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Dans la foulée de son imposante étude du quotidien Le Devoir, l’historien Pierre Anctil s’est penché plus particulièrement sur les discours véhiculés par les éditoriaux à l’égard des Juifs. Dans sa généreuse introduction, l’auteur analyse méticuleusement les différentes expressions de l’antisémitisme qui s’y dévoilent, y compris durant la période cruciale de la Shoah. Cette étude contribue à éclairer un épisode particulièrement sombre de l’histoire du Québec et s’inscrit à sa façon dans le renouvellement de l’historiographie canadienne sur cette question.

Depuis la parution de l’ouvrage d’Irving Abella et d’Harold Troper, None is too many, qui a jeté un éclairage cru sur l’opposition du Canada à l’entrée des réfugiés juifs, les études portant sur l’antisémitisme au Canada se sont multipliées. Le refus d’accorder des visas aux Juifs de la part du gouvernement canadien s’appuyait entre autres sur l’hostilité ouverte de l’opinion publique. De nombreux journaux relayaient chacun à leur façon les différents thèmes alimentant cet antisémitisme, et Le Devoir en faisait partie. Mais nous prévient l’auteur, pour comprendre la complexité de la situation, il faut procéder à une étude détaillée des arguments avancés dans ces éditoriaux et en distinguer les principales figures. En ce sens, les 60 éditoriaux retranscrits dans cet ouvrage donnent à voir les différents positionnements des 7 ou 8 éditorialistes qui ont commenté et développé des opinions à l’égard des Juifs durant cette période. En fait, trois d’entre eux ont retenu particulièrement l’attention de l’auteur du fait de leur position dominante dans le quotidien.

Avant la fondation du journal en 1910, Henri Bourassa, alors député, s’est fait connaître par son opposition à la Chambre des communes à l’immigration des Juifs russes en 1906. Il suscite, on s’en doute, l’hostilité de la judaïcité canadienne, alors très préoccupée par le sort des rescapés des pogroms. Anctil considère que ce moment définit la relation qui existera ensuite avec le Devoir, perçu comme antisémite par la judaïcité canadienne. Pour lui, toutefois « il existe une autre manière d’évaluer l’attitude du Devoir, qui tienne compte à la fois des sensibilités communautaires juives et d’une analyse objective des textes publiés dans le journal de 1910 à 1945 » (p. 49). Autrement dit, Anctil comprend bien que la judaïcité canadienne et ses principales institutions, en particulier le Congrès Juif canadien, aient à coeur de dénoncer l’antisémitisme, mais comme historien, il tient à évaluer objectivement ce qu’il en est.

En termes de volume, il montre que les textes consacrés aux Juifs représentent 1,88 % de toute la production éditoriale durant la période étudiée, soit près de 209 textes s’intéressant de près ou de loin au judaïsme. Sur cet ensemble, il considère que près de la moitié d’entre eux ont « des connotations négatives » à l’égard des Juifs. En somme, l’intérêt du Devoir envers les Juifs est négligeable, et son hostilité à peine perceptible. De fait, alors que l’émigration juive atteint son apogée, très peu d’éditoriaux (49) leur sont consacrés, alors qu’Henri Bourassa en est le directeur (entre 1910 et 1932). Anctil suggère ainsi qu’Henri Bourassa ne se préoccupe pas vraiment de cette question et qu’en outre sa position a évolué durant cette période ; en prenant ses distances vis-à-vis de l’antijudaïsme il récuserait ainsi la position classique de l’Église.

C’est plutôt sous la houlette de Georges Pelletier que la majorité des éditoriaux concernant les Juifs paraît (160 soit 76 %), dont 87 sont hostiles aux Juifs. Durant ces années noires de 1934 à 1943, l’antisémitisme se déchaine en Europe et le Devoir s’en fait largement l’écho, réitérant son opposition à toute entrée des Juifs au Canada. « Trois de ces élans antisémites sont liés de très près à la situation du judaïsme en Allemagne », remarque l’auteur (p. 60). Au plus fort des exactions antisémites qui vont conduire à la Shoah, le Devoir s’oppose à toute immigration des Juifs d’Europe, de peur qu’ils viennent prendre le travail des Canadiens au chômage. Tous les thèmes de l’antisémitisme s’y retrouvent, depuis le complot juif mondial, l’influence néfaste des Juifs etc. Pelletier reprend également les thèses de la supériorité du christianisme et de la civilisation européenne, même si Anctil considère qu’il ne défend pas la supériorité raciale commune à l’extrême droite (p. 87). Il ne fait pas d’appel à la violence ou à la persécution, mais insiste plutôt sur le maintien des frontières ethniques et religieuses étanches qui existent à Montréal. Inspirée de l’extrême droite nationaliste française, la position de Pelletier est, selon Anctil, circonscrite à ce moment précis, crucial pour les Juifs mais qu’il s’agit de considérer dans le contexte de la crise économique majeure qui sévit au Canada. Plus encore, Anctil souligne qu’à la différence d’Arcand, Pelletier ne soutient pas le régime national-socialiste qui a commis des exactions contre les catholiques d’Allemagne.

Enfin si Omer Héroux, qui est de loin le plus prolifique des éditorialistes étudiés ici, adhère entièrement aux propos antisémites et anti-immigration de Pelletier, « il exprime une certaine empathie à l’égard des Juifs canadiens que lui dictent ses sensibilités nationalistes » (p. 91). Léopold Richer lui aussi semble attiré par la première génération de politiciens juifs élus à la Chambre des communes, auxquels il consacre quelques éditoriaux.

Au final, comment alors interpréter cette vision univoque de communautés juives, pourtant faibles et divisées, à un moment charnière de leur histoire ? Anctil explique les différentes nuances de l’antisémitisme diffusé par les éditoriaux du Devoir par l’enseignement catholique et la toute-puissance de l’Église durant ces années sur cette élite canadienne-française. Il tient à établir des distinctions entre les tendances qui traversent les milieux nationalistes et récuse l’accusation globale d’antisémitisme dont des chercheurs les ont sans doute trop rapidement affublés. Il reste toutefois étonnant de lire dans ces éditoriaux la persistance de préjugés anti-immigrants, anti-étrangers et anti-Juifs, qui sont les ingrédients classiques des pensées de droite et d’extrême droite. La réactualisation de ces sources permettra d’étudier comment ces tendances s’insèrent dans l’éventail des idéologies de droite, et de contribuer au débat historiographique de ces vingt dernières années. Sonder ce passé sans détours, c’est déjà commencer à prendre conscience de cette lourde histoire. En ce sens, cet ouvrage s’avère un élément indispensable de notre connaissance historique.