en 1960, doit d’ailleurs beaucoup à ce climat de confrontation à l’intérieur des agences[23]. Exactement comme on le dira des CSS, on considère alors les agences comme des organismes bureaucratisés qui donnent trop de place à des tâches comme la « distribution de pensions » et où le travail se déqualifie[24]. Après 1960, les conflits entre les travailleurs sociaux et les directions d’agences se multiplient au point où, en 1963, quand le rapport Boucher suggère l’étatisation du secteur, les représentants associatifs des travailleurs sociaux s’y montrent plutôt ouverts[25]. En 1969-1970, la Federation of Catholic Charities, une importante agence anglo-montréalaise, est secouée par un dur conflit entre les travailleurs sociaux de l’endroit et la direction de l’agence sur la question du contrôle du travail et de l’embauche, et la corporation va jusqu’à en appeler à l’intervention de l’État pour réguler le secteur[26]. Comme on le voit, les critiques à l’endroit des CSS après 1973 se révèlent en droite continuité avec celles déjà émises à l’encontre des agences diocésaines et semblent moins attribuables aux caractéristiques de l’employeur qu’à un surcroît d’aspirations de la part des travailleurs sociaux eux-mêmes. De plus, les sources premières de la bureaucratisation du travail expert ne sont pas publiques et se manifestent dès l’après-guerre sous la houlette d’employeurs privés.

En second lieu, il ne va pas de soi qu’une organisation bureaucratisée du travail au sein de l’appareil public soit forcément antagonique à l’exercice d’une expertise autonome par les professionnels. Dans le cas du travail social, les sources plus proches du travail concret révèlent que les praticiens de terrain entretiennent avec les CSS des rapports nuancés et savent tirer profit des nouveaux centres, certains allant même jusqu’à regretter leur disparition après 1991. La chose, en fait, n’est pas si étonnante. Tous subordonnés à l’État qu’ils soient, les CSS n’en demeurent pas moins les premiers organismes peuplés uniquement de praticiens du travail social et sont souvent dirigés par des travailleurs sociaux professionnels. Qui plus est, l’État exerce un contrôle moins serré que les agences sur le contenu proprement dit du travail professionnel, laissant une plus grande latitude aux professionnels. En vérité, et malgré les contrariétés réelles, les CSS se présentent à bien des égards, dans les années 1970 et 1980, non comme des tombeaux mais bien comme des châteaux forts pour les aspirations des travailleurs sociaux.

En quoi, concrètement ? Plusieurs praticiens, on l’a dit, entendent déborder leurs tâches administratives pour identifier, chez leurs clients, des problèmes psychosociaux à prendre en charge. Ces initiatives sont, de l’avis de plusieurs travailleurs sociaux, le seul rempart face à une éventuelle déqualification et à la menace d’une substitution par du personnel moins qualifié ; comme l’indique un travailleur social en 1979 : « si nous ne le faisons pas, nous devenons vite des techniciens[27] ». Or, c’est dans les CSS que plusieurs trouvent l’autonomie requise pour ainsi réorienter leur pratique, en prenant le temps d’identifier les problèmes psychosociaux de gens rencontrés d’abord pour des raisons administratives. Dans un congrès professionnel, un travailleur social du CSS de Québec, ayant participé au placement d’enfants, raconte avoir modifié sa pratique en prenant le temps d’identifier et d’encadrer les problèmes conjugaux ou éducatifs qu’il jugeait sous-jacents aux demandes de placement. Ce genre d’infléchissement, unilatéral, de la pratique par les experts sur le terrain est aussi avéré chez d’autres travailleurs sociaux de CSS oeuvrant dans les domaines de l’aide financière ou du placement de personnes âgées[28]. En plus de donner asile à ces initiatives, les CSS deviennent également d’importants canaux de diffusion des connaissances qui permettent aux travailleurs sociaux de pratiquer une telle relation d’aide. Quand, dans les années 1970, la thérapie de groupe s’impose comme une modalité thérapeutique importante en travail social, ce sont les CSS qui investissent des ressources considérables afin d’en faire circuler les rudiments.

Le gain d’autonomie est particulièrement visible chez les travailleurs sociaux qui oeuvrent dans les hôpitaux et les commissions scolaires, dans la mesure où la création des CSS entraîne un nouveau partage des responsabilités avec leurs établissements d’attaches. Les travailleurs sociaux hospitaliers, par exemple, se disent généralement satisfaits du passage en CSS : devenus salariés des CSS sans quitter l’hôpital, ils se rapportent désormais à des supérieurs hiérarchiques qui ne sont plus des médecins mais plutôt des pairs, mieux disposés envers leurs initiatives « cliniques ». Dans le domaine de la santé, les problèmes les plus aigus de reconnaissance professionnelle surviennent en fait dans les secteurs, comme les CLSC, où le travail social ne relève pas des CSS[29].

Pour toutes ces raisons, dans les années 1980, on entend souvent les travailleurs sociaux hospitaliers se réclamer de leur appartenance au CSS plutôt qu’à l’hôpital. En 1986, l’Association des praticiens du service social en milieu de santé assure que le CSS demeure, malgré des problèmes de coordination administrative, « l’organisation qui sauvegarde le mieux notre autonomie professionnelle et une meilleure prestation des services[30] ». Des praticiens de tous les milieux plaident également en faveur des CSS qu’ils décrivent comme étant « au social ce que les hôpitaux sont à la santé[31] ». Au coeur de la réforme de 1991, plusieurs praticiens résistent d’ailleurs à l’abolition des CSS et, en 1998, un professeur de l’École de service social de l’Université de Montréal va jusqu’à déclarer que « la réforme de 1991 [a] détruit l’environnement disciplinaire des travailleurs sociaux[32] ».

Ces manifestations d’attachement aux CSS n’ont cependant guère été relevées par les porte-parole de la Corporation ou par les travailleurs sociaux ayant fait oeuvre d’historiens jusque dans les revues savantes. Jumelées à la trajectoire professionnelle ascendante du travail social dans le réseau public, elles sont pourtant de nature à modifier les interprétations convenues de l’étatisation de la profession. À travers cet exemple, elles contribuent à soulever des pistes et des hypothèses pertinentes sur les usages et le statut de l’expertise dans les appareils publics.

Conclusion : la signification historique de l’État-providence

Comme on le voit, la charge « anti-technocratique » qui a mené à diaboliser l’étatisation des services sociaux après 1973 peut être nuancée. L’enjeu de mémoire, non négligeable, n’est toutefois pas ce qui retient notre attention ici. L’objectif visé est plutôt de relever en quoi de telles interprétations univoques minent notre compréhension de ce phénomène récent qu’est la construction de l’État-providence, et ce, de deux manières.

D’une part, en présentant l’étatisation comme une rupture brutale avec la trame professionnelle « naturelle » qui l’aurait précédée, cette charge brouille la question, encore délicate, de la détermination des parts de rupture et de continuité au sein de la Révolution tranquille. Dans les faits, la « bureaucratisation » du service social est antérieure à sa prise en charge par l’État et avait été lancée par les employeurs privés de l’après-guerre. Comme d’autres, ce constat semble confirmer la formule, suggérée par Routhier, Shore et Warren, selon laquelle l’étatisation du secteur social se présente en fait comme l’« externalisation » ou le débordement dans la sphère publique de l’action des agences privées de l’après-guerre[33]. À cette occasion, les irritants propres à la bureaucratisation sont déjà là et inhérents à la chose, et ne constituent pas un cheveu étatique tombé sur la soupe après 1960 ou 1970[34].

Plus important, un regard trop univoque sur cette « bureaucratisation » voile le sens historique concret de l’État-providence pour ceux qui, comme les travailleurs sociaux, en viennent à exercer dans ses cadres. Contrairement à ce qu’avancent les thèses anti-technocratiques, les travailleurs sociaux des années 1970 et 1980 trouvent dans les structures publiques un environnement de travail souple qui ne coïncide en rien avec un recul ou une déqualification, du moins par rapport à leur réalité antérieure. L’État-providence se révèle au contraire un puissant véhicule de promotion pour les professionnels, y compris pour ceux qui aspirent au contrôle autonome de leur propre travail. Cela peut être attribué à la capacité des professionnels à entretenir leur propre autonomie et aux ressources mises à leur disposition, mais aussi au fait que la gouverne publique s’intéresse peu à définir le contenu des tâches professionnelles concrètes. Cette latitude conquise par les experts aspirés par le secteur public est une caractéristique forte de l’État-providence – et très conséquente, en ce qu’elle favorisera la multiplication non programmée des pratiques professionnelles[35].

La souplesse de l’appareil public, vu comme espace d’organisation du travail expert, est pourtant souvent dissimulée par la mémoire de groupes qui tendent plutôt à se présenter comme les sujets rétifs d’un État bureaucratique essentiellement contraignant – une mémoire pourtant véhiculée jusque sous les presses scientifiques. À cet égard, l’exemple des travailleurs sociaux n’est qu’un cas parmi d’autres, similaire, notamment, à celui des médecins et de la représentation antagonique que ceux-ci se sont donnés de leur rapport au système public. C’est pourquoi il semble utile de plaider pour une étude fine des acteurs touchés par la construction de l’État-providence, une étude qui, en plus d’insérer utilement l’histoire dans les débats actuels sur la nature de l’État, devrait trouver sa place dans une histoire de l’exercice du pouvoir et de l’expertise dans les organisations publiques québécoises.