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Vingt ans après sa soutenance, l’historien et canadianiste italien Matteo Sanfilippo a révisé sa thèse de doctorat (1989) pour en faire deux livres sur le système féodal implanté dans la vallée du Saint-Laurent. Selon M. Sanfilippo, le choix de publier deux livres au lieu d’un seul est motivé par la nécessité de simplifier le sujet pour un public italien qui ne le connaît pas, tout en attirant l’attention des spécialistes italiens de la féodalité sur l’importance du cas canadien qui leur est inconnu, d’autant plus que même leurs voisins français le connaissent très mal (FVSL, p. 13, 96). Les deux livres sont donc complémentaires. On ne saurait lire le premier qui aborde les faits, sans tenir compte du second consacré aux interprétations et aux débats historiographiques. Il faut aussi souligner, à la suite de l’auteur lui-même, que les deux ouvrages n’ont pas d’équivalent dans l’historiographie de langue française ou anglaise (FVSL, p. 16-17). Il convient donc d’évaluer cette contribution nouvelle dans le cadre du débat scientifique international, au lieu d’en limiter la portée au seul public italien.

Le régime seigneurial fut introduit en Amérique du Nord par les premiers colonisateurs français qui ne pouvaient pas imaginer une autre façon de coloniser et d’aménager le territoire de la vallée du Saint-Laurent (FNM, p. 16). La répartition des terres en fiefs et la terminologie féodale qui l’accompagnait furent donc transposées dans un contexte colonial où ce système « n’avait aucun sens » (FNM, p. 46), d’autant moins que le seul élément qui comptait véritablement, selon M. Sanfilippo, était le rapport avec les Autochtones. La description de l’implantation et du développement du régime seigneurial en Nouvelle-France et dans le Bas-Canada par la suite, bien que très exhaustive et à la fine pointe des dernières contributions de l’historiographie internationale, n’ajoute pas aux connaissances des spécialistes.

En effet, les deux livres ne s’appuient pas sur une nouvelle documentation archivistique (quelques documents, provenant des Archives nationales du Canada et des Archives de la Propagande à Rome, sont pourtant utilisés pour le xixe siècle) et se limitent à une analyse et à une synthèse de la production historiographique existante. La périodisation utilisée par M. Sanfilippo, qui consiste à considérer comme un tout le Régime français et le Régime anglais, n’est pourtant pas habituelle, surtout en ce qui concerne le régime seigneurial. Pourtant, selon l’auteur, ce nouveau découpage est essentiel, parce qu’on ne comprend pas autrement le développement du cadre interprétatif du régime seigneurial après la Conquête et jusqu’à nos jours.

Selon M. Sanfilippo, ce débat historiographique trouverait ses origines dans « la discussion [très pratique] sur la sauvegarde ou l’abolition des fiefs » après la Conquête et serait directement lié au développement « du contexte politique et économique » (FVSL, p. 17). Remonter aux origines de la période 1763-1854 serait la seule façon de montrer comment le débat historiographique autour du régime seigneurial ne fut pas le résultat d’une opposition entre deux langues et deux nations, mais plutôt d’un clivage entre historiens dont les choix personnels ont été influencés par le climat politique canadien de leur époque (FVSL, p. 94).

Ainsi, selon M. Sanfilippo les années caractérisées par les succès des politiques fédéralistes du premier ministre Pierre Elliott Trudeau ont valorisé une approche « socio-économique » du régime seigneurial, jusque-là expliqué surtout en termes d’opposition entre les écoles francophone et anglophone. Puis, l’absence presque totale de débat théorique concernant la pertinence du phénomène féodal au cours de la période post-Trudeau pourrait s’expliquer par « la séparation rigide entre le Canada anglophone et le Canada francophone, ce dernier étant réduit au cadre québécois » (FVSL, p. 95).

La fin du débat théorique sur le régime seigneurial permet donc à M. Sanfilippo de considérer ce même débat comme révolu ; ce qui permettrait d’en décerner plus facilement les éléments constituants aussi bien que les points de désaccord entre historiens. On pourrait résumer ainsi la question centrale de ce débat : le régime seigneurial se distinguait-il du système féodal français qui lui sert de modèle ? Cette question comporte un corollaire très important : les habitants canadiens étaient-ils exploités par leurs seigneurs dans la même mesure que les censitaires français l’étaient par leurs féodaux ?

Une tradition historiographique qui remonte à François-Xavier Garneau mais qui se poursuit avec les travaux de Guy Frégault (1918-1977) et William J. Eccles (1917-1998) souligne la différence entre les deux systèmes : le cadre juridique était le même, mais une réalité socio-économique bien différente jouait en faveur des habitants. Colin M. Coates se situerait aussi dans le même courant, bien qu’il n’attribue pas au régime seigneurial la même importance que ses prédécesseurs. Tout à fait à l’opposé, on distingue une école de pensée qui compte parmi ses pionniers Louise Dechêne (1932-2000), Fernand Ouellet et Jean-Pierre Wallot et qui se prolonge avec les travaux plus récents d’Alain Laberge.

M. Sanfilippo considère qu’il n’y aura jamais de réponse finale aux deux questions principales formulées précédemment, bien que le courant historiographique Garneau-Eccles continue de dominer sur le plan de la vulgarisation. De toute évidence, en ce début du xxie siècle, cette controverse acharnée sur la dualité régime seigneurial canadien/système féodal français a été tout simplement abandonnée et remplacée par deux autres écoles qui se posent de nouvelles questions.

La première a développé une approche micro-régionaliste dans la grande collection « Les Régions du Québec » lancée en 1982 par le sociologue Fernand Harvey à l’Institut québécois de recherche sur la culture et poursuivie par l’historien Normand Perron à partir de 1991 dans ce qui allait devenir le Centre Urbanisation, Culture et Société de l’Institut national de la recherche scientifique.

La seconde école a donné naissance à la collection « Atlas historique du Québec », lancée en 1995 par le géographe Serge Courville, lequel a assumé avec Normand Séguin et Jean-Claude Robert la direction d’un important projet sur l’axe laurentien au xixe siècle (FVSL, p. 61). Ces deux courants de recherche mettent l’accent sur de plus longues périodes (avant et après 1760) et s’intéressent davantage aux stratifications sociales et au développement du monde agricole en général, dont le cadre seigneurial n’est qu’un élément parmi d’autres.

Dans le cadre plus limité du territoire seigneurial, M. Sanfilippo souligne l’intérêt et la nouveauté de l’apport d’un autre géographe, Louis Hamelin, lequel suggère que la véritable différence entre France et vallée du Saint-Laurent tient au fait que dans la colonie le système féodal a été aménagé en fonction des « rangs », tandis que dans la métropole l’élément principal demeurait la présence de bourgs.

Par ailleurs, nous assistons depuis quelques décennies à une tentative pour soustraire le Québec de sa relation avec la mère patrie pour l’inscrire dans le cadre original des sociétés neuves et plus particulièrement de l’américanité. M. Sanfilippo considère l’historien américain Frederick Jackson Turner (1861-1932) comme un précurseur de ce courant avec sa thèse suggestive de la frontière. Les historiens Gérard Bouchard et Yvan Lamonde ont, pour leur part, relancé la question de l’américanité des Québécois au cours des années 1990, suscitant ainsi de vifs débats.

L’analyse de l’historiographie canadienne et québécoise de Matteo Sanfilippo est à la fois fouillée et convaincante. Elle tient compte de la production scientifique plus récente et montre que l’auteur a suivi le débat sur la question seigneuriale/féodale de façon attentive au cours des deux décennies qui ont suivi sa soutenance de thèse. Il a, par ailleurs, poursuivi d’autres travaux majeurs concernant l’histoire des migrations et celle des rapports entre le Saint-Siège et l’Amérique du Nord. On peut néanmoins se demander quelle est l’opinion de l’auteur sur la nature du régime seigneurial ? Il faut admettre qu’il n’est pas facile de l’identifier de façon explicite dans ses ouvrages. Deux phrases paraissent pourtant trahir sa pensée malgré son intention de se dissimuler derrière les faits qu’il décrit de façon neutre ou derrière les historiens dont il explicite le propos.

Dans le premier cas, il écrit que « la situation coloniale [de 1775] ne paraît pas être différente de celle qui prévaut en France » sinon « par sa cristallisation [et] par l’absence de contrastes régionaux » (FNM, p. 25). Dans l’autre, il prend explicitement position pour l’école Dechêne-Ouellet et déclare qu’il faut « reconsidérer les colonies françaises de l’Amérique du Nord, tout en oubliant le parallèle avec les États-Unis et viser plutôt la continuité et la proximité avec l’histoire » de la France (FNM, p. 14).

Étant donné le niveau de sophistication de l’analyse de Matteo Sanfilippo, il serait réducteur d’attribuer son interprétation au simple fait qu’il a été l’élève de Fernand Ouellet au début des années 1980 et qu’il a par la suite eu l’occasion de collaborer à plusieurs occasions avec l’équipe de Serge Courville. Il nous paraît plus utile de noter certaines variations terminologiques entre sa thèse soutenue en 1989 et ses deux livres publiés en 2008. Dans ces derniers, M. Sanfilippo utilise constamment (sauf dans FNM, p. 282, 285) les termes de féodal, féodalisme, fief, foncier et système féodal, alors que dans sa thèse il était plutôt question de seigneurial, régime seigneurial et seigneurie.

Cette trajectoire intellectuelle apparemment très explicite est quelque peu compliquée par le fait que par trois fois il utilise dans ses livres le terme fiefs et seigneuries (FNM, p. 60, 225), dont une fois dans le sous-titre du second ouvrage. Dans sa thèse de doctorat il était question de régime seigneurial. Dans ses publications, ce terme n’est utilisé (entre guillemets) que pour la période qui suit la Conquête, une période pour laquelle l’auteur utilise aussi régulièrement le concept de propriété foncière (FNM, p. 242, 253, 255, 286, 288). Finalement, M. Sanfilippo décrit la France comme « prototype » du Canada à deux reprises dans ses livres (FNM, p. 282) et remplace ainsi le terme de « premier féodalisme » utilisé dans sa thèse.

À notre avis, l’ensemble de ces variations terminologiques tendent à démontrer que Matteo Sanfilippo a fait sienne l’approche de Fernand Ouellet qui souligne la ressemblance entre le régime seigneurial canadien et le système féodal français. Il a, par conséquent, eu recours à des termes en usage dans l’historiographie française, tout en mettant de côté ceux utilisés couramment par l’historiographie canadienne. Peut-être le « lealista » (en italien) des livres (FNM, p. 201-203) qui remplace le loyalist (en anglais) de la thèse va-t-il dans la même direction et nous fait voir une nouvelle orientation de l’auteur, plus près de l’approche européenne et, par conséquent plus éloignée de l’historiographie canadienne.

Rappeler trois fautes dans les noms de la duchesse « d’Eguillon », de « Denis » Delâge et de « Alan » Greer (lire Aiguillon, Denys et Allan) ne sert qu’à souligner que les deux livres sont presque sans coquilles. Nous aurions, par ailleurs, préféré le terme d’aristocratie locale, tel qu’il figurait dans la thèse, à celui de family compact, qui apparaît comme un anachronisme (FNM, p. 118). Finalement, si la richesse des notes infrapaginales est impressionnante, il aurait été souhaitable d’ajouter une bibliographie générale à la fin du livre consacrée à l’historiographie, tout au moins pour la production qui se situe entre 1989 et 2008. En somme, voilà deux publications de calibre scientifique international. Une édition en français ou en anglais permettrait aux historiens non italophones d’en profiter davantage.