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Lorsqu’on le compare à plusieurs ouvrages d’histoire produits à l’occasion du 400e anniversaire de Québec, celui-ci ne se démarque ni par sa facture de « beau livre » (grand format, 100 articles brefs écrits par 45 collaborateurs, des centaines d’illustrations et cartes en couleurs), ni par son découpage, des plus classiques (cinq sections sur les territoires, les populations, l’économie, le pouvoir et la culture), ni parce qu’il paraît se situer dans la veine des atlas historiques du Centre interuniversitaire d’études québécoises (CIEQ), mais parce que son programme scientifique est modelé par un inventaire – consultable dans le site du CIEQ – conçu pour baliser et mettre en relation la mémoire commune d’une ancienne métropole et de sa colonie l’Amérique française et de la France, et parce qu’il imbrique une documentation habituellement plus compartimentée, notamment les documents d’archives, le sol, les voies de pénétration, les vestiges bâtis, la culture matérielle et les mémoires sociales.

L’image d’ensemble qui en ressort est kaléidoscopique. En effet, les données de cet inventaire sont difficiles à synthétiser de manière satisfaisante, étant donné l’asymétrie des territoires comparés à la fois dans le temps et dans l’espace. Comme le soulignent les auteurs, le Québec et le Poitou-Charentes actuels ne sont que des fractions des territoires qu’ils sont censés représenter en Amérique du Nord et en France. Le Poitou-Charentes n’a fourni que 20 % des migrants en Nouvelle-France, ce qui accentue la disparité entre les deux territoires, et ce qui réduit à l’inverse l’impact réel et symbolique de cette région au Québec. Pour complexifier les choses, les mémoires que le Québec et la France entretiennent l’un de l’autre sont déséquilibrées : au Québec, la France est une référence de toujours ; pour la France, la Nouvelle-France est, au mieux, une expérience inaboutie.

La force de l’ouvrage repose sur la richesse du filon mémoriel et sur la multiplication des pistes de recherche. Une ou un spécialiste trouvera sûrement à redire des raccourcis, de l’imprécision ou des erreurs que contiennent tel ou tel texte. Mais en retraçant les bribes de la mémoire à l’aide d’une pluralité d’approches – géographie, histoire, archéologie, généalogie, ethnologie, etc. –, en les creusant dans des travaux fouillés, puis en reliant ces fragments les uns aux autres, l’ouvrage produit un effet d’ensemble qui rappelle la puissance structurante des mémoires dans la reconstitution du passé, et la sécheresse du document traditionnel. On découvre l’existence en France, grâce à leur patrimoine bâti, de villes dont les attaches avec l’Amérique française sont plus fortes qu’on ne l’imagine, Rochefort par exemple. Les textes qui combinent la géographie et l’histoire – sur l’occupation du territoire et le système routier, par exemple – font ressortir l’action des hommes sur le modelé du paysage. L’ouvrage signale aussi le refoulement de la mémoire des minorités et des exclus, surtout les Amérindiens, les Acadiens et les protestants français. Plusieurs articles soulignent avec raison le rôle des associations de familles, de généalogistes ou d’amateurs d’histoire et de patrimoine dans la réhabilitation de la mémoire.

Ce livre illustre donc la fécondité d’une approche interdisciplinaire autour de concepts porteurs. Ici, c’est celui de « lieu de mémoire » qui a été retenu, mais dans une acception réductrice de la notion développée par Pierre Nora. En ne retenant que le sens banal du terme – le lieu physique, connoté par un bâtiment ou par une plaque commémorative – la base de données ne rend pas compte d’autres formes ou encore d’autres étagements de la mémoire. Les auteurs ont très bien vu les difficultés causées par ce malentendu conceptuel puisqu’ils ont cherché à le corriger en soulignant les formes du souvenir occultées par les commémorations. Mais c’est la notion de « traces », retenue pour le titre, qui convient nettement mieux pour définir l’objet de cette entreprise. Bien sûr, ce terme évoque un émiettement, mais il colle justement aux réalités patrimoniales et commémoratives ainsi qu’à la configuration actuelle, hyperspécialisée, des études historiques. Il reste à voir, et c’est une des pistes que suggère le livre, comment ces traces révèlent une cohérence qui échappe encore à l’analyse. Parmi les autres pistes ouvertes par cet ouvrage, il y a celle de la mémoire familiale, certes évoquée dans son aspect associatif, ce qui est déjà un progrès, mais pas étudiée dans les transmissions entre générations, ce qui constituerait un tout autre chantier.

Il est difficile de trouver dans l’inventaire, en quantités et en qualités équivalentes, des traces et des mémoires du Québec et du Poitou-Charentes. La solution retenue pour pallier ce problème dans le livre a été d’exploiter plusieurs témoignages des origines françaises du Québec – des lieux, des personnages ou des événements – qui ont peu de rapports avec le Poitou-Charentes ainsi que de recourir à l’Acadie et à Louisbourg, voire à la Louisiane, pour illustrer les liens transatlantiques de La Rochelle ou de Rochefort. Par exemple, dans la présentation des personnages phares de cette mémoire comparée, on présente, en compagnie de personnages authentiquement picto-charentais, et non des moindres (Samuel de Champlain, Pierre Dugua de Mons, le père Jean-Baptiste de La Brosse et plusieurs Filles du Roi), d’autres figures plus ou moins attendues comme Madeleine de Verchères (pourtant née au Québec d’un père dauphinois), Pierre Chauvin (d’origine normande) et même Adam Dollard des Ormeaux (de provenance inconnue). À cette galerie s’ajoutent, et c’est heureux, des Canadiens ou des Acadiens moins illustres mais qui ont fait carrière ou qui ont séjourné au Poitou-Charentes, sans oublier Coulipa, un guerrier renard mort en captivité à Rochefort (mais curieusement absent de la base de données, consultée en ligne le 21 janvier 2009).

Un autre effet agaçant de l’inventaire est de mettre sur un pied d’égalité des édifices, des plaques commémoratives et des toponymes dont l’importance n’a pas été relativisée. Nommer une rue du nom de Champlain équivaut-il à conserver un ensemble de maisons fragiles, comme la « Ligne acadienne » à Archigny (Vienne) ? Désigner un lieu historique constitue une prise de possession mémorielle qu’on devrait d’ailleurs questionner ; mais ce geste est sans commune mesure avec les efforts en temps et en argent consentis par l’État, les collectivités et les associations – très souvent de manière bénévole – pour préserver le patrimoine.

La conclusion du livre ouvre une discussion sur l’impact qu’un inventaire peut produire dans le champ patrimonial. On y insiste sur la valorisation du patrimoine et le tourisme mémoriel, l’argument économique inévitable, hélas, pour recueillir d’autres ressources à des fins de recherche. Mais on évoque aussi le rapprochement entre amateurs, érudits et universitaires de part et d’autre de l’Atlantique, rendu possible par ce projet en partie extra-universitaire. Cette dernière approche est des plus fécondes pour la construction de savoirs socialement partagés.