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L’ouvrage de Dale Gilbert porte sur la vie de quartier et sur la culture urbaine, en milieu populaire québécois, avant et après la transition vers une modernité nouvelle, les années 1950 constituant une décennie charnière. Une thèse de doctorat a précédé le livre, l’histoire orale étant au coeur de la démarche de recherche. Trente entrevues ont été menées auprès de personnes ayant vécu longtemps dans Saint-Sauveur. Le premier chapitre porte sur le corpus des personnes rencontrées ainsi que sur l’histoire, la démographie et la géographie de Saint-Sauveur et de ses paroisses. La source principale et le champ de recherche sont ainsi bien campés. De nombreuses sources d’archives ont également été mises à contribution, incluant les photographies anciennes dont près de soixante-dix illustrent le livre.

Cinq « champs de pratiques du quartier » ont été abordés au cours des entrevues − habiter, travailler, consommer, se divertir et s’entraider − tandis que les thèmes retenus pour les quatre grands chapitres thématiques du livre (outre le chapitre de présentation déjà mentionné) abordent ces mêmes réalités sous les angles plus spécifiques de la vie de quartier et de la culture urbaine. Ce sont [chapitre 2] les trajectoires résidentielles, [3] la consommation, les loisirs et la vie associative vus à travers les déplacements à pied puis en voiture, [4] les sociabilités, à commencer par les relations familiales, et [5] la paroisse en tant que milieu privilégié de sociabilité et cadre identitaire. En clair, pour de nombreux anciens de Saint-Sauveur, le quartier vécu coïncidait d’abord et avant tout avec la paroisse. Chaque chapitre couvre les deux grands temps couverts par l’étude.

L’auteur met au jour une vie urbaine ouvrière − je risque l’expression − observable au cours des années 1930 et 1940 et, jusqu’à un certain point, pendant les années 1950. Les lieux de cette vie urbaine étaient multiples, à commencer par les cuisines où l’on recevait surtout les membres de la proche parenté habitant à proximité, en passant par les galeries et leurs cordes à linge, les pas de porte, les perrons et balcons, les trottoirs, les commerces, services et lieux de loisir de son coin et du centre de la paroisse, et encore les trottoirs vers d’autres milieux fréquentés à pied. Il faut vraiment lire l’ouvrage pour découvrir toute la richesse et la densité de cette vie urbaine, vue de l’intérieur. Les notions de proximité, de sociabilité − au pluriel comme au singulier −, et d’interconnaissance sont des maîtres-mots de la réalité observée et conceptualisée.

Au cours des années 1960 et 1970, alors que le milieu connaissait diverses transformations dont certaines liées aux opérations de rénovation urbaine, le quartier administratif prenait de l’importance. De nouvelles formes d’entraide collective y apparaissaient même grâce aux comités de citoyens, bien que la vision de quartier défavorisé qu’ils véhiculaient s’avérait peu attractive pour plusieurs. Entretemps, la vie urbaine ouvrière antérieure s’étiolait. Les très denses sociabilités de proximité que l’on connaissait avant l’automobile, le téléphone et la télévision, avant le développement des nouvelles banlieues et la désindustrialisation, avant le nécessaire filet social étatique, avant l’affaiblissement des réseaux familiaux, des pratiques religieuses et de l’encadrement paroissial, les sociabilités de proximité, donc, s’affaiblissaient jusqu’à un changement qualitatif profond.

Les sources orales comme les autres laissent bien sûr place à l’interprétation, en particulier en matière de conditions socio-économiques. À partir des entrevues et des statistiques disponibles, l’auteur affirme qu’au cours des années 1930 et 1940 « [L]e quartier est essentiellement peuplé de ménages de statuts modestes […] avec tout de même une frange plus aisée […]. » (p. 160). Au cours des années 1960 et 1970, « Saint-Sauveur demeure […] un quartier de statut socioéconomique modeste malgré la hausse générale du niveau de vie » (p. 201). Bien qu’il soit question de pertes d’emplois et de nouveaux types de ménages cherchant des logements à bon marché, la « modestie » apparaît comme un élément de continuité, au même titre que le profil francophone et catholique du quartier. Dans le quartier ouvrier montréalais de Pointe-Saint-Charles, une analyse fondée sur les listes nominatives du recensement de 1921 m’ont plutôt amené à mettre en lumière d’importantes disparités quant aux revenus des ménages, et ce, à l’intérieur même de la classe ouvrière. De plus, en tenant compte de la hausse généralisée du pouvoir d’achat après la Seconde Guerre mondiale, je crois qu’il faut franchement parler d’appauvrissement des quartiers ouvriers ou populaires anciens.

Certains constats de l’auteur concernant les logements m’amènent à un autre questionnement du même ordre. « Très tôt dans leur vie, les résidents du quartier sont ainsi confrontés à l’exiguïté et à l’entassement », souligne l’auteur (p. 58) après avoir noté qu’un nombre important d’enfants devaient partager leur chambre dans leur jeunesse. Il était courant en effet, à Montréal comme à Québec, que des familles ouvrières occupent des logements comprenant une chambre pour les parents, une chambre pour les filles et une pour les garçons, en plus d’une ou deux pièces de jour. Faut-il parler pour autant d’entassement ? Une dame du corpus nous informe : « Les gens d’la classe ouvrière là, on s’couchait plus que deux par chambre. Pis c’tait comme ça, on était heureux comme ça. » (p. 58) Je présume en revanche que lorsqu’on ne disposait que de deux chambres pour neuf personnes, comme pendant une certaine période dans la vie d’un autre intervenant, on en souffrait. Il s’agissait certainement en ce cas d’une situation misérable et anormale en regard des standards de l’époque et du milieu.

Ces questions des perceptions, celles des acteurs historiques comme celles des chercheurs, constituent, je crois, de bons sujets à débats et à échanges. Je lance aussi une question plus légère à l’auteur. Se peut-il que l’on soit passé dans le langage courant de « quartier ouvrier » à « quartier populaire » pendant le passage d’une période à l’autre ?

Grâce à son approche originale, Vivre en quartier populaire porte un regard inédit − pour reprendre l’heureuse expression de la quatrième de couverture −, profond et fort éclairant sur la vie de quartier et sur la culture urbaine, bref sur la vie urbaine, dans un quartier ouvrier/populaire transformé en profondeur au milieu du XXe siècle. J’oserais dire qu’il nous donne d’abord à voir de l’intérieur une certaine vie urbaine quasi disparue. On pourrait en tirer des leçons utiles pour la revitalisation urbaine actuelle, à Montréal comme à Québec ou dans d’autres villes, d’un point de vue tant social qu’urbanistique.