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Dans les dernières années, Robert Aird et Mira Falardeau se sont imposés comme des spécialistes de l’histoire de l’humour au Québec. Le premier, historien de formation, a fait ses armes avec L’histoire de l’humour au Québec : de 1945 à nos jours (2004), tandis que la seconde, historienne de l’art, a fait paraître Histoire du cinéma d’animation au Québec (2006) et Histoire de la bande dessinée au Québec (2008). Suivant leur intérêt respectif d’écrire l’histoire de l’humour au Québec sous toutes ses facettes, il semblait opportun que leurs chemins se croisent. Leur réunion a donné en 2009 Histoire de la caricature au Québec, tandis que R. Aird récidivait de son côté en 2010 avec Histoire politique du comique au Québec.

Ces deux ouvrages se ressemblent beaucoup. Ils suivent un plan chronologique, du Régime français jusqu’à nos jours. Ils portent chacun sur un objet si vaste que les auteurs, ne pouvant l’aborder dans sa totalité, ont dû se limiter à certains aspects. Pour le premier, seules les caricatures publiées dans les magazines, les journaux et les sites Internet de ceux-ci ont été considérées. Pour le second, le comique a été considéré dans sa « dimension politique et sociale » (p. 7), soit un très vaste terrain. Parmi les objets d’étude de R. Aird, les fêtes populaires, les polémistes, les monologuistes et les stand-up comic ont été retenu, tandis que le comique n’a pas été abordé dans le théâtre, le cinéma et la caricature.

Pour le premier ouvrage, Histoire de la caricature au Québec, R. Aird et M. Falardeau soutiennent l’idée que la caricature joue un rôle de premier plan dans nos sociétés occidentales, les caricaturistes étant les « gardiens de la liberté d’expression » (p. 7). Au premier chapitre, dans l’un des passages les plus intéressants de l’ouvrage, les auteurs nous exposent les tenants et aboutissants de cette pratique en Occident en remontant jusqu’à Leonardo Da Vinci. Exagérer ou simplifier les traits de caractère ou de figure, tels seraient les grands principes de la caricature. Ils nous présentent également celui par qui la caricature fait son entrée au Canada : George Townshend, officier de James Wolfe.

Mais ce n’est qu’au siècle suivant, le XIXe, que la pratique de la caricature s’impose de façon durable. Le deuxième chapitre voit justement les publications satiriques pulluler à un rythme effarant, à un point tel qu’elles sont innombrables. Les journaux affiliés aux partis politiques ne sont pas en reste, de leur côté. L’analphabétisme étant largement répandu, le recours à l’image est un moyen sûr pour rejoindre un plus grand lectorat. À cette époque où les journaux sont la propriété de membres de la classe bourgeoise, les premiers caricaturistes présentent dans leurs dessins une vision bourgeoise du monde, dessins qui sont alors gravés sur bois.

Le troisième chapitre porte, quant à lui, sur la naissance de la grande presse, qui voit le passage « d’une presse de polémique à une presse d’information » (p. 62), alors que les partis politiques commencent à se retirer du paysage journalistique, forçant les journaux à revoir leur façon de faire du tout au tout. C’est à ce moment, selon les auteurs, que l’on peut commencer à parler de caricaturistes de métier, notamment Henri Julien au Montreal Daily Star et Albéric Bourgeois à La Presse. Le quatrième chapitre porte sur une période mouvementée de l’histoire du Québec, traversée part en part par les deux conflits mondiaux et le Krach boursier de 1929. D’un côté, A. Bourgeois continue de faire sa marque dans La Presse, de l’autre, maints caricaturistes se joignent à des journaux de combat, les uns à gauche, les autres à droite, notamment dans les feuilles fascistes d’Adrien Arcand.

À tout seigneur, tout honneur. Aussi n’est-il pas étonnant de voir le cinquième chapitre être consacré à Robert La Palme et à Normand Hudon, les princes de la caricature. Durant des années, les deux comparses ont immortalisé Maurice Duplessis, le « cheuf », sous des traits bien peu flatteurs, mettant en quelque sorte la table à la Révolution tranquille. Selon les auteurs, il ne fait pas de doute que R. La Palme et N. Hudon ont permis à la caricature de passer à un autre niveau. De fait, le chapitre suivant voit la caricature s’ouvrir à de nouveaux horizons, qu’il s’agisse des magazines – humoristiques ou non –, de la bande dessinée ou de la télévision. Fait à souligner, la syndicalisation des caricaturistes leur procure la sécurité d’emploi, ce qui leur garantit par le fait même une plus grande liberté de parole. C’est dans ce contexte favorable qu’apparaissent les « nouveaux caricaturistes » que sont les Garnotte, Bado et Ygreck, rapidement présentés au septième chapitre, tandis que les auteurs réservent Serge Chapleau et André-Philippe Côté pour le dernier chapitre. Ils y abordent les implications de l’ère du numérique, que ce soit dans la pratique même de la caricature, où Photoshop est presque devenu l’outil par excellence de l’artiste, ou de sa médiation, alors que les caricatures parues dans les journaux du Groupe Gesca sont mises en ligne sur le portail Cyberpresse, par exemple. En ces temps troubles où la presse écrite tarde – et peine – à relever le défi du numérique, les auteurs en appellent aux caricaturistes d’assumer, plus que jamais, leur rôle de « chien[s] de garde » de la liberté de presse (p. 245).

Pour le second ouvrage, Histoire politique du comique au Québec, R. Aird désire montrer les liens qu’entretient le comique – ou l’humour – avec le politique. Cette histoire politique du comique, annonce l’auteur, montrera bien en quoi l’humour au Québec a « une forte connotation nationaliste », situation minoritaire oblige (p. 7), et comment les comiques – ou humoristes – occupent et assument un rôle de régulation sociale qui n’est pas à négliger (p. 8). Au premier chapitre, R. Aird commence son histoire au Régime français, en présentant d’abord les fêtes populaires et puis les charivaris, cette pratique toute droit issue du carnavalesque médiéval. Véritable pratique de régulation sociale, le charivari permettait aux membres d’une communauté, la plupart du temps de jeunes gens, de se moquer, de rire d’individus dont les moeurs ou les pratiques contrevenaient aux normes sociales convenues et acceptées. Au deuxième chapitre, l’auteur revient sur l’héritage de la tradition orale aux XVIIIe et XIXe siècles, héritage dont restent tributaires les monologuistes actuels. L’auteur revient ainsi sur quelques-uns des contes populaires du temps dont il cite de larges extraits afin de bien montrer l’humour de l’époque.

Au chapitre suivant, il est question de l’avènement de l’humour moderne alors qu’explose le nombre de journaux satiriques, comme nous l’avons vu au premier ouvrage. L’auteur s’attarde longuement sur Hector Berthelot, le « prince des humoristes » (p. 64), auquel on doit le père Ladébauche, que de nombreux autres reprendront à sa suite. Pour le quatrième chapitre, R. Aird y va d’un choix audacieux, qui en fera sourciller plusieurs sans doute, mais qui est loin d’être dénué d’intérêt, en traitant de la figure du polémiste, et ce, de 1850 à 1950. En s’attachant aux figures de Louis Fréchette, Arthur Buies, Jules Fournier et Olivar Asselin, l’auteur montre bien comment ces personnages ont posé, chacun à leur manière, maniant avec habileté l’ironie et la satire, un commentaire caustique sur leur société, pavant la voie aux premiers monologuistes du XXe siècle, auxquels il consacre le cinquième chapitre.

À cet effet, A. Bourgeois retient son attention, alors que R. Aird met l’accent sur les autres sphères de son activité – monumentale –, mentionnant à peine, au passage, que l’homme fut le plus prolifique caricaturiste que le Québec ait connu. Le sixième chapitre porte sur les années de la dépression économique, où les figures de La Bolduc et de Jean Narrache se démarquent, eux qui livrent un message d’espoir en ces sombres temps. R. Aird consacre le chapitre suivant à un seul homme, mais quel comique ! Il s’agit de Gratien Gélinas, dont le spectacle Les Fridolinades a marqué les imaginaires et annoncé la Révolution tranquille (p. 142).

Le huitième chapitre est le lieu d’une transition, alors que les comiques passent des cabarets, florissants sous M. Duplessis, à la boîte à chansons. C’est le temps où Clémence Desrochers, Yvon Deschamps, les Cyniques, Sol et les premiers Bye Bye ravissent de larges publics. Ces comiques, véritables pionniers de l’humour, permettent au stand-up comic de s’imposer dans les années 1980. C’est l’objet du chapitre suivant, alors que R. Aird passe en revue plusieurs noms qui, encore aujourd’hui, retiennent l’attention, tels Martin Matte et Patrick Huard. L’auteur revient également sur la place des femmes dans l’humour, de leur difficulté à se tailler une place de choix dans l’industrie, et de la présence grandissante de l’humour absurde. Selon lui, la popularité du genre – dont la particularité est de ne porter sur rien ! – coïncide avec les défaites référendaires, et au climat morose qui y est associé (p. 208).

Au dernier chapitre, l’auteur revient sur notre période qui serait « marquée par le cynisme, l’absence d’idéal et la désillusion » (p. 211) – rien de moins ! –, l’humour nationaliste battant sérieusement de l’aile depuis 1995. Or, malgré ce sombre pronostic, R. Aird ne désespère pas : les Zapartistes sont là ! Sur ce groupe qui rappelle à certains égards les Cyniques, l’auteur ne tarit pas d’éloges : « Ils ne subissent pas les contraintes de l’industrie du rire et de la pratique professionnelle. [Ils] ne cherchent pas d’abord à gagner leur vie avec l’humour, qui constitue alors une fin en soi détachée de toute logique marchante. Indépendants et libres, ils se sont réapproprié le discours critique. » (p. 221).

Écrits dans un style fluide et agréable, ces deux ouvrages plairont à tout amateur – d’humour ou d’histoire – qui y trouvera son compte, que ce soit dans les caricatures reproduites dans le premier ouvrage, ou dans les monologues repiqués dans le second. Quelques éléments, toutefois, tendent à agacer. Pensons ici à l’emploi excessif des points d’exclamation dans les deux ouvrages, où les auteurs soulignent à gros traits leurs propos. Dans la même veine, ajoutons que les liens avec l’actualité deviennent redondants à la longue, en particulier dans Histoire politique du comique, où ils sont légion. Était-il nécessaire, après la lecture d’un monologue de Jean Narrache ironisant sur la politique de « l’achat chez nous », défendu par tout un chacun mais bafoué dans la pratique courante, de souligner que « [s]oixante ans plus tard, l’humoriste Maxim Martin se moquera des Québécois qui, pour la fête nationale, vont acheter leur drapeau fabriqué en Chine chez Wal-Mart ! » (p. 134) ? Sans compter, d’ailleurs, que les auteurs ne nous expliquent pas comment ils ont procédé pour écrire leur histoire de la caricature et du comique. Quelles sources, quels corpus ont été consultés ? Si nous avons quelques informations pour Histoire politique du comique au Québec, dans la bibliographie – complète –, il en est tout autrement de Histoire de la caricature au Québec, dont les références sont partielles, pour ne pas dire lacunaires.

Plus problématique est Histoire de la caricature au Québec, où les auteurs présentent une vision idéalisée du caricaturiste qui occupe à leur avis le rôle fondamental de « gardien de la liberté d’expression ». Tout au long de l’ouvrage, les exemples sont nombreux pour étayer cette thèse, une thèse tout à fait valable, faut-il le souligner. Mais comment expliquer, par exemple, les caricatures parues dans les journaux fascistes d’Adrien Arcand ? Ces cas viennent contredire avec panache la thèse défendue par les auteurs. Or, que font les auteurs pour répondre à cette aporie ? Ils la glissent tout doucement sous le tapis… Ils ne les analysent pas, incapables qu’ils sont de faire parler ces caricatures qui leur paraissent abjectes : « Mais ces dessins nous semblent noirs, douloureux, tracés d’une encre morbide. Les visages représentés ont des mimiques graves, la gestuelle est torturée. Plusieurs des dessinateurs de ces journaux signent de pseudonymes, ce qui ajoute à l’inconfort. » (p. 110).

Pourtant, il est tout à fait possible d’analyser ces caricatures, comme l’a fait Josée Desforges. Et pour ce qui est des caricaturistes qui ont décidé de servir la cause fasciste, les auteurs avancent que ces « caricaturistes ont préféré se cacher derrière des pseudonymes » (p. 111), comme s’il s’agissait d’une pratique honteuse. Pourtant, il était courant à l’époque pour un caricaturiste de signer d’un pseudonyme. R. La Palme l’a fait lui-même, à son entrée au journal Le Canada, en signant « caRic » ou « RicRac », alors qu’il était toujours à l’emploi de L’Action catholique. Bien sûr, il ne leur serait jamais venu à l’idée d’insinuer que R. La Palme se soit caché derrière un pseudonyme… À trop vouloir défendre leur thèse, les auteurs en viennent à livrer une histoire caricaturée de la caricature au Québec. C’est bien dommage, puisqu’il aurait été fascinant de voir R. Aird et M. Falardeau confronter plus longuement encore leurs vues de ce qu’est la caricature – et du rôle du caricaturiste dans nos sociétés occidentales – aux dessins publiés dans les feuilles fascistes d’Adrien Arcand. De toute évidence, ce sera pour une prochaine fois.