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Prix de l’Assemblée nationale (édition 2015)

Au début des années 1950, diverses campagnes de moralité publique aboutirent à la nomination d’une Commission royale (commission Caron) chargée d’enquêter sur l’étendue du vice commercialisé dans la ville de Montréal et sur la protection dont celui-ci jouissait de la part de la police et des autorités municipales. La publication des résultats permit l’élection du réformiste Jean Drapeau à la mairie en 1954.

Les campagnes de moralité et de répression du vice n’évoquent guère d’images positives de nos jours et sont facilement soupçonnées d’hypocrisie. Par conséquent, quoique faisant partie du folklore montréalais, celles des années 1940 et 1950 ont été peu étudiées et restent mal connues. C’est dans ce contexte que le prix de l’Assemblée nationale est décerné cette année à Mathieu Lapointe pour son livre intitulé Nettoyer Montréal. Les campagnes de moralité publique 1940-1954.

Cet ouvrage minutieux et solidement documenté remet en question les interprétations assez simplistes du phénomène. Ni tentative de contrôle social ni manoeuvre politique, ces campagnes, qui jouirent d’un large appui dans la presse, allant de l’intellectuel Devoir aux tabloïdes populaires, confrontaient les élites locales et rencontrèrent les foudres du gouvernement provincial de Maurice Duplessis et celles de l’administration municipale mise en place par les libéraux. Ces campagnes n’émanaient pas non plus d’un réflexe clérico-nationaliste défensif face à l’urbanisation et à la modernité de l’après-guerre. La Ligue de vigilance sociale de 1944-1946 était biconfessionnelle et multiethnique. Le Comité de moralité publique qui lui succéda, bien que composé exclusivement de Canadiens français, était jeune, urbain et laïque. Loin de rejeter la modernité et les influences extérieures, ces mouvements en faisaient partie et s’intégraient dans une mouvance internationale visant à mettre fin à la corruption municipale, à l’influence du crime organisé sur les municipalités et au trafic de personnes. Les activités des mouvements de moralité publique furent d’ailleurs fortement influencées par des mouvements similaires et contemporains aux États-Unis. L’ouvrage de Mathieu Lapointe nous oblige donc à revoir nos idées reçues sur ces mouvements et à les comprendre comme des signes avant-coureurs de la Révolution tranquille.

Prix Guy-et-Lilianne-Frégault (volume 67)

C’est avec plaisir que les membres du jury décernent le Prix Guy-et-Lilianne-Frégault 2015 à Mario Mimeault pour son remarquable article intitulé « Du golfe Saint-Laurent aux côtes de la Bretagne et de la Normandie (1713-1760) : L’Atlantique, un monde d’interactions et de solidarités ».

Rappelant aux lecteurs que « ce sont les individus qui ont donné sens à l’univers atlantique », l’auteur étudie les relations interpersonnelles qui unissaient les entrepreneurs, les investisseurs, les capitaines, les marins et les pêcheurs oeuvrant dans le golfe Saint-Laurent, que ce soit de manière saisonnière ou permanente, à leurs parents et à leurs compatriotes demeurés en Bretagne et en Normandie entre 1713 et 1760. Il démontre la nature transatlantique des liens économiques, sociaux et familiaux entretenus par ces travailleurs de la mer oeuvrant des deux côtés de l’Atlantique. Mimeault nous rappelle ainsi que non seulement ces travailleurs provenaient généralement des mêmes régions et qu’ils s’engageaient souvent avec un proche parent, mais qu’ils restaient en contact avec leur famille et leur communauté d’origine aussi bien par l’échange de nouvelles avec les nouveaux venus et les marins visitant le golfe de manière saisonnière que par l’envoi de lettres confiées aux soins de capitaines de navires, de compatriotes ou de parents faisant le voyage entre la France et l’Amérique.

Grâce à une problématique originale, à une recherche fouillée, à l’utilisation de « tranches de vie » pour illustrer son propos et à une prose vivante, l’auteur donne un visage humain au monde atlantique français du XVIIIe siècle. Les membres du jury saluent cette importante contribution à l’histoire d’une « France à cheval entre deux rives ».

Prix Louise-Dechêne (édition 2015)

Les membres du jury sont heureux de décerner le Prix Louise-Dechêne à Maxime Gohier pour sa thèse intitulée « La pratique pétitionnaire des Amérindiens dans la vallée du Saint-Laurent sous le régime britannique : pouvoir, représentation et légitimité (1760-1860) ». Dans cette thèse magistrale, l’auteur aborde la question des pétitions amérindiennes d’une manière très originale. Plutôt que de porter attention au contenu des diverses pétitions soumises au pouvoir britannique par les Amérindiens résidant dans la vallée du Saint-Laurent, l’auteur s’intéresse à la pratique pétitionnaire comme telle.

Basée sur une problématique originale, sur une érudition historiographique et historique impressionnante, sur une recherche exhaustive et sur une analyse rigoureuse, la thèse aborde trois questions fondamentales. Elle étudie le processus par lequel les communautés amérindiennes ont adopté la pétition comme moyen privilégié pour communiquer avec le pouvoir britannique, l’utilisation que les Amérindiens ont faite de cette pratique entre 1760 et 1860 ainsi que l’impact de l’adoption et de l’évolution de cette pratique sur la vie des communautés amérindiennes et sur leurs relations avec les autorités britanniques et canadiennes. L’auteur démontre que les pétitions doivent être comprises d’abord et avant tout comme des documents de nature politique puisqu’elles sont « le résultat d’un ensemble de luttes de pouvoir et de jeux d’influence » au sein des communautés amérindiennes. Il démontre également que l’adoption de la pratique pétitionnaire à partir de 1760 par les Amérindiens a eu deux grandes conséquences. Elle a d’abord permis la reconfiguration des relations de pouvoir entre les Amérindiens et les autorités britanniques dans un cadre inégalitaire, ce qui a permis la marginalisation politique et juridique des communautés autochtones au XIXe siècle. Elle a également participé à la transformation des sociétés amérindiennes. Si les pétitions ont d’abord été utilisées par les chefs pour asseoir leur autorité sur leur communauté, elles ont aussi contribué au processus de démocratisation des sociétés autochtones en permettant l’émergence d’une opposition aux chefs traditionnels à partir des années 1830.

En décernant le prix Louise-Dechêne à la thèse de Maxime Gohier, les membres du jury veulent souligner la contribution exceptionnelle de cette thèse à une facette méconnue de l’histoire de l’Amérique française.

Prix Lionel-Groulx (édition 2015)

En raison du service trop apparent qu’elle rendait à la mémoire exclusive des grands hommes, l’histoire sociale a longtemps entretenu la plus grande méfiance à l’égard du genre biographique. Elle est pourtant devenue la branche de la discipline historique qui participe le plus à sa revitalisation. Le dernier livre de Brian Young, Patrician Families and the Making of Quebec. The Taschereaus and McCords, publié par McGill-Queen’s University Press, représente une remarquable illustration de l’avantage qu’il y a à relire l’histoire des groupes sociaux à partir de l’étude de parcours individuels. Les membres du jury ont par conséquent décidé, à l’unanimité, de lui décerner cette année le prix Lionel-Groulx.

Inspiré par la théorie critique, ancré dans les débats historiographiques les plus cruciaux et appuyé sur l’étude d’un vaste corpus composite de traces, depuis les plus classiques jusqu’aux artefacts de l’existence domestique, en passant par les récits de soi et les paysages mêmes, le texte entraîne son lecteur dans un passionnant enchevêtrement de vies parallèles mettant en scène deux familles québécoises prééminentes dans leurs efforts assidus pour traverser le XIXe siècle. Comment, en effet, se maintenir, alors que tout chancelle, trébuche et mute, que la colonie change d’empire, que les guerres emportent les fils, que le désamour gagne les couples, que les révolutions menacent, que des savoirs sans cesse renouvelés bouleversent les visions du monde et que le libéralisme semble vouloir, telle une vague immense, balayer les repères anciens et les privilèges qu’ils consacraient ? À contre-courant de l’historiographie moderniste, Brian Young examine tout ce qui, dans la modernité, demeure d’héritage. Dans un style à la fois incisif et retenu, il fait voir que l’ancrage dans la grande propriété terrienne, l’invention des traditions, le culte de la lignée, l’usage stratégique de la symbolique religieuse et la confiscation des positions sont au coeur des mécanismes complexes de reproduction de la domination au fil des générations.

La modernité s’y rencontre donc étrangement harnachée aux manifestations les plus flagrantes d’un conservatisme vivace et adaptable, qui assura à des dynasties patriciennes, francophones et anglophones, mais dans ces deux cas selon des modalités bien différentes, une hégémonie économique, culturelle, sociale et politique.

Il fallait bien du talent pour dévoiler les multiples techniques d’un art de la fabrication du pouvoir, maniée avec un bonheur particulier par les femmes, qui consiste à rendre naturel un avantage et légitime une faveur. Cet imposant ouvrage, récompensé cette année par le plus prestigieux des prix décernés par l’Institut d’histoire de l’Amérique française, propose donc une relecture à bien des égards surprenante et singulière de la culture politique du Québec avec laquelle il conviendra, désormais, de composer.